La Question agraire en Italie/01

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Félix Alcan, éditeur (p. 9-18).

CHAPITRE PREMIER

LA QUESTION AGRAIRE ET LE LATIFUNDIUM

État de la propriété dans la province de Rome. — Les paysans de la province de Rome réclament des terres à travailler et, si on ne leur en donne pas, ils envahissent et labourent celles des grands propriétaires. C’est là un premier fait que nous constatons par la lecture des journaux ; il en est un second que nous pouvons observer de la portière d’un wagon : c’est que la campagne est fort peu et fort mal cultivée, que les villages y sont clairsemés, et même dans les environs de Rome, dans la Campagne romaine proprement dite, on n’aperçoit plus ni cultures, ni villages. Ces deux observations rapides et superficielles nous amènent à faire l’hypothèse que la petite propriété doit être relativement peu développée dans la région et que le paysan non seulement ne peut pas aisément devenir propriétaire, mais trouve difficilement à employer ses bras. C’est bien, en effet, ce que va nous confirmer l’étude de l’organisation de la propriété dans la province de Rome.

Consultons les statistiques de l’Enquête agraire ; elles ont été publiées vers 1883, mais, de l’aveu des personnes compétentes, elles sont encore exactes en ce qui concerne l’objet de notre étude. La province de Rome a une superficie de 1 200 000 hectares, soit l’étendue de deux de nos départements français. La propriété foncière y présente les caractéristiques suivantes :


NOMBRE
VALEUR
des propriétés.
des propriétaires.
Ensemble de la propriété 
226 millions 111 678 172 941
Grande propriété (supérieure à 1 000 hectares. 
105 millions 188 249


Ces chiffres font ressortir l’importance et la concentration de la grande propriété qui représente près de la moitié de la valeur totale de la propriété rurale et est aux mains d’un très petit nombre de personnes. Dans l’arrondissement de Rome, la concentration est encore plus accentuée puisque 115 propriétés supérieures à 1 000 hectares valent plus de 83 millions, tandis que 47 427 propriétés inférieures à 1 000 hectares ne valent que 57 millions. À Civitavecchia, 14 propriétés valent 6 millions, les 1 432 autres atteignent seulement la valeur de 3 millions et demi. Si, avec l’auteur de l’enquête agraire, nous réservons le nom de latifundia aux propriétés de plus de 5 000 hectares, nous constatons qu’ils valent 62 700 000 francs, c’est-à-dire qu’ils représentent, en valeur, plus de la moitié de la grande propriété et 36 pour 100 de l’ensemble de la propriété rurale dans la province de Rome. Il faut remarquer en outre que si la statistique, au lieu d’indiquer la valeur des diverses catégories de propriétés, indiquait leur étendue globale, les chiffres relatifs à la grande propriété seraient beaucoup plus élevés, car les vignes, par exemple, qui sont très morcelées et comptent dans la petite propriété, ont une valeur bien plus grande que les pâturages et les bois. On voit par les chiffres cités plus haut que la petite propriété occupe cependant une place honorable dans la province de Rome[1]. Mais il faut remarquer que la petite propriété est localisée dans les montagnes et dans les régions viticoles comme les monts Albains et les faubourgs de Rome. Dans ces régions-là, la question agraire ne se pose pas puisque le sol est soumis à une culture aussi intensive que le permettent les conditions du lieu, et que les paysans y sont propriétaires. Elle se pose au contraire dans la partie nord de la province où des paysans prolétaires se trouvent en face d’immenses domaines soumis à une exploitation extensive. Elle se pose dans la Campagne romaine dont les solitudes semblent vouloir isoler la Ville éternelle du reste du monde, et où des milliers d’hectares ne sont peuples que de quelques bergers. Là, c’est bien le latifundium qui domine et qui caractérise le régime foncier. Par latifundium nous devons entendre la grande propriété soumise à une exploitation extensive, quel qu’en soit d’ailleurs le possesseur : communes, œuvres pies ou particuliers.

Les biens communaux dans la province de Rome atteignent une valeur cadastrale de 13 millions de francs. Les communes de Nettuno, Terracine, Sermoneta, Garpineto, Segni et Filettino possèdent chacune plus de 5 000 hectares ; trente an=utres communes ont un patrimoine de 1 000 à 5 000 hectares.

Les œuvres pies (hôpitaux, paroisses, confraternités) ont un revenu foncier d’environ 1 200 000 francs. L’hôpital San Spirito de Rome est un des grands propriétaires de l’Agro romano. Jadis les biens ecclésiastiques étaient beaucoup plus étendus qu’aujourd’hui, car une grande partie en a été vendue depuis une quarantaine d’années.

Parmi les particuliers, les propriétaires les plus importants sont les princes romains, les Chigi, les Ruspoli, les Rospigliosi, les Borghèse qui ont 15 000 hectares dans la Campagne romaine, les Caëtani qui en possèdent plus de 30 000 dans les Marais Pontins. D’autres propriétaires moins illustres et parfois d’origine récente ont aussi de vastes possessions.

Origine du latifundium. — Cela n’est pas un fait récent que la prédominance de la grande propriété à culture extensive dans les environs de Rome. Les lois agraires de la République romaine avaient précisément pour but de fixer une limite maxima aux possessions des familles patriciennes et aux troupeaux qu’elles envoyaient sur les pâturages publics. Dès les premiers siècles de Rome, c’était une tendance des citoyens riches d’accaparer à leur profit le territoire de l' Ager publicus et les terres conquises sur l’ennemi. Si la question agraire est presque aussi vieille que Rome, le latifundium l'est autant qu’elle. Cependant c’est vers la fin de la République que les latifundia prirent une extension considérable, lorsque Rome, devenue puissante, eut abandonné l’agriculture pour l’art militaire, lorsque les tributs des peuples vaincus vinrent entretenir l’oisiveté des maitres du monde, et lorsque le blé de Sicile et d’Égypte assura la nourriture des citoyens-mendiants qui formaient alors le peuple-roi.

La plèbe s’entasse alors à Rome, mais la campagne n’est pas déserte ; elle est seulement peuplée d’esclaves. Les champs sont transformés en jardins et les fermes font place aux villas. Le Romain ne va plus à la campagne pour y travailler, mais pour s’y reposer ; il n’y produit plus rien, mais il y dépense beaucoup. C’est alors, et non sans raison, que Pline reproche aux latifundia de causer la perte de l’Italie : Latifundia perdidere Italiam.

Mais le latifundium a survécu à la ruine de l’Italie. Les tributs des nations conquises et le blé d’Égypte prirent un jour la route de Byzance bientôt suivis des principales familles de l’aristocratie, mais les latifundia ne furent pas morcelés. Les Barbares vinrent qui ravagèrent le pays, incendièrent les villas, détruisirent les aqueducs ; après leur passage, le latifundium régnait comme jadis sans partage sur la Campagne romaine.

Et pourtant ce fut une époque critique pour Rome qui, privée des contributions des provinces de l’empire, ne recevait pas encore les offrandes et les aumônes qui bientôt allaient affluer vers la capitale de la chrétienté et permettre à ses habitants de reprendre leurs habitudes de vie oisive et insouciante comme au temps des Césars.

Il y eut là quelques siècles assez durs à passer, si durs même qu’on fut parfois contraint de prendre la charrue et la pioche. Du VIe au VIIIe siècle, on signale quelques essais de culture. Les papes Zacharie et Hadrien, qui vivaient vers 750, fondèrent même dans la campagne trois ou quatre villages de cultivateurs appelés domuscultuæ. Ces villages disparurent bien vite et, aujourd’hui, c’est à peine si on en peut indiquer l’emplacement.

Au cours des siècles, les papes multiplièrent les tentatives pour favoriser le peuplement de la Campagne romaine et y développer l’agriculture. Ce fut toujours en vain et, actuellement, cette région est certainement moins peuplée et moins cultivée qu’il y a deux mille ans.

Les circonstances politiques ont bien pu, en effet, amener la formation des latifundia, mais grâce seulement aux conditions favorables du lieu. Par sa constitution géologique, la partie de la province de Rome, qui s’étend du lac de Bolsena jusqu’à Terracine, est très riche en eaux souterraines peu profondes qui entretiennent dans le sol une humidité favorable à la croissance de l’herbe et qui donnent naissance à un grand nombre de petites sources. Au printemps, il tombe des pluies abondantes qui prolongent la végétation assez avant dans l’été, et, en octobre, de nouvelles pluies font reverdir les prairies qui, en raison de la douceur du climat, n’ont pas à redouter la gelée. Ce pays est donc très favorable au pâturage et en particulier au pâturage d’hiver, ce qui supprime la difficulté de l’hivernage. Ici, la nécessité de nourrir les animaux à l’étable pendant la mauvaise saison ne vient pas contraindre le pasteur à faire de la culture, ni même à récolter et à emmagasiner des fourrages. Quant à la sécheresse de l'été, il y échappe par la transhumance dans les Apennins.

C’est un fait bien connu que, chez les Romains, le bétail avait une grande importance. Les auteurs latins qui ont écrit sur l’agriculture indiquent toujours le bétail comme une des branches de l’économie rurale qui donne le plus de profits. Les patriciens possédaient d’immenses troupeaux ; il n’est pas étonnant qu’ils se soient enrichis chaque jour davantage, et qu’ils aient pu constituer peu à peu les grands domaines latifundistes[2]. Pline décrivant la route qui conduit de Rome à sa villa de Laurentium, dit qu’elle traverse de vastes pâturages où paissent de nombreux troupeaux de moutons, de chevaux et de bœufs.

On conçoit bien comment l’art pastoral favorise le latifundium à exploitation extensive ; il faut, en effet, de grands espaces pour le parcours des animaux dont la garde par ailleurs n’occupe qu’un petit nombre de personnes. C’est ce qui explique que la culture ait été abandonnée peu à peu, et que la campagne se soit dépeuplée.

La situation ne s’est pas sensiblement modifiée au cours des siècles, malgré les changements nombreux et profonds qui ont affecté la vie politique et économique de Rome. C’est que la malaria, en rendant la campagne inhabitable au moins pendant l’été, a contribué à conserver le pâturage extensif et le latifundium. Nous avons vu que le sol de la province de Rome est riche en eaux. Ces eaux sourdent à la surface et forment des marécages si leur écoulement n’est pas assuré. Or la main de l’homme s’est retirée de la Campagne romaine le jour où l’art pastoral y eut établi son empire exclusif. Rien d’étonnant donc si on rencontre à chaque pas des eaux stagnantes et de petites mares provenant des dernières pluies. C’est dans ces mares que se développent les larves des moustiques qui, par leur piqûre, propagent le germe de la malaria. Cette maladie qui se manifeste par des fièvres périodiques, est due à un parasite qui vit dans le sang. Les malariques sont anémiés, incapables d’un travail énergique, et atteignent rarement à la vieillesse ; souvent d’ailleurs ils meurent d’un accès de fièvre.

On conçoit que là où règne une pareille maladie la culture soit à peu près impossible, et l’on voit d’ici les conséquences que cela peut avoir sur l’état social ; des auteurs anglais ont été jusqu’à attribuer à la malaria la décadence de la Grèce et de Rome. Sans nous attarder plus longtemps sur cette question que nous étudierons plus tard en détail à propos de la colonisation de la Campagne romaine, remarquons que, si le latifundium, en supprimant la culture, a favorisé le développement de la malaria, la malaria à son tour, en rendant la culture impossible, a contribué à maintenir le latifundium. Malaria et latifundium sont deux alliés. Jusqu’ici leur alliance les a rendu invincibles. Nous verrons au cours de cette étude que l’une est déjà vaincue et que l’autre est fortement menacé.

En résumé, si l’expansion militaire de Rome a été la cause occasionnelle du développement du latifundium, celui-ci a été favorisé et conservé par les conditions naturelles du lieu, par le pâturage et la malaria.

Voici donc deux faits : la question agraire et le latifundium dont nous constatons la coexistence dans la même région depuis des siècles. Sommes-nous en droit de dire que celui-ci est cause de celle-là ? Pas encore. Pour pouvoir formuler légitimement une pareille conclusion, nous devons analyser minutieusement les caractères du latifundium et déterminer aussi rigoureusement que possible les conséquences qu’il peut avoir sur toute l’organisation sociale du pays.

Dans la province de Rome, le latifundium se présente sous des aspects différents, suivant qu’on le considère dans la Campagne romaine où n’existe pas de population stable, ou dans la partie septentrionale de la province où se trouvent des villages clairsemés mais souvent importants. Il semble à première vue que les mêmes problèmes ne se posent pas dans les deux régions : dans l’Agro romano l’attention des particuliers et des pouvoirs publics se porte surtout sur l’assainissement et la mise en culture, sur ce qu’on appelle la bonification ; dans le Viterbois on se préoccupe surtout des usages publics et des conflits entre propriétaires et paysans. En réalité, nous verrons qu’en dépit des apparences, le problème est bien le même partout : Comment augmenter la productivité du sol pour nourrir des bouches chaque année plus nombreuses. La question agraire est ici avant tout et surtout une question de patronage rural, de direction du travail agricole.

Cependant, comme la présence ou l’absence de population stable est un tait qui n’est pas indifférent et qui donne aux deux régions une physionomie bien distincte ; comme, d’autre part, il importe d’éviter toute confusion, nous étudierons successivement le latifundium dans la Campagne romaine et le latifundium dans la région de Viterbe.



  1. Nombre des propriétaires fonciers :
    Au-dessus de 1 000 hectares 
    249
    De 1 000 à 500 hectares 
    228
    500 à 251  
    422
    250 à 101  
    850
    100 à 51  
    1 329
    50 à 26  
    2 425
    25 à 11  
    5 544
    10 à 11  
    61 297
    100 ares à 51 ares 
    31 084
    50 à 26  
    28 031
    Au-dessous de 25 ares 
    41 482

    On voit combien est développée la très petite propriété puisque, dans un pays où les enfants sont très nombreux, sur 1 142 000 habitants on compte 172 941 propriétaires.

  2. De nos jours, l’art pastoral est une source d’enrichissement et un moyen d’ascension. La plupart des fortunes de la bourgeoisie romaine actuelle ont une origine pastorale.