Aller au contenu

La Princesse des airs/IV/1

La bibliothèque libre.
La Princesse des airs : Au pays des Bouddhas
A.-L. Guyot (4p. 7-28).

LA PRINCESSE DES AIRS


Au pays des Bouddhas


CHAPITRE PREMIER

la mer de feu


À Tiflis, grande ville morne, qui renferme une petite colonie d’émigrants français, le train s’arrêtait une heure.

Le docteur mit ce temps à profit, en se rendant au bureau de poste. Il eut la joie d’en revenir avec la dépêche que Karl lui avait adressée à la suite de son entrevue avec M. Lecormier.

Ce message, si miraculeusement arrivé à destination, sur l’aile d’un faible insecte, mit le comble au bonheur de Mme Rabican. Cette fois, elle ne doutait plus du salut de son fils.

Le docteur était moins enthousiaste.

— Cette dépêche, dit-il en prenant à part M. Bouldu et Philibert Dubois, ne nous apprend en somme pas grand-chose de nouveau. Sa date est antérieure au message transmis par le télégraphe sans fil.

— Il est regrettable, dit Philibert Dubois, que les voyageurs n’aient pu indiquer exactement la longitude et la latitude du lieu où ils ont atterri.

— Certes, murmura le docteur, j’ai quelquefois de terribles moments de découragement, en pensant que la contrée à explorer est plusieurs fois grande comme la France.

Cependant M. Bouldu, qui avait écouté d’un air distrait, poussa un cri, se frappa le front et disparut comme une flèche à l’autre extrémité du train, laissant ses interlocuteurs fort étonnés.

Il revint quelques instants après, chargé d’un atlas des courants atmosphériques, qu’il étala sur ses genoux et qu’il se mit à étudier consciencieusement.

Le docteur Rabican et Philibert Dubois attendaient patiemment que M. Bouldu voulût bien leur fournir une explication de son étrange conduite.

Après avoir examiné attentivement la carte d’Asie, puis la carte d’Afrique et enfin celle d’Europe, il ferma son atlas des vents, se frotta les mains, puis, brusquement :

— Alors vous croyez, dit-il, que ce message n’a pas une capitale importance ?

— Ma foi non, fit le docteur.

— Eh bien, vous vous trompez. Il en a une telle que, grâce à lui, je vais pouvoir établir la position approximative du lieu où se trouvent nos amis.

— Avec la latitude et la longitude ? demanda le docteur.

— Avec la latitude et la longitude, affirma triomphalement M. Bouldu.

— Par exemple ! s’écria Philibert, si vous faites cela, vous, vous serez un habile homme.

— Rien n’est plus simple, continua M. Bouldu en ouvrant de nouveau son atlas. La sauterelle messagère a été prise aux environs d’Avignon.

Elle venait donc du Sahara portée par le simoun, et ensuite par le mistral.

« Ce premier point établi, puisque nous connaissons le courant qui a porté la Princesse des Airs de Paris en Asie centrale, il ne nous reste plus qu’à chercher s’il existe un courant atmosphérique allant du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire du Thibet au Sahara. L’endroit où les deux courants se croisent ou se rencontrent est forcément celui où se trouvent nos amis.

— C’est merveilleux ! s’écria Philibert.

— Certainement, dit le docteur Rabican après un instant de réflexion, votre hypothèse est très ingénieuse, mon cher Bouldu, mais permettez-moi de vous faire une objection. Vous raisonnez comme si la sauterelle ne se fût arrêtée nulle part et n’eût jamais volé contre le vent. Elle a peut-être fait des détours, ce qu’il nous est impossible de vérifier. Voilà qui rend vos conclusions très aventureuses.

— C’est vous qui êtes dans l’erreur, répliqua M. Bouldu en gesticulant avec véhémence ; il suffit de calculer la vitesse moyenne des courants atmosphériques, par rapport au temps que l’insecte a mis à faire son voyage – ce que nous connaissons par la date de la missive – pour constater que l’animal ne s’est pas arrêté en route. Ensuite les sauterelles ne volent jamais contre le vent. Je suis persuadé, moi, que la nôtre s’est laissé emporter sans résistance, pour ainsi dire à la dérive, par les courants.

— J’espère que vous avez raison, fit le docteur. Mais j’avoue qu’il me reste encore quelques doutes.

— Mais alors, demanda Philibert qui n’en revenait pas de la sagacité de M. Bouldu, quel est, d’après vous, l’endroit exact où se trouvent les naufragés de la Princesse des Airs ?

M. Bouldu désigna du doigt, sur la carte, un massif montagneux du Thibet, un peu au nord de la chaîne des monts Karakorum.

— C’est là qu’ils sont, affirma-t-il avec une confiance qui gagna peu à peu ses interlocuteurs. En explorant ce massif sur une superficie de trente ou quarante lieues, j’affirme que nous retrouverons nos amis.

Le docteur Rabican ne dit rien, mais, à partir de ce jour, il se montra beaucoup plus joyeux. Après avoir examiné à son tour l’atlas de M. Bouldu, il fut obligé de convenir que l’opinion de ce dernier était sinon absolument juste, du moins vraisemblable.

Le professeur Van der Schoppen et les autres membres de l’expédition furent informés de l’heureuse découverte du météorologiste ; mais Yvon insista, appuyé en cela par le docteur Rabican, pour que Jonathan Alcott ne fût pas mis au courant du nouvel et précis itinéraire qui allait être adopté.

Malheureusement, la précaution était inutile.

L’Américain, toujours aux aguets, avait trouvé moyen de se glisser dans le compartiment voisin de celui où discutaient le docteur Rabican, Philibert Dubois et M, Bouldu, et il avait surpris toute leur conversation. Il fut, d’ailleurs, très mécontent de ce qu’il avait entendu, très irrité de la chance qui semblait favoriser l’expédition.

Fidèle à sa tactique, il continua de faire en sorte qu’on s’occupât de lui le moins possible, et il se replongea avec un acharnement plus grand que jamais dans l’étude de ses lexiques.

Cependant, le voyage se poursuivit sans incidents jusqu’à Bakou, d’où les voyageurs devaient s’embarquer sur la mer Caspienne pour Ouzoun-Ada, tête de ligne du chemin de fer transcaspien.

À Bakou, ville mi-orientale, mi-européenne, et qui est appelée à devenir une des capitales du Caucase, les voyageurs se reposèrent vingt-quatre heures, avant de s’embarquer sur un des bateaux de la Compagnie Kavkaz et Merkur.

Le paquebot le Turkestan ne prenait la mer qu’à cinq heures du soir.

Les voyageurs, qui étaient descendus dans un hôtel assez confortable, situé sur le port, eurent donc le loisir de se promener par la ville.

Bakou est une cité en formation.

Les mosquées et les casernes de Cosaques s’y confondent dans un pêle-mêle pittoresque avec les maisons à l’européenne et les vieilles tours du temps de la domination persane.

Pendant cette promenade, le complaisant Philibert servit de guide à ses amis.

Deux personnes demeurèrent seules à l’hôtel : le studieux Jonathan Alcott et le professeur Van der Schoppen, qui avait déclaré avoir à mettre au net ses impressions de voyage.

En demeurant au logis, le professeur avait un autre dessein, dont il s’était bien gardé de faire part à ses compagnons.

Aussitôt que ceux-ci eurent disparu dans l’intérieur de la ville, Van der Schoppen fit prévenir Jonathan d’avoir à descendre dans sa chambre.

L’Américain, qui ne se sentait pas la conscience très nette, n’obéit qu’en rechignant.

Aussitôt qu’il fut entré, le professeur, avec la méthodique lenteur dont il ne se départait jamais, alla pousser les verrous de la chambre.

Cette opération terminée, il se tourna vers le Yankee, de moins en moins rassuré, et lui dit à brûle-pourpoint :

— Jonathan, vous êtes une canaille !

— Moi !

— Oui, vous. J’ai eu l’imprudence, depuis Constantinople, de vous charger de diverses emplettes, et vous en avez profité pour me voler, en majorant le prix de tous les objets et en ajoutant impudemment des zéros à toutes les additions.

— Je vous jure… protesta Jonathan d’une voix faible.

Le professeur lui imposa silence d’un geste impérieux et continua avec autant de flegme que s’il eût fait un cours dans l’amphithéâtre de quelque université :

— Vous avez cru que, préoccupé et distrait comme je suis, j’accepterais vos calculs de confiance. Vous vous êtes trompé. J’ai vérifié tous mes comptes ce matin, vous m’êtes donc redevable de la différence entre votre compte et le mien. Cette différence, vous allez me la rembourser.

Jonathan était devenu d’une pâleur livide. Il ne trouva pas un mot à répliquer et s’exécuta immédiatement.

— Fort bien, dit le professeur ; mais maintenant je devrais prévenir le docteur Rabican et M. Bouldu de la petite canaillerie que vous avez commise et les prier de vous chasser immédiatement.

— Oh ! monsieur le professeur, je vous en supplie…

— Je ne vous dénoncerai pas pour cette fois, reprit imperturbablement le professeur Van der Schoppen, parce que je crois que, dans tout ceci, il n’y a pas eu de votre faute.

Jonathan respira plus librement. Sa face blême reprit ses couleurs naturelles. Le professeur continua :

— Il n’y a pas eu de votre faute, parce que vous êtes malade. Je suis persuadé, avec beaucoup de mes collègues, et des plus illustres, que l’habitude du vol est une maladie mentale. La science la désigne sous le nom de kleptomanie.

Jonathan craignait de comprendre. Il ne tarda pas à être complètement fixé.

— Cette maladie morale, il s’agit de la soigner ; et mes études et mon expérience m’ont convaincu que la méthode kinésithérapique est, dans votre cas, la plus prompte et la plus efficace. Après l’application que je vais vous en faire, je répondrai de votre probité future.

— Grâce ! s’écria Jonathan en voyant le professeur se retrousser les manches jusqu’au coude.

— Inutile de me supplier. Nous sommes assez habitués, nous autres médecins, à voir les malades se révolter contre les ordonnances les plus salutaires. Il est de notre devoir de passer outre.

Et, sans s’attarder davantage à des explications oiseuses, le professeur Van der Schoppen administra avec le plus grand sang-froid, à Jonathan Alcott, une homérique raclée.

Après quoi, il lui ouvrit la porte en l’assurant qu’il le considérait comme à peu près guéri.

Boitant et se frottant les reins, Jonathan regagna sa chambre, et passa le reste de la matinée à frictionner ses contusions, en proférant d’horribles blasphèmes et en jurant, pour la millième fois, qu’il se vengerait.

Fidèle à la parole donnée, le professeur Van der Schoppen ne raconta à aucun de ses compagnons le trait d’indélicatesse de Jonathan.

D’ailleurs, ceux-ci, encore sous l’impression des merveilles de leur excursion dans la ville de Bakou, cette porte de l’Orient russe, ne remarquèrent même pas l’air profondément mortifié du Yankee.

Ils avaient tout vu : les trois enceintes de citadelles qui datent du Moyen Age, l’ancien palais des khans, bâti par Abbas Ier et maintenant en ruines. On y montre encore, dans la salle du jugement, une oubliette où l’on jetait les têtes des condamnés.

Enfin, les bazars avaient été visités, où l’on trouve les plus belles armes du monde, les fusils, les pistolets et les kandjars, incrustés d’or et d’ivoire, et d’une trempe sans rivale, les tapis de la Perse, et la riche orfèvrerie du Caucase.

Bakou est une des villes les plus mystérieuses du monde. Ce n’est que là et à Bombay que l’on trouve encore les Guèbres ou Parsis, adorateurs du feu, et anciens disciples de Zoroastre.

Le docteur Rabican regretta vivement de n’avoir pas assez de temps pour aller visiter, à quelques lieues de Bakou, à Artech-Gah, le sanctuaire du feu éternel, qu’alimentent des sources souterraines de pétrole. C’est à quelque distance de la ville, qu’au dire des historiens anciens et entre autres de Plutarque, Pompée et son armée furent arrêtés dans leur marche par une multitude prodigieuse de serpents. Le pays, à l’heure qu’il est, en est d’ailleurs encore infesté.

Philibert Dubois fit remarquer à ce propos qu’à Bakou, les animaux venimeux étaient très nombreux, les serpents, les vipères, une variété de scorpions rouges très dangereux et les phalanges, hideux insectes tout aussi terribles.

— Heureusement, ajouta Philibert avec emphase, que la nature, toujours prévoyante, a placé le remède à côté du mal. La meilleure manière de se préserver du scorpion, de la phalange et même du serpent, est tout simplement de coucher sur une peau de mouton ; son odeur seule met en fuite toute cette vermine.

— Pourquoi ? demanda Yvon Bouldu.

— Parce que, mon jeune ami, le mouton est très friand de scorpions et de phalanges. Autant d’aperçus par lui, autant de dévorés.

— Je veux bien vous croire, interrompit Mme Rabican, mais je vous avoue que je ne suis pas fâchée que nous partions de Bakou dans deux heures. Quelque pittoresque que soit la ville, je ne m’y sentirais plus tranquille après ce que vous venez de nous apprendre.

— Ce sera pourtant bien pis quand nous serons en plein désert, grommela Jonathan Alcott entre ses dents.

Personne, heureusement pour l’Américain, n’entendit cette réflexion.

— D’ailleurs, continua Philibert, sur le ton aimable d’un propriétaire qui fait les honneurs de son domaine, je n’ai pas encore fini de vous énumérer tous les animaux désagréables du pays, par exemple les sauterelles, dont les Persans et les Géorgiens ont une peur atroce, car elles laissent la plus riche contrée nue comme la main.

— Ne dites pas de mal des sauterelles, grommela M. Bouldu. Depuis la dépêche de Tiflis ce sont des animaux que je vénère.

— En direz-vous autant des moustiques ?

— Ceux-là je vous les abandonne. Mais, comment se fait-il que nous n’en ayons point encore été piqués ?

— Parce que, là encore, le remède est à côté du mal. Tous les appartements de cet hôtel ont été saupoudrés d’une sorte de poudre fortement aromatique que l’on fabrique en Perse, avec les pistils d’une certaine espèce de camomille.

— Jonathan, dit d’une voix douce le professeur Van der Schoppen, je vous prierai d’acheter pour le compte de l’expédition un ou deux sacs de cette poudre, avant que nous n’embarquions.

Le Yankee ne répondit que par un grognement inintelligible, et il quitta la table, après avoir décoché un regard plein de haine au propagateur de la médecine kinésithérapique.

Tout le monde, d’ailleurs, se sépara bientôt, pour veiller aux derniers préparatifs. Yvon prit les devants, tenant en laisse Zénith et Nadir, à qui l’on eut toutes les peines du monde à faire franchir la passerelle d’embarquement.

Ils paraissaient avoir, pour la navigation, une profonde horreur.

À cinq heures, tout le monde était à bord. À six heures, le Turkestan, arborant à la corne d’artimon, le pavillon russe, au grand mât le guidon jaune et vert de la Compagnie Kavkaz et Merkur, sortait des jetées du port de Bakou.

Les flots de la mer Caspienne étaient d’une merveilleuse transparence et d’un azur à la fois doux et profond, beaucoup plus beau, de l’avis d’Alberte, que le bleu criard et cruel des vagues méditerranéennes.

Le temps était beau. Cependant M. Bouldu, chez qui la météorologie ne perdait pas ses droits, remarqua avec inquiétude, dans la direction du sud-ouest, un amas roussâtre de cumulo-stratus qui présageait, assura-t-il, un violent orage.

— Que nous importe cet orage, dit Yvon Bouldu avec une crânerie superbe, la traversée n’est pas longue et le Turkestan est un excellent navire… Je vous avoue, pour ma part, que je ne serais pas content si notre voyage s’achevait sans que j’aie assisté à une belle et bonne tempête.

— La voilà bien, la jeunesse, toujours folle et présomptueuse ! On voit bien que vous ne savez pas ce que c’est qu’une tempête sur la mer Caspienne, pour parier de la sorte, répondit Philibert Dubois avec sévérité. Savez-vous continua-t-il, en appréhendant Yvon par un bouton de son veston, que cet immense lac, à l’eau si bleue, est une des énigmes de la science. Il passe sans transition de la bonace à la tempête.

— On n’a jamais su où se perd l’immense volume d’eau qu’il reçoit des fleuves de l’Europe et de la Sibérie. La mer Caspienne devrait déborder ; au contraire, elle s’ensable.

— Comment explique-t-on ce fait, demanda Yvon ?

— On ne se l’explique pas entièrement. Cependant, on suppose que des canaux souterrains mettent la Caspienne en communication avec l’Océan Indien. On trouve, à certaines époques de l’année, dans le golfe Persique, des fleurs, des racines et des branches d’arbres qui sont propres aux seules rives de la mer Caspienne. Cependant, il est certain qu’elle s’ensable. Dans quelques siècles peut-être, ce ne sera plus qu’une steppe désolée, qu’un marécage coupé de lacs salés, une de ces immenses régions désertes comme on en rencontre dans l’Asie centrale.

— Vous oubliez, M. Philibert, s’écria Yvon avec enthousiasme, qu’avant que cette époque n’arrive, la civilisation aura défriché les steppes, refoulé les sables, et bouché les trous par où fuient les eaux du grand lac russe.

— Tant mieux, dit Philibert avec insouciance. Et il ajouta, avec ce besoin de bavardage qui le caractérisait, qui le forçait à dire, sur une question donnée, tout ce qu’il savait et même tout ce qu’il ne savait pas.

— J’ai oublié de citer une des particularités les plus merveilleuses de la Caspienne : ses sources de pétrole. Vous savez que toute cette région est comme imbibée de naphte. La locomotive qui nous a portés de Poti à Bakou, était chauffée au pétrole ; celle qui nous emmènera demain d’Ouzoun-Ada à Samarkande, sera également chauffée au pétrole. Aux environs de Bakou, c’est par milliers de quintaux qu’on extrait le naphte et qu’on l’expédie dans les cinq parties du monde. Ici, on l’emploie à tous les usages ; on en enduit les outres qui renferment le vin, ce qui lui communique un goût spécial et plutôt désagréable. On en graisse les armes et les essieux des chariots et des wagons, ce qui dispense les Musulmans, en majorité dans la région, de toucher à la graisse de porc, dont ils ont horreur. Enfin, avec la pierre de naphte, on fabrique ce fameux ciment, presque indestructible, qui a servi à la construction de Ninive et de Babylone. Cependant, le pétrole n’a jamais été exploité très sérieusement ; et quand on songe que la marne argileuse qui le renferme s’étend à plusieurs centaines de lieues, tant sur la rive asiatique que sur la rive européenne de la mer Caspienne, on prévoit que le pétrole russe, exploité d’une façon véritablement industrielle, concurrencera bientôt, victorieusement, sur le marché de l’univers, les pétroles américains, auxquels tant de milliardaires ont dû leur fortune.

— Pardon, objecta Yvon Bouldu, vous aviez parlé tout à l’heure du pétrole de la Caspienne.

— J’y arrive. La mer Caspienne, renferme dans ses profondeurs un grand nombre de sources de pétrole qui, beaucoup plus léger que l’eau, monte à la surface et y flotte. Dans le voisinage de ces sources, il suffit de jeter une allumette enflammée pour voir la mer se couvrir, parfois sur une vaste étendue, de belles flammes bleues qui, d’ailleurs, s’éteignent d’elles-mêmes.

— Mais alors, les navires qui se trouvent au milieu de ces incendies aquatiques doivent courir un grand danger ?

— Pas le moins du monde, la couche de naphte n’acquiert un peu d’épaisseur que dans les endroits de la mer où il y a des sources. Le pétrole, très volatil, se vaporise rapidement. J’ai moi-même assisté à un de ces incendies que les Russes et les indigènes de Bakou appellent : feux de mer. Ils sont fréquents et absolument sans danger. La flamme ne s’élève jamais haut : elle donne très peu de chaleur et pourrait, par sa couleur bleue, être comparée à la flamme de l’alcool.

Yvon ne se lassait pas de questionner son ami Philibert, dont la mémoire semblait intarissable.

Ils furent arrachés à leur conversation par la cloche du bord, qui appelait les passagers du Turkestan au dîner.

Il n’y avait, parmi les convives, aucun personnage remarquable. C’étaient presque tous des négociants arméniens ou tartares, ou des officiers russes.

Après le repas, tout le monde remonta sur le pont, pour admirer le soleil, disparaissant derrière le Caucase, dans une magnifique apothéose couleur de sang et d’or.

— Décidément, fit M. Bouldu, je ne m’étais pas trompé, l’orage que j’annonçais tantôt est imminent.

Sauf Yvon, convaincu de l’infaillibilité de son père en matière de météorologie, personne ne fit attention à cette prédiction. Chacun continua de s’amuser à contempler les figures capricieuses qui se formaient dans la masse nuageuse qui, peu à peu, envahissait tout l’horizon.

Mais, une heure ne s’était pas écoulée que la mer, jusque-là aussi calme qu’une nappe d’huile, devint tout à coup houleuse et dure. Les mouvements de roulis et de tangage s’accentuèrent.

Depuis que le soleil avait disparu, l’obscurité, sous un ciel sans lune et sans étoiles était devenue profonde.

Alberte et Mme Rabican avaient regagné leurs cabines.

— Je crois, dit Philibert à Yvon, que votre souhait de tout à l’heure va se trouver pleinement réalisé. Nous allons assister à une jolie tempête.

Comme il prononçait ces paroles, un large éclair blafard déchira le manteau sombre des nuages. M. Bouldu et le docteur Rabican, qui étaient fort sujets au mal de mer, regagnèrent aussi les cabines. Yvon demeura seul avec Van der Schoppen et Philibert. Quant à Jonathan, on ne l’avait pas aperçu depuis le départ de Bakou.

À mesure que le navire faisait route et laissait plus loin l’abri des côtes, les vagues grossissaient, s’enflaient, devenaient de véritables montagnes d’eau, entre lesquelles le Turkestan, balloté comme un fétu de paille, disparaissait parfois de la quille à la pomme des mâts, pour remonter aussitôt au sommet d’une lame gigantesque, d’où il ne tardait pas à dégringoler, l’étrave en avant, le pont inondé d’eau d’un bout à l’autre.

Yvon et ses compagnons étaient trempés jusqu’aux os. Des vagues leur avaient passé par-dessus la tête, les immergeant aussi complètement que si on les eût plongés dans la mer. Tous trois se tenaient cramponnés à des amarres, et, balottés à droite et à gauche, ils avaient besoin de toutes leurs forces pour n’être pas enlevés.

— Il est très imprudent de rester ici, hurla Philibert en se faisant un porte-voix de ses deux mains pour dominer le bruit de la tempête.

Donnant, le premier, l’exemple, il disparut du côté des cabines. Yvon et Van der Schoppen le suivirent. Ils ne tardèrent pas à s’expliquer la véritable raison de la retraite précipitée de leur ami.

Affalé sur un divan du salon des premières, M. Philibert Dubois, blanc comme un linge, était en proie à une terrible attaque de mal de mer.

Van der Schoppen et Yvon, qui, jusqu’alors, en avaient été indemnes, s’empressèrent de voler à son secours. On lui fit boire de l’alcool, et sucer un morceau de sucre trempé dans l’éther.

Mais aucun de ces spécifiques ne fut efficace, et ne contribua à soulager le malade.

Tout à coup, le professeur Van der Schoppen, sans se soucier des coups de mer qui risquaient de le faire tomber de sa hauteur sur le parquet ciré du salon, se frappa le front avec enthousiasme.

— Pardieu ! s’écria-t-il, voilà bien le moment ou jamais de faire une belle application de la kinésithérapie !

— Monsieur le professeur, supplia Yvon, vous n’y songez pas !… Donner des coups de poing à ce pauvre malade, c’est l’achever.

— C’est le sauver, au contraire.

Les supplications du jeune homme furent inutiles. Van der Schoppen s’arcbouta, se retint d’une main à la clenche de cuivre de la porte de la cabine, et de l’autre asséna à l’infortuné Philibert, qui le regardait avec des yeux mourants, un solide coup de poing dans le creux de l’estomac.

À la grande surprise d’Yvon et peut-être du professeur lui-même, l’effet de cette médication fut instantané. Philibert Dubois fut aussitôt pris de vomissements qui le soulagèrent immédiatement.

Ainsi allégé, bien réconforté par une nouvelle absorption de rhum, il ne tarda pas à se remettre complètement.

Son premier mouvement fut pour donner au professeur Van der Schoppen une énergique poignée de main. Cette fois, loin d’être payé d’ingratitude, le professeur venait de gagner un nouvel et fervent adepte à la cause kinésithérapique.

Une accalmie, cependant, paraissait se produire dans la tempête, le Turkestan roulait et tanguait beaucoup moins.

Il pleuvait et le tonnerre faisait, sans interruption, entendre de sourds grondements.

Yvon se glissa en rampant jusque sur le pont.

Il regardait, à la lueur des éclairs, la crête blanche des lames fuir dans la nuit, comme les crinières d’un troupeau de monstres pris de panique, lorsqu’un coup de tonnerre, plus violent que les autres, fit tressaillir dans toutes ses membrures la coque du Turkestan.

Un jet de feu coula du ciel sur les vagues.

Au même instant l’horizon s’éclaira d’une immense flamme bleue. La foudre, en tombant dans la mer, venait de mettre le feu dans le voisinage d’une source de pétrole.

Yvon, pétrifié de terreur et d’admiration, regardait de tous ses yeux.

Les vagues, presque calmées maintenant, étaient casquées de flammes bleues.

C’était, dans la nuit, un infernal paysage de feu, dont le ciel reflétait l’éclat livide, et au travers duquel le Turkestan, fuyant à toute vapeur, semblait quelque vaisseau enchanté, quelque légendaire navire fantôme.

Cette lumière ne ressemblait à aucune autre.

Ce n’était ni la lueur argentine de la lune, ni l’état blême de l’aube, ni la rougeur du couchant ; c’était quelque chose de fantastique, de merveilleux à la fois et d’horrible.

Philibert Dubois, qui était venu rejoindre Yvon, observa que c’est sans doute sur les bords de la mer Caspienne que les poètes avaient dû prendre l’idée du Phlégéton, le fleuve de feu de l’enfer mythologique. La tempête était alors tout à fait calmée ; les flammes de naphte, maintenant d’une belle couleur d’or, ne brûlaient plus que par endroits, par petites îles de feu qui allaient se rétrécissant, s’éteignant les unes après les autres.

Quand l’aube se leva, il ne restait plus aucune trace ni de l’orage, ni des « feux de mer ».

Quelques légers nuages flottaient seulement dans le ciel d’un bleu pur ; et l’on apercevait à l’horizon une longue terre basse et nue, aux rives couvertes de roseaux.

C’était la steppe, l’immense steppe, qui commence en Pologne pour ne finir qu’en Chine et qui couvre de ses hautes herbes, plus de la moitié de l’empire de Russie.

Après avoir pris des nouvelles de Mme Rabican et d’Alberte qui, ayant souffert de la tempête, goûtaient maintenant un peu de repos, Yvon et ses deux compagnons allèrent, à leur tour, s’étendre sur leur couchette.

Dans quelques heures, on allait être en vue d’Ouzoun-Ada.

On y arriva sans autre accident et, après un repas auquel, malgré et peut-être à cause des fatigues de la nuit, chacun fit honneur avec un superbe appétit, tous les passagers sortirent pour s’occuper du visa des passeports.

En effet, on ne peut prendre place dans les wagons du chemin de fer transcaspien, sans être muni d’une autorisation spéciale de voyager en Transcaspie, que l’on ne délivre qu’à Ouzoun-Ada.

Grâce aux références dont il était muni, le docteur revint avec une « podorojnaïa » ou feuille de route, dûment visée, pour lui et pour tous ses compagnons.

Le chemin de fer transcaspien, qui met un peu moins de deux jours à faire le trajet d’Ouzoun-Ada à Samarkande, ne le cède en rien comme confortable et comme luxe d’installation au chemin de fer de Poti à Bakou : le matériel en est entièrement neuf et les aménagements très bien compris.

Le buffet était largement approvisionné de mets européens et asiatiques. C’est là qu’Yvon fit, pour la première fois, connaissance avec le chtchi et le bortch, savoureuses soupes, dont les choux, le mouton, le fenouil et l’angélique forment les principaux éléments.

Le Transcaspien, qui court à travers une plaine à peu près sans accidents, n’offre sur son parcours que très peu de travaux d’art, à peine quelques ponts, sur les fleuves tributaires du lac d’Aral et de la mer Caspienne. Le plus beau de ces ponts traverse l’Amou-Daria.

Il n’y a pas un seul tunnel, pas un seul viaduc dans tout le parcours.

Les stations offraient toutes le même aspect, avec leur garde de Cosaques, et leurs maisons en ruine éparpillées autour d’une mosquée.

De temps à autre, pendant que la locomotive, chauffée au pétrole, dévorait la steppe immense et monotone comme la mer, Philibert indiquait à ses amis, dans le lointain, de grandes taches grises sur le gazon, taches qui n’étaient autres que les tentes rondes en feutre gris d’un campement de Kalmoucks ou de Turcomans.

Malgré la complaisance et les bavardages de Philibert, les explorateurs avaient hâte d’être arrivés à Samarkande.

C’était véritablement là qu’allaient commencer les véritables périls, qu’il allait falloir déployer de l’initiative et du courage pour retrouver les naufragés de la Princesse des Airs.

Depuis, Mme Rabican, qu’un peu de sommeil avait tout à fait reposée de l’orageuse traversée de la mer Caspienne, jusqu’à Yvon, épris de dévouement et d’aventures, jusqu’à Jonathan, altéré de vengeance, tous avaient hâte de se trouver aux prises avec le désert.

Ce fut donc avec un véritable sentiment de bonheur, qu’après avoir traversé la vieille cité turcomane de Merv, les voyageurs débarquèrent à Samarkande, l’ancienne capitale de Gengis-Khan.