La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 37

La bibliothèque libre.
La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 406-419).


CHAPITRE XXXVII.

LA JEUNE CAMÉRONIENNE À RICHMOND.


Ces larmes vous en conjurent, et ces chastes mains qui ne se sont jamais élevées que vers des objets sacrés comme vous… Vous êtes un dieu pour nous sur la terre : ayez donc pour nous la clémence et la miséricorde d’un dieu.
Le Frère sanguinaire.


Quoique encouragée par l’affabilité de son noble compatriote, ce ne fut pas sans un sentiment qui ressemblait à la terreur que Jeanie se trouva seule dans un lieu si solitaire avec un homme d’un rang aussi élevé. Avoir été admise dans la maison du duc, et y avoir obtenu une entrevue particulière, était déjà un événement assez extraordinaire et assez important dans les annales d’une vie aussi simple que la sienne ; mais être sa compagne de voyage, puis se trouver tout à coup seule avec lui dans une solitude aussi isolée, il y avait là un mystère inquiétant. Une héroïne de roman aurait pu soupçonner et redouter le pouvoir de ses charmes, mais Jeanie était trop sage pour qu’une pensée si extravagante se glissât dans son esprit. Quoi qu’il en soit, elle avait le plus ardent désir de savoir où elle était, et à qui elle allait être présentée.

Elle remarqua que le costume du duc, quoique indiquant son importance et son rang (car dans ce temps-là ce n’était pas la mode que des hommes de qualité s’habillassent comme leurs cochers ou leurs palefreniers), était cependant plus simple que celui qu’elle lui avait vu porter la première fois, et sans aucune de ces décorations extérieures qui annoncent un personnage de la première distinction. Enfin il était vêtu aussi simplement qu’un homme de bon ton pouvait l’être dans les rues de Londres le matin, et cette circonstance servit à dissiper une opinion que Jeanie commençait à concevoir qu’il avait l’intention de lui faire plaider sa cause en présence de la reine elle-même. « Mais sûrement, se dit-elle à elle-même, il aurait mis sa belle étoile et sa jarretière s’il avait cru se trouver en présence de Sa Majesté ; et puis ceci ressemble plus au château d’un seigneur qu’au palais d’un roi. »

Il y avait du bon sens dans cette réflexion de Jeanie ; mais elle connaissait trop peu l’étiquette et les relations particulières qui existaient entre le gouvernement et le duc d’Argyle, pour en juger. Le duc, comme nous l’avons déjà dit, était alors en opposition ouverte avec l’administration de sir Robert Walpole, et on le disait en disgrâce auprès de la famille royale, à laquelle il avait rendu de si importants services ; mais une des maximes de la reine Caroline était de se comporter vis-à-vis de ses amis politiques avec autant de précaution que s’ils devaient être un jour ses ennemis, et envers ses ennemis politiques avec le même degré de circonspection que s’ils devaient devenir ses amis. Depuis Marguerite d’Anjou, aucune reine n’avait exercé une aussi grande influence sur les affaires de l’Angleterre, et l’adresse qu’elle déploya personnellement dans plusieurs occasions ne contribua pas médiocrement à ramener de leur hérésie politique beaucoup de ces torys déterminés qui, après que le règne des Stuarts se fut éteint dans la personne de la reine Anne, étaient plus disposés à prêter serment de fidélité à son frère, le chevalier de Saint-George, qu’à consentir à l’établissement de la maison de Hanovre. Son mari, dont la plus brillante qualité était le courage qu’il avait déployé sur le champ de bataille, et qui se résignait, pour ainsi dire, à remplir l’office du roi d’Angleterre sans avoir jamais pu acquérir les habitudes anglaises ou se familiariser avec le caractère anglais, trouvait le plus puissant secours dans l’adresse de sa femme ; et tandis qu’en apparence il se montrait jaloux de ne consulter que sa volonté ou son bon plaisir, il était en particulier assez prudent pour prendre et suivre les avis de sa compagne plus habile. Il lui confiait la tâche délicate de déterminer les différents degrés de faveurs nécessaires pour se rattacher ceux qui flottaient dans leurs opinions, pour confirmer dans leur attachement ceux sur lesquels il pouvait déjà compter, et regagner à sa cause ceux qui s’en étaient éloignés.

À toute l’adresse séduisante et à la grâce d’une femme qui, pour cette époque, pouvait passer pour accomplie, la reine Caroline joignait l’esprit mâle et la force d’âme de l’autre sexe. Elle était naturellement fière, et sa politique ne pouvait pas toujours tempérer l’expression de son mécontentement, quoique personne ne fût plus habile à réparer de telles maladresses lorsque la prudence venait au secours de ses passions. Elle aimait la possession réelle du pouvoir plus encore que l’apparence, et quelque mesure sage et populaire qu’elle eût prise par elle-même, elle voulait toujours que le roi en recueillit l’honneur et l’avantage, sentant bien que le meilleur moyen de conserver son autorité était de rendre respectable celle de son mari. Elle avait un désir si vif de se conformer à tous ses goûts, qu’à l’époque où elle était menacée de la goutte, elle eut fréquemment recours aux bains froids pour en arrêter les accès, afin de pouvoir accompagner le roi dans ses promenades, au péril de sa vie.

Il entrait dans le plan de conduite de la reine Caroline, et en ce point elle était conséquente dans sa politique, de conserver des relations particulières avec ceux qu’elle traitait défavorablement en public, ou qui pour diverses raisons étaient mal vus à la cour. De cette manière, elle tenait entre ses mains le fil de plusieurs intrigues politiques, et, sans s’engager à rien, empêchait souvent le mécontentement de se changer en haine, et l’opposition de dégénérer en rébellion. Si par quelque accident des liaisons de ce genre venaient à se découvrir, ce qu’elle prenait tous les moyens possibles d’empêcher, elle les représentait comme des liaisons de société qui n’avaient aucun rapport à la politique, et le premier ministre lui-même, sir Robert Walpole, fut obligé de se contenter d’une semblable réponse, quand il découvrit que la reine avait donné audience à Pulteney, depuis comte de Bath, son ennemi le plus redoutable et le plus invétéré.

En voyant le soin que la reine Caroline prenait de conserver ainsi des liaisons avec les personnes qui semblaient le plus éloignées du parti de la couronne, on supposera facilement qu’elle s’était gardée de rompre entièrement avec le duc d’Argyle. Sa haute naissance, ses grands talents, l’estime dont il jouissait dans son pays, les grands services qu’il avait rendus à la maison de Brunswick en 1715, le plaçaient au rang de ceux qu’on ne peut mépriser sans danger. C’était lui qui par sa seule habileté, et presque sans aucune assistance, avait arrêté l’irruption des montagnards écossais que leurs chefs avaient rassemblés, et on ne pouvait douter qu’il ne lui fût facile d’exciter un nouveau soulèvement parmi eux, et de renouveler la guerre civile. On savait en outre que les ouvertures les plus flatteuses avaient été faites au duc par la cour de Saint-Germain. Le caractère et les dispositions de l’Écosse n’étaient pas encore bien connus, et on regardait ce pays comme un volcan qui pouvait rester calme pendant quelques années, mais qui, au moment où l’on s’y attendrait le moins, pouvait produire l’éruption la plus dangereuse. Il était donc de la plus grande importance de conserver secrètement quelques liaisons avec un personnage aussi important que le duc d’Argyle, et Caroline en avait trouvé le moyen par l’entremise d’une dame avec laquelle, comme épouse de George II, on n’aurait pu lui supposer des liaisons si intimes.

Ce n’était pas la moindre preuve de l’habileté de la reine d’avoir conservé, parmi ses premières dames d’honneur, lady Suffolk, qui réunissait deux caractères bien opposés en apparence, celui de maîtresse du roi et de confidente très-soumise et très-complaisante de la reine. Par cet arrangement adroit, la reine avait garanti son autorité du danger qui pouvait la menacer le plus, l’influence d’une ambitieuse rivale ; et si elle se soumettait à la mortification de fermer les yeux sur l’infidélité de son mari, elle s’était au moins préservée de ce qu’elle regardait comme ses plus dangereux effets, et avait d’ailleurs la consolation de lancer de temps en temps quelques sarcasmes polis à sa bonne Howard, qu’elle traitait cependant en général avec une grande considération. Lady Suffolk avait de grandes obligations au duc d’Argyle, pour des motifs dont on peut trouver l’explication dans les Souvenirs d’Horace Walpole sur ce règne, et c’était par son moyen que le duc avait eu de temps à autre quelques entrevues avec la reine Caroline ; mais elles avaient en quelque sorte été suspendues depuis la part qu’il avait prise aux débats sur l’insurrection Porteous, affaire que la reine, assez déraisonnablement, était disposée à regarder plutôt comme une insulte préméditée contre son autorité et sa personne, que comme une explosion soudaine de la vengeance populaire. Cependant les voies de communication restaient ouvertes entre eux, quoique depuis long-temps ils n’en eussent pas fait usage. On verra que ces remarques étaient nécessaires pour faire comprendre au lecteur la scène qui va se passer.

En sortant de l’allée étroite dont nous venons de parler, le duc en prit une autre du même genre, mais plus large et encore plus longue. Là, pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans ces jardins, Jeanie vit des personnes s’approcher.

C’étaient deux dames, dont l’une marchait un peu derrière l’autre, mais n’en était pas assez éloignée pour ne pouvoir entendre et répondre aux paroles que lui adressait la première, sans que celle-ci eût la peine de se retourner. Comme elles s’avançaient très-lentement, Jeanie eut le loisir d’examiner leurs traits et leurs personnes. Le duc aussi avait ralenti son pas, comme pour lui donner le temps de recueillir sa présence d’esprit, et il lui répéta à plusieurs reprises de ne pas se laisser troubler. La dame qui était en avant avait de fort beaux traits, quoique un peu altérés par la petite vérole, ce fléau pestilentiel que le plus mince Esculape de village, grâce au docteur Jenner, peut maintenant dompter aussi facilement que son dieu tutélaire terrassa le serpent Python. Cette dame avait les yeux brillants, de belles dents, et une physionomie dont l’expression devenait, suivant sa volonté, majestueuse ou affable. Sa taille, quoique un peu chargée d’embonpoint, avait cependant de la grâce, et l’aisance ainsi que la fermeté de sa démarche ne permettaient pas de soupçonner qu’elle fût sujette à une incommodité bien défavorable pour l’exercice à pied. Son costume était plus riche qu’élégant, et ses manières étaient nobles et imposantes.

Sa compagne était plus petite ; elle avait des cheveux châtain clair et des yeux bleus pleins d’expression. Ses traits, sans être précisément réguliers, étaient peut-être plus agréables que s’ils avaient été d’une beauté parfaite. Un air mélancolique, ou tout au moins pensif, que sa situation n’expliquait que trop, régnait sur son visage quand elle gardait le silence, mais était remplacé par un sourire doux et agréable quand elle parlait à quelqu’un.

Lorsqu’ils furent à douze ou quinze pas de ces dames, le duc fit signe à Jeanie de s’arrêter, et, s’avançant lui-même avec la grâce qui lui était naturelle, il fit un profond salut, qui lui fut rendu avec une politesse pleine de dignité par la personne dont il approcha.

« J’espère, » dit-elle avec un sourire affable, « que, quoique le duc d’Argyle soit depuis si long-temps étranger à la cour, il ne faut pas en accuser une mauvaise santé, et qu’il est aussi bien portant que peuvent le désirer ses amis ici et ailleurs ? »

Le duc répondit qu’il se portait très-bien, mais que la nécessité de s’occuper des affaires publiques à la chambre, ainsi que le dernier voyage qu’il avait fait en Écosse, l’avaient empêché d’être aussi assidu qu’il l’aurait désiré au lever et au cercle de Sa Majesté.

« Lorsque Votre Grâce pourra trouver quelques moments pour des devoirs si frivoles, répliqua la reine, vous connaissez les titres que vous avez pour y être bien reçu. J’espère que mon empressement à satisfaire au vœu que vous avez exprimé hier à lady Suffolk suffira pour vous prouver qu’il est au moins une personne de la famille royale à laquelle un peu de négligence récente n’a pas fait oublier d’anciens et d’importants services. » Tout ceci fut dit du ton le plus affable et le plus conciliant.

Le duc répondit qu’il se regarderait comme le plus malheureux des hommes si on le supposait capable de négliger ses devoirs dans des circonstances où ils auraient pu être agréables. Il était infiniment reconnaissant de l’honneur que Sa Majesté lui faisait en ce moment, et il espérait qu’elle reconnaîtrait bientôt que c’était pour une affaire essentielle aux intérêts de Sa Majesté qu’il avait eu la hardiesse de l’importuner.

« Vous ne pouvez m’obliger davantage, milord duc, répondit la reine, qu’en me faisant profiter de votre expérience et de vos lumières sur quelque point relatif au service du roi. Votre Grâce sait bien que je ne suis que le canal par lequel toute affaire est soumise à la sagesse supérieure de Sa Majesté. Mais si c’est une demande qui concerne personnellement Votre Grâce, elle ne perdra rien pour lui être présentée par moi. — Ce n’est pas une demande qui me regarde, madame, répondit le duc, et je n’en ai aucune à présenter pour moi personnellement, quoique je sois pénétré de la force des obligations que j’ai à Votre Majesté : c’est une affaire qui intéresse Sa Majesté comme amie de la justice et de la clémence, et qui peut, j’en suis convaincu, fournir le moyen de calmer l’irritation qui existe dans ce moment parmi ses fidèles sujets d’Écosse. »

Il y avait dans ces paroles deux choses qui furent désagréables à la reine : d’abord elles lui faisaient perdre l’espérance dont elle s’était flattée qu’Argyle avait l’intention de se servir de son intercession personnelle pour faire sa paix avec le gouvernement et recouvrer les emplois qu’il avait perdus ; et ensuite elle était mécontente de lui entendre parler des troubles de l’Écosse comme d’une irritation qu’on devrait chercher à calmer, et non comme d’une rébellion qui méritait d’être punie.

Sous l’influence de ces sensations, elle répondit avec vivacité : « Si le roi a de bons sujets en Angleterre, milord-duc, il doit en remercier Dieu et les lois ; s’il a des sujets en Écosse, je crois qu’il n’en peut remercier que Dieu et son épée. »

Tout courtisan qu’était le duc, le sang lui monta au visage. La reine s’en aperçut à l’instant, et continua, sans rien changer à l’expression de sa physionomie, comme si les paroles suivantes eussent été destinées, dans le principe, à finir sa phrase : « Et l’épée de ces véritables Écossais amis de la maison de Brunswick, particulièrement celle du duc d’Argyle. — Mon épée, madame, reprit le duc, comme celle de mes pères, a toujours été à la disposition de mon roi légitime et de mon pays natal. Il me semble impossible de séparer leurs droits et leurs véritables intérêts ; mais l’affaire dont il s’agit est d’un intérêt moins étendu, et ne s’attache qu’à la personne d’un obscur individu. — Quelle est cette affaire, milord ? dit la reine : sachons d’abord clairement de quoi nous parlons, afin qu’il ne puisse y avoir de malentendu entre nous. — Cette affaire, madame, est relative au sort d’une malheureuse jeune fille d’Écosse, qui est maintenant sous le coup d’une sentence de mort pour un crime dont tout me porte à croire qu’elle est innocente ; et je venais supplier humblement Votre Majesté de m’accorder sa puissante intercession auprès du roi pour obtenir sa grâce. »

À son tour la reine sentit la rougeur lui monter au visage, et elle fut telle, que son front, ses joues, son cou, son sein, en furent couverts. Elle s’arrêta un moment, comme craignant de se livrer à la première impulsion de la colère ; prenant ensuite un air de dignité, et s’armant d’un regard impérieux et sévère, elle répondit enfin : « Milord-duc, je ne vous demanderai pas vos motifs pour m’adresser une requête que les circonstances rendent si extraordinaire : comme pair et conseiller privé, vous avez accès au cabinet du roi, et vous étiez autorisé à demander une audience, et m’épargner cette discussion. Quant à moi, du moins, j’ai assez entendu parler de pardons accordés à des Écossais. »

Le duc était préparé à cette explosion d’indignation, et il ne s’en laissa pas déconcerter : seulement il se garda bien de répondre pendant que la reine exhalait le premier feu de son mécontentement, et il l’écouta en silence, dans la posture ferme et respectueuse qu’il avait prise depuis le commencement de cette entrevue. La reine, habituée par sa situation à se commander à elle-même aperçut tout à coup les armes qu’elle pourrait fournir contre elle en s’abandonnant à sa colère, et elle ajouta, de ce ton affable et conciliant sur lequel elle avait commencé l’entretien : « Il faut m’accorder quelques-uns des privilèges de mon sexe, milord, et ne pas me juger sans charité, quoique vous me voyiez un peu émue par le souvenir de l’insulte grossière, de l’outrage fait dans votre ville à l’autorité royale, au moment même où moi, très-indigne, j’en étais revêtue. Votre Grâce ne doit pas être étonnée que je l’aie ressentie à cette époque, et que j’en conserve encore le souvenir. — C’est certainement une affaire dont le souvenir ne peut sitôt s’effacer. J’ai pris la liberté, il y a déjà long-temps, de dire à Votre Majesté ce que j’en pensais, et, certes, il faut que je me sois bien mal exprimé si je n’ai pas réussi à persuader Votre Majesté de l’horreur que m’inspirait un crime commis avec des circonstances si extraordinaires. J’ai pu, à la vérité, être assez malheureux pour différer d’avis avec les conseillers de Sa Majesté sur le degré de justice et de politique qu’il y avait à punir l’innocent au lieu du coupable ; mais j’espère que Votre Majesté me permettra de garder le silence sur un sujet où je n’ai pas le bonheur d’être de la même opinion que des politiques sans doute plus éclairés que moi. — Nous ne discuterons pas un sujet sur lequel nous ne serions probablement pas du même avis, dit la reine ; mais il est un mot que je veux vous dire cependant à vous seul. Vous savez que notre bonne lady Suffolk est un peu sourde. Quand le duc d’Argyle sera disposé à renouer connaissance avec son maître et sa maîtresse, il se trouvera peu de points sur lesquels nous ne nous trouvions d’accord. — Permettez-moi d’espérer, » dit le duc s’inclinant profondément en recevant une assurance si flatteuse, « que je ne serais pas assez malheureux pour être tombé aujourd’hui sur un de ceux-là. — Il faut d’abord que je condamne Votre Grâce à me faire sa confession, dit la reine, avant de lui accorder l’absolution. Quel est l’intérêt que vous prenez à cette jeune fille ? » ajouta-t-elle en examinant Jeanie de la tête aux pieds avec un regard connaisseur ; « elle ne me paraît pas faite pour exciter beaucoup la jalousie de mon amie la duchesse. — J’espère, » répliqua le duc en souriant à son tour, « que Votre Majesté voudra bien m’accorder assez de goût pour m’absoudre de tout soupçon de ce genre dans cette occasion. — Alors, quoiqu’elle n’ait pas précisément l’air d’une grande dame, je suppose que c’est quelque cousine au troisième degré, dans le terrible chapitre de la généalogie écossaise ? — Non, madame, dit le duc ; mais je voudrais que quelques-uns de mes proches parents eussent autant de droiture de cœur, de sensibilité et de qualités estimables. — Du moins elle s’appelle Campbell ? dit la reine. — Non, madame, son nom n’est pas tout à fait aussi distingué, s’il m’est permis de parler ainsi. — Elle vient donc d’Inverary ou du comté d’Argyle. — Elle n’a de sa vie été plus loin dans le nord qu’Édimbourg. — Alors je suis au bout de mes conjectures, milord, et Votre Grâce voudra bien elle-même m’expliquer l’affaire de sa protégée. »

Le duc expliqua alors à la reine la loi singulière qui condamnait Effie Deans à mort, et lui détailla tous les généreux efforts que Jeanie Deans avait faits en faveur d’une sœur à laquelle elle se montrait capable de tout sacrifier, excepté la vérité et sa conscience. Le duc fit ce récit avec la précision et l’élégance rapide qu’on n’acquiert que par l’habitude de la conversation du grand monde.

La reine Caroline écouta avec attention. On doit se rappeler qu’elle aimait assez à soutenir une discussion, et elle trouva bientôt matière, dans ce que venait de dire le duc, à lui opposer des objections.

« Il me semble effectivement, milord, répliqua-t-elle, que c’est une loi sévère. Cependant je dois croire qu’elle a été adoptée après de mûres considérations et qu’elle est en rapport avec les besoins du pays. Les présomptions que cette loi applique comme des preuves positives de crime existent dans l’affaire de cette jeune fille, et tout ce que Votre Grâce a dit sur la possibilité de son innocence peut être un très-bon argument pour annuler l’acte du parlement qui l’a rendue ; mais tant qu’il existe, ce ne peut en être un en faveur d’un individu condamné d’après cette loi. »

Le duc vit le piège et l’évita, car il sentait qu’en répliquant à cet argument il amènerait nécessairement une discussion dans le cours de laquelle il était probable que la reine se fortifierait dans sa propre opinion, au point de se trouver obligée, pour rester conséquente à ses principes, de laisser périr la coupable. « Si Votre Majesté, dit-il, daignait entendre ma pauvre compatriote elle-même, peut-être trouverait-elle dans son propre cœur un avocat plus habile que moi pour combattre les doutes suggérés par son jugement.

La reine parut y consentir, et le duc fit signe à Jeanie d’avancer du lieu où elle était restée occupée à examiner des visages qui depuis long-temps étaient trop accoutumés à supprimer tout signe extérieur d’émotion pour qu’elle en pût rien augurer de favorable pour elle. Sa Majesté ne put s’empêcher de sourire de la terreur et du respect qui étaient peints sur la figure simple et candide de la petite Écossaise quand elle s’approcha d’elle, et encore plus de son accent si fortement prononcé. Mais Jeanie avait une voix douce et harmonieuse, charme bien puissant dans une femme, et elle supplia Sa Seigneurie d’avoir pitié d’une jeune fille plus malheureuse que coupable, avec des accents si touchants que, semblables aux chants de son pays natal, leur pathétique faisait disparaître leur vulgarisme provincial.

« Relevez-vous, jeune fille, » dit la reine d’un ton de bonté, « et dites-moi quelle espèce de barbares sont vos compatriotes pour qu’un crime comme l’infanticide y soit devenu assez commun pour exiger des lois aussi rigoureuses ? — Sous votre bon plaisir, madame, répondit Jeanie, il y a d’autres pays que l’Écosse où l’on trouve des mères barbares envers leur propre sang. »

On remarquera ici qu’à cette époque les disputes qui s’étaient élevées entre George II et Frédéric, prince de Galles, étaient dans toute leur chaleur, et que les gens charitables, dans le public, en rejetaient tout le blâme sur la reine. Elle rougit donc beaucoup et jeta le regard le plus pénétrant, d’abord sur Jeanie, ensuite sur le duc. Tous deux le soutinrent sans se troubler ; Jeanie, à cause de sa complète ignorance de l’offense qu’elle avait faite à la reine, et le duc à l’aide de son calme habituel. Mais il se dit intérieurement : « Ma pauvre protégée, par cette malencontreuse réponse, vient, sans s’en douter, de donner la mort à la dernière de ses espérances. »

Lady Suffolk, avec adresse et bonté, vint à son secours dans ce moment de crise. « Vous devriez expliquer à cette dame, dit-elle à Jeanie, quelles sont les causes qui rendent ce crime si commun dans votre pays. — il y a des gens qui croient que c’est la pénitence de l’Église, c’est-à-dire le cutty-stool, sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, » dit Jeanie en baissant les yeux et en faisant la révérence.

« Le… ? » demanda lady Suffolk, pour qui ce mot était nouveau, et qui d’ailleurs était un peu sourde.

« C’est la sellette de repentance, madame, répondit Jeanie, sur laquelle on expose celles dont la vie et les mœurs sont légères, et qui ont violé le septième commandement. » Ici elle leva les yeux vers le duc, et lui voyant porter la main à sa cravate, son ignorance complète de l’interprétation qu’on pouvait donner à ses paroles, la fit s’arrêter tout court, ce qui augmenta l’effet de ce qu’elle venait de dire.

Quant à lady Suffolk, elle se retira comme un corps de troupes qui, s’étant avancé pour couvrir une retraite, s’est attiré inopinément le feu de l’ennemi de la manière la plus formidable.

« Que le diable soit de cette fille ! pensa le duc d’Argyle ; en voilà encore un qui porte ! elle tire au hasard, à droite à gauche, et tout coup porte. »

Le duc lui-même avait sa part de la confusion ; car ayant agi comme maître de cérémonies de l’innocente jeune fille, dont les paroles ingénues venaient involontairement de causer tant de blessures, il se trouvait à peu près dans la situation d’un gentilhomme campagnard qui, ayant fait entrer son épagneul dans un salon élégant et bien meublé, est condamné à lui voir briser les porcelaines, gâter les meubles, déchirer les robes des dames, en un mot, à être le témoin de tout le désordre et du dégât qu’il y cause par ses bonds et sa pétulante gaieté. Cependant le dernier trait involontairement lancé par Jeanie servit à effacer la fâcheuse impression produite par le premier : car la reine n’avait pas renoncé assez complètement aux sentiments d’une épouse, pour ne pas se réjouir intérieurement d’un bon mot aux dépens de sa bonne Suffolk. Elle se retourna vers le duc d’Argyle avec un sourire qui indiquait son triomphe, et remarqua que les Écossais étaient un peuple qui avait des principes de morale sévère. S’adressant ensuite à Jeanie, elle lui demanda comment elle était venue d’Écosse.

« La plupart du temps à pied, madame, répondit-elle. — Quoi ! vous avez fait cette immense route à pied ? Combien de chemin pouvez-vous faire par jour ? — Vingt-cinq milles, madame, et un bittock. — Un quoi… ? » demanda la reine en regardant le duc d’Argyle.

« Et environ cinq milles de plus, reprit le duc. — Je croyais être bonne marcheuse, dit la reine, mais voilà qui me fait honte. — Puissiez-vous, madame, n’avoir jamais le cœur assez triste pour ne pas vous apercevoir de la fatigue de vos jambes, dit Jeanie. — Voilà qui est mieux, pensa le duc ; c’est la seule chose qu’elle ait encore dite à propos. — Et je n’ai pas marché non plus pendant tout le chemin, car il m’est arrivé quelquefois de monter sur une charrette, et j’ai pris un cheval à Ferry-Bridge, et différentes autres facilités, » dit Jeanie coupant court à son récit en voyant le duc faire le signe dont il était convenu.

« Mais avec tout cela, dit la reine, vous avez dû faire un voyage très-fatiguant, et qui ne servira pas à grand’chose, je le crains ; car en supposant que le roi fît grâce à votre sœur, il est probable qu’elle ne s’en trouverait guère mieux ; votre peuple d’Édimbourg la pendrait de dépit. »

« Elle va se perdre tout à fait dans sa réponse, » pensa le duc.

Mais en cela il se trompait. Les écueils que Jeanie avait touchés étaient cachés sous l’eau, et elle ne pouvait s’en méfier ; celui-ci était trop saillant pour ne pas être aperçu, et elle l’évita.

« Je ne doute pas, dit-elle, que la ville et le pays ne se réjouissent de voir que Sa Majesté a eu compassion d’une pauvre créature abandonnée. — Ce n’est pas ce que Sa Majesté a trouvé dans les dernières circonstances, dit la reine ; mais je suppose que milord-duc lui conseillerait de se laisser guider par les votes de la populace, pour savoir qui il doit pendre et qui il doit épargner. — Non, madame, dit le duc ; mais je conseillerais à Sa Majesté de se laisser guider par l’impulsion de son propre cœur et par celui de son auguste épouse, et alors je réponds que le châtiment ne serait plus attaché qu’au crime, et encore avec prudence et non sans regret. — C’est très-bien, milord ; mais tous ces beaux discours ne me convaincront pas qu’il soit convenable de donner sitôt une marque de faveur à votre ville… comment dirai-je ? je ne veux pas dire rebelle, mais intraitable et mal intentionnée. Comment donc ! il semble que toute la nation soit liguée pour protéger et cacher les infâmes et cruels assassins de ce malheureux Porteous ; autrement comment serait-il possible que, de tant de complices d’une action si publique, pas un seul, depuis le temps qui s’est écoulé, n’ait été reconnu et arrêté ? Que sais-je moi, si cette fille elle-même n’est pas un des dépositaires de ce secret ? Parlez, jeune fille : avez-vous des amis ou des parents engagés parmi les factieux qui ont assassiné Porteous ? — Non, madame, » dit Jeanie qui se trouvait heureuse que cette question lui fût présentée de manière à ce qu’elle pût en toute conscience répondre négativement.

« Mais j’imagine, dit la reine, que si vous étiez dans le secret de quelqu’un, vous vous feriez un cas de conscience de le garder ? — Je prierais Dieu de m’éclairer et de me guider dans la route du devoir, madame, répondit Jeanie. — Oui, et vous suivriez celle vers laquelle votre inclination vous porterait. — Sous votre bon plaisir, madame, dit Jeanie, j’aurais été au bout de la terre pour sauver la vie de John Porteous ou de tout autre malheureux dans la même situation ; mais je ne sais pas jusqu’à quel point il m’est permis de poursuivre la vengeance de son sang, quoique ce puisse être le devoir d’un magistrat civil de le faire ; cependant il est mort, et c’est à ses meurtriers à répondre de leur crime. Mais ma sœur, ma pauvre sœur Effie, elle vit, quoique ses jours soient comptés. Elle vit encore, et un seul mot de la bouche du roi pourrait la rendre à un malheureux vieillard qui jamais, matin et soir, dans ses prières, n’a manqué d’appeler les bénédictions du ciel sur Sa Majesté, et de le supplier de lui accorder un règne long et prospère, et d’établir son trône et celui de sa postérité sur la justice et l’équité. Ô madame ! si jamais vous avez connu la douleur, si vous comprenez ce que c’est que de pleurer et trembler sur une créature coupable et souffrante, dont l’âme est tellement agitée qu’elle n’est en ce moment ni morte ni vivante, ayez compassion de notre malheur ; sauvez une honnête famille du déshonneur, et une infortunée jeune fille, qui n’a pas encore dix-huit ans, d’une mort affreuse et prématurée ! Hélas ! ce n’est pas quand nous dormons d’un sommeil paisible et que nous nous réveillons le cœur gai, que nous pensons aux souffrances des autres : nos cœurs sont enflés par la prospérité, et nous ne songeons qu’à soutenir nos droits et à ressentir nos propres injures. Mais quand vient le moment de la douleur pour l’esprit ou pour le corps (et puisse-t-elle ne vous visiter que le plus rarement qu’il se puisse, milady !), et quand l’heure de la mort arrive pour le faible et pour le puissant (Dieu veuille qu’elle ne vienne pour vous que le plus tard possible, ô milady !) ce n’est pas alors ce que nous aurons fait pour nous-mêmes, mais ce que nous aurons fait pour les autres dont nous aimerons à nous souvenir ; et la pensée que vous aurez sauvé la vie à une pauvre fille vous sera plus douce et plus consolante à cette heure, à quelque moment qu’elle arrive, que si d’un mot de votre bouche vous pouviez faire pendre à la même corde tous les factieux de l’insurrection Porteous. »

Les larmes coulaient abondamment sur les joues de Jeanie pendant que, tremblante d’émotion, elle plaidait la cause de sa sœur du ton le plus pathétique et à la fois le plus simple et le plus touchant.

« Voilà de l’éloquence, » dit Sa Majesté au duc d’Argyle. « Jeune fille, » continua-t-elle en s’adressant à Jeanie, « je ne puis accorder un pardon à votre sœur, mais mon intercession pressante ne vous manquera pas auprès de Sa Majesté. Prenez ce petit nécessaire, » ajouta-t-elle en lui mettant dans la main un portefeuille brodé à mettre des aiguilles. « Ne l’ouvrez pas maintenant, mais à votre loisir : vous y trouverez quelque chose qui vous fera souvenir que vous avez eu une entrevue avec la reine Caroline. » Jeanie, voyant ses soupçons ainsi confirmés, tomba à genoux, et se serait répandue en expressions de reconnaissance si le duc, qui craignait qu’elle n’en dît plus qu’il ne fallait et ne gâtât tout le reste, n’eût touché de nouveau sa cravate.

« Je crois maintenant que notre affaire est terminée pour l’instant, milord-duc, et j’espère que c’est à votre satisfaction. Je me flatte dorénavant de voir Votre Grâce plus souvent et à Richmond et à Saint-James. Allons, lady Suffolk, il faut que nous souhaitions le bonjour à Sa Grâce. »

Ils se firent réciproquement les révérences d’adieu, et le duc, aussitôt que les dames se furent retirées, aida Jeanie à se relever et la ramena par la même avenue qu’elle traversa comme une personne qui se croit sous l’illusion d’un songe.