La Puissance des ténèbres/02
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
Encore quelque chose qui bourdonne ? Il doit être descendu du poêle.
Scène II
Il appelle. Va voir ce qu’il veut. Le voilà qui beugle.
Et toi donc ?
Va, on te dit ! (Akoulina entre dans l’izba.)
Scène III
Il m’a mise à bout de forces… Il ne veut pas dire où il a son argent… Voilà ! hier, il était dans le vestibule, il l’a peut-être caché là ; aujourd’hui, je ne sais plus où… C’est encore heureux qu’il n’ose pas s’en séparer et que l’argent reste dans la maison. Ah ! si je le trouvais ! Hier, il l’avait sur lui ; aujourd’hui, je ne sais plus !… Ah ! Il m’a mise sur les dents.
Scène IV
Où vas-tu ?
Où je vais ? Il veut qu’on aille chercher la tante Marfa. — « Va chercher la sœur, qu’il dit, je vais mourir ! J’ai un mot à lui dire ! »
Il fait chercher sa sœur ! Oh ! ma tête, oh ! Il a l’idée de lui remettre son argent. Que faire ? (À Akoulina.) Ne sors pas ! Où vas-tu ?
Eh bien ! Chercher la tante.
N’y va pas, je te dis ! J’irai moi-même. Va plutôt à la rivière pour rincer le linge, autrement tu n’auras pas le temps de finir avant la nuit.
Mais il me l’a ordonné…
Va où je t’envoie. Je te répète que j’irai moi-même chercher Marfa. N’oublie pas de prendre les chemises qui sèchent sur la haie.
Les chemises ? Tu ne vas pas y aller et il l’a ordonné.
Je te dis que j’y vais. Où est Anioutka ?
Anioutka ? Elle garde les veaux.
Envoie-la ici. Ils ne s’en iront pas. (Akoulina ramasse le linge et sort.)
Scène V
Si je n’y vais pas, il se fâchera ; si j’y vais, il remettra son argent à sa sœur. Toutes mes peines seront perdues. Je ne sais que faire. Ma tête va se fendre ! (Elle continue son travail.)
Scène VI
Que Dieu te soit en aide, ma fraise ! (Anicia se retourne, jette son travail et fait claquer ses mains de joie.)
Je ne t’attendais pas, petite tante ! C’est le bon Dieu qui t’envoie au bon moment !
Eh bien ?
J’ai la tête perdue… malheur !
Eh bien ? Il vit encore à ce qu’on dit ?
Ah ! tais-toi, il ne se décide ni à vivre, ni à mourir !
Et l’argent ? Il ne l’a remis à personne ?
Tout à l’heure, il a envoyé chercher Marfa, sa sœur. Ça doit être à propos de l’argent.
Évidemment. Est-ce qu’il ne l’aurait pas déjà remis à quelqu’un ?
Non, il n’y a personne… Je le guigne comme un vautour…
Où est-il donc, l’argent ?
Il ne le dit pas. Je ne puis pas arriver à le savoir. Il change toujours ses cachettes. Je suis gênée à cause d’Akoulina… elle est bête, oui, mais elle m’épie aussi. Elle monte la garde ! Oh ! ma pauvre tête ! Je suis éreintée !
Eh ! ma fraise, il te fera passer l’argent sous le nez et tu auras le temps de pleurer tout le restant de ta vie. Ils te mettront dehors… sans rien. Tu auras peiné toute ton existence, ma chère, autour de ce vieux grigou, et quand tu seras veuve, il faudra que tu mendies.
Tais-toi, petite tante ! Mon cœur se déchire. Je ne sais comment faire. Je ne sais pas même de qui prendre conseil. J’ai bien parlé à Nikita, mais il ne se sent pas le courage de se mêler à l’affaire. Il m’a dit seulement hier que l’argent était sous le plancher.
Eh bien, y as-tu cherché ?
Pas possible, il est toujours là. À ce que j’ai pu voir, tantôt il l’a sur lui et tantôt il le cache.
Rappelle-toi bien, ma fille, que si tu manques ton coup une fois, ce sera irréparable et pour toute ta vie ! (À voix basse.) Lui as-tu donné du thé fort ?
Oh ! (Elle veut répondre et se tait en apercevant la voisine.)
Scène VII
Commère ! Anicia ! Eh ! Anicia ! N’est-ce pas ton vieux qui appelle ?
Il tousse toujours comme ça ; on dirait qu’il crie. Il est bien mal.
Bonjour, petite grand’mère. D’où viens-tu donc ?
De chez moi, ma chère, je viens prendre des nouvelles de mon fils. Je lui apporte des chemises ; tu sais bien, on pense toujours à son enfant.
C’est évident. (À Anicia.) Je voulais, commère, blanchir les toiles, mais je crois que c’est encore trop tôt. Personne n’a commencé.
Pourquoi se presser ?
Est-ce qu’il a communié ?
Oui, le pope est venu hier.
Moi aussi, hier, petite mère, j’ai jeté sur lui un coup d’œil. Je ne sais à quoi tient sa vie. Ce qu’il a maigri ! Hier, ma petite mère, il se mourait tout à fait… on l’a mis sous les saintes images, nous l’avons déjà pleuré et nous nous préparions même à le laver…
Et il revit ! Il s’est levé et il rôde encore.
Lui donnerez-vous l’Extrême-Onction ?
On nous le conseille. S’il vit encore, nous enverrons chercher le pope demain.
Ça doit être bien embêtant pour toi, tout ça, ma petite Anicia. On a raison de dire que le plus malade n’est pas celui qui est au lit, mais celui qui est autour.
Il faudrait bien pourtant que cela finisse d’une façon ou de l’autre.
Pour sûr ! Voilà une année qu’il se meurt ! Il te lie les mains.
Ce n’est pas gai non plus d’être veuve. C’est bon quand on est jeune, mais quand on vieillit, personne ne vous plaint. La vieillesse n’est pas une joie. Voyez moi, par exemple, je ne viens pas de loin et je suis éreintée, je ne sens plus mes jambes. Où est donc mon petit ?
Il laboure. Entre donc, nous chaufferons le samovar. Tu vas te refaire avec une tasse de thé.
C’est vrai, mes chères, c’est que je suis fatiguée. Quant à l’Extrême-Onction, c’est absolument nécessaire. On dit que c’est utile pour l’âme.
Oui, nous enverrons demain…
Ce sera mieux comme ça. Et chez nous, ma fille, il y a noce.
Comment donc ? Au printemps ?
Le proverbe est bien juste : quand un pauvre homme se marie, sa nuit est courte. Semion Matveitch épouse Marina.
Elle a tout de même trouvé son bonheur.
Il est veuf, je crois. Il l’a prise pour ses enfants.
Il en a quatre. Quelle fille un peu propre aurait accepté ? Il l’a prise et elle est contente. Dame ! On buvait du vin et il paraît qu’il y a du louche… le verre était percé…
Oui, en effet, on en causait ! Et le mari, a-t-il quelque aisance ?
Jusqu’ici, ils ne vivent pas trop mal.
Il n’y a pas beaucoup de filles qui accepteraient des enfants ; par exemple, chez nous, Mikhaïlo, c’est un paysan, ma petite mère…
Eh ! Mavra, où le diable t’emporte-t-il ? Fais rentrer la vache ! (La voisine s’en va.)
Scène VIII
On l’a mariée, ma fille. Au moins, maintenant que la voilà loin du péché, mon imbécile n’aura plus d’idées sur Nikita. (Puis tout à coup, à voix basse.) La voilà partie… Eh bien, lui as-tu fait prendre le thé ?
Ne me rappelle pas ça. Il ferait mieux de mourir tout seul. Il ne meurt pas tout de même, et je n’ai fait que me mettre un péché sur la conscience. Oh ! ma tête ! Pourquoi m’as-tu donné ces poudres ?
Eh bien ! ma fille, ce sont des poudres qui font dormir, pourquoi ne lui en donnerais-tu pas ? Il n’y a pas de mal à cela.
Je ne parle pas de celles qui font dormir, mais des autres, des blanches…
Eh bien ! ma fraise, les blanches, ce sont des poudres médicinales.
Je sais, mais j’ai peur tout de même. Oh ! si tu savais comme il m’a éreintée…
Et tu en as employé beaucoup ?
Je lui en ai donné deux fois.
Tu n’as rien remarqué ?
J’ai trempé dedans le bout de ma langue ; c’était légèrement amer. Lui, il les a prises dans le thé et il a dit : — Même le thé me dégoûte ! Et moi je lui ai dit : — Tout paraît amer aux malades. Oh ! ma tante, ce que je me sentais mal à l’aise !
N’y pense pas ! Quand on y pense, c’est pire !
Tu aurais mieux fait de ne pas me les donner et de ne pas m’induire en péché. Quand je me souviens, cela m’arrache le cœur. Pourquoi me les as-tu données ?
La ! la ! la ! ma fraise, que Dieu te garde ! Pourquoi tout rejeter sur moi ? Ne va pas faire passer tes idées pour les miennes ! S’il arrive quoi que ce soit, je m’en lave les mains. Je ne sais rien de rien. Je baiserai la croix et je jurerai que je n’ai pas vu les susdites poudres. Je n’en ai même pas entendu parler. Penses-y bien, ma fille ! Dernièrement, nous causions de toi : — Comme elle doit souffrir, la pauvre ! Une belle-fille qui est bête, un homme qui est pourri, une vraie emplâtre ! Que faire de bon avec une vie pareille ?
Mais, moi, je ne m’en dédirai pas ! Avec l’existence que je mène, non seulement il y a de quoi s’engager dans une pareille aventure, mais il y aurait de quoi se pendre ou l’étrangler ! Est-ce une vie, ça ?
À la bonne heure. Maintenant il n’y a plus de temps à perdre ! D’une manière ou d’une autre, il faut trouver son argent et lui faire boire du thé.
Oh ! ma pauvre tête ! Je ne sais plus que faire. Je me sens mal à l’aise. Ah ! s’il mourait donc tout seul ! C’est que je crains de charger ma conscience.
Pourquoi ne dit-il pas où est l’argent ? A-t-il envie de l’emporter avec lui pour que les autres n’en profitent pas ? Est-ce juste, ça ? Que Dieu nous garde ! Tant de gros sous qui seraient perdus pour tout le monde ! Ce n’est pas un péché, ça ! Qu’est-ce qu’il fait donc !
Je ne sais plus moi-même ! Je suis à bout de forces !
Qu’est-ce que tu ne sais pas ! L’affaire est claire. Si tu manques ton coup maintenant, tu t’en repentiras toujours. Il remettra l’argent à sa sœur et tu resteras sur le pavé.
Il a déjà envoyé la chercher. Il va falloir que j’y aille.
Attends avant d’y aller. D’abord, va chauffer le samovar ; nous lui ferons boire du thé et nous chercherons l’argent ensemble. Peut-être arriverons-nous à mettre la main dessus.
Et s’il nous arrive malheur ?
Que voudrais-tu donc faire ? On ne peut pas rester les bras croisés. Te contenteras-tu de voir l’argent et de ne pas y toucher. Agis !
Alors, je vais faire bouillir le samovar.
Va ! ma fraise, fais ce qu’il faut pour n’avoir rien à regretter. Voilà ! (Anicia s’en va. Matriona la rappelle.) Surtout ne dis rien de tout cela à Nikita. Tu sais comme il est simple. Dieu veuille qu’il n’apprenne rien au sujet des poudres, car je ne sais de quoi il est capable ! Il est si sensible, vois-tu ! Il n’osait pas seulement saigner un poulet. Ne lui dis pas, il ne comprendrait rien… (Elle s’arrête épouvantée en voyant paraître Piotr sur le seuil.)
Scène IX
Il n’y a donc pas moyen de vous avoir ! Oh ! Anicia, qui est là ? (Il tombe sur un banc.)
Pourquoi es-tu sorti ? Tu aurais mieux fait de rester où tu étais.
Est-ce que la fille est allée chercher Marfa ?… Je souffre… Oh ! si la mort venait donc !…
La fille n’a pas le temps. Je l’ai envoyée à la rivière. Attends un peu. Quand j’aurai fini, j’irai moi-même.
Envoie Anioutka !… Où est-elle ! Oh ! je souffre ! Oh ! c’est ma mort !…
Je l’ai déjà envoyée chercher.
Oh !… Où est-elle donc ?…
Où est-elle ? Que la paralysie lui casse les os !
Oh !… Je n’en peux plus !… Cela me brûle les entrailles… C’est comme si on me perçait avec une vrille !… Pourquoi me laissez-vous seul, comme un chien ?… Je n’ai pas même quelqu’un pour me donner à boire… Oh !… Envoie-moi Anioutka…
La voilà ! Anioutka, va trouver ton père.
Scène X
Va t’en… oh !… chercher… la tante Marfa… Dis-lui… le père l’appelle… qu’elle vienne… j’en ai besoin…
Eh bien…
Attends !… Dis-lui de se presser… Dis-lui que je meurs… oh !…
Je prends mon fichu et j’y cours ! (Elle sort en courant.)
Scène XI
Eh bien ! ma fille, n’oublie pas ton affaire. Va dans l’izba et fouille partout… Fais comme les chiens, quand ils cherchent leurs puces. Furète partout, moi, je le fouillerai tout à l’heure !
Avec toi, je me sens plus de courage. (Elle s’avance vers le perron. À Piotr.) Faut-il faire bouillir le samovar ? C’est la tante Matriona qui est venue voir son fils, vous prendrez le thé ensemble.
Eh bien, fais !… (Anicia entre dans l’izba.)
Scène XII
Bonjour !
Bonjour, mon bienfaiteur ! Bonjour, chéri ! Je vois que tu es toujours malade. Ce que mon vieux te plaint ! — « Va, qu’il m’a dit, prendre de ses nouvelles. » Il t’envoie le bonjour. (Elle s’incline encore une fois.)
Je me meurs…
Oui, en te regardant, Ignatitch, je vois bien que le mal n’erre pas au milieu des bois, mais bien parmi les gens. Tu as maigri, tu as bien maigri, mon cher ! Et dam ! la maladie n’embellit pas.
C’est ma mort qui arrive…
Eh bien ! Piotr Ignatitch, c’est la volonté du Seigneur ! On t’a administré, avec l’aide de Dieu, tu recevras l’Extrême-onction… tu as heureusement une femme intelligente… On t’enterrera, et on fera le repas des funérailles, le tout bien convenablement, et mon fils, en attendant, fera marcher la maison.
Mais, qui commandera ?… La femme n’est pas sérieuse… elle s’occupe de bêtises… C’est que je sais tout, moi… je le sais… La fille est un peu simple… elle est jeune aussi… Peu à peu… j’ai monté ma maison… et il n’y aura personne pour la faire marcher… Cela me peine ! (Il pleure.)
Si c’est à cause de ton argent, tu peux disposer…
Anioutka ! Est-elle partie ?
Il se rappelle toujours.
Elle est partie tout de suite. Entre donc dans l’izba. Je t’aiderai.
Laisse-moi ici… pour la dernière fois… L’air est lourd… en dedans… Je souffre… Oh ! ça m’a brûlé le cœur… Je voudrais mourir…
Si Dieu ne la retire pas, l’âme ne sort pas toute seule. Dieu dispose de la vie et de la mort, Piotr Ignatitch, et on ne peut pas prédire la mort. Il arrive qu’on se rétablit. Ainsi, chez nous, nous avions un paysan qui agonisait…
Non ! Je sens que je mourrai aujourd’hui… Je le sens ! (Il s’appuie au mur et ferme les yeux.)
Scène XIII
Eh bien ? Rentres-tu, oui ou non ? Tu te fais bien attendre, Piotr ! Eh Piotr !
Eh bien ?
Rien !
As-tu bien cherché ? Sous le plancher ?
Il n’est pas là non plus. C’est peut-être dans le grenier. Il y est monté hier.
Cherche, cherche partout !… Dans tous les coins… Je crois qu’il mourra aujourd’hui… tout seul. Il a les ongles bleus et le teint est devenu terreux. Est-ce que le samovar est prêt ?
Il va bouillir.
Scène XIV
Bonjour, mère ! Tout le monde va bien à la maison ?
Oui, Dieu merci !
Et le patron, comment va-t-il ?
Doucement, le voilà ! (Elle indique le perron.)
Eh bien, qu’il reste ! Qu’est-ce que cela me fait ?
Nikita ! Eh ! Nikita, viens ici ! (Nikita s’approche. Anicia parle à voix basse avec Matriona.) Pourquoi es-tu rentré si tôt ?
J’ai fini de labourer.
As-tu labouré la bande, derrière le pont ?
C’est trop loin pour y aller.
Loin ! Oui, d’ici, en effet, c’est plus loin. Faudra y aller exprès maintenant. Puisque tu y étais… (Anicia, sans se faire voir, écoute.)
Ah ! mon fils, pourquoi n’es-tu plus dévoué pour ton patron ? Le patron est infirme. Il a confiance en toi, tu dois le servir comme ton propre père. Fais tous tes efforts, sers-le bien ! C’est comme ça que je t’ai dit de faire.
Eh bien ! va sortir les pommes de terre de la cave… les femmes, oh !… iront les trier…
Tu attendras un peu avant que j’y aille. Il veut encore renvoyer tout le monde… C’est que maintenant il a l’argent sur lui… Il veut le cacher.
Quand le temps de les semer sera venu, elles seront pourries. Oh !… je n’en peux plus !… (Il se lève !)
Veux-tu que je t’aide à rentrer ?
Oui ! (Il s’arrête.) Nikita !
Quoi, encore ?
Je ne te verrai plus… Je vais mourir aujourd’hui… Pardonne-moi, pour l’amour de Dieu, pardonne-moi, si je t’ai offensé… un jour ou l’autre, par paroles… ou par actions… Il y a eu de tout ! Pardonne-moi !
Je n’ai pas à te pardonner. Nous sommes tous pécheurs.
Ah ! mon fils, écoute bien ce qu’il te dit !
Pardonne, pour l’amour de Dieu ! (Il pleure.)
Dieu te pardonnera, oncle Piotr ! Je n’ai pas à t’en vouloir, tu ne m’as jamais fait de mal. Pardonne-moi, toi ! Peut-être suis-je plus coupable envers toi ! (Il pleure. Piotr sort en sanglotant. Matriona le soutient.)
Scène XV
Oh ! ma pauvre tête ! Ce n’est pas pour rien qu’il a parlé ! Il doit avoir quelque chose dans la tête ! (Elle s’avance vers Nikita.) Pourquoi donc as-tu dit que l’argent était sous le plancher ? Il n’y est pas.
Il ne m’a jamais fait de mal, au contraire, il ne m’a fait que du bien. Et moi, voilà ce que j’ai fait !
Assez ! Où est l’argent ?
Que sais-je, moi ? Cherche-le.
Qu’as-tu à être si sensible ?
Il me fait peine. Comme il s’est mis à pleurer ! Heu !
C’est bien la peine d’avoir pitié de lui, qui t’a toujours traité comme un chien ! Tout à l’heure, il ordonnait encore de te chasser de la maison. C’est de moi que tu devrais avoir pitié.
Et pourquoi donc ?
Il mourra et il aura caché son argent.
N’aie pas peur ! Il ne le cachera pas.
Oh ! mon petit Nikita, il a envoyé chercher la sœur ! Il veut le lui remettre. Malheur à nous ! Comment vivrons-nous s’il lui donne de l’argent ? Ils nous mettront dehors. Fais ton possible. Tu as dit hier qu’il était allé au grenier ?
Oui, je l’ai vu qui en sortait, mais je ne sais où il a pu le mettre.
Oh ! ma pauvre tête ! Faut-il que j’y aille voir ! (Nikita s’éloigne.)
Scène XVI
Ne cherche plus, l’argent est sur lui ! Je l’ai tâté. Il est suspendu à son cou par un cordon.
Oh ! ma pauvre tête !
Si tu ne l’attrapes pas tout de suite, tu iras le chercher sur l’aile de l’aigle. La sœur va venir, alors bonjour !
C’est vrai ! Elle va venir et il lui remettra… Que faire alors ?
Que faire ? Regarde ici, le samovar a bouilli, fais du thé et verse-le-lui ! (À voix basse.) Et vide tout ce qu’il y a dans le papier… Puis, fais-le boire… Quand il aura bu une tasse, alors cherche… Ne crains rien… Il n’ira pas le raconter !
J’ai peur !
Ne dis pas de bêtises ! Fais vite. Moi, j’attendrai la sœur s’il le faut. Et surtout, ouvre l’œil ! Agriffe l’argent et apporte-le ici. Nikita le cachera.
Oh ! ma tête ! Je ne sais par où commencer.
Pas de réflexions ! Fais ce que je te dis ! Nikita !
Quoi ?
Attends ici, sur le banc, pour le cas où il y aurait à faire…
Oh ! Ces femmes ! Elles inventent toujours quelque chose. Décidément, elles vont me faire perdre la tête. Ah ! laissez-moi tranquille, vaudrait mieux que j’aille sortir les pommes de terre de la cave.
Attends, je te dis !
Scène XVII
Eh bien ?
Elle était dans le potager de sa fille. Elle va venir.
Elle va venir… qu’allons-nous faire ?
Tu as le temps, fais ce que je te dis.
Je ne sais pas… Je ne sais plus rien… Mes idées se brouillent… Anioutka, ma fille chérie, va voir les veaux… ils ont dû s’échapper… Oh ! je ne me sens pas le courage !…
Va donc ! je parie que le samovar déborde.
Oh ! ma pauvre tête ! (Elle sort.)
Scène XVIII
C’est comme ça, mon fils ! (Elle s’assied près de lui sur le banc.) Il faut bien réfléchir à ton affaire et ne pas agir à la légère…
Quelle affaire donc ?
Savoir bien arranger ta vie en ce monde.
Arranger ma vie ! Tout le monde vit, je ferai comme tout le monde.
Je pense bien que le vieux mourra aujourd’hui.
S’il meurt, qu’il aille au ciel ! Qu’est-ce que cela me fiche ?
Ah ! mon fils, les vivants doivent penser aux choses de ce monde. Et on a besoin d’avoir beaucoup de tête ! Avec tes idées drôles, c’est moi qui suis obligée de me fourrer partout, qui m’éreinte en m’occupant de toi. Souviens-t’en bien et ne m’oublie pas plus tard.
De quoi t’es-tu occupée, voyons ?
De quoi ? De ton sort, de ton avenir. Si on n’y pensait pas d’avance, on n’arriverait à rien. Tu connais Ivan Mosieitch, n’est-ce pas ? Je suis très bien avec lui. Dernièrement, je suis entrée chez lui pour une affaire… j’étais assise, nous causions de choses et d’autres et alors, je lui ai demandé : — Comment donc, Ivan Mosieitch, pourrait-on arranger une affaire de ce genre ? Voilà, je suppose, un veuf, qui épouse une femme en secondes noces, et il n’a, par exemple, qu’une fille de cette femme et une autre de la première. Eh bien, que je lui dis, si ce paysan meurt, est-ce que la veuve peut faire entrer dans la maison un second mari ? — Oui, ça se peut, qu’il dit, seulement il faut y mettre de l’habileté. Avec de l’argent, on peut arranger cette affaire-là, mais sans argent, il ne faut pas y penser.
Bien entendu. Il n’y a qu’à donner de l’argent. L’argent, tout le monde en a besoin.
Alors, chéri, je lui ai raconté tout. — Premièrement, qu’il dit, il faut que ton fils se fasse inscrire dans cette commune. Pour ça, faut de l’argent… pour faire boire les vieux. Alors, ils signeront. Faut tout faire, qu’il dit, avec intelligence. Tiens, regarde ! (Elle prend un papier dans son fichu.) Voilà le papier qu’il a fait. Lis-le, tu es savant, toi ! (Nikita lit tout bas, Matriona écoute.)
C’est un papier comme un autre. C’est un certificat d’inscription. Faut pas beaucoup d’intelligence pour cela.
Écoute donc ce qu’Ivan Mosieitch dit encore. — Surtout, qu’il dit, ma tante, fais attention de ne pas laisser échapper l’argent. Si elle ne l’attrape pas, la maison sera fermée pour le mari. L’argent est le nerf de tout. Fais donc attention, mon fils, c’est bientôt le moment.
Qu’est-ce que cela me fait ? L’argent est à elle. Qu’elle s’arrange !
Eh ! mon fils, comme tu raisonnes ! Est-ce qu’une femme sait s’arranger ? Quand même elle prendrait l’argent, elle ne saurait qu’en faire ! Une femme, c’est connu ! Toi, tu es un homme, tu peux le cacher, etc… Tu sauras mieux te retourner, s’il arrive quelque chose.
Vos projets, à vous autres femmes, ne sont pas raisonnables du tout.
Pourquoi donc, pas raisonnables ? Fais main basse sur l’argent et tu tiendras la femme ; si jamais elle s’avise de rechigner, tu auras de quoi la mater !
Laisse-moi tranquille, je m’en vais !
Scène XIX
L’argent était bien sur lui ! Le voilà ! (Elle le montre sous son tablier.)
Donne-le à Nikita, il le cachera ! Nikita, prends-le et serre-le quelque part.
Eh bien, donne.
Ah ! ma tête ! Est-ce bien moi ?… (Elle va vers la porte cochère.)
Où vas-tu ? On remarquera ton absence. La sœur va venir… Donne-le lui… Il sait… Oh ! la folle !
Oh ! ma tête !
Eh bien ! donne, si tu veux ! Je le fourrerai quelque part.
Où donc ?
Est-ce que tu craindrais, par hasard ? (Il rit.)
Scène XX
Oh ! ma pauvre tête ! (Elle lui remet l’argent.) Nikita, garde-le bien !
Que crains-tu ? Je le cacherai si bien que je ne le retrouverai pas moi-même. (Il sort.)
Scène XXI
Oh ! s’il…
Eh bien ? Est-il mort ?
Je crois que oui. Je lui ai enlevé le sac du cou et il n’a rien senti…
Va donc dans l’izba. Voici Akoulina.
C’est moi qui ai commis le péché… et s’il s’empare de l’argent ?
Assez ! rentre dans l’izba. Voici Marfa qui vient.
J’ai eu confiance en lui !… Nous allons voir ! (Elle rentre.)
Scène XXII
Je serais venue plus tôt, mais j’étais chez ma fille. Eh bien ? Et le vieux ? Il veut donc mourir ?
Je ne sais pas. Je viens de la rivière.
Qui est cette femme ?
Je suis de Zouievo ! Je suis la mère de Nikita, de Zouievo, ma chère ! Bonjour ! Ce qu’il languit, ce qu’il languit, ton pauvre frère ! Il est sorti lui-même. — Envoyez-moi, a-t-il dit, la sœur, parce que… parce que… Oh ! est-ce qu’il serait mort ?…
Scène XXIII
Oh ! Oh !… Pourquoi m’as-tu laissée… toute seule… veuve… malheureuse… pour toujours… pour toujours… il a fermé ses yeux… ses yeux clairs…
Scène XXIV
Il faut appeler les vieilles pour laver le mort.
Y a-t-il de l’eau dans le chaudron ? Ah ! il y en a encore dans le samovar. Je vais m’y mettre !