La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 27

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 296-307).


CHAPITRE XXVII.

VISITE D’ADIEU.


Quelles pensées bizarres et fantasques se glissent dans l’esprit d’un amant ! Ô mon Dieu, m’écriai-je en moi-même, si ma Lucie n’était plus !
Wordsworth.


En poursuivant son voyage solitaire, notre héroïne, peu de temps après avoir dépassé la propriété de Dumbiedikes, arriva à une petite éminence d’où on apercevait à l’est un ruisseau sinueux, dont les bords étaient ombragés de saules et d’aunes, et qui fuyait en murmurant à travers une vallée où elle découvrait les chaumières de Woodend et de Beersheba, asile de ses jeunes années et témoin de ses premiers jeux. Elle pouvait distinguer la prairie où elle avait si souvent mené paître ses moutons, et les sinuosités du ruisseau où elle s’était amusée à cueillir des joncs avec Butler, pour en tresser des couronnes et des sceptres pour la petite Effie, alors jolie enfant gâtée d’environ trois ans. Les souvenirs que cette vue lui rappela furent si amers que, si elle eût suivi son penchant, elle se serait assise pour donner un libre cours à ses larmes.

« Mais je savais, » disait Jeanie quand elle racontait son voyage, « que pleurer ne pouvait servir à rien, et que je devais plutôt remercier le Seigneur qui m’avait donné des signes de sa protection et de son appui en touchant le cœur d’un homme qu’on regardait en général comme un avare et un Nabal, mais qui avait répandu sur moi ses biens avec autant de largesse que la source épanche ses eaux sur la plaine. Et je me rappelai le passage de l’Écriture sur le péché d’Israël à Misabah, lorsque le peuple murmurait, quoique Moïse eût fait jaillir de l’eau du rocher afin que le peuple pût se désaltérer et vivre. Ainsi donc, je n’osai pas jeter un dernier regard sur ce pauvre Woodend, car la fumée bleuâtre qui s’échappait de ses cheminées me rappelait trop péniblement les changements survenus depuis dans notre sort. »

Ce fut dans cet esprit de résignation chrétienne qu’elle poursuivit son voyage, jusqu’à ce qu’elle eût passé ce lieu qui lui rappelait tant de souvenirs mélancoliques, après quoi elle ne tarda pas à arriver auprès du village où demeurait Butler, qui s’élève avec sa vieille église et son antique clocher au milieu d’un bouquet d’arbres qui occupe le sommet d’une colline au sud d’Édimbourg. À la distance d’un quart de mille est une lourde tour carrée, ancienne résidence des lairds de Libberton, qui, dans les temps anciens, dit-on, suivant les habitudes de pillage ordinaires à la chevalerie allemande, rendaient souvent leur voisinage incommode à la ville d’Édimbourg, en interceptant les convois de vivres et les marchandises qui arrivaient du sud.

Ce village, sa tour et son église ne se trouvaient pas précisément sur la route de Jeanie ; mais ils n’en étaient pas bien éloignés, et c’était dans ce village que demeurait Butler. Elle avait résolu de le voir en commençant son voyage, parce qu’elle le regardait comme la personne la plus propre à écrire à son père sa résolution et ses espérances. Il y avait probablement encore une autre raison au fond de ce cœur affectueux et fidèle : elle désirait revoir encore une fois l’objet d’un attachement si ancien et si sincère avant de commencer un pèlerinage dont elle ne pouvait se déguiser les dangers, quoiqu’elle ne se permît pas de s’en occuper d’une manière qui aurait pu nuire à la fermeté de sa résolution. Dans un autre rang que celui de Jeanie, une visite faite à un amant par une jeune personne de son âge aurait été une démarche contraire aux convenances et à la modestie ; mais la simplicité des habitudes de la vie champêtre la rendait étrangère à ces idées scrupuleuses de décorum : c’est pourquoi il ne lui vint pas dans la tête qu’il y eût rien d’inconvenant à aller dire adieu à un ancien ami en partant pour un si long voyage.

Un autre motif agissait encore sur son esprit, et la tourmentait davantage à mesure qu’elle approchait du village : la veille, ses yeux avaient cherché avec inquiétude Butler dans la salle d’audience, et elle s’était attendue à le voir paraître dans le cours de ce jour fatal, pour donner toutes les marques d’intérêt et de consolation qui dépendaient de lui à son ancien ami, au protecteur de sa jeunesse, en supposant qu’elle-même n’y fût pour rien. Elle savait, à la vérité, qu’il n’était pas entièrement libre ; mais elle avait espéré qu’il trouverait le moyen de s’échapper au moins pour un jour. Enfin ces pensées bizarres et fantasques, que Woordsworth attribue à l’imagination d’un amant absent, vinrent lui persuader, comme la seule explication de son absence, qu’il fallait que Butler fût bien malade ; et son esprit s’était tellement frappé de cette crainte, que, lorsqu’elle s’approcha de la chaumière où son amant habitait une petite chambre, et qui lui avait été désignée par une jeune fille portant un seau de lait sur la tête, elle tremblait en pensant à la réponse qu’elle recevrait en s’informant de lui.

Ses craintes, dans ce cas, n’étaient que trop bien fondées. Butler, dont la constitution était naturellement faible, avait eu de la peine à se remettre de la fatigue de corps et du tourment d’esprit qui avaient été pour lui la conséquence des événements tragiques qu’on a vus au commencement de cette histoire. La pensée pénible que son caractère continuait de rester suspect aggravait encore ses souffrances.

Mais la circonstance la plus cruelle de sa position était la défense absolue que les magistrats lui avaient faite d’entretenir aucune communication avec Deans et sa famille. Il leur avait malheureusement paru probable que Robertson pourrait tenter d’avoir encore quelque relation avec cette famille par le moyen de Butler, et c’est ce qu’ils désiraient surtout empêcher. Cette mesure n’avait pas été prise par les magistrats dans un esprit de vexation ou d’injuste méfiance ; mais, dans la situation où se trouvait Butler, elle lui paraissait extrêmement dure. Il sentait que la personne qu’il chérissait le plus, trompée par les apparences, pouvait l’accuser du tort le plus étranger à son cœur, celui de l’abandonner et de s’éloigner d’elle dans un moment de si grande affliction.

Cette pénible pensée, agissant trop fortement sur son esprit, eut une fâcheuse influence sur sa santé, naturellement peu forte, et lui occasionna une fièvre lente qui l’affaiblit beaucoup et le mit hors d’état de remplir même les devoirs journaliers et sédentaires auxquels l’appelait son école, sa seule ressource. Heureusement que le vieux M. Whackbairn, le chef de cet établissement paroissial, était sincèrement attaché à Butler. Outre qu’il sentait tout le mérite et le prix d’un sous-maître qui avait fort augmenté la réputation de sa classe, le vieux pédagogue, ayant eu lui-même une assez bonne éducation, avait conservé du goût pour les auteurs classiques, et aimait à se distraire, après l’ennui journalier de l’école, en lisant avec son sous-maître quelques pages d’Horace et de Juvénal. Un rapprochement de goût fit naître en lui l’amitié : il vit donc avec peine et compassion la faiblesse croissante de Butler, et pour le soulager il se mit lui-même à le remplacer le matin dans la classe, exigeant de lui qu’il prît du repos pendant ce temps ; en outre il lui procura tous les soins et les douceurs que pouvait exiger la situation du malade, et auxquels ses moyens ne pouvaient atteindre.

Telle était la situation de Butler, à peine en état de se traîner au lieu où, par une insipide occupation il était obligé de gagner le pain de chaque jour, et vivement inquiet sur le sort des êtres qu’il aimait le plus au monde, quand le jugement et la condamnation d’Effie vinrent mettre le comble à ses tourments.

Il avait appris les détails de cet événement d’un camarade de collège qui demeurait dans le même village, et qui, étant présent à la séance de la cour, avait pu lui en retracer le tableau et la représenter à son imagination avec tout ce qu’elle avait eu d’affreux et de déchirant. On juge bien que le sommeil n’approcha pas de ses yeux la nuit qui suivit de si fatales nouvelles. Mille visions terribles effrayèrent son esprit, et, le matin, il fut réveillé d’un sommeil qui avait succédé à l’agitation de la fièvre par la chose la plus capable d’aigrir ses tourments : la visite d’un sot.

Ce fâcheux visiteur n’était autre que Bartholin Saddletree. Ce digne et docte bourgeois avait été exact au rendez-vous qu’il avait donné à Plumdamas et à d’autres voisins chez Mac-Croskie, pour y discuter le discours du duc d’Argyle, la justice de la condamnation d’Effie et le peu de probabilité d’un pardon. Ce savant conclave s’était échauffé par le vin et par la dispute, et le lendemain matin Bartholin sentit, comme il l’exprimait lui-même, qu’il y avait autant de confusion dans sa tête qu’il y en a souvent dans la marche de certains procès.

Pour rétablir l’ordre et la sérénité dans ses facultés, Saddletree résolut de prendre l’air du matin, et monta, en conséquence, une certaine haquenée que, conjointement avec Plumdamas et un honnête marchand de ses voisins, il trouvait moyen d’entretenir, et qui servait alternativement à leurs plaisirs ou à leurs affaires. Comme Saddletree avait deux enfants en pension chez Whackbairn, et que d’ailleurs, ainsi qu’on l’a déjà vu, il aimait assez la société de Butler, il dirigea son palefroi du côté de Libberton et vint, comme nous venons de le dire, ajouter à tous les tourments de l’infortuné sous-maître ce surcroît de peine dont Imogine se plaint si énergiquement quand elle dit :

Ami, je souffre vivement ;
Oui, j’éprouve un cruel tourment.

Si quelque chose pouvait ajouter à son amertume, c’est le choix que fit Saddletree, pour texte de ses insipides harangues, du jugement d’Effie et de la probabilité de son exécution. Chacune de ses paroles frappait l’oreille de Butler comme le son d’une cloche funèbre ou comme le cri d’une chouette.

Jeanie s’arrêta un moment à la porte de l’humble demeure de son amant, en entendant la voix haute et emphatique de M. Saddletree prononcer ces paroles : « Croyez-moi, M. Butler, rien ne peut la sauver : il faudra qu’elle passe par les mains de l’homme en noir. J’en suis fâché pour la pauvre fille ; mais la loi, monsieur, il faut que la loi ait son cours :

Vivat rex,
Currat lex[1] !


Comme le dit le poète, je ne me rappelle plus dans quelle ode d’Horace. »

Ici Butler ne put s’empêcher de laisser échapper un gémissement d’impatience de la brutale insensibilité et de la grossière ignorance que Bartholin avait trouvé moyen de mélanger dans une seule phrase. Mais Saddletree, de même que d’autres grands parleurs, était doué d’un heureux aveuglement sur l’impression défavorable qu’il produisait généralement sur ses auditeurs. Il continua donc d’étaler sans pitié tout ce qu’il avait pu ramasser de lambeaux de jurisprudence, et finit par demander à Butler, avec un air de complaisance et de satisfaction de lui-même : « N’est-ce pas dommage que mon père ne m’ait pas envoyé étudier à Utrecht ? n’ai-je pas manqué par là une belle occasion de devenir un clarissimus ictus, comme le vieux Grunwiggin lui-même ? Pourquoi ne me répondez-vous pas, monsieur Butler ? n’aurais-je pas été un clarissimus ictus, vous dis-je ? — Je ne vous comprends réellement pas, monsieur Saddletree, » dit Butler ainsi pressé de répondre ; les accents faibles et abattus de sa voix furent aussitôt couverts par l’organe sonore de Bartholin.

« Vous ne m’entendez pas, mon cher ? ictus veut dire avocat en latin, n’est-ce pas ? — Je ne crois pas, » dit Butler avec le même abattement.

« Diable ! vous ne savez pas cela ! Tenez, mon cher, regardez, j’ai trouvé ce mot ce matin même dans un Mémoire de M. Crossmyloof ; le voici, ictus clarissimus et perti… peritissimus : tout cela est latin, car c’est imprimé en lettres italiques. — Oh ! vous voulez dire jurisconsultus : ictus est une abréviation de jurisconsultus. — Ne me dites pas cela, mon cher, continua Saddletree ; il n’y a pas là d’abréviation ; les lois disent tout bien au long, si ce n’est peut-être dans le cas des servitudes relatives aux eaux pluviales[2] ou tellicidium[3], — vous direz peut-être aussi que ce n’est pas là du latin ; — comme, par exemple, dans l’affaire relative à l’enclos de Mary-Ring, dans la grande rue. — Cela est possible… dit le pauvre Butler accablé de la bruyante ténacité de son hôte ; « je ne suis pas en état de disputer contre vous. — Je le crois bien ; il y a peu de gens qui soient en état de le faire, très-peu, quoique ce ne soit pas à moi à le dire, » reprit Bartholin dans la joie de son cœur. « Mais il s’en faut encore de deux heures que vous ne vous rendiez à l’école, et comme vous êtes malade, je vais vous tenir compagnie et vous expliquer la nature d’un tellicidian. Il faut que vous sachiez que la plaignante, mistress Crombie, une très-honnête femme, est une de mes amies, et je l’ai servie dans cette affaire, l’appuyant de tout mon crédit à la cour, et je ne doute pas qu’avec le temps elle n’en sorte avec honneur, soit qu’elle perde ou qu’elle gagne sa cause. Voici le fait : ceux qui habitent des maisons basses sont obligés de recevoir les eaux qui découlent des maisons supérieures, c’est-à-dire les eaux qui tombent du ciel, c’est-à-dire celles qui coulent sur le toit de nos voisins, et de là par la gouttière sur nos toits inférieurs. Mais l’autre soir, voilà une coquine de servante montagnarde qui s’avise de jeter Dieu sait quoi, par la croisée de la maison de mistress Mac-Phail, qui est la maison supérieure ; celle-ci envoya faire des excuses à mon amie mistress Crombie, et lui fit dire par la servante qu’elle avait jeté cette eau par cette fenêtre, par égard pour deux Écossais qui passaient dans l’enclos et qui s’entretenaient en gaélique ; la bonne vieille femme se serait peut-être contentée de cette explication, mais heureusement pour mistress Crombie le hasard voulut que j’arrivasse à temps pour empêcher un accord, car il eût été dommage que cette cause n’eût pas été jugée. Nous avons fait citer mistress Mac-Phail devant le tribunal. La petite servante montagnarde croyait m’échapper ; mais, halte-là, lui dis-je. »

Le récit circonstancié de cette importante affaire aurait pu durer jusqu’à ce que les heures que le pauvre Butler consacrait ordinairement au repos fussent écoulées, si Saddletree n’avait pas été interrompu par un bruit de voix qui se fit entendre à la porte. La femme de la maison où logeait Butler, en revenant de la fontaine où elle avait été remplir sa cruche pour les besoins de la famille, trouva notre héroïne Jeanie Deans debout à la porte, s’impatientant de l’éternelle harangue de Saddletree, et ne se souciant pourtant pas d’entrer qu’il n’eût pris congé.

La bonne femme mit fin à son incertitude en lui demandant : « Est-ce moi ou mon mari que vous demandez, mon enfant. — Je voudrais parler à M. Butler, s’il n’est pas occupé, répondit Jeanie. — Entrez donc par ici, ma fille, » répondit la bonne femme en ouvrant la porte de la chambre ; et elle annonça cette seconde visite en disant : « Monsieur Butler, voilà une jeune fille qui veut vous parler. »

La surprise de Butler fut extrême quand, après cette annonce, il vit paraître Jeanie, qui s’éloignait rarement de chez elle de la distance d’un demi-mille.

« Bon Dieu ! » s’écria-t-il en se levant en sursaut de son siège, tandis qu’un sentiment d’alarme rendait à ses joues la couleur dont la maladie les avait privées, « est-il arrivé quelque nouveau malheur ? — Aucun, monsieur Reuben, que ceux que vous devez déjà savoir. Mais comme vous avez l’air malade vous-même ! » ajouta-t-elle ; car la rougeur passagère qui l’animait ne dérobait point aux regards d’une tendresse inquiète les ravages que la maladie et le chagrin avaient faits sur la personne de son amant.

« Non, je suis bien, très-bien, » dit Butler avec vivacité, » et si je puis faire quelque chose pour vous, Jeanie, ou pour votre père… — Sans doute, dit Bartholin, la famille peut être regardée maintenant comme réduite à deux personnes, comme si Effie, la pauvre fille ! n’en avait jamais fait partie. Mais, Jeanie, ma fille, qui est-ce qui vous amène à Libberton de si bon matin, tandis que votre père est resté malade chez nous dans les Luckenbooths ? — J’ai un message de mon père pour M. Butler, » dit Jeanie avec embarras, mais rougissant immédiatement du mensonge auquel elle avait recours ; car elle n’avait pas moins d’amour et de vénération pour la vérité que les quakers eux-mêmes ; se reprenant donc : » j’ai, dit-elle, à parler à M. Butler au sujet des affaires de mon père et de la pauvre Effie. — Est-ce une affaire de justice ? dit Saddletree. Dans ce cas vous feriez mieux de prendre mon conseil que le sien. — Ce n’est pas précisément une affaire de justice, " dit Jeanie, qui vit l’inconvénient qui pourrait résulter pour elle de laisser connaître à M. Saddletree le secret de son voyage ; « mais je désire que M. Butler écrive une lettre pour moi. — C’est juste, dit M. Saddletree ; et si vous voulez me dire de quoi il s’agit, je dicterai à M. Butler, comme M. Crossmyloof le fait à son clerc. Préparez votre plume et votre encre, in initiatibus, monsieur Butler. »

Jeanie regarda Butler en se tordant les mains d’impatience et de contrariété.

« Je crois, monsieur Saddletree, » dit Butler qui vit la nécessité de se débarrasser de lui d’une manière quelconque, « que M. Whackbairn sera mortifié si vous n’assistez pas à la leçon de vos enfants. — Vraiment, monsieur Butler, vous avez raison, et j’ai promis de demander une demi-journée de congé pour eux, afin que les enfants puissent aller voir l’exécution, ce qui ne peut avoir qu’un effet salutaire sur leurs esprits ; car qui sait ce qui peut leur arrivera eux-mêmes ? Diable ! j’avais oublié que vous étiez là, Jeanie Deans ! mais il faut bien vous habituer à entendre parler de cette affaire. Retenez Jeanie jusqu’à ce que je revienne ; monsieur Butler, je ne serai pas dix minutes. »

Après cette promesse, dont on se serait bien passé, il les délivra, du moins momentanément, du fardeau de sa présence.

« Reuben, » dit Jeanie qui vit la nécessité de profiter du moment que leur donnait son absence pour expliquer le sujet qui l’amenait, « j’entreprends un bien long voyage ; je vais à Londres demander au roi et à la reine la grâce d’Effie. — Jeanie, vous ne songez pas à ce que vous dites ! » s’écria Butler avec la plus grande surprise ; « vous, aller à Londres ! vous, parler au roi et à la reine ! — Et pourquoi pas, Reuhen ? » répondit-elle avec la tranquille simplicité qui la caractérisait ; « ce n’est parler qu’à un homme et à une femme, après tout. Leur cœur doit être de chair et de sang comme les nôtres, et l’histoire d’Effie est capable de les attendrir, fussent-ils de pierre. Mais j’ai entendu dire qu’ils ne sont pas aussi méchants que les jacobites le disent. — Sans doute, Jeanie ; mais leur magnificence, leur suite, la difficulté d’obtenir une audience ? — J’ai pensé à tout cela, Reuben, et cela ne peut me décourager. Sans doute, ils portent des habits superbes, des diadèmes sur leurs têtes, et des sceptres dans leurs mains, comme le grand roi Assuérus quand il était assis sur son trône royal devant la porte de son palais, ainsi que nous le représente l’Écriture ; mais j’ai quelque chose en moi qui soutiendra mon courage, et je suis presque sûre que je trouverai la force nécessaire pour leur expliquer ma demande. — Hélas ! hélas ! les rois d’à présent ne s’asseyent pas sur leur porte pour rendre la justice, comme du temps des patriarches. Je connais aussi peu les usages de la cour que vous, Jeanie, mais j’ai appris par la lecture et par ce que j’ai entendu dire, que le roi de la Grande-Bretagne ne fait rien que par ses ministres. — Si ce sont des ministres justes et craignant Dieu, il n’y en a que plus d’espoir pour Effie et pour moi. — Mais vous ne comprenez pas même la signification des mots les plus ordinaires à la cour. Par le mot ministres on n’entend pas des ecclésiastiques, mais les serviteurs officiels du roi. — Je ne doute pas qu’il n’en ait un bien plus grand nombre que la duchesse n’en a elle-même à Dalkeith, et je sais que les serviteurs des grands sont toujours plus arrogants que leurs maîtres ; mais je m’habillerai décemment, et je leur offrirai une pièce d’argent, comme si je venais seulement pour voir le palais ; et s’ils me refusent, je leur dirai que je viens pour une affaire où il s’agit de vie et de mort, et alors ils me feront sûrement parler au roi et à la reine. »

Butler secoua la tête. « Jeanie, tout ceci n’est qu’un rêve. Vous ne parviendrez jamais à les voir qu’avec la protection de quelque grand seigneur, et même de cette manière la chose me paraît presque impossible. — Mais il est possible aussi que j’obtienne cette protection avec votre secours, Reuben. — Mon secours, Jeanie ? voilà bien l’idée la plus extravagante… — Non pas du tout, Reuben. Ne vous ai-je pas entendu dire que votre grand-père, dont mon père n’aime pas à entendre parler, rendit, il y a bien long-temps, quelque service à l’aïeul de Mac-Callum More quand il n’était encore que lord de Lorn ? — C’est vrai, et je puis le prouver. J’écrirai au duc d’Argile… La renommée proclame qu’il a autant d’humanité que de bravoure et d’attachement aux intérêts de sa patrie. Je le supplierai de détourner de votre sœur le sort cruel qui la menace… Nous n’avons qu’un faible espoir de succès, mais nous ne négligerons aucun moyen. — Nous ne négligerons aucun moyen ; mais ce n’est pas en écrivant qu’on peut réussir : une lettre ne peut prier, conjurer, et s’adresser au cœur humain aussi bien que la voix et les regards ; une lettre est comme la musique que les dames mettent devant leur épinette : ce ne sont que de petites figures noires sur du blanc, en comparaison du même air quand on l’entend jouer ou chanter sur cet instrument. Il faut parler soi-même ou y renoncer, Reuben. — Vous avez raison, » dit Reuben en rappelant sa fermeté, « et j’espère que le ciel a suggéré à votre excellent cœur cette résolution courageuse comme le seul moyen de sauver cette fille infortunée. Mais, Jeanie, il ne faut pas que vous entrepreniez seule ce dangereux voyage ; j’ai trop d’intérêt à votre conservation pour souffrir que ma Jeanie s’expose de cette manière. Il faut que dans ces circonstances vous me donniez le droit de vous protéger en m’accordant le titre d’époux, et je vous accompagnerai dans ce voyage ; je vous aiderai à remplir tous vos devoirs envers votre famille. — Hélas ! Reuben, cela ne se peut pas. Le pardon accordé à ma sœur n’effacerait pas la tache faite à son nom, et ne me rendrait pas une femme digne d’un honnête homme, d’un vénérable ministre… Qui pourrait respecter les paroles qu’il dirait en chaire, s’il avait pour femme la sœur d’une fille condamnée pour un tel crime ? — Mais, Jeanie, je ne crois pas, je ne puis croire qu’Effie en soit coupable. — Que le ciel vous bénisse de parler ainsi, Reuben ! mais cela n’empêche pas qu’elle ne doive en porter la honte. — Mais cette honte, lors même qu’elle lui serait justement attribuée, ne retombe pas sur vous. — Ah, Reuben, Reuben ! vous savez que c’est une tache qui s’étend de proche en proche. Ichabod… comme disait mon pauvre père, la gloire de notre maison est éclipsée ; car même la famille du plus pauvre des hommes a sa gloire, lorsque toutes les mains y sont pures, tous les cœurs innocents, et la réputation intacte. — Mais, Jeanie, réfléchissez que vous m’avez donné votre parole et engagé votre foi ; pouvez-vous entreprendre un tel voyage sans un homme pour vous protéger ? et qui peut vous servir de protecteur, si ce n’est un mari ? — Vous êtes sensible et bon, Reuben, et vous consentiriez à me prendre pour femme avec toute la honte dont je suis chargée ; mais vous conviendrez que nous ne sommes pas dans un moment où il puisse être question de mariage. Non, si jamais cela peut avoir lieu, ce doit être dans un autre, dans un meilleur temps… Et puis, mon cher Reuben, vous parlez de me protéger pendant mon voyage ; hélas ! qui vous protégera vous-même et prendra soin de vous ?… Vos membres sont tout tremblants pour être resté seulement dix minutes debout. — comment pourriez-vous entreprendre le voyage de Londres ! — Mais je suis fort, je suis très-bien, » reprit Butler en retombant sur son siège, entièrement épuisé. « Du moins je serai tout à fait bien demain. — Vous voyez bien, et vous sentez vous-même qu’il faut que vous me laissiez partir à l’instant, » dit Jeanie après une pause ; puis prenant la main qu’il lui tendait en la regardant affectueusement, elle ajouta : « C’est déjà un assez grand surcroît de chagrin pour moi que de vous voir ainsi. Mais il faut reprendre du courage et de la santé pour l’amour de Jeanie ; car si elle n’est pas votre femme, elle ne le sera jamais de personne. À présent donnez-moi un papier pour Mac-Callum More, et priez Dieu de bénir mon voyage. »

Il y avait quelque chose de romanesque dans la résolution aventureuse de Jeanie ; cependant, en y réfléchissant, comme il semblait impossible de lui persuader d’en changer, et qu’on ne pouvait l’obliger que par des conseils, Butler, après quelques autres objections, lui mit entre les mains le papier qu’elle désirait, qui, avec la feuille d’engagement[4] qui l’enveloppait, était le seul mémorial qui lui restât de l’enthousiaste et ardent Butler-Bille son aïeul. Pendant que Butler cherchait ce document, Jeanie eut le temps de prendre sa Bible, et après l’avoir refermée, elle la replaça sur la table en disant : « J’ai marqué avec votre crayon un passage qui contient des choses qui nous seront utiles à tous deux. Il faut que vous preniez la peine, Reuben, d’écrire tout ceci à mon père ; car, Dieu me soit en aide ! je n’ai ni la tête assez bonne ni la main assez exercée pour écrire de longues lettres dans aucun temps, et moins à présent que jamais ; je m’en fie donc entièrement à vous là-dessus, et j’espère que vous pourrez bientôt le voir. Reuben, je vous prie aussi, quand vous causerez avec lui, ayez égard à toutes les opinions du vieillard ; pour l’amour de Jeanie, ne le contrariez pas dans ses idées, et ne lui parlez ni latin ni anglais : il est de l’ancien temps, et il n’aime pas, peut-être à tort, d’autre langage que le sien. Ne lui parlez pas beaucoup, mais amenez la conversation sur les sujets qui lui plaisent, et laissez-le causer, il en sera plus satisfait… Et puis, Reuben, n’oubliez pas cette pauvre fille, là-bas dans son cachot. Mais je n’ai pas besoin de dire à votre bon cœur de lui donner toutes les consolations qui seront en votre pouvoir, aussitôt qu’on vous permettra de la voir. Dites-lui… Mais il ne faut plus que je parle d’elle, car je ne veux pas vous quitter en pleurant, ce ne serait pas d’un bon présage. Adieu ; l’Éternel vous bénisse, Reuben ! »

Pour éviter un si mauvais augure, elle se hâta de sortir pendant que ses traits conservaient encore le sourire doux et mélancolique qu’elle s’était efforcée de montrer à son amant, afin de l’aider à rappeler son courage. Lorsqu’elle eut quitté sa chambre, où elle était apparue comme un songe, il sembla à Butler que la faculté de voir, de parler et de réfléchir, venait de l’abandonner. Saddletree, qui ne tarda pas à rentrer, l’accabla de questions auxquelles il répondit sans les entendre, et de dissertations dont il ne comprit pas une syllabe. À la fin le savant bourgeois se rappela qu’il devait se tenir ce jour-là une cour foncière à Loan-Head, et que, quoique cela n’en valût pas beaucoup la peine, il ne ferait pourtant pas mal d’aller voir ce qui se passait, car le bailli était un brave homme, et ne serait point fâché d’avoir son conseil dans l’occasion.

Aussitôt qu’il fut parti, Butler se hâta de prendre la Bible, la dernière chose que Jeanie eût touchée. À son extrême surprise, il en tomba un papier contenant deux ou trois pièces d’or. Elle avait marqué les 16e et 25e versets du 37e psaume : Le peu que possède l’homme de bien vaut mieux que toutes les richesses du méchant. — J’ai été jeune ; et je suis vieux maintenant ; cependant je n’ai jamais vu le juste abandonné, ni sa postérité réduite à mendier son pain.

Profondément pénétré de la délicatesse avec laquelle la tendresse de Jeanie avait cherché à couvrir sa propre générosité, en la déguisant sous la forme d’un secours que la Providence même envoyait à ses besoins, il pressa les pièces d’or sur ses lèvres avec plus d’ardeur qu’un avare. Toute son ambition fut alors d’imiter sa fermeté et sa religieuse confiance dans le ciel ; et son premier soin fut d’écrire au vieux Deans, pour lui faire part de la résolution de sa fille et son voyage à Londres. Nous parlerons plus tard de l’effet que produisit cette épître. Butler la confia à un honnête paysan[5], qui avait de fréquentes relations avec Deans, qui lui vendait le produit de ses vaches ; il se chargea volontiers d’aller à Édimbourg pour lui remettre lui-même la lettre.



  1. Vive le roi !
    Sauve la loi.

    Cette citation est erronée ; mais M. Saddletree n’y regarde pas de si près : un sellier d’ailleurs n’est pas obligé de savoir son Horace.
    a. m.
  2. Allusion à une servitude d’eau commune à plusieurs riverains ; l’un ne pourrait la détourner sans nuire à l’autre. a. m.
  3. Il voulait probablement dire stillicidium. a. m.
  4. Muster roll, dit le texte ; c’est l’état ou la liste des soldats d’un régiment. a. m.
  5. À force de recherches, je suis parvenu à découvrir, et je puis assurer à mes lecteurs, que le nom de ce paysan était Saunders Broadfoot, et que son genre de commerce était la vente en gros de lait de beurre. Saunders Broadfoot aurait pour équivalent chez nous Alexandre au pied large.