La Puissance des ténèbres/03
ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! Eh bien ? Le patron n’est pas encore revenu ?
Comment ?
Nikita n’est pas encore rentré de la ville ?
Non.
Il doit faire la noce là-bas. Ah ! Dieu !
As-tu fini de battre le blé ?
Bien sûr ! J’ai arrangé la paille. J’aime pas faire les choses à moitié. Oh ! Dieu ! Saint Nicolas ! (Il gratte ses durillons aux mains.) Il devrait pourtant être de retour.
Il n’a pas besoin de se presser. Il a de l’argent… il s’amuse avec la fille.
Dame ! S’il a de l’argent, pourquoi ne s’amuserait-il pas ? Pourquoi donc Akoulina est-elle allée en ville ?
Demande-lui pourquoi le diable l’a emportée là-bas.
Dame ! C’est qu’en ville, avec de l’argent on a de tout. Ô Dieu !
Moi, maman, j’ai entendu… de mes oreilles : — « Je t’achèterai un fichu, qu’il a dit, tu le choisiras toi-même, qu’il a dit. » Elle s’est bien habillée. Elle a mis son caraco de velours et un châle français.
On a bien raison de dire que la pudeur des filles ne dépasse pas le seuil de la porte. Aussitôt franchie, aussitôt oubliée. Oh ! l’effrontée !
Bah ! de la pudeur, pourquoi faire ? Quand on a de l’argent, on s’amuse. Oh ! Dieu ! Est-ce que ce ne serait pas l’heure de souper ? (Anicia garde le silence). En attendant, je vais me chauffer. (Il grimpe sur le poêle.) Oh ! mon Dieu ! Sainte Vierge ! Grand Saint Nicolas !
Scène II
Eh bien ? Et ton homme ? Il paraît qu’il n’est pas encore de retour ?
Non.
Il serait temps. Est-ce qu’il ne se serait pas arrêté par hasard à l’auberge ? Ma sœur Fiokla m’a dit qu’il y avait devant l’auberge beaucoup de traîneaux.
Anioutka ! Eh ! Anioutka !
Quoi ?
Va voir à l’auberge. Tu regarderas si Nikita ne s’y serait pas arrêté, étant saoul.
J’y vais.
Il a emmené avec lui Akoulina ?
Sans elle, il ne serait pas allé à la ville. C’est elle qui est cause de toutes ces affaires. — « J’ai à toucher de l’argent à la banque, » qu’il a dit. C’est elle qui embrouille tout.
C’est évident. (Silence.)
S’il est là, qu’est-ce qu’il faut lui dire ?
Regarde seulement s’il est là.
C’est bien, j’y cours. (Elle sort.)
Scène III
Oh ! Dieu ! Nicolas le miséricordieux !
Oh ! Qu’il m’a fait peur ! Qu’est-ce donc ?
C’est Mitritch, notre ouvrier.
Oh ! Qu’il m’a effrayée ! Je ne pensais pas à lui. Est-ce vrai, commère ? On dit qu’on a demandé Akoulina en mariage ?
Oui, des gens de Diediovo ont fait quelques avances, mais il paraît que là-bas aussi on a eu vent de quelque chose. Ils ont fait des avances et ils se sont tenus cois. L’affaire est tombée dans l’eau. Qui est-ce qui voudrait d’elle ?
Et les Lizounov de Zouievo ?
Ils ont envoyé aussi… mais l’affaire n’a pas abouti. Il n’a pas même voulu les recevoir.
On devrait pourtant bien la marier.
Ah ! oui, il le faudrait bien ! Je suis impatiente, commère, de la mettre dehors, mais je n’ai pas de chance ! Ni l’un ni l’autre n’en ont envie. Il n’a pas encore assez de sa belle, vois-tu !
Oh ! quel péché ! C’est à n’y pas croire ! Cependant, c’est son beau-père ?
Eh ! commère ! on m’a mise dedans… et bien adroitement, il n’y a pas à dire. J’ai été bien bête de ne rien voir… quand je me suis mariée. Je n’ai rien deviné et cependant ils s’entendaient déjà.
Quelle histoire !
C’est après que j’ai commencé à voir clair. Ils se cachaient de moi ! Ah ! commère ! Si tu savais comme cela me faisait mal au cœur ! Si encore je ne l’aimais pas !
C’est évident !
Oh ! qu’il m’était douloureux de me voir offensée par lui !
Il paraît qu’il commence à avoir la main leste.
Y a de tout ! Auparavant, il n’était pas méchant quand il était ivre. Autrefois aussi, il levait le coude, mais je lui convenais tout de même ; maintenant, aussitôt qu’il est plein, il marche sur moi et il veut m’écraser sous ses pieds. Dernièrement il s’est empêtré les mains dans mes cheveux, j’ai eu toutes les peines du monde à m’en débarrasser. Quant à la fille, pire qu’un serpent ! La terre en produit rarement d’aussi canailles !
Eh ! commère, tu es malheureuse, je le vois bien. Ça doit être bien pénible pour toi. Tu as recueilli chez toi un va-nu-pieds et aujourd’hui, c’est lui qui te maltraite. Pourquoi ne le tiens-tu pas ?
Ô ma chère commère, que veux-tu que je fasse avec mon cœur ? Défunt mon mari était bien plus dur, et cependant je le retournais comme je voulais. Aujourd’hui je ne puis plus. Il me suffit de le voir pour que toute ma colère tombe. Devant lui, je ne me sens plus de courage, je suis comme une poule mouillée.
Eh ! commère, on t’a ensorcelée ! On dit que Matriona s’occupe de jeter des sorts. C’est elle qui l’a fait.
C’est ce que je pense aussi. Souvent je m’en veux. Il me semble que je le déchirerais. Sitôt qu’il apparaît, tout mon courage s’en va !
Il est évident que tu es ensorcelée. Il ne faut pas grand’chose pour ça. Quand je te regarde, je trouve que tu n’es plus la même.
Mes jambes fléchissent sous moi, et regarde cette bête d’Akoulina. Elle, toujours négligée, échevelée, regarde-la maintenant. Quel changement ! Il l’a bien habillée, elle a engraissé, et malgré sa bêtise, elle s’est mise des idées dans la tête. — « Je suis la maîtresse, qu’elle dit, la maison est à moi. Petit père voulait me marier avec lui. » Et ce qu’elle est méchante, grands dieux ! Quand elle se met en colère, elle serait capable de tout renverser.
Quelle vie que la tienne ! Et dire qu’il y en a qui sont jaloux de toi ! On dit que vous êtes riches, mais à ce que je vois, l’or n’empêche pas les larmes de couler.
Y a vraiment de quoi être jaloux ! Cette richesse, elle va s’en aller en fumée ! C’est inouï ce qu’il jette l’argent par les fenêtres.
Pourquoi l’as-tu laissé faire ? L’argent est à toi.
Ah ! si j’avais pu le prévoir ! J’ai fait une grande bêtise.
Moi, commère, à ta place, j’irais me plaindre au grand chef. L’argent est à toi. Comment ose-t-il le dépenser ? Des mœurs pareilles ne sont pas permises.
Par le temps qui court, on peut tout faire.
Oh ! commère, comme tu te laisses aller !
Oui, je me laisse aller, ma chère, tout à fait. J’ai la tête tournée ! Je ne sais plus rien. Oh ! ma pauvre tête !
Voilà quelqu’un qui vient. (Elle écoute, la porte s’ouvre et Akim entre.)
Scène IV
Que la paix soit dans cette maison ! Allez-vous bien ? Bonjour, petite tante !
Bonjour, père, tu viens de chez toi ?
J’ai eu l’idée, oui… poussons jusque chez le fils… Je ne suis pas sorti de bonne heure… j’ai dîné… vois-tu… et puis je suis parti… le temps est bien neigeux… dur pour marcher… et voilà… comment je suis en retard… Et le fils est-il chez lui ?
Non. Il est en ville.
C’est que… j’ai une petite affaire… oui, une petite affaire… Je lui ai parlé… vois-tu… dernièrement… je lui ai parlé de ma gêne… Le cheval, sais-tu, ne tient plus debout, le cheval… Alors, faudrait s’arranger… pour en avoir un autre… un cheval. Et voilà… oui… pourquoi je suis venu.
Oui, Nikita m’en a parlé. Il va arriver. Vous en causerez. (Se dirigeant vers le poêle.) Viens souper, en attendant qu’il arrive. Mitritch ! Eh ! Mitritch, viens souper !
Oh ! Dieu ! Saint Nicolas le miséricordieux !
Viens souper.
Je m’en vais, adieu ! (Elle sort.)
Scène V
Je me suis endormi sans faire attention. Oh ! Dieu ! saint Nicolas ! Bonjour, oncle Akim.
Eh ! Mitritch !… Tu es donc ?… Alors tu es… ça…
Oui ! Je suis ouvrier chez Nikita, je suis chez ton fils.
Eh ! alors… tu es… ça… ouvrier… chez le fils, eh ?
Ces derniers temps, j’étais employé chez un marchand en ville. Seulement, j’ai bu tout ce que j’avais, et me voilà revenu au village. Comme je ne savais pas où amarrer, alors je me suis loué. (Il bâille.) Oh ! Dieu !
Est-ce que Nikita… alors… oui… il est donc bien occupé ?… Est-ce qu’il a affaire ailleurs qu’il a pris… un ouvrier… ça… un ouvrier ?
Quelle affaire veux-tu qu’il ait ? Avant, il suffisait tout seul à la besogne. Maintenant il a bien autre chose dans la tête. C’est pour ça qu’il a pris un ouvrier.
Puisqu’il a des sous, qu’est-ce que cela lui fait ?
Pour ça, il a tort… il a bien tort, pour ça… il a tort. Il se dérange…
Il est tellement dérangé, tellement que… mon Dieu…
Voilà… on pense pour le mieux… oui… et il en résulte pire… Dans la richesse… l’homme se gâte… dans la richesse.
Même les chiens trop bien nourris deviennent enragés, comment veux-tu qu’on ne se gâte pas ? Ainsi, moi, par exemple, j’ai bamboché tant que j’ai été dans l’abondance. Je n’ai pas dessoûlé de trois semaines. J’ai bu jusqu’à ma dernière culotte. Quand je n’ai plus eu le moyen, je me suis arrêté. Maintenant j’ai juré… au diable le vin !
Et ta vieille, alors, où est-elle ?
La vieille ? Elle est placée, elle est en ville… elle court les cabarets, elle fait la belle dame avec son œil arraché et l’autre au beurre noir et sa gueule de travers. Elle ne dessoûle pas, que le bon Dieu la protège !
Oh ! Oh ! qu’est-ce que c’est donc ?…
Où veux-tu qu’on place une femme de soldat ! Elle est à sa place. (Silence.)
Est-ce que Nikita, oui… a porté… ça… quelque chose en ville ? Est-ce qu’il est allé vendre quelque chose ?
Non, il est parti à vide. Il est allé chercher de l’argent à la banque.
Est-ce que vous voulez… ça… le placer encore ailleurs… l’argent.
Non, nous n’y touchons pas. Ce n’est que vingt ou trente roubles, dont nous avons besoin. Il faut bien en aller chercher.
Le chercher… Pourquoi donc… aller prendre… l’argent… On en prend, ça… aujourd’hui… on en prend demain… et on finit par prendre tout…
Non, c’est à part. Le capital reste entier.
Entier ?… Comment ça… qu’il reste entier ? Vous en prendrez et il restera entier ? Verse la farine dans la huche ou range-la sous le hangar… prends-en… est-ce qu’elle restera entière ? C’est pas ça, non ! Ils trompent le monde… Éclaircissez cela, autrement on vous trompera. Entier !… Vous en prenez continuellement et vous voulez que cela reste entier.
Je ne saurais pas t’expliquer cela. C’est Ivan Mosieitch qui nous l’a conseillé. — Mettez, qu’il nous a dit, votre argent à la banque. L’argent sera en sûreté et vous aurez encore des intérêts.
Il a raison. J’étais chez le négociant ; chez eux, c’est comme cela que cela se fait. On dépose son argent et on n’a qu’à s’étendre sur le poêle. L’argent vient tout seul.
C’est drôle, ça… ce que tu dis… Comment donc recevoir… ça… toi, tu reçois… et eux donc… de qui reçoivent-ils ?…
Ils vous donnent l’argent de la banque.
Une femme, ça ne connaît pas le fond des choses. Tiens, je vais t’expliquer tout cela. Saisis bien. Tu as, par exemple, tu as de l’argent, et moi, de mon côté, je suis au printemps, pas de quoi ensemencer ou de quoi payer les impôts. Alors, je viens chez toi et je te dis : — « Akim, prête-moi dix roubles et moi, quand j’aurai fini les travaux, je te les rendrai et pour le service que tu m’auras rendu, je te faucherai une déciatine de terre. » Tu sais que j’ai de quoi répondre, un cheval… une vache… et tu me dis : — « Pour le service, tu me donneras deux ou trois roubles. » Comme j’ai la corde au cou, j’accepte. L’automne suivant, je vends ma récolte et je t’apporte l’argent. Tu me soutires encore trois roubles. C’est à part.
Mais… mais… ça… les paysans qui font ça… n’agissent pas justement… C’est qu’ils ont oublié Dieu… Ce n’est pas ça… non.
Attends, tu vas voir. Suis bien maintenant mon raisonnement… Tu as donc fait comme je viens de te le dire, tu m’as dévalisé, mais Anicia, d’un autre côté, a de l’argent libre, elle ne sait qu’en faire… c’est une femme… elle ne sait comment le placer. Alors elle vient te trouver et elle te dit : — Ne pourrais-tu pas utiliser aussi mon argent ? — Si, que tu réponds, c’est possible. Et tu attends. L’été, je reviens. — Prête-moi encore dix roubles, que je te dis, et je t’en saurai gré. Alors tu examines mon cas. Si je ne suis pas encore tout à fait vidé et s’il est possible de me soutirer encore quelque chose, tu me donnes l’argent d’Anicia ; si, au contraire, je n’ai plus un radis, si je n’ai rien à me mettre sous la dent, tu me fermes la porte au nez, en me disant : — Que le bon Dieu t’accompagne ! Et tu en cherches un autre à qui tu donnes ton argent et celui d’Anicia, et celui-là tu l’écorches à son tour. Voilà ce que c’est que la banque. Et cela marche rondement, comme je te le dis. C’est très malin.
Oui, comment ?… Ça… Mais ça… Ça, c’est une infamie ! Y a des paysans qui le font… mais ces paysans-là, vois-tu, savent bien qu’ils commettent un péché… C’est pas selon la loi… ça… oui. C’est une infamie. Comment des hommes instruits, ça…
Pour eux, mon cher, c’est une affaire fort agréable. Saisis bien. Quand un homme un peu bête ou bien encore une femme ne sait pas utiliser son argent, ils le portent à la banque et eux, que le bon Dieu les protège ! ils empochent et avec cet argent-là, ils écorchent le peuple. C’est malin.
Eh ! je vois ça, sans argent on est malheureux… avec, on l’est encore plus… Comment, le bon Dieu nous a commandé de travailler, et toi, oui… tu as mis l’argent dans la banque… et tu dors… L’argent te nourrit sans que tu fasses œuvre de tes dix doigts !… C’est une infamie, ça, ce n’est pas d’après la loi !
La loi ! On s’en fiche pas mal maintenant ! On écorche proprement, voilà !
Oh ! quel temps ! Ainsi, dernièrement… j’ai vu… en ville des cabinets d’aisances… quelles inventions ! Ils sont cirés, vois-tu, coquets comme une auberge et tout ça en pure perte… Et Dieu… on l’a oublié… on l’a oublié, vois-tu !… Oublié, nous l’avons oublié, Dieu, le bon Dieu ! (À Anicia.) Merci, ma chère, je suis rassasié, content. (Il se lève de table. Mitritch monte sur le poêle.)
Au moins son père le sermonnait ! j’ai honte d’en parler.
Quoi ?
Rien.
Scène VI
Ah ! ma petite fûtée ! On se remue donc toujours ! Tu as froid, hein ?
Oh ! oui, beaucoup ! Bonjour, petit grand-père.
Eh bien, est-il là-bas ?
Non. Seulement Andriane qui est venu de la ville dit qu’il les a vus dans une auberge. — « Le petit père, qu’il a dit, est ivre-mort. »
Veux-tu manger, tiens !
Ah ! quel froid ! J’ai les mains toutes raides. (Akim se déchausse, Anicia lave la vaisselle.)
Petit père ?
Quoi ?
Marina ? Vit-elle bien ?
Pas mal. C’est une petite femme, ça… intelligente… douce… Elle vit, vois-tu… fait de son mieux… Pas mal, la petite femme… bien soigneuse, bien active et puis ça… bien modeste… pas mal du tout, la petite femme…
On a dit que quelqu’un de votre village, parent du mari de Marina, voulait demander Akoulina ? En as-tu entendu parler ?
Les Mironov ! Oui… les femmes en ont causé… seulement… je ne sais pas… Les vieilles en parlaient entre elles… je n’ai pas bonne mémoire… moi, pas du tout… Quant aux Mironov… ce sont des paysans, ça… pas mal…
Et que je serais contente de la marier au plus tôt !
Pourquoi ?
Le voilà arrivé.
Eh bien, quoi ? (Elle continue à laver les cuillers sans tourner la tête).
Scène VII
Anicia ! Eh ! la femme ! Qu’est-ce qui entre ? (Anicia le regarde et détourne la tête en silence.)
Qu’est-ce qui entre ? As-tu oublié ?
Assez de fanfaronnades comme ça ! Entre.
Qu’est-ce qui entre ?
Eh bien ! c’est le mari ! Entre donc !
Ah ! tu as compris ! Le mari ! Et comment l’appelle-t-on le mari ? Parle correctement.
Bon ! Nikita.
Ah !… ignorante. Dis le nom de mon père.
Eh bien ! Akimitch.
Ah !… Et mon nom de famille ? Comment ?
Tchilikine. Oh ! ce qu’il est plein !
Ah !… (Il se tient au chambranle de la porte.) Et dis-moi de quel pied Tchilikine entre dans l’izba.
Assez donc ! Tu vas faire refroidir la chambre.
Non, dis de quel pied il rentre. C’est obligatoire.
Il va m’embêter maintenant (Haut.) Eh bien, du gauche ! Entre donc maintenant.
Ah !…
Regarde donc qui t’attend dans l’izba.
Le père ! Eh bien, quoi ! Je ne méprise pas mon père, je peux même lui témoigner mon estime ! Bonjour, petit père ! (Il s’incline et tend la main à Akim.) Mes respects !
Le vin, voilà… vois-tu… voilà ce qu’il fait… une infamie…
Le vin ?… Ce que j’ai bu ? Décidément, j’ai eu tort, j’ai bu avec un ami… à sa santé.
Va donc te coucher.
Femme, où est-ce que je me trouve ?
C’est bien, va te coucher.
Auparavant, je veux encore boire du thé avec le père. Fais chauffer le samovar. — Akoulina, entre donc !
Scène VIII
Pourquoi as-tu tout jeté à droite et à gauche. Où est le fil ?
Le fil ? Le fil est par là. Eh ! Mitritch, où es-tu ? Tu dors ? Va dételer le cheval.
Et voilà… le vieux… il est fatigué… il a battu le blé… et lui… il s’est soûlé… Et il l’envoie dételer le cheval… quelle infamie !
Ô Dieu miséricordieux ! Où est-il le cheval ? Dans la cour ? Il a dû bien l’éreinter. Que la peste l’étouffe ! Comme il a pompé… il en a jusque-là ! Dieu ! Saint Nicolas. (Il met son touloup et sort).
Pardonne-moi, petit père. J’ai bu, c’est vrai, eh bien, après ? les poules boivent bien. Est-ce pas vrai ? Pardonne-moi donc. Mitritch ne s’en offense pas, il détellera.
Faut-il vraiment faire chauffer le samovar ?
Oui, j’ai mon père ici, je veux causer avec lui et nous prendrons le thé. (À Akoulina.) As-tu apporté tous les achats ?
Les achats ? J’ai pris les miens. Le reste est dans le traîneau. Celui-là, tiens, n’est pas à moi. (Elle jette un paquet sur la table et elle range le reste dans un bahut. Anioutka la regarde faire. Akim ne regarde pas son fils, il met ses laptis et ses bandelettes à sécher sur le poêle).
Le bahut est plein ! Et il a fallu qu’il achète encore.
Scène IX
Ne te fâche pas, petit père. Tu penses que je suis saoul. Positivement ; j’ai toujours ma raison. Je connais le proverbe : — Bois, mais ne perds jamais la tête. Je peux causer avec toi, petit père, à l’instant même… Je n’ai rien oublié. Tu m’as parlé d’argent… ton cheval ne tient plus debout, je m’en souviens très bien. C’est possible !… Tout cela dépend de moi. Si la somme d’argent était colossale, je te prierais d’attendre, mais, pour ce que tu demandes, je peux tout… Tiens !
Eh ! petit, vois-tu, oui… ce n’est guère le moment de causer.
Pourquoi me dis-tu ça ? Tu veux dire qu’on ne peut pas raisonner avec un soulard ? Je ne suis pas ivre. N’en doute pas… Nous allons boire du thé. Quant à moi, je peux tout, positivement, je peux arranger tout…
Eh ! Eh ! Eh ! Eh !
L’argent ! Le voilà. (Il cherche dans sa poche, retire d’un portefeuille chiffonné une liasse de billets, parmi lesquels il choisit un billet de dix roubles.) Tiens ! pour le cheval ! Prends pour le cheval. Je ne suis pas de ceux qui oublient leurs parents. C’est obligatoire ! Tu es mon père, je ne puis t’abandonner. Tiens ! prends ! C’est bien simple. Je ne suis pas avare ! (Il s’avance vers Akim et veut lui glisser le billet. Akim ne le prend pas. Nikita prend son père par le bras.) Prends, je te dis, quand je te le donne, je ne le regrette pas.
Je ne peux pas, ça… prendre… et je ne veux pas… non, te parler… parce que… oui… tu n’as plus ta raison.
Je ne te lâcherai pas ! Prends ! (Il lui glisse le billet dans la main.)
Scène X
Prends-le donc, autrement, il ne te lâchera pas.
Oh ! le vin !… On n’est plus un homme…
Eh bien, c’est mieux comme cela. Si tu me le rends, c’est bien ! Si tu ne me le rends pas, eh bien ! à la garde de Dieu ! Je suis comme ça, moi ! (Il aperçoit Akoulina.) Akoulina, fais voir les cadeaux.
Quoi ?
Fais voir les cadeaux.
Ce n’est pas la peine, je les ai serrés.
Fais-les voir, je te dis, Anioutka sera contente de les voir. Montre-les à Anioutka. Déplie le fichu, passe-le-moi.
Ça me fait mal au cœur, rien que de le regarder. (Il grimpe sur le poêle.)
À quoi bon les montrer ?
Oh ! qu’il est beau ! Il est aussi joli que celui de Stepanida !
Celui de Stepanida ? Il n’y a pas de comparaison. (S’échauffant et le dépliant.) Regarde un peu quelle qualité. C’est un fichu français.
Et la cretonne ? Qu’elle est jolie ! Machoutka a une robe pareille, mais elle est plus claire, sur fond bleu.
Ah !… (Anicia se rend d’un air fâché dans le cabinet de débarras ; elle en ressort avec un tuyau à samovar et une nappe et elle s’avance vers la table)
En voilà un étalage !
Regarde donc.
Regarder quoi ? Est-ce que je n’ai pas vu ? Enlève-moi ça ! (Elle jette à terre le fichu d’Akoulina.)
Pourquoi le jettes-tu ? Jette ce qui t’appartient. (Elle ramasse son châle.)
Prends bien garde, Anicia !
À quoi ?
Tu penses que je t’ai oubliée ? Regarde ici. (Il lui montre un paquet et il s’assied dessus.) Un cadeau pour toi, seulement faut que tu le mérites. Femme, où suis-je ici ?
Assez de fanfaronnades ! Je ne te crains pas. Avec quel argent fais-tu la noce et achètes-tu des cadeaux à ta grosse boulotte ? Avec le mien.
Oh ! le tien ! Tu voulais le voler, mais tu n’as pas réussi. Ôte-toi de là ! (Elle la bouscule pour passer.)
Pourquoi me bouscules-tu ? C’est moi qui vais te bousculer.
Me bousculer, moi ! Viens-y donc un peu ! (Elle marche au-devant d’elle.)
Eh ! les femmes, là ! Assez ! (Il s’interpose entre elles.)
En v’là du toupet ! Tu ferais bien mieux de te taire, si tu crois qu’on ne sait rien !
Dis, qu’est-ce qu’on sait ?
Je sais quelque chose qui te concerne.
Tu es une catin ! Tu cours avec un homme marié !
Et toi qui as fait mourir le tien !
Tu mens !
Anicia, as-tu oublié ?
Je me fiche de tes menaces ! Je ne te crains pas.
À la porte ! (Il pousse Anicia dehors par les épaules.)
Où veux-tu que j’aille ? Je suis chez moi ici.
À la porte, je te dis, et tâche de ne pas rentrer !
Je ne sortirai pas ! (Nikita la pousse. Anicia pleure et crie en se cramponnant à la porte.) Comment ! On me chasse de ma maison ! Qu’est-ce que tu fais, scélérat ? Ah ! tu crois tout pouvoir faire impunément !
Allons ! Allons !
J’irai chez le starosta, chez l’ouriadnick !
À la porte, je te dis ! (Il la met dehors.)
Je m’étranglerai !
Scène XI
C’est bon !
Oh ! ma petite mère chérie !
Elle croit me faire peur ! Pourquoi pleures-tu ? Ne crains rien, elle reviendra. Va voir si le samovar bout. (Anioutka sort.)
Scène XII
Oh ! la coquine ! Elle en fait des histoires ! Attends, je vais te couper ton caraco ! Pour sûr, je te le couperai !
Elle est à la porte. Qu’est-ce que tu veux de plus ?
Elle m’a taché mon fichu neuf ! La chienne ! Vrai ! Si elle n’était pas sortie, je l’aurais éborgnée !
Ne te fâche pas ! Pourquoi te fâcher ?… Mais puisque je ne l’aime pas !
L’aimer ! Est-ce qu’on peut aimer une tête carrée comme ça ? Si tu l’avais lâchée une bonne fois, tout ça n’arriverait pas. Envoie-la donc au diable ! De toutes façons, la maison est à moi et l’argent aussi. En voilà une maîtresse ! Une maîtresse, elle, c’est un assassin ! Voilà ce qu’elle est et elle en fera autant avec toi !
Pas moyen de boucher la gueule des femmes ! Tu bafouilles sans savoir ce que tu dis.
Si je le sais. Je ne veux pas vivre avec elle, je la chasserai ! Elle ne doit pas rester avec moi ! Elle, une maîtresse ! C’est pas une maîtresse, c’est une garce à forçats !
Assez donc ! Tu n’as rien à partager avec elle. Regarde-moi ! C’est moi, le maître ! Je fais ce que je veux. Je ne l’aime plus, c’est toi que j’aime maintenant. J’aime qui bon me semble. C’est ma volonté. Quant à elle, aux arrêts ! Voilà le cas que je fais d’elle… (Il lève le pied en signe de mépris.) Ah ! c’est dommage qu’il n’y ait pas d’accordéon. (Il chante.)
Sur le four, y a de la galette,
Sur les marches, y a du gruau,
Et nous autres, nous vivrons
Et nous rigolerons,
Et quand la mort viendra
Nous mourrons !
Sur le four, y a de la galette,
Sur les marches, y a du gruau.
Scène XIII
Il paraît que les femmes se sont encore empoignées. Il faut toujours qu’elles s’empoignent. Ô Dieu ! Nicolas le miséricordieux !
Passe au fond, passe !
Elles n’arriveront jamais à s’accorder pour le partage. Ô Dieu !
Apporte la liqueur, nous en boirons avec le thé.
Scène XIV
Eh ! Le samovar va bouillir.
Et la mère ? Où est-elle ?
Elle est dans le vestibule. Elle pleure.
Ah !… Ah !… Appelle-la, dis-lui d’apporter le samovar. Toi, Akoulina, donne les tasses.
Les tasses ? c’est bien. (Elle prépare les tasses.)
Ça c’est pour moi. Voilà du fil pour la femme. Le pétrole est dans le vestibule, et l’argent, le voilà. Attends ! (Il prend la machine à compter.) Il faut voir ça… Farine de froment… quatre-vingts kopecks, huile de chanvre… au petit père, dix roubles ! Petit père, viens prendre le thé ! (Silence. Akim au bord du poêle attache ses bandelettes.)
Scène XV
Où faut-il le poser ?
Pose-le sur la table. Eh bien ? Es-tu allée voir le starosta ? C’est que voilà… faut réfléchir avant de parler. Assez de fâcheries. Assieds-toi, bois ! (Il lui verse un petit verre.) Et voilà ton cadeau. (Il lui donne le paquet sur lequel il était assis. Anicia hoche la tête et le prend sans dire mot.)
Voilà ton argent, reprends-le !
Te voilà habillé ? Où vas-tu ?
Je m’en vais, moi… vois-tu… que Dieu vous garde ! (Il prend son chapeau et sa ceinture.)
Voilà du nouveau ! Pourquoi t’en vas-tu comme ça, la nuit ?
Je peux pas, vois-tu… ça… dans votre maison… je peux pas, vois-tu… y rester… je peux pas y rester… adieu !
Pourquoi t’en vas-tu quand le thé est sur la table ?
Je m’en vais… parce que… vois-tu… ça ne va pas bien… chez toi… vois-tu, ça, on n’est pas bien, Nikita, dans ta maison, pas bien ! Tu vas mal, Nikita, mal ! Je m’en vais !
Assez d’histoires ! Assieds-toi, prends du thé.
Quoi donc, petit père ? Nous aurons honte devant le monde. Qu’est-ce qui t’a offensé ?
Personne ne m’a offensé, ça, personne ! Seulement, ça, je vois bien, vois-tu, que mon fils court à sa perte, mon fils… il court à sa perte…
Quelle perte ? Donne des preuves !
Ta perte, ta perte ! Tu es sur le chemin de ta perte ! Qu’est-ce que je t’ai dit, l’été passé ?
Tu m’as parlé de pas mal de choses.
Je t’ai parlé, ça… de l’orpheline… que tu avais offensée, de l’orpheline… Marina… Tu l’avais offensée…
Oh ! il s’en souvient encore ! C’est passé, ça, avec les vieilles neiges ! Une affaire finie.
Finie ! Non, mon ami, ce n’est pas fini… un péché en attire un autre… et tu es embourbé, Nikita, dans le péché ! Tu es embourbé, je le vois, dans le péché ! Tu es embourbé, enfoncé…
Allons ! prends du thé… voilà toute l’histoire.
Je ne peux pas, vois-tu, ça… prendre du thé… parce que ton infamie… vois-tu, ça… me fait mal au cœur… ça me fait très mal au cœur. Je ne peux pas, ça… prendre du thé avec toi !
Ah ! quel rabâchage ! Mets-toi donc à table !
Tu es pris dans ta richesse, comme dans des filets, comme dans des filets, vois-tu ! Ah ! Nikita, il faut avoir de la conscience !
Quel plein pouvoir as-tu de venir me faire des reproches dans ma propre maison ? Pourquoi te cramponnes-tu ? Suis-je un gamin pour que tu me tires les oreilles ? On n’emploie plus ces moyens-là.
C’est vrai… j’ai entendu dire aussi ça… qu’aujourd’hui on tire les pères par la barbe… Mais c’est la perte de l’âme… la perte.
Nous vivons sans avoir besoin de toi. C’est toi qui es venu nous demander du secours.
Ton argent ? Le voilà, ton argent… J’irai mendier, vois-tu, ça… mais je ne le prendrai pas !
Assez, je t’en prie, pourquoi te fâches-tu ? (Il le retient par la main.) Tu troubles la société.
Ah !… laisse !… Je ne resterai pas, je coucherai plutôt le long d’une borne… qu’au milieu de ta saleté ! Oh ! Que Dieu me pardonne ! (Il sort.)
Scène XVI
Eh bien, en voilà !
Scène XVII
Réveille-toi, Nikita ! C’est à ton âme que tu dois penser. (Il sort.)
Scène XVIII
Eh bien ? Faut-il verser ? (Tous gardent le silence.)
Ah ! Seigneur, aie pitié de moi, pécheur ! (Tous sursautent effrayés.)
Oh ! Je m’ennuie, je m’ennuie ! Akoulina, où est l’accordéon ?
L’accordéon ? C’est maintenant que tu t’en souviens ? Tu l’as donné à réparer. Je t’ai versé, bois !
Je ne veux rien ! Éteignez les lumières ! Oh ! Que je m’ennuie ! Oh ! Que je m’ennuie ! (Il pleure.)