La Quêteuse de frissons/Chapitre IX

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 39-44).

CHAPITRE ix

Curieux accident


Vous croyez, sans doute, lecteur, que tout va bien aller, maintenant, dans le meilleur des mondes ? Vous vous dites : Linette et Léa ont quitté cette pauvre chère fri­pouille de Teddy. Léonie s’en fout royalement. Quant à Geneviève, l’attaché s’en désintéresse. Elle va donc être facilement réconciliée avec son mari et John restera dans la coulisse.

Pas du tout ! La vie n’est pas si simple qu’un vain peuple l’imagine et le sort multiplie les surprises au moment même où on ne les attend pas.

C’est aux environs de Château-Thierry, à Chierry, je crois, que se produisit le fameux accident de chemin de fer qui devait bouleverser l’histoire de nos héros.

La veille, Marcel Cachin avait prononcé un discours dans les couloirs de la Santé. Le fameux Lecoin, anar­chiste notoire, avait parlé d’obstruer pour toujours, avec le placenta du dernier-né de Mme Mussolini, le petit Romano, toute la rade de Villefranche. Il suffisait d’uti­liser un procédé de gonflage des tissus, récemment inventé.

De sérieuses menaces à odeur de cheddite flottaient donc dans l’air, avec les ombres mouvantes de Sacco et de Vanzetti, dont la vengeance sert toujours de prétexte à tous attentats.

Donc, le train d’excursionnistes par lequel revenait, dans son beau complet gris, notre ami Teddy, commença à fluctuer aussitôt qu’il eut dépassé la gare de Châlons-sur-Marne. On l’eût cru surchargé d’alcools divers. Et pourtant, l’enquête établit depuis que le charbon de la locomotive n’avait pas été arrosé, même de champagne.

On a incriminé les excursionnistes las du régime sec qui, eux, s’étaient abondamment abreuvés. Et d’aucuns affirment que leurs tremblements avaient fini par se rythmer jusqu’à faire osciller les wagons dans un mouve­ment d’ensemble. Des témoins, qui ont vu passer le convoi, ont déclaré nettement :

— On aurait dit que c’était un train saoûl.

Moi, je ne sais ni ne veux me prononcer. Mais le train dérailla au kilomètre 98, trois mille mètres avant la gare de Château-Thierry. Il était 5 heures du soir.

Heureusement, il n’y eut pas grand mal, au moins pour les personnes.

Sur la voie de gauche qu’elle suivait, car les trains font tout à rebours, la locomotive se coucha, sa cheminée dans le fossé. Chauffeur et mécanicien s’accrochèrent heureusement à temps aux branches d’un arbre qui s’éten­daient par là.

Suivant l’exemple de la machine, les six wagons, qui, eux aussi, étaient manifestement fatigués, s’étendirent à leur tour sur le côté.

Et dans les prés voisins, les vaches ouvrirent des yeux bien plus ronds que de coutume : c’était la première fois qu’elles voyaient se coucher un train. Je vous assure qu’un tel événement fit, sur ces placides bêtes, un formidable effet. Si formidable qu’elles se vautrèrent immédiatement, car comment voulez-vous qu’une vache veille lorsque les trains s’endorment ?

N’allez pas supposer que les excursionnistes yankees eurent à souffrir de l’accident ! Ils avaient suivi (ou pro­voqué) le mouvement oscillant du train qui roulait d’ail­leurs très doucement. Ils se couchèrent avec lui, tout naturellement. Et ils s’endormirent.

De telle sorte que les survenants, qui croyaient à une grave catastrophe, eurent toutes les peines du monde à les réveiller.

— Chut ! Doucement, c’est Teddy ! (page 46).
— Chut ! Doucement, c’est Teddy ! (page 46).
— Chut ! Doucement, c’est Teddy ! (page 46).

La plupart, dédaignant les trains de secours, décidèrent d’aller finir leur somme à Château-Thierry, après un bon dîner. De ceux-là étaient Teddy et sa petite Léonie.

— Nous rentrerons, dit-il, demain seulement à Paris.

C’est précisément cet après-midi-là que John prouvait à Geneviève comment il n’était plus « sir quinze secondes ».

Et, la chair est faible ! Geneviève, dans l’émotion cependant de l’attente de son cher Teddy, trouvait un vrai plaisir à tromper son énervement par la volupté. C’était tromper deux fois, ce qui confère un charme parti­culier aux doux jeux de l’amour dont est toujours empli le cœur d’une quêteuse de frissons.

Sir John répétait donc la leçon apprise grâce à l’obligeance de la belle enfant de la « Maison Philibert ». Il baisa doucement la naissance des cheveux de Geneviève puis les deux yeux, successivement, bien entendu, et les lèvres et le reste, oui tout le reste, vainquant, une fois de plus, une instinctive répugnance. Mais que ne ferait­ on pas pour être à la page de Paris ?

Cette fois, d’ailleurs, il éprouva, dans son baiser pro­longé, dans sa longue caresse, une jouissance qu’il n’eût pas, autrefois, supposée possible.

Et le serpent tentateur eut son tour de parole. On en espaça savamment les phrases ; on le fit tourner adroite­ment autour du tronc de la science du bien et du mal.

Geneviève s’enthousiasmait, pleurait de plaisir et de joie, s’étonnant qu’un Américain pût dépasser en science amoureuse un attaché de préfecture.

— Oui, John, même à New-York, je serai toute à toi. Tu es, maintenant, bien plus fort que Teddy. Tant pis pour lui. Mais je l’aime encore, sais-tu ? C’est lui le premier…

— Aoh yes ! Je savais de trop : le Chat Percé !

Mais que signifient ces cris sur la place, sous les fenêtres de l’hôtel ?

Geneviève prête l’oreille :

L’Intran ! Édition spéciale ! L’accident du train américain !

On sonne. Le garçon monte le journal.

— Ciel ! Teddy ! Pauvre Teddy ! Mort peut-être ! John ! Nous partons à Château-Thierry !

— Comme vous vouliez ! mistress Geneviève !

Les wagons sont toujours couchés sur la voie, au delà de la station, mais le trafic est régulier de Paris à la patrie de La Fontaine. À neuf heures du soir, deux heures après leur départ de Paris, mistress All’ Keudor et John arrivent donc à la gare de la cité que la reine Blanche rendit légendaire quelques siècles avant la fameuse résistance de l’armée du général Pershing.

On demande des détails sur l’accident et l’on apprend avec joie qu’il n’y a pas de victimes. Teddy aurait-il rejoint Paris, ou serait-il logé à l’un des deux hôtels ? Le trouvera-t-on au Cygne ou bien à l’Éléphant ?

Le cœur de Geneviève bat violemment ; celui de John aussi, car il n’a pas la conscience en repos. Rien d’aussi désagréable que de se trouver en présence d’un homme à la femme de qui l’on donnait, l’après-midi même, des preuves incontestables d’amour… en beaucoup plus de quinze secondes.

Geneviève porte une épaisse voilette ; mais son com­pagnon ne peut dissimuler ainsi ses traits. Il baisse le plus possible les bords de son chapeau.

— Oh ! mistress, dit-il, je vous prie, ne nous faisons pas connaître tout de suite, si nous le voyons.

— Ça dépendra, mon bon ami !

Au Cygne, personne, mais voici l’Éléphant, à deux pas de la statue mal éclairée de Jean de La Fontaine.

La salle à manger est au premier.

Au fond, un complet gris. C’est Teddy, mais il n’est pas seul, l’infâme ! Geneviève crispe ses petits poings ; que va-t-elle faire ?

— Attention, mistress ! souffle John, qui tourne le dos le plus possible. Observez en dînant. Vous ferez face et vous garderez votre voilette sur le haut du visage. Moi, j’irai dans une petite pièce, à côté, pour qu’il ne me voie pas.

Allons ! Tout s’est bien passé. Geneviève s’est contenue. Elle attend le lendemain pour agir, et d’autant mieux qu’elle a entendu son mari demander deux chambres pour sa compagne et pour soi. John aussi couchera seul.

On fait parler le personnel. Pas de départ le lendemain matin. Les excursionnistes présents vont profiter de leur arrêt forcé pour visiter la ville et les champs de bataille.

Et bientôt sur tous la nuit étend ses voiles…