La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 14

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 161-167).


CHAPITRE XIV.

LE DÉPART SECRET.


La nuit était noire et la route déserte quand Jeannette avec son manteau vert alla à la croix de Miles.
Vieille ballade.


Laissons Butler se livrer aux tristes pensées que lui inspirait sa situation, et surtout au chagrin de ne pouvoir aider la famille de Saint-Léonard quand elle avait le plus grand besoin de secours, et retournons à Jeanie Deans, qui l’avait vu partir sans qu’il lui ait été permis d’avoir avec lui une plus longue explication, l’âme accablée de ce cruel tourment qu’éprouve un cœur de femme en renonçant à ces sentiments si divers qu’a si bien décrits Coleridge :

Vive espérance et crainte non moins vive,
Doux sentiments qu’on ne peut concevoir,
Charmants désirs qu’étouffait le devoir,
Et que long-temps retient l’âme naïve.

Les cœurs les plus fermes (et Jeanie, sous son corset brun, en avait un qui était digne de la fille de Caton) ne peuvent pas toujours renoncer facilement à des émotions aussi douces. Elle pleura amèrement pendant quelques minutes, sans même essayer de retenir ses larmes ; mais elle se reprocha bientôt de s’abandonner ainsi à son chagrin personnel, tandis que son père et sa sœur étaient accablés d’un malheur irréparable. Elle tira de sa poche la lettre qui avait été jetée le matin dans sa chambre par la fenêtre, et dont le contenu était aussi singulier qu’exprimé en termes énergiques. Si elle voulait préserver un homme du plus horrible crime et de toutes ses conséquences, si elle désirait sauver l’honneur et la vie de sa sœur des serres sanguinaires d’une loi inique, si elle craignait de compromettre la paix de son âme en ce monde et son bonheur dans l’autre, il fallait, disait la lettre, qu’elle donnât à celui qui lui écrivait un rendez-vous secret dans un lieu sûr et isolé. Elle seule pouvait le secourir, et lui seul pouvait lui être utile. Il était dans une position telle, ajoutait le billet, que toute tentative pour amener un témoin à leur entrevue, ou même la communication de cette lettre à son père ou à qui que ce fût, empêcherait l’entrevue et assurerait la perte de sa sœur. La lettre se terminait par des protestations emphatiques, mais énergiques, qu’en accordant ce qu’on lui demandait, elle ne courait aucun risque.

Le message que lui avait transmis Butler de la part de l’étranger du Parc s’accordait parfaitement avec cette lettre ; mais il indiquait pour le rendez-vous une heure plus avancée et un autre endroit. Sans doute, l’auteur de la lettre avait été forcé d’initier Butler à ce mystère par la nécessité de faire savoir ce changement à Jeanie. Elle avait été plusieurs fois sur le point de montrer le billet à Butler pour se défendre contre ses soupçons. Mais l’orgueil de l’innocence ne consent pas toujours à descendre à une justification ; et en outre, les menaces que renfermait la lettre, si elle trahissait le secret, pesaient aussi sur son cœur. Il est probable toutefois que si elle était restée plus long-temps avec Butler, elle se serait décidée à tout lui découvrir et à suivre ses directions. Et quand l’interruption de leur entretien lui eût ôté le moyen de le faire, il lui sembla qu’elle avait été injuste envers un ami dont les avis lui eussent été très-utiles, et dont l’attachement méritait une pleine et entière confiance.

Elle regardait comme trop imprudent de consulter son père en pareille occasion ; il était impossible de prévoir comment le vieux Deans considérerait cette affaire, lui qui n’agissait et ne pensait, dans les circonstances extraordinaires, que d’après des principes et des sentiments à lui particuliers, et dont l’effet ne pouvait être calculé d’avance par ceux mêmes qui le connaissaient le mieux. Prier quelqu’une de ses amies de l’accompagner à ce rendez-vous eût été sans doute l’expédient le plus simple, mais la menace que la communication du secret empêcherait l’entrevue dont dépendait le salut de sa sœur l’aurait détournée de faire à quelqu’un cette confidence, quand même elle eût connu quelque personne à qui elle eût pu ouvrir son cœur en toute sûreté. Les liaisons de la famille Deans avec les habitants des chaumières voisines s’étaient bornées aux simples rapports de voisinage. Jeanie connaissait peu de personnes aux environs, et elle n’était guère disposée à leur demander le secret. C’étaient de ces joyeuses et bavardes commères, comme on en trouve ordinairement dans cette classe ; et leur entretien avait toujours eu peu de charmes pour la jeune fille, à qui la nature et la vie solitaire qu’elle menait avaient donné une profondeur de pensée et une force de caractère qui la rendaient bien supérieure à la partie la plus frivole de son sexe.

Abandonnée à elle-même et privée de tout conseil sur la terre, elle eut recours à un ami et à un conseiller dont l’oreille est ouverte aux cris du pauvre et de l’affligé. Elle s’agenouilla, et pria Dieu avec ferveur de lui indiquer le chemin qu’elle devait suivre dans sa difficile et malheureuse position. C’était une croyance du temps et de la secte à laquelle elle appartenait, que des réponses précises, différant très-peu d’une inspiration divine, naissaient dans l’esprit, pour nous servir de leurs expressions, et satisfaisaient à leurs ardentes prières dans les moments difficiles. Sans nous engager dans une question de théologie fort obscure, il est certain que ceux qui épanchent avec sincérité, dans la prière, leurs doutes et leurs chagrins, purifient leur âme de la souillure des passions et des intérêts humains, et l’amènent ainsi à obéir, dans le choix d’un parti, plutôt aux inspirations du devoir qu’à tout autre motif moins relevé. Jeanie se releva le cœur plus fort pour supporter l’affliction, et plus ferme pour vaincre les difficultés.

« J’irai trouver cet homme, se dit-elle ; il doit être malheureux, car je crois qu’il a été la cause du malheur d’Effie ; mais j’irai le trouver, que ce soit bien ou mal. Je n’aurai jamais à me reprocher d’avoir manqué, par la crainte de la médisance ou de dangers personnels, à faire ce qui peut la sauver.

L’esprit entièrement calmé par la résolution qu’elle venait de prendre, elle alla retrouver son père. Le vieillard, inflexible dans ses principes, ne laissait paraître dans son extérieur aucune trace de ses chagrins. Il gronda même sa fille d’avoir négligé quelques détails domestiques dont elle avait le soin.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Jeanie ? dit-il ; le lait de la vache brune n’est pas encore passé dans le tamis, les seaux ne sont pas sur les rayons. Si dans le chagrin vous négligez vos devoirs terrestres, comment songerez-vous aux devoirs plus importants de votre salut ? Dieu sait que nos seaux, notre vaisselle en faïence, le peu de lait et de pain que nous avons, sont plus rapprochés et plus chéris de nous que le pain de vie. »

Jeanie ne fut point fâchée de voir son père ne pas s’occuper de son malheur, et elle se mit, conformément à ses ordres, à tout ranger dans la maison, tandis que le vieux Davie allait çà et là pour ses occupations ordinaires, et montrait seulement par l’impossibilité de rester en place, par des soupirs convulsifs et la vivacité de ses regards, qu’il était sous le poids d’une amère affliction.

Midi arriva, et le père et la fille s’assirent pour prendre leur repas. En appelant la bénédiction du ciel sur leur nourriture, le malheureux vieillard y ajouta une prière pour demander à Dieu que le pain mangé dans la tristesse de cœur et les eaux amères de Merah fussent aussi nourrissants que s’ils sortaient d’une corbeille remplie et d’une coupe pleine ; et ayant achevé, il reprit son bonnet, qu’il avait ôté respectueusement, et engagea sa fille à manger, non par l’exemple toutefois, mais par l’exhortation.

« L’homme selon le cœur de Dieu, dit-il, s’est lavé et parfumé, et a pris de la nourriture pour montrer sa soumission à l’épreuve de l’affliction, et il ne convient pas à un chrétien d’être attaché aux affections du monde, aux liaisons de femmes ou d’enfants (ici les paroles paraissaient ne sortir que difficilement de sa bouche), au point d’oublier son premier devoir, la soumission à la volonté divine. »

Pour donner appui à ce précepte, il mit quelque chose sur son assiette ; mais la nature triompha des efforts qu’il faisait pour l’étouffer. Honteux de sa faiblesse, il se leva et sortit de la chambre avec une précipitation bien éloignée de ses habitudes. Mais il revint au bout de quelques minutes, étant parvenu à rétablir le calme dans son esprit et dans son extérieur, et chercha à couvrir sa retraite d’un prétexte, en disant qu’il avait cru entendre le jeune veau courir sans licou dans l’étable.

Il ne se hasarda plus à renouer l’entretien, et sa fille vit avec satisfaction qu’elle n’aurait plus rien à entendre sur ce triste sujet. Le temps s’écoulait comme il s’écoule, soit que la joie semble lui donner des ailes, soit que l’affliction paraisse ralentir sa marche. Le soleil se coucha derrière la colline du château et les montagnes de l’Ouest, et la chute de la nuit rappela Davie Deans et sa fille à l’accomplissement du devoir du soir. Jeanie se rappela avec amertume combien de fois, quand l’heure de la prière approchait, elle s’était tenue à la porte de la chaumière pour attendre le retour de sa sœur. Hélas ! quels malheurs avaient entraîné ces heures perdues dans la légèreté et l’oisiveté ! et n’était-elle pas coupable elle-même, quand elle voyait Effie fréquenter des personnes légères et désœuvrées, de n’avoir point appelé sur elle l’attention paternelle ? « Mais j’ai agi pour le mieux, se dit-elle enfin : qui aurait cru voir se perdre ainsi un être si doux, si pur, si généreux ? »

Quand ils se furent assis pour l’exercice, comme disent les personnes de cette secte, une chaise se trouva par hasard vacante à la place qu’occupait ordinairement Effie. Davie Deans vit les yeux de sa fille se remplir de larmes en se dirigeant de ce côté, et repoussa la chaise avec un geste d’impatience, comme pour écarter tout souvenir d’affection terrestre quand il allait s’adresser à Dieu. Le morceau de l’Écriture fut lu, le psaume chanté et la prière récitée, et en s’acquittant de ces devoirs, le vieillard évita avec soin tous les passages, toutes les expressions qui se trouvent en si grand nombre dans la Bible, qu’on eût pu regarder comme applicables à ses malheurs domestiques. Peut-être voulait-il ménager le cœur de sa fille, aussi bien que conserver au dehors au moins cette patience stoïque à supporter tous les maux que la terre peut produire, qu’il regardait comme le caractère essentiel de l’homme qui apprécie les choses d’ici-bas à leur juste valeur. Quand il eut achevé ses dévotions du soir, il s’approcha de sa fille, lui souhaita une bonne nuit, et lui tint la main pendant une demi-minute ; puis l’attirant vers lui, il la baisa au front, et lui dit : « Que le Dieu d’Israël vous bénisse, et vous accorde les bénédictions de sa promesse, ma chère enfant ! »

Il n’était ni dans la nature, ni dans les habitudes de Deans de montrer tant d’effusion ; on le voyait rarement éprouver ces épanchements, cette plénitude de cœur qui cherche à se répandre en expressions de tendresse et de caresses, même envers les personnes qui lui étaient le plus chères. Au contraire, il les regardait comme une faiblesse dans quelques-uns de ses voisins, et particulièrement dans la pauvre veuve Butler. Aussi, d’après la rareté même de telles émotions chez cet homme habitué à comprimer tous ses sentiments, ses enfants attachaient un intérêt solennel aux marques d’affection qu’il laissait échapper, et les regardaient comme une preuve que son cœur en était trop rempli pour pouvoir les contenir.

Ce fut donc avec une émotion profonde qu’il donna et que sa fille reçut sa bénédiction paternelle et ses caresses. « Et vous, ô mon père ! s’écria Jeanie quand la porte se fut refermée sur le vénérable vieillard, puissent toutes les bénédictions du ciel se rassembler sur vous, sur vous qui marchez dans ce monde comme si vous n’étiez pas de ce monde, qui regardez tout ce qu’il peut donner ou enlever comme des moucherons que le soleil levant fait éclore et que le soir détruit ! »

Alors elle se prépara pour la course de la nuit. Son père couchait dans une autre partie de la chaumière, et, régulier dans toutes ses habitudes, il ne sortait jamais ou rarement de sa chambre quand il y était entré. Il fut donc facile à Jeanie de quitter la maison sans être vue, quand approcha l’heure du rendez-vous. Mais la démarche qu’elle allait faire, bien qu’elle n’eût rien à craindre de son père, lui semblait pleine de difficultés et de périls. Elle avait passé sa vie dans la paisible solitude de cette demeure tranquille et monotone. L’heure qu’aujourd’hui les filles de sa condition, aussi bien que les demoiselles d’un rang plus élevé, ; regarderaient comme devant ouvrir les plaisirs du soir, avait à ses yeux quelque chose de grave et de solennel ; et la résolution qu’elle avait prise était si étrange, si hasardeuse, qu’elle en était effrayée, quand approcha l’instant de la mettre à exécution. Ses mains tremblèrent en attachant ses beaux cheveux sous un snood, seul ornement de tête que portassent alors les jeunes filles jusqu’à leur mariage, et en ajustant le plaid écarlate que portaient les femmes écossaises, vêtement assez semblable au voile de soie noire qui couvre les femmes des Pays-Bas. Le sentiment de l’inconvenance et du danger de sa démarche se présenta vivement à elle, quand elle quitta le seuil de la maison paternelle pour une course si aventureuse, à une heure si avancée, sans défense, et à l’insu de son protecteur naturel.

Quand elle se trouva en plein champ, de nouveaux sujets de craintes s’offrirent en foule. Les buttes sombres, les débris de rochers, séparés par le gazon, au travers desquels elle passait, lui rappelèrent toutes les aventures sinistres dont la renommée plaçait le théâtre en cet endroit. Jadis il était le repaire de voleurs et d’assassins, dont les crimes étaient constatés dans les divers édits que le conseil de la ville et même le parlement d’Écosse avaient rendus pour faire disperser ces brigands et assurer la tranquillité des habitants de la campagne si voisine de la ville. Leurs noms, leurs crimes s’étaient conservés par tradition dans les chaumières des environs. Plus tard, comme nous l’avons déjà dit, ce lieu isolé était devenu un terrain propice aux duels ; et plusieurs catastrophes sanglantes, une entre autres tout récemment, avaient eu lieu depuis que Deans habitait Saint-Léonard. Aussi les souvenirs de Jeanie ne lui offraient que sang et horreur pendant qu’elle suivait le sentier étroit où chaque pas qu’elle faisait l’éloignait de tout secours et la conduisait plus avant dans la solitude de ces lieux abandonnés.

Quand la lune commença à éclairer cette scène d’une lumière vacillante et solennelle, les terreurs de Jeanie prirent une nouvelle forme, trop particulière à son époque et à sa condition pour n’en pas parler ; nous en retracerons la cause dans le chapitre suivant.