La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 52

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 567-576).


CHAPITRE LII et dernier.

FIN SANGLANTE.


Je t’ai envoyé chercher pour que le nom de Talbot pût revivre en toi quand la faiblesse et les infirmités de l’âge, réduisant les membres de ton père à l’incapacité, le forceraient à l’immobilité du repos. Mais, ô fatale influence des astres cruels sous lesquels je naquis !
Shakspeare, Henri IV, première partie.


Duncan et sa troupe n’avaient pas encore été bien loin sur la route qui devait les conduire à la baie du Bandit, quand ils entendirent un coup de feu qui fut promptement suivi d’un ou deux autres. « C’est sans doute quelques maudits braconniers qui tirent au chevreuil ; ayez l’œil au guet, mes camarades. »

Le cliquetis des sabres se fit bientôt entendre, et Duncan, s’étant hâté de se diriger avec ses gens du côté d’où partait le bruit, trouva Butler et le domestique de sir George entre les mains de quatre brigands. Sir George lui-même était étendu par terre, son épée nue à la main. Duncan, qui était brave comme un lion, déchargea immédiatement son pistolet à la tête du chef de la bande, dégaina son épée en criant à ses hommes : « En avant ! » et l’enfonça dans le corps de l’homme que son coup de feu venait de blesser, et qui n’était autre que Donacha-Dhu-Na-Dunaigh lui-même. Les autres brigands furent bientôt forcés de leur céder, excepté un jeune homme qui fit une résistance prodigieuse pour son âge, et dont on ne s’assura qu’avec la plus grande peine.

Aussitôt que Butler fut délivré des mains des brigands, il courut vers sir George Staunton pour le relever, mais il avait cessé d’exister.

« C’est un grand malheur, dit Duncan, et je crois que je ferai bien d’aller en avant préparer la bonne dame à cette nouvelle. Davie, mon ami, vous avez senti la poudre aujourd’hui pour la première fois. Prenez mon épée, et coupez la tête de Donacha ; ce sera un bon apprentissage pour la première fois que vous aurez à rendre un pareil service à un vivant ; mais votre père ne semble pas y donner son approbation, laissons donc cela ; d’ailleurs ce sera pour lady Staunton un grand sujet de satisfaction de le voir tout entier, et j’espère qu’elle me rendra la justice de convenir que je sais tirer bonne et prompte vengeance du sang d’un gentilhomme.

Telles furent les observations d’un homme trop accoutumé aux anciennes mœurs des Écossais pour regarder l’issue de cette escarmouche comme digne d’exciter une grande émotion.

Nous n’essaierons pas de décrire l’effet tout contraire que cette catastrophe inattendue produisit sur lady Staunton, et ce qu’elle éprouva lorsqu’elle vit rapporter le corps sanglant de ce mari qu’elle s’attendait à voir arriver plus tranquille et mieux portant qu’il ne l’avait été depuis long-temps. Elle oublia tout, excepté qu’il avait été l’amant de sa jeunesse, et que, quelles que fussent du reste ses erreurs, il n’avait eu d’autre tort envers elle que celui d’une inégalité de caractère inséparable de la position difficile où il était placé. Dans la vivacité de sa douleur, elle poussait des cris affreux et ne sortait d’un évanouissement que pour retomber dans un autre. Il fallut toute la tendre surveillance et les précautions de sa sœur pour l’empêcher de trahir dans les accès de son désespoir mille choses qu’il était pour elle de la plus grande importance de tenir cachées.

À la fin, épuisée par la violence même de sa douleur, l’abattement et le silence succédèrent à ses cris, et Jeanie put la quitter un moment pour aller se concerter avec son mari, et lui conseiller d’empêcher l’intervention du capitaine en s’emparant lui-même, au nom de lady Staunton, de tous les papiers de son mari. Ce fut alors que pour la première fois Butler apprit, à son grand étonnement, ce qu’était lady Staunton, ce qui lui donnait le droit et lui imposait même l’obligation d’empêcher qu’un étranger fût inutilement initié dans les affaires de la famille. Ce fut dans ce moment de crise que Jeanie sut montrer encore une fois ses vertus actives et courageuses. Tandis que le capitaine était occupé à se rafraîchir, et faisait subir un long interrogatoire en gaélique et en anglais à tous les prisonniers et à tous les témoins de ce fatal événement, elle fit déshabiller le corps de son beau-frère et tout préparer pour l’ensevelir. Un crucifix, un chapelet et un cilice qu’on trouva sur lui, montrèrent alors que ses remords l’avaient porté à embrasser les dogmes de cette religion qui prétend par la macération du corps expier les crimes de l’âme. D’un autre côté, le paquet de papiers que l’exprès avait apporté d’Édimbourg à sir George, et que Butler, autorisé par sa parenté avec le défunt, ne se fît pas scrupule d’examiner, fit faire une découverte des plus surprenantes et qui donna lieu à ce dernier de rendre grâce au ciel d’avoir adopté cette mesure.

Ratcliffe, qui avait les moyens de découvrir toute espèce de délits et de malfaiteurs, animé par la récompense promise, s’était mis bientôt en état de donner toutes les lumières qu’on lui avait communiquées sur le sort de l’enfant enlevé dès sa naissance à ses malheureux parents. La femme à qui Meg Murdockson avait vendu cet être infortuné, en avait fait le compagnon d’une vie de vagabondage et de mendicité jusqu’à l’âge de six à sept ans, époque à laquelle, ayant été mise dans la maison de correction d’Édimbourg, ce que Ratcliffe apprit d’une de ses compagnes, elle le vendit à son tour à Donacha-Dhu-Na-Dunaigh. Cet homme, à qui tous les crimes étaient familiers, était quelquefois employé dans un commerce horrible qui avait lieu entre l’Écosse et l’Amérique, pour fournir des laboureurs aux colonies en volant des hommes et des femmes, mais surtout de jeunes enfants. Ici Ratcliffe avait perdu la trace de l’enfant, mais il ne doutait pas que Donacha-Dhu ne pût en donner des nouvelles. L’agent d’affaires dont nous avons parlé si souvent dépêcha donc un exprès à sir George Staunton, le chargeant en même temps d’un mandat d’arrêt contre Donacha et de ses instructions au capitaine de Knockdunder pour agir avec la plus grande vigueur à cet effet.

Après avoir lu ces détails, l’esprit rempli des craintes les plus sinistres, Butler alla rejoindre le capitaine ; et en obtint, avec un peu de peine, la vue du procès-verbal de l’interrogatoire : cette pièce, jointe aux aveux que fit le plus âgé des prisonniers, confirmèrent bientôt tout ce qu’ils avaient redouté de plus fatal. Nous rapporterons les points principaux de sa déclaration sans entrer dans les détails.

Donacha-Dhu avait en effet acheté le malheureux enfant d’Effie, dans le dessein de le vendre aux marchands américains auxquels il avait l’habitude de fournir de la chair humaine. Mais aucune occasion ne s’en présenta de quelque temps, et l’enfant, auquel il avait donné le nom de Siffleur, fit quelque impression sur le cœur du féroce sauvage lui-même, peut-être parce qu’il apercevait en lui les germes d’un naturel aussi farouche, aussi vindicatif que le sien. Lorsque Donacha le frappait, ce qui arrivait assez souvent, il ne répondait pas par des plaintes ou des prières, comme les autres enfants, mais par des serments et des menaces de vengeance, et, comme le disait Donacha-Dhu, le Siffleur était un véritable fils de Satan, et comme tel il ne le quitterait jamais.

En conséquence, à compter de sa onzième année, il fit partie de la troupe et fut souvent engagé dans des actes de violence. Celui qui venait d’avoir lieu avait été occasionné principalement par les recherches que le véritable père du Siffleur avait fait faire contre celui que le jeune homme regardait comme tel. Les craintes de Donacha étaient depuis quelque temps excitées par la force des moyens que l’on commençait à employer contre les gens de sa sorte. Il sentait qu’il ne devait son existence qu’à l’indulgence précaire de son patron Duncan de Knockdunder, qui se vantait souvent qu’il le ferait arrêter et pendre quand il voudrait. Il résolut donc de quitter le royaume sur un bâtiment appartenant à l’armateur avec lequel il avait fait autrefois le commerce des hommes, et qui était sur le point de partir pour l’Amérique. Mais il voulait auparavant frapper un grand coup.

La nouvelle qu’un riche Anglais arrivait au presbytère avait excité la cupidité du brigand… Il n’avait oublié ni le rapport que lui avait fait le Siffleur de l’or qu’il avait vu dans la bourse de lady Staunton, ni ses anciens serments de vengeance contre le ministre ; et pour satisfaire à la fois ces deux sentiments, il conçut l’espoir de s’approprier l’argent que, suivant le bruit général du pays, le ministre apportait d’Édimbourg pour payer sa nouvelle acquisition. Tandis qu’il réfléchissait aux plus sûrs moyens d’exécuter son projet, il reçut d’une part la nouvelle que le bâtiment sur lequel il se proposait de s’embarquer allait partir de Greenock, de l’autre celle que le ministre et un riche seigneur anglais, porteur de plusieurs milliers de livres sterling, étaient attendus le lendemain soir au presbytère, et enfin un troisième avis par lequel on lui conseillait de songer à sa sûreté, en quittant sa retraite ordinaire le plus tôt possible, parce que le capitaine avait ordonné à sa troupe de se tenir prête à battre le vallon le lendemain au point du jour. Donacha forma son plan avec promptitude et fermeté. Il s’embarqua avec le Siffleur et deux autres de sa troupe (qu’il avait dessein de vendre aux marchands américains), et se dirigea vers la baie du Bandit. Il avait l’intention de se cacher jusqu’à la chute du jour dans les bois voisins de ce lieu, qu’il regardait comme trop rapprochés des habitations des hommes pour exciter les soupçons de Duncan Knock, puis de fondre sur la paisible demeure du ministre, et d’y satisfaire à la fois sa passion pour le pillage et la vengeance. Lorsqu’il aurait accompli cet attentat, sa barque devait le transporter à bord du vaisseau qui, d’après les arrangements qu’il avait faits avec le patron, devait mettre à la voile sans délai.

Ce criminel complot aurait probablement réussi si les scélérats n’avaient été découverts dans le lieu où ils s’étaient cachés, par sir George Staunton et Butler, lorsque le hasard leur fit traverser le bois pour se rendre de la baie du Bandit au presbytère. Se voyant surpris, et remarquant d’ailleurs que le domestique portait une cassette ou coffre-fort, Donacha crut que son butin et ses victimes ne pouvaient lui échapper, et il attaqua les voyageurs sans hésiter. Sir George Staunton fit la plus courageuse résistance, jusqu’à ce qu’enfin il tomba frappé, comme il y a trop lieu de le craindre, de la main de ce fils qu’il cherchait depuis si long-temps et qu’il trouva d’une manière si fatale.

Pendant que Butler était tout interdit de cette découverte, la voix enrouée de Knockdunder vint ajouter à sa consternation.

« Monsieur Butler, disait-il, je prendrai la liberté de faire détacher les cordes des cloches, car je vais donner l’ordre de pendre ces vagabonds demain matin, pour leur apprendre à être plus prudents à l’avenir. »

Butler le pria de se rappeler l’acte qui abolissait le droit de juridiction seigneuriale, et l’engagea à les renvoyer à Glasgow ou à Inverary pour y être jugés par les assises. Duncan se moqua de ce conseil.

« L’acte de juridiction, dit-il, ne regarde que les rebelles, et d’ailleurs il n’y est pas question du pays du duc d’Argyle. Je veux faire pendre les trois coquins tout d’une file devant les croisées de la bonne lady Staunton. Ce sera une grande consolation pour elle, de voir le digne gentilhomme son mari aussi bien vengé. »

Tout ce que les pressantes sollicitations de Butler purent obtenir, c’est qu’il réserverait les deux plus âgés pour les assises ; mais quant à celui qu’on nommait le Siffleur, il était résolu de voir de quelle manière il sifflerait, pendu au bout d’une corde, car il ne serait pas dit qu’un gentilhomme, ami du duc, eût été tué dans le pays, et que ses amis n’obtinssent pas, en échange de sa vie, au moins celle de deux de ses meurtriers.

Butler le supplia d’épargner la victime, au moins par considération pour le salut de son âme ; mais Knockdunder répondit que l’âme d’un tel scélérat étant depuis long-temps la propriété du diable, il fallait rendre au diable ce qui lui appartenait.

Tous les moyens de persuasion furent employés en vain, et Duncan donna des ordres pour que l’exécution eût lieu le lendemain matin. Cet enfant du crime et du malheur fut séparé de ses compagnons, lié fortement et enfermé dans une chambre séparée dont le capitaine avait la clef.

Dans le silence de la nuit, cependant, mistress Butler se leva, décidée, s’il était possible, à détourner ou du moins à retarder le sort qui menaçait son neveu, surtout si en conversant avec lui elle entrevoyait l’espérance de le ramener à de meilleurs sentiments. Elle avait un passe-partout qui ouvrait toutes les serrures de la maison, et à minuit, lorsque tout fut tranquille, elle se présenta aux yeux étonnés du jeune sauvage qui, lié fortement avec des cordes, était couché, comme un animal destiné à la boucherie, sur un tas de chanvre dans un coin de la chambre. Sur ses traits brûlés par le soleil, couverts de suie et presque cachés par ses cheveux mêlés et d’un noir rougeâtre, elle chercha vainement à trouver quelque ressemblance avec ceux de son père et de sa mère, remarquables par leur beauté. Cependant comment aurait-elle pu refuser sa pitié à un être si jeune et si malheureux, bien plus malheureux que lui-même ne pouvait le supposer, puisque le meurtre qu’il avait, suivant toute apparence, commis de sa propre main, ou du moins auquel il est certain qu’il avait participé, était réellement un parricide ? Elle plaça des aliments sur une table à côté de lui, le releva, et desserra ses cordes de manière à lui permettre de manger. Il étendit ses mains encore teintes de sang, peut-être de celui de son père, et dévora avec avidité et en silence la nourriture qui lui était offerte.

« Quel est votre nom ? » demanda Jeanie, pour entamer la conversation.

« Le Siffleur. — Mais quel est votre nom de baptême ? — Je n’ai jamais été baptisé, du moins je l’ignore ; je n’ai d’autre nom que le Siffleur. — Pauvre enfant abandonné ! s’écria Jeanie… Mais que feriez-vous si vous échappiez à la mort qui vous attend demain matin ? — Je me joindrais à Rob-Roy ou au sergent More Cameron[1], et je vengerais la mort de Donacha… — Ô malheureux enfant ! dit Jeanie, savez-vous ce que vous deviendrez après votre mort ? — Je ne souffrirai plus ni la faim ni le froid, » dit le jeune homme d’un ton résolu.

« Le laisser mourir pendant que son esprit est dans cet effrayant état, ce serait détruire à la fois son corps et son âme… et cependant je n’ose le laisser aller. Que ferais-je ? mais c’est le fils de ma sœur, mon propre neveu… notre sang et notre chair… ses pieds et ses mains sont enflés par les cordes qui les serrent… Siffleur, ces cordes vous font-elles mal ? — Beaucoup. — Mais si je les desserrais, vous me feriez du mal. — Non, je ne vous en ferais pas : vous ne m’avez jamais fait de mal à moi ni aux miens. »

« Peut-être y a-t-il encore en lui quelque bon sentiment, pensa Jeanie ; voyons ce qu’on pourrait faire en le prenant par la douceur. »

Elle coupa ses liens ; il se leva tout droit, regarda autour de lui en poussant un éclat de rire de triomphe, frappa ses mains l’une contre l’autre, et bondit de joie en se voyant en liberté. Il avait l’air si farouche que Jeanie trembla de ce qu’elle avait fait.

« Laissez-moi sortir, dit le jeune sauvage. — Je ne le puis, à moins que vous ne me promettiez… — Attendez, tout à l’heure vous serez bien aise que nous puissions sortir tous deux. »

Il saisit la chandelle et la jeta au milieu d’un tas de lin, qui s’enflamma sur-le-champ. Jeanie fit un cri et sortit de la chambre ; le prisonnier se précipita sur ses pas, la devança, ouvrit une croisée du corridor, s’élança dehors, bondit dans le bois comme un jeune daim, et eut bientôt gagné le rivage. On parvint bientôt à éteindre le feu, mais on chercha en vain le prisonnier ; et comme Jeanie garda son secret, personne ne soupçonna la part qu’elle avait eue à sa fuite. Quelque temps après on connut son sort ; il était digne de la vie qu’il avait menée jusque-là.

Au moyen des plus actives recherches, Butler parvint à découvrir que le jeune homme avait gagné le vaisseau sur lequel son maître Donacha avait dessein de s’embarquer ; mais l’avide patron du bâtiment, habitué par son affreux métier à toute espèce de trahison, et frustré du riche butin que Donacha avait promis de porter à bord, s’assura de la personne du fugitif, et l’ayant transporté en Amérique, il le vendit comme esclave à un planteur de la Virginie qui demeurait bien avant dans les terres. Quand ces nouvelles arrivèrent à Butler, il envoya en Amérique une somme d’argent suffisante pour racheter la liberté du jeune homme, avec des instructions sur les mesures à prendre pour adoucir ses mœurs, corriger ses mauvais penchants, et l’encourager à revenir au bien, si l’on en découvrait en lui la moindre trace. Mais ce secours arriva trop tard : le jeune homme s’était mis à la tête d’une conspiration qui avait fait périr son maître inhumain, et il s’était sauvé au milieu de la tribu la plus voisine d’Indiens sauvages. Depuis on n’en sut jamais aucune nouvelle ; on peut donc supposer qu’il vécut et mourut dans les mœurs de ces farouches peuplades auxquelles ses premières habitudes étaient bien faites pour l’assimiler.

Ayant perdu tout espoir de voir s’amender ce jeune homme, M. Butler et sa femme crurent qu’il ne pouvait résulter aucun bien de communiquer à lady Staunton une histoire si pleine d’horreurs. Elle passa auprès d’eux encore plus d’une année, et pendant la plus grande partie de ce temps sa douleur fut excessive. Vers les derniers mois, elle se changea en une espèce d’abattement et de langueur, que l’uniformité qui régnait dans le paisible ménage de sa sœur ne pouvait dissiper. Effie, dès sa première jeunesse, n’avait jamais recherché les modestes douceurs d’un sol obscur. Bien différente de sa sœur, elle avait besoin de la dissipation de la société pour distraire ses chagrins ou augmenter ses plaisirs. Elle quitta la retraite de Knocktarlity avec les larmes d’une tendresse sincère, et après avoir comblé ses habitants de tout ce qu’elle imaginait avoir quelque prix à leurs yeux. Enfin, lorsque la première douleur de cette séparation fut calmée, les deux sœurs, convaincues qu’elles n’étaient pas nées pour vivre ensemble, sentirent une espèce de soulagement.

La famille de Knocktarlity, au sein de sa paisible félicité, apprit que la belle et opulente lady Staunton avait reparu dans le monde. Ils en reçurent des preuves encore plus positives par une commission d’officier qui fut envoyée à Davie. Ce jeune homme, en qui l’esprit militaire de Butler-Bible paraissait revivre, justifia cette faveur par sa bonne conduite aux yeux de cinq cents jeunes montagnards de bonnes maisons, dont il avait excité l’envie, et qui furent étonnés de son rapide avancement. Reuben suivit la carrière du barreau, et y obtint des succès plus lents, mais plus durables. Euphémie Butler, dont la fortune, augmentée des dons de sa tante, se trouvait jointe à une beauté remarquable, devint un parti fort recherché ; elle épousa un laird montagnard, qui ne demanda jamais le nom de son grand-père, et dans cette occasion elle fut comblée par lady Staunton de présents magnifiques, qui la rendirent un objet d’envie pour toutes les beautés des comtés d’Argyle et de Dumbarton.

Après avoir brillé pendant plus de dix ans dans le grand monde, cachant, comme tant d’autres, les chagrins de son cœur sous un visage riant ; après s’être constamment refusée à former de nouveaux liens, quoique les partis les plus considérables lui eussent été offerts, lady Staunton trahit l’état secret de son âme en se retirant sur le continent dans le couvent où elle avait reçu son éducation. Elle n’y prit jamais le voile, mais elle vécut et mourut dans une retraite rigoureuse, se livrant à toutes les pratiques, se soumettant à toutes les austérités de la religion catholique.

Jeanie avait trop de l’esprit qui avait animé son père pour ne point déplorer amèrement cette apostasie, et Butler se joignit à ses regrets. « Cependant il vaut mieux vivre dans une religion quelconque, dit-il, tout imparfaite qu’elle soit, que dans ce froid scepticisme ou dans le tourbillon des plaisirs mondains qui remplissent l’âme de vanité et y ferment tout accès aux pensées d’une autre vie. »

Quant à eux, toujours heureux l’un par l’autre, plaçant leur bonheur dans la prospérité de leur famille, dans l’amour et l’estime de ceux qui les entouraient, ils vécurent chéris et honorés, et moururent emportant tous les regrets.




AU LECTEUR.


Cette histoire n’aura pas été racontée sans fruit, si l’on y trouve un nouvel exemple de cette grande vérité, que le crime, à quelque rang supérieur qu’il puisse atteindre dans ce monde, ne donnera jamais le bonheur réel ; que les funestes conséquences de nos erreurs survivent long-temps à nos erreurs mêmes, et, comme l’ombre de ses victimes, s’attachent aux pas du malfaiteur ; enfin, que le sentier de la vertu, quoiqu’il soit rarement celui de la grandeur humaine, conduit toujours au repos et à la félicité.


L’ENVOI
PAR JEDEDIAH CLEISHBOTHAM.


Ainsi finit la Prison du comté de Mid-Lothian, qui a rempli plus de pages que je n’avais cru. Cette prison n’existe plus maintenant, ou, pour mieux dire, elle a été transférée à l’extrémité de la ville, ce qui me rappelle ce que le sieur Jean-Baptiste Poquelin, dans son agréable comédie du Médecin malgré lui, fait dire si plaisamment par le prétendu docteur à qui l’on reproche d’avoir placé le cœur du côté droit au lieu du côté gauche : Cela était ainsi autrefois, mais nous avons changé tout cela. Et si le lecteur est curieux de savoir quel est le but de cette citation, je lui répondrai tout simplement que j’enseigne la langue française aussi bien que les langues classiques, au prix modéré de cinq schellings par quartier, comme mes annonces en informent périodiquement le public.

FIN DE LA PRISON DU MID-LOTHIAN.



  1. Deux déprédateurs fameux à cette époque. a. m.