La Question agraire en Italie/04

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Félix Alcan, éditeur (p. 137-173).

CHAPITRE IV

LES LOIS AGRAIRES ET LES USAGES PUBLICS

Il y a longtemps qu’à Rome la plèbe réclame des terres et que l’aristocratie réussit à maintenir son monopole foncier. Cette situation de la propriété a été une cause d’agitations et de troubles dès le temps de la République romaine ; il n’est donc pas étonnant que l’État ait songé à intervenir par voie législative pour remédier à la crise. Ceci nous explique le grand nombre de lois agraires qui ont été promulguées à Rome. Cette fécondité législative ne s’est pas atténuée à notre époque, car les conditions géographiques et sociales du pays ont frappé inefficacité toutes les lois sorties du cerveau du législateur. L’échec de ce dernier tient essentiellement à ceci qu’il n’a vu que le côté extérieur de la question agraire et qu’il n’en a pas pénétré la raison profonde. Du moins, c’est seulement dans ces dernières années qu’il semble l’avoir soupçonnée et qu’il en a tenu compte en modifiant ses procédés intervention à propos de la mise en valeur de l’Agro romano.

Nous savons que, dans le Viterbois, la crise agraire se manifeste surtout par les troubles causés par l’exercice des usages publics : c’est une affaire de police et une question juridique relevant directement des pouvoirs publics qui ont promulgué des lois agraires ayant pour but de mettre un terme au conflit entre latifundistes et paysans. Le législateur s’est proposé de faire cesser les incertitudes relatives au droit de propriété, pensant que c’était là la cause de la crise agraire, alors qu’en réalité cela n’en est qu’une manifestation.

Deux tendances se sont succédé dans la législation relative aux usi civici ; deux conceptions répondant l’une aux principes individualistes de l’économie politique orthodoxe, l’autre à l’idéal collectiviste de l’école socialiste, ont inspiré successivement les réformateurs. Ils ont d’abord cherché à affranchir complètement les terres des servitudes publiques, au profit des propriétaires nominaux, moyennant le paiement d’une indemnité aux usagers ; plus tard, ils ont cherché à favoriser la constitution de domaines collectifs en groupant les usagers en universités agraires.

I — L’affranchissement des propriétés

La Législation. — La notification pontificale du 29 décembre 1849 marqua le premier pas vers l’affranchissement des propriétés privées. À vrai dire, elle ne décrète ni l’abolition des usages publics ni le partage des domaines communaux, mais elle sanctionne le droit des propriétaires de libérer leurs terres des servitudes en observant. certaines règles d’ailleurs assez dispendieuses et assez difficiles à mettre en pratique, si bien que la situation ne fut guère modifiée à la suite de cette loi, et que la nouvelle administration italienne trouva le problème des usages publics encore entier.

C’est la loi du 24 juin 1888, complétée par celle du 2 juillet 1891, avec laquelle elle a été réunie en un texte unique par le décret du 3 août 1891, qui règle actuellement la matière[1].

L’article premier déclare abolies « dans l’extension et la mesure de la dernière possession de fait », toutes les servitudes exercées sous une forme quelconque, avec ou sans redevance, par les habitants eux-mêmes ou par les communes, tant sur les terres communales que sur les terres des personnes morales et des particuliers.

L’article 2 impose aux propriétaires des terres affranchies l’obligation de donner aux usagers une indemnité consistant soit en terrains soit en une redevance annuelle, correspondant à la valeur de la servitude ou du droit existant sur le fonds affranchi.

D’après l’article 3, l’indemnité doit consister en une cession de terrains si les usages publics sont exercés en nature par les habitants d’un village ou par les membres d’une université ou d'une association[2].

L’indemnité consiste au contraire en une redevance annuelle calculée sur la moyenne des dix dernières années et toujours rachetable : 1° quand les usages publics ne consistent pas dans la jouissance en nature, mais dans la perception de revenus provenant de la vente de l’herbe, du fermage du pâturage ou de taxes de pâturage ; 2° quand la partie du fonds à attribuer aux usagers ne surpasse pas 4 hectares dans les régions de montagne et 10 hectares dans les autres (art. 5).

L’article 9 autorise l’affranchissement en faveur des usagers moyennant redevance annuelle à payer au propriétaire lorsque l’exercice des usages publics est reconnu indispensable à la vie de la population et que le terrain à assigner aux usagers en vertu de l’article 3 est jugé insuffisant pour les besoins de la population. Les biens revenant aux usagers sont attribués aux associations et aux communautés qui jouissaient des usages publics ; dans certains cas, ce peut être la commune (art. 46).

L’application de la loi est confiée à une commission d’arbitrage composée d’un juge-président désigné par le président de la cour d’appel, et de deux arbitres nommés pour deux ans, l’un par le président du tribunal, l’autre par le préfet (art. 8).

La commission d’arbitrage {giunta d’arbitri) est chargée : 1° de reconnaître et d’identifier les terrains soumis aux servitudes ; 2° de fixer et d’attribuer les indemnités dues aux ayants droit ; 3° de résoudre toutes les difficultés relatives aux servitudes (art. 9). Ses décisions sont sans appel. sauf en cas de contestation sur l’existence, l’étendue et la nature des servitudes ; les intéressés peuvent alors se pourvoir devant la cour d’appel (art. 11), ce qui entrave complètement le travail de la commission.

À première vue, cette loi semble devoir atteindre son but tout en respectant les divers intérêts en présence. Elle a certainement eu quelques bons effets en précisant certains droits et en mettant fin à d’anciens litiges. Cependant, dans l’ensemble, les résultats espérés n’ont pas été obtenus : de nombreux procès ont surgi ; de vieilles querelles ont été envenimées et le bien-être des populations n’en a pas été accru. Le malaise est même devenu tel que le gouvernement a dû suspendre l’exécution de la loi et faire étudier les modifications qu’il serait nécessaire de lui apporter. On se trouve donc actuellement dans une période de transition, sous une législation provisoire. Quels sont donc les reproches qu’on adresse à la loi de 1888 ?

Les uns sont dus à sa rédaction. Par exemple, elle n’a pas défini ce qu’il fallait entendre par « dernière possession de fait », et cela a donné lieu à des discussions interminables entre partisans et adversaires de l’imprescriptibilité des usages publics. Elle ne fait non plus aucune distinction entre les divers usi civici. On peut aussi critiquer la façon dont sont composées les commissions d’arbitrage et souhaiter d’y voir figurer des représentants des parties intéressées. Enfin, la loi détruit ce qu’elle a édifié en déclarant les décisions arbitrales définitives, sauf en cas de contestation sur l’existence, l’étendue ou la nature des usages publics, ce qui est précisément l’essentiel de la question.

On peut aussi reprocher à la loi de ne pas tenir compte de l’état social. Nous sommes ici en présence de paysans communautaires qui ignorent la culture intensive et sont habitués à vivre des usages publics. L’affranchissement limite leurs droits ou tout au moins restreint l’espace sur lequel ils s’exercent. Souvent même, les usages publics sont complètement supprimés et remplacés par une indemnité en argent : il est loisible, en effet, aux propriétaires d’affranchir leurs terres tènement par tènement de façon que ta part à assigner aux usagers soit inférieure à 40 ou à 4 hectares (art. 5). Ajoutons que l’affranchissement en faveur des usagers est présenté par la loi comme une exception et, en fait, sur 1977 affranchissements qui ont eu lieu dans la province de Rome de 1889 à 1904, il n’y a eu que 37 attributions de terrains aux usagers[3]. Il en résulte que ceux-ci se trouvent souvent dépouillés très légalement de leurs moyens d’existence, car les sommes qui tombent dans la caisse de leurs associations ou de la commune ne leur sont d’aucun secours pour vivre. Les paysans ont donc le sentiment très net et très vif d’être spoliés, et ceci suffit à expliquer les agitations et les troubles agraires qui, bien loin de décroître, n’ont fait que se multiplier depuis l’application de la loi de 1888. En outre, les usages publics sont maintenant définis, déterminés et limités à certains terrains, et ceci est une grave modification, car ils étaient jadis essentiellement vagues et leur étendue variait avec le nombre des habitants ; c’étaient des moyens d’existence très élastiques. Les indemnités en argent ou en terrains sont calculées d’après l’étendue de l’usage tel qu’il s’exerce au moment de franchissement, en fonction, par conséquent, de la population. En supposant que les terres attribuées aux usagers soient aujourd’hui suffisantes, elles peuvent ne plus l’être demain quand la population aura augmenté : c’est ce dont se rendent très bien compte les paysans. De là des réclamations qui seront encore plus nombreuses et plus âpres dans l’avenir puisque « la loi a sacrifié l’intérêt des générations futures ». En réalité, la loi a surtout oublié que l’exploitation extensive du sol exige bien moins une appropriation parfaite qu’une superficie considérable, et qu’à vouloir réduire cette superficie, on risque de condamner les gens à mourir de faim. Le législateur a oublié que la propriété se constitue en vue du travail et que vouloir modifier le droit de propriété sans que le mode de travail se soit transformé, c’est faire œuvre vaine.

Les défauts de la loi ont été encore aggravés par l’application qui en a été très défectueuse, de l’avis du ministre lui-même[4]. Les autorités communales ont souvent péché par ignorance ou passion ; les autorités supérieures n’ont souvent exercé qu’un contrôle indolent et insouciant. Les commissions d’arbitrage ont pu parfois donner à la loi une interprétation fausse ou inexacte. Quelquefois, pour se tirer d’une difficulté, elles adoptent une solution mixte qui ne satisfait ni le droit ni les plaideurs ; elles sont d’ailleurs souvent suspectes aux deux parties. On constate aussi que les propriétaires privés sont plus aptes à se défendre qu’une collectivité d’usagers ; ceci n’est pas pour nous surprendre, c’est une supériorité de la propriété particulière. Les usagers sont parfois représentés par les administrateurs de la commune dont les intérêts sont différents des leurs. Enfin, on se plaint de la longueur des procédures et de l’incertitude de la jurisprudence. À vrai dire, le concept juridique des usi civici n’a été ni clair ni constant : les uns y ont vu de simples servitudes, d’autres un droit de propriété, et ces opinions diverses ont triomphé tour à tour. Les tribunaux n’ont rien fait pour éclairer les obscurités de la loi et ils ont émis des jugements pleins de déviations et de contradictions. La Cour de cassation elle-même ne semble pas encore avoir fixé sa jurisprudence, et il y a vingt ans que la loi est votée et s’applique.

Les résultats. — Beaucoup de propriétés ont été affranchies des usages publics à la suite de la loi de 1888. Le rapport du ministre de l’Agriculture sur les domaines collectifs, publié en 1906, indique, pour la province de Rome, 106 900 hectares affranchis, dont 16 000 ont été attribués en indemnité aux usagers auxquels ont été aussi assignés 170 800 francs de redevances, tandis que 41 900 francs sont à payer annuellement aux propriétaires pour les cas où l’affranchissement a eu lieu en faveur des usagers. Il resterait encore plus de 60 000 hectares à affranchir[5].

Il semblerait donc que le but de la loi d’affranchissement soit en passe d’être atteint, mais le ministre reconnaît lui-même que son application a multiplié les troubles agraires : « La loi pour l’affranchissement des servitudes publiques rencontre maintenant un milieu de lutte et de défiance réciproque, et son application, au lieu de s’effectuer avec cet esprit d’ordre et de respect pour les droits d’autrui nécessaire pour assurer les fins d’une loi quelconque, et spécialement de celles qui ont un caractère social, a servi au contraire à préparer le champ de bataille et, dans beaucoup de cas. à fournir des aimes pour d’âpres conflits qui ont souvent dégénéré en désordres et en actes de violence. » Il n’en pouvait être autrement, car le principe môme de la loi est une cause de trouble et de gêne pour les populations dont la manière de vivre a été bouleversée. Les indemnités en argent ou en terrain ne sauraient compenser les avantages de la jouissance directe, à cause de l’élasticité de cette jouissance, de ses abus mêmes et des produits secondaires que pouvait fournir le sol aux usagers. « La somme des utilités que les usagers retiraient de l’exercice des droits de servitude était en fait plus grande que celle qu’ils pouvaient démontrer d’en retirer et qui devait servir de base à affranchissement. » Le droit des usagers est donc restreint dans son étendue matérielle, et il ne gagne pas en intensité puisque les terrains donnés en indemnité sont attribués soit à la commune, soit à une association qui joue alors vis-à-vis des paysans le rôle que jouait auparavant le propriétaire. En définitive, le droit des usagers en tant qu’individus ne s’est pas modifié, il s’exerce seulement sur une surface moindre. Les paysans ne peuvent donc pas compenser par une culture plus intensive la diminution du territoire d’où ils tiraient leurs moyens d’existence. C’est là le vice du système dû à la méconnaissance de cette loi sociale que la propriété s’organise en vue du travail et que, si l’on veut modifier la forme de la propriété, il faut d’abord changer le mode de travail ; or, la population n’y semble pas disposée et la loi est inefficace en pareille matière.

On peut donc affirmer que l’affranchissement des terres par l'abolition des usages publics n’est pas une solution de la question agraire. Le législateur s’en est bien rendu compte, puisque la loi du 8 mars 1908 a suspendu l’application de la loi de 1888. Actuellement les commissions, d’arbitrage ne peuvent prendre aucune décision relative à l’affranchissement des servitudes ; elles doivent se borner, à la requête des intéressés : 1o à reconnaître l’existence, la nature et les limites des usages publics ; 2o à statuer provisoirement sur les difficultés surgissant de l’exercice de fait des usages publics.

On a donc renoncé pour le moment à modifier par voie d’autorité l’organisation de la propriété ; on se contente de prendre les mesures propres à sauvegarder l’ordre public par voie d’arbitrage.

II. — Les domaines collectifs

Puisque l’abolition des usages publics et le cantonnement des usagers sur une étendue de terres restreinte est une cause de trouble, de gêne et de souffrance pour la population, on a entrevu la solution de la question agraire dans l’affranchissement des usages publics au profit des usagers, c’est-à-dire dans l’expropriation avec indemnité des propriétaires nominaux et la constitution de domaines collectifs. Le législateur, n’ayant pas réussi dans sa tentative en faveur de la propriété privée libre et absolue, a pensé être plus heureux en essayant de constituer légalement la propriété collective. Cette solution n’a pas seulement la faveur des socialistes, mais bon nombre de conservateurs en sont aussi partisans. Il est cependant peu probable qu’elle soit adoptée intégralement dans la nouvelle loi actuellement à l’étude ; il nous paraît également douteux que la crise agraire y trouve un remède radical. Toutefois, le domaine collectif n’est ni une utopie ni une hypothèse : il existe, et pour savoir s’il peut apporter à la question agraire une solution, il faut l’étudier dans sa constitution, dans son fonctionnement et dans ses résultats.

Les « Universités agraires ». — L’article 16 de la loi de 1891 ordonne de remettre les biens attribués aux usagers à la suite de l'affranchissement des servitudes aux associations et aux communautés qui jouissaient des usages publics. Certaines de ces associations avaient une existence juridique remontant même à un temps très ancien, mais le plus souvent la communauté n’avait qu’une existence de fait, et c’est alors la commune qui se présentait pour recevoir les terrains ou toucher les indemnités. Cela n’était pas sans inconvénient en raison de l’organisation municipale. Beaucoup de communes sont fort étendues et fort peuplées ; leur chef-lieu est souvent une sorte de petite ville où sont nombreux les artisans, les petits rentiers qui y forment une aristocratie. En raison de la loi électorale et des conditions politiques du pays, c’est cette oligarchie qui détient l’administration communale ; comme c’est elle aussi qui paie la plus grande part des impôts, elle a intérêt à ce que le patrimoine de la commune soit le plus riche possible pour augmenter les revenus du budget. Les paysans, au contraire, ont intérêt à jouir directement des biens collectifs, ce qui est absolument indifférent aux habitants du bourg qui ne possèdent pas de bétail ou ne sont pas agriculteurs. Il en résulte un conflit d’intérêts très net et parfois très aigu entre la classe des usagers qui sont agriculteurs et la municipalité composée d’urbains ; ce conflit d’intérêts se traduit généralement par l’oppression des paysans pauvres et ignorants, oppression qui a pour conséquence des agitations et des troubles. C’est pour mettre fin à ces conflits que la loi du 4 août 1894 a constitué les usagers en associations ayant la personnalité juridique et a institué les domaines collectifs formés avec les biens de ces associations et ceux qui pourraient leur échoir à la suite d’affranchissements[6]. Les universités agraires peuvent se constituer même quand l’indemnité consiste en une redevance annuelle, et cela afin que celle-ci profite aux véritables usagers et non à la commune. Elles élaborent leur règlement qui doit être approuvé par l’autorité provinciale. Lorsqu’il n’existe pas d’association, c’est le maire qui doit réunir les usagers en vue de la constitution d’une université agraire. Beaucoup de maires affectent la plus grande négligence à cet égard : certains d’entre eux s’opposent même à la formation des associations[7].

Il existait en 1906, dans les dix provinces auxquelles s’applique la loi de 1894[8], 513 domaines collectifs dont 333 antérieurs à la loi d’affranchissement de 1888. La loi de 1894 n’a donc fait que confirmer un état de choses déjà ancien et rendre obligatoire l’organisation juridique de ces propriétés collectives. Dans la province de Rome, il existait à la même date 23 anciens domaines collectifs et 46 nouveaux constitués légalement à la suite de la loi de 1888. Ces 69 domaines s’étendent sur une superficie de 33199 hectares : ils ont une valeur de 10 millions 700 000 francs et sont possédés par 19 218 participants chefs de famille[9].

Les anciens domaines, tout en se conformant à la loi de 1894, conservent presque toujours leur ancienne organisation : la jouissance du patrimoine collectif est limitée aux familles originaires de la commune ou de la section qui en jouissent de temps immémorial, ou encore à une classe déterminée d’agriculteurs, les boattieri (possesseurs de bétail) par exemple. Pour les domaines nouvellement constitués, la jouissance est ordinairement étendue à tous les habitants ; il arrive cependant qu’elle soit restreinte aux seules familles pauvres, ou, au contraire, aux familles possédant une maison ; parfois les étrangers sont admis dans l’association après un certain nombre d’années de résidence et leur admission peut être subordonnée au paiement d’une taxe. Les terrains constituant les domaines collectifs sont surtout des bois et des pâturages (24 532 hectares dans la province de Rome) ; mais il y a aussi des terres arables (8 666 hectares). L’importance des domaines collectifs est très variable ; ainsi l’université agraire d’Allumiere, près de Civitavecchia, qui comprend 82 familles, possède plus de 4 000 hectares, valant un million de francs ; celle de Filacciano ne possède au contraire que 11 hectares de broussailles.

Ces domaines sont administrés par l’assemblée générale des usagers et par un conseil d’administration. Il arrive souvent qu’un ou deux membres du conseil sont désignés par la municipalité ; il existe même encore des domaines collectifs administrés par la commune dont le budget profite ainsi des revenus de ces propriétés. Quant au mode de jouissance des usagers, il est déterminé par le règlement de chaque université. Quelquefois la répartition est faite pour une longue période, afin de favoriser l’amélioration du sol et la mise en culture intensive ; d’autres fois, elle est faite seulement pour un an ou deux, pour la culture des céréales. Le pâturage et l’affouage sont exercés suivant les anciennes coutumes. Le meilleur moyen de nous rendre compte de l’organisation des domaines collectifs est d’observer le fonctionnement d’une ou deux universités agraires. Nous étudierons celles de Frascati et de Mentana.

Frascati, petite ville de 12 000 habitants, est située à une vingtaine de kilomètres de Rome, au pied des monts Albains. Son territoire est couvert de vignes généralement cultivées en faire-valoir par les propriétaires : les principaux d’entre eux possèdent seuls des olivettes, car ici l’olivier est une culture moins intensive que la vigne, et les propriétés sont en général peu étendues.

Il existe à Frascati une Università dell’arte agraria, qui est très ancienne et semble s’être constituée légalement à la fin du xvie siècle ou au début du xviie à la suite de la concession faite aux agriculteurs de Frascati par la Chambre apostolique des terrains qu’elle possédait dans le voisinage[10]. La dernière rédaction des anciens statuts de la société remonte au 26 novembre 1730[11]. On y voit que peuvent être admis au nombre des associés tous ceux qui ont leur domicile à Frascati depuis dix ans et qui y ont acheté des biens et y ont fixé leur résidence, ou y ont pris femme et y ont acheté des bœufs ; sont exclus ceux qui exercent les métiers déclarés infâmes ( ?) par la loi ou des arts mécaniques déclarés peu honorables ( ?) par la loi. Il est interdit de tenir plus de 30 bœufs sur les terrains de l’Université, plus d’une jeune bête par charrue de quatre bœufs et plus de cinq chevaux, mulets ou ânes. L’Université est donc une société exclusivement agricole et légèrement aristocratique.

Les statuts actuels, rédigés en conformité de la loi de 1894, datent du 15 août 1895. Peuvent être associés tous les citoyens de Frascati sui juris, hommes ou femmes, possesseurs d’au moins un bœuf, ayant leur domicile légal depuis dix ans et leur résidence habituelle la plus grande partie de l’année dans la commune. Une cinquantaine de familles font partie de la société ; la liste en est révisée tous les ans au mois de septembre. L’Université est administrée par l’assemblée générale et par un conseil composé d’un président nommé pour trois ans par le préfet sur une liste de trois personnes désignées par l’assemblée générale, et de quatre membres élus par moitié pour deux ans ; deux d’entre eux sont nommés par le conseil municipal. La tutelle administrative s’exerce donc sur ces sociétés ; certains de leurs actes doivent être approuvés et le conseil d’administration peut être, dans certains cas, dissous par l’autorité supérieure. Il en résulte souvent des conflits (je ne parle pas ici de Frascati) et comme le pouvoir central ne peut pas complètement se substituer à l’assemblée générale, il s’ensuit un arrêt dans le fonctionnement de la machine. C’est ce qui explique en partie que, en 1906, douze ans après la promulgation de la loi sur les domaines collectifs, beaucoup de ceux ci ne fussent pas encore constitués, par suite soit de l’indolence des intéressés, soit des entraves apportées par les communes, soit de désaccords au sujet des statuts entre les usagers et l’autorité publique, « Donner et retenir ne vaut, » dit un adage juridique : on ne peut pas à la fois créer une association autonome et la maintenir sous l’autorité du pouvoir central.

En 1895, la propriété de l’Université agraire de Frascati se composait de 266 hectares de terres arables et de pâturages et d’un certain nombre de redevances en argent. Jadis la société devait à un propriétaire une rente qu’elle a rachetée au prix de 180 000 francs. Les associés jouissent directement du pâturage et de l’herbe moyennant une taxe fixée par le conseil ; ils jouissent du même lot de terres arables deux ans de suite pour y cultiver le maïs et le froment, et ils donnent le cinquième de la récolte à la société. Il est interdit aux associés d’entretenir plus de six bœufs sur les terres de l’Université. Celle-ci achète chaque année six veaux qu’elle donne en cheptel à trois habitants sans bétail et à trois associés ne possédant qu’un bœuf.

Il existe à Frascati une autre association ; le cas est assez rare. C’est la Consociazione agraria comprenant tous les citoyens, hommes et femmes, ayant capacité juridique et ayant leur domicile légal depuis quinze ans et leur résidence habituelle à Frascati. Cette association comprend 436 familles ; elle s’est constituée à la suite de la loi de 1888 sur l’affranchissement des usi civici, car l’ensemble de la population de Frascati possédait des droits d’usage sur les biens de l’Université agraire. La Consociazione s’est formée pour revendiquer ces droits et en régler l’exercice La commission d’arbitrage a décidé que l’Université concéderait chaque année à la Consociazione une superficie de douze rubbia et demi (23 hectares) pour la culture des céréales moyennant une redevance de 40 francs par rubbio[12]. Cette superficie est répartie par parcelles de 1/2 hectare. Mais actuellement ce droit de la Consociazione ne peut plus s’exercer faute de terres, car le domaine de l’Université a fondu petit à petit et se trouve réduit maintenant à une cinquantaine d’hectares de pâturage. Le reste a été cédé en emphytéose à des habitants de Frascati qui y ont planté de la vigne et paient des redevances. Ceci est absolument contraire à la loi, mais l’autorité supérieure a dû accepter le fait accompli, car ce sont les habitants eux-mêmes qui ont demandé à l’Université ces concessions. On voit qu’ici sur un terrain favorable à la culture intensive, le domaine collectif évolue vers la propriété particulière et ne se maintient que pour les pâturages. Cette évolution n’est pas un phénomène récent, car, d’après les anciens documents, l’Université de Frascati possédait au xviie siècle près de 1 000 hectares qui ont été peu à peu concédés en emphytéose. Depuis cette époque le nombre des boattieri a augmenté ; mais leur richesse respective en bétail a diminué, puisque le maximum de bœufs qu’ils sont autorisés à entretenir a passé de cinquante à six ; nouvelle preuve de l’évolution qu’a subie le mode de travail et avec lui la constitution de la propriété.

Actuellement, à part les terrains en pacages, la fortune de l’Université agraire de Frascati est exclusivement constituée par des redevances emphytéotiques. Quel emploi est-il fait des fonds provenant de ces redevances ?  ? sous avons vu qu’une certaine somme est consacrée à des achats de jeunes bêtes confiées à cheptel à des paysans peu fortunés ; mais la plus grande partie des ressources sert à affermer des terrains qui sont ensuite répartis entre les associés au prorata du nombre de leurs bœufs, moyennant redevance du cinquième de la récolte. Comme la dernière location a laissé un déficit important par suite d’intempéries et de mauvaise gestion, elle n’a pas été renouvelée, et, depuis quatre ans, l’Université emploie ses revenus à payer ses dettes. L’année prochaine, tout passif aura disparu et la société affermera un nouveau domaine ; c’est sur ces terres louées qu’elle donne les 23 hectares auxquels a droit la Consociazione.

Le cas de Frascati est intéressant, car il nous offre l’exemple d’une très ancienne association à recrutement limité (par la possession du bétail), à côté d’une association récente représentant la communauté des habitants, cette dernière possédant des droits d’usage sur les terrains de la première, qui, de son côté, en possédait sur les terres d’un particulier. On voit ici entremêlement des droits de propriété ; on en voit aussi la variété, puisque nous trouvons une propriété communautaire illimitée : celle de la Consociazione ; une propriété communautaire restreinte : celle de l’Université ; et enfin la propriété particulière emphytéotique ou absolue. Le mode de jouissance de ces diverses propriétés varie avec la nature du travail qui s’applique au sol : les pâturages restent soumis à l’usage commun ; les terres à céréales sont appropriées individuellement, mais pour un court terme, le temps de lever deux récoltes successives ; les terres à vigne au contraire sont complètement appropriées, car emphytéose équivaut pratiquement à la propriété. La culture intensive ne s’accommode pas en effet d’une propriété incertaine et précaire, aussi avons-nous constaté que les lois économiques ont eu ici raison des lois civiles. Enfin il faut observer que la constitution de la petite propriété par concession emphytéotique, bien loin de nuire aux générations actuelles et futures, leur est favorable puisque la productivité du sol est augmentée par la culture intensive et que les redevances payées par les emphytéotes permettent à l’Université agraire d’affermer des terres qui sont ensuite concédées à des conditions modérées aux associés et aux habitants.

L’Université disposant ainsi de quelques capitaux peut jouer efficacement le rôle de caution à l’égard de ses membres et de fermier général vis-à-vis du propriétaire qui, sachant ses fermages assurés et payés en bloc, peut consentir un bail plus avantageux que s’il affermait séparément chaque parcelle. Elle joue aussi le rôle d’assureur vis-à-vis des associés en cas de mauvaise récolte ; ceux-ci savent qu’ils ne seront ni expulsés ni saisis puisqu’ils paient une redevance en nature proportionnelle au produit. A l’égard de ses membres, l’Université agraire patronne le travail puisqu’elle leur fournit du travail et qu’elle exerce une certaine direction ; elle les fait aussi jouir de la propriété et facilite ainsi leur ascension sociale. Elle est assez semblable à un syndicat ou à une coopérative ; son efficacité et son action patronnante dépendent beaucoup de ses dirigeants, et elle n’est pas à l’abri d’une mauvaise gestion de leur part.

À Mentana, nous assistons à la naissance d’une Université agraire. Ce village, célèbre dans l’histoire, est peuplé actuellement de 2 000 habitants répartis entre 300 familles. Le territoire, qui s’étend sur 2 300 hectares, était jadis un fief des Orsini, il passa ensuite aux Borghèse, et est maintenant propriété de la Banque de Naples. La famille Borghèse n’a conservé que le palais et ses droits sur les terrains concédés en emphytéose.Il est à noter que les maisons du village elles-mêmes lui appartiennent ou lui appartenaient il y a encore peu d’années ; le paysan était donc ici dans une situation précaire ; il est vrai que cette situation durait depuis des siècles. Il existe sur le domaine des droits de pâturage, d’affouage et d’ensemencement au profit de la population qui jadis possédait un nombreux bétail. Un vieillard médit que son père entretenait plus de cent vaches sans compter les chevaux et les brebis. Ce bétail allait pacager sur les terres du domaine qui étaient pour ainsi dire incultes, souvent même envahies par les broussailles.

Vers 1830, le domaine fut affermé aux Ferri, célèbres mercanti di campagna qui entreprirent d’améliorer l’exploitation et d’augmenter les cultures. Le parcours se trouva réduit et le bétail diminua ; la population supporta cette perte, car elle trouva une compensation dans le travail que lui offrait la culture des céréales. La main-d’œuvre locale fut bientôt insuffisante (Mentana ne comptait à cette époque que 400 habitants) ; il vint alors des émigrants temporaires qui prirent à colonage la culture des céréales moyennant redevance de la moitié ou du tiers du produit, suivant la fertilité du sol ; en même temps, les fermiers transformèrent la redevance proportionnelle des habitants de Mentana (un quart du produit) en une redevance fixe. C’est aussi à la même époque que les vignes prirent de l’extension sur des terrains cédés en emphytéose ; elles occupent aujourd’hui 180 hectares, et certains vignerons ont affranchi leurs parcelles et sont devenus propriétaires absolus.

Il semble donc que par la culture de la vigne en emphytéose, par la culture plus étendue et plus intensive des céréales avec redevance fixe, les habitants de Mentana se trouvaient dans de bonnes conditions pour prospérer et s’élever. Mais l’existence des usi civici sur le territoire du village avait attiré à Mentana une centaine de familles étrangères qui s’y étaient établies à demeure ; la population s’accrut de la sorte plus vite que les moyens d’existence, et les habitants commencèrent à se plaindre que leur droit de pâturage fût réduit par l’extension des cultures, que leur droit de semailles eût été diminué ou au moins modifié par l’établissement d’une redevance fixe. En 1902, une agitation commença pour obtenir le rétablissement complet des usages publics dans leur état ancien et l’expulsion des émigrants temporaires qui venaient travailler sur les terres du domaine. On retrouve ici l’esprit d’exclusivisme et les tendances monopolistes d’une population communautaire qui cherche les remèdes à une crise, non dans un travail plus intense ou plus intelligent, mais dans la suppression de la concurrence extérieure.

En 1907, on constitua l’Université agraire qui englobe tous les habitants, car ils sont tous agriculteurs. Le budget est alimenté par une taxe de pâturage et par des redevances dues par les usagers pour la culture des terres. Les dépenses s’élèvent à 12 500 francs ; ce sont surtout des dépenses d’administration et des frais de justice, car la société est en procès avec la Banque de Naples à propos des usages publics. L’Université agraire voudrait racheter au propriétaire tout le territoire du village qui, en tenant compte des impôts, des dépenses d’administration, des charges provenant surtout des usages publics, ne vaudrait, dit-on, guère plus de 80 000 francs. Mais la Banque de Naples n’accepte pas ce chiffre en raison même de l’incertitude des droits contestés.

En fait, l’Université agraire exerce les usages publics et en règle l’exercice entre ses membres. Les terres arables sont cultivées pendant deux ans en céréales et restent deux ans en jachère pâturée en commun. Les lots sont tirés au sort et restent affectés aux mêmes usagers pendant deux ans ; lors de la première répartition, on a attribué un lot à chaque personne majeure ; la seconde fois, en 1908, on a divisé le terrain par familles en donnant aux lots une étendue proportionnée au nombre des enfants, ce qui est plus pratique et plus juste. Le mesurage et la répartition des terres sont une cause de dépenses qui se renouvellent chaque année. Il va falloir aussi faire des travaux d’intérêt général tel que des fossés pour l’écoulement des eaux et cela aux frais de la société, car on ne peut compter sur des usagers d’un ou deux ans pour les exécuter. On pourrait procéder par corvées, mais ce serait une source de difficultés, les travailleurs non payés étant d’une docilité et d’une application discutables. Ces inconvénients n’échappent pas aux administrateurs de l’Université agraire qui se rendent compte aussi qu’une répartition bisannuelle des terres n’est pas favorable à une bonne culture ; aussi entrevoient-ils la possibilité de donner les terres en location pour trente, soixante et même quatre-vingt-dix ans. Ils écartent l’emphytéose, car elle est rachetable et peut alors aboutir à la pleine propriété, mais un bail de soixante ou quatre-vingt-dix ans. et même de trente ans, n’équivaut-il pas pratiquement à la propriété, surtout si le fermier a droit à une indemnité ou à un renouvellement de ferme pour les améliorations permanentes réalisées par lui, ce qu’on ne manquerait pas de stipuler pour favoriser la culture intensive. On songe aussi à régler l’exercice du droit de pâturage et du droit d’affouage pour éviter les déprédations. Pour échapper à l’afflux des étrangers, on a également l’intention d’exiger, pour l’admission dans l’Université, une résidence de trente ans. Mais il est impossible de faire un règlement définitif avant que le procès pendant ne soit terminé et, en vertu de la loi de 1908, il ne peut pas l’être tant que la nouvelle loi en préparation sur les usages publics ne sera pas promulguée.

J’ai demandé si les bons travailleurs ne réclamaient pas le partage définitif des terres. On m’a répondu que c’était, au contraire, les paresseux qui demandaient ce partage afin de pouvoir vendre leur lot. L’idéal des habitants semble être le maintien de la propriété collective pour que toute la population actuelle et future ait toujours de quoi manger ; ils sont hantés par la crainte de voir la grande propriété se reconstituer. Cependant leur situation ne paraît pas s’être beaucoup modifiée : ils exercent les droits de pâturage et d’affouage, comme autrefois, et sèment le blé à peu près dans les mêmes conditions. Pour eux, la propriété n’est ni plus ni moins collective qu’auparavant et la manière dont ils en usent est la même ; l’ancien propriétaire unique, auquel ils avaient affaire, est remplacé par l’Université agraire. Mais ce changement de patron n’est pas négligeable : les paysans y ont gagné la paix et la sécurité. Plus de conflits incessants entre les usagers et le propriétaire ou ses représentants ; plus de crainte de voir tout à coup les moyens d’existence manquer par un caprice du fermier qui veut interdire le pacage ou employer d’autres ouvriers. N’auraient-ils gagné que cela à la constitution des Universités agraires que les paysans auraient gagné beaucoup. Mais les résultats obtenus sont plutôt le fait de l’organisation, de l’association, de la coopération que d’un changement dans la forme de la propriété ; d’ailleurs, à Mentana, cette forme n’a pas encore changé. Si, jadis, la situation des paysans était mauvaise, il en faut rechercher la cause moins dans la grande propriété privée que dans l’indifférence et l’insouciance du propriétaire qui, même animé de bonnes intentions, méconnaissait ses devoirs de patron ou ne savait pas les remplir, en organisant le travail de façon à assurer des moyens d’existence à tous ceux qui vivaient sur ses terres.

Les domaines collectifs et la petite propriété. — Il est à remarquer qu’en Italie les pouvoirs publics organisent les domaines collectifs, déjà existant en fait d’ailleurs, à l’époque où, dans d’autres pays, disparaissent les derniers restes de la propriété communautaire. En Hollande et en Allemagne, la mark a commencé à être partagée dès les premières années du xixe siècle, et actuellement c’est à peine si on en peut signaler çà et là quelques lambeaux : la propriété privée paysanne s’est développée à ses dépens avec l’approbation de tous et pour le grand profit de la collectivité puisque des territoires autrefois incultes sont aujourd’hui en plein rapport. Évidemment, l’idéal poursuivi n’est pas le même. Remarquons d’ailleurs que, dans la plaine saxonne, les droits d’usage de la mark étaient attachés à la possession d’un domaine, tandis qu’en Italie les usi civici sont des droits attachés à la résidence. Comment en serait-il autrement ? Le paysan de la province de Rome n’est généralement pas propriétaire ; il ne possède souvent même pas sa maison, tandis que le paysan saxon confond sa famille avec son foyer et son domaine[13] Plus le domaine sera productif et riche, plus nombreuse et plus prospère pourra être la famille, plus forte et meilleure pourra être l’éducation donnée aux enfants, plus efficace l’ assistance matérielle qui leur permettra de tenter leur établissement au dehors, car ils ne resteront pas tous sur le domaine[14]. À Rome, au contraire, personne ne veut quitter le village natal, la misère seule pousse à émigrer pendant quelques mois, au plus pendant quelques années ; si on a passé l’Océan et travaillé en Amérique, on ne désire qu’une chose, revenir au pays. Mais comment vivre au pays puisque la famille n’y possède rien ? On ne peut pas compter sur elle ; on ne peut compter que sur les droits que possède chaque habitant comme membre de la communauté. Aussi considère-t-on les usages publics comme le moyen d’existence primordial ; la vie ne serait pas possible sans eux, c’est pourquoi on veut en réserver le bénéfice à ses enfants. Or, si le domaine collectif, qui en dérive, était partagé, le droit sur la terre n’existerait plus au profit de tout homme qui naît, mais il en faudrait hériter de son père, et cet héritage pourrait faire défaut si le père avait aliéné son domaine. La propriété collective est donc une assurance en faveur des générations futures contre l’imprévoyance et la mauvaise gestion de la génération présente. Reste à savoir si la prime à payer n’est pas trop élevée.

Il est difficile de prévoir ce que donneront les domaines collectifs ; leur institution est encore trop récente. Il est bien vrai que la plupart d’entre eux en Italie remontent à une époque fort ancienne, mais ils consistaient ordinairement en pâturages et en bois, et les terres arables ne sont guère cultivées qu’une année sur deux : le pâturage reste en somme le mode de travail dominant. Or, nous savons qu’on reproche précisément, et avec raison, aux latifundistes de tout sacrifier au pâturage et de ne pas faire de cultures nourricières ; c’est pour favoriser la culture intensive que les partisans des domaines collectifs en ont préconisé l’organisation et les voudraient voir constitués avec l’étendue totale des latifundia sur lesquels existent des usages publics. « Il n’y a pas d’économiste, écrit Ciolfi[15] qui ne comprenne que la propriété collective des latifundia dans les mains des agriculteurs soit la seule qui favorise une agriculture intensive complète et florissante, et la résurrection morale, hygiénique et économique des plèbes rurales. » Si la culture dans la province de Rome doit rester dans l’état où elle est, il est inutile d’affranchir les terres aussi bien au profit des usagers que des propriétaires nominaux ; une modification de l’organisation actuelle de la propriété ne se peut justifier que par un progrès dans lu technique agricole et par une augmentation des rendements. Nous ne pouvons pas, à cet égard, apprécier les résultats que donneront les domaines collectifs qui ne sont pas sortis de la période d’organisation et qui sont souvent encore engagés dans des procès longs, coûteux et incertains. Il faut leur faire crédit de quelques années, mais nous pouvons du moins enregistrer ici quelques observations auxquelles ont donné lieu leur constitution et leur fonctionnement depuis 1894.

Le but de la loi du 4 août 1894 était « de conserver en vie, en leur donnant des raisons de vivre, les universités et communautés agraires préexistantes, d’infuser de la vie à la masse inorganique de ceux qui, avant la loi de 1888, exerçaient les droits d’usage sur les terres et, après In loi, en échange de ces droits, eurent la propriété d’une partie ou de la totalité des terres… » ; « de conserver les collectivités en les adaptant au progrès des temps, à l’orientation nouvelle de l’agriculture, à de nouvelles formes juridiques, à de nouveaux buts sociaux ». De telles collectivités « auraient dû greffer le principe moderne de la coopération sur le tronc vieilli des communautés écloses au moyen âge[16] ». Or il semble que la pensée du législateur n’ait pas été bien comprise, ou du moins que ses intentions n’aient pas été respectées par la population car on peut noter des indices très nets d’individualisme dans le fonctionnement des domaines collectifs.

Jadis les usagers trouvaient en face d’eux, dans l’exercice de leurs droits, le propriétaire qui s’opposait à l’exploitation abusive du fonds ; cet obstacle a disparu lorsque le propriétaire privé a été remplacé par une association collective « et la cupidité des particuliers s’est manifestée sous toutes les formes, toujours aux dépens de l’association à laquelle personne ne se sent appartenir, et de la chose commune que chacun considère comme la sienne propre et prétend exploiter à son propre avantage en excluant autrui[17] ». Les professeurs d’agriculture se plaignent du mauvais état dans lequel se trouvent les biens communs par suite d’une exploitation abusive et anarchique. et la plupart de ceux que j’ai vus considèrent les domaines collectifs comme un obstacle au progrès agricole et au développement de la richesse publique.

Il arrive souvent que les universités agraires n’observent pas leurs règlements et que leurs membres se partagent amiablement les biens de l’association. Certains règlements admettent d’ailleurs la concession emphytéotique, le partage et la vente des terres[18], et parfois ces règlements ont été approuvés par les commissions provinciales, en violation formelle de la loi, ce qui dénote une complète ignorance ou une singulière insouciance tant de la part des administrateurs des universités que de la part de l’autorité chargée de les contrôler, à moins que cela ne soit la conséquence de nécessités économiques plus fortes que les prescriptions législatives, ou l’indice d’aspirations à la petite propriété de la part des paysans. Nous avons déjà signalé la mauvaise volonté apportée par les syndics à l’exécution de la loi et l’opposition qu’y font les municipalités. L’intervention des administrateurs communaux n’a pas peu contribué à faire dévier les dispositions législatives parce que, « au lieu de s’employer dans l’intérêt exclusif des usagers qu’ils doivent représenter, ils sont amenés soit par ignorance, soit par d’autres motifs moins excusables, à agir dans l’intérêt de la commune qui, en bien des cas, se confond avec celui de ses administrateurs et aussi parfois avec l’intérêt des propriétaires des terrains soumis aux servitudes, entravant, faussant et dénaturant l’application et le but de la loi elle-même ». On s’explique ainsi que les habitants réclament souvent contre les sentences d’affranchissement et se prétendent lésés : « En plusieurs communes, les désordres de caractère agraire sont précisément causés par la résistance qu’opposent les syndics aux légitimes requêtes des usagers qui réclament la cession des terres qui leur ont été assignées par la commission d’arbitrage et qui demandent à être convoqués pour constituer l’association collective[19]. « L’admission par les règlements de représentants des communes dans les conseils d’administration des universités agraires est aussi une cause de troubles dans le fonctionnement de ces associations.

Les plus grandes différences existent dans les résultats que donnent les universités agraires. Les unes se contentent de répartir leurs terres entre leurs membres, qui continuent la culture et l’exploitation d’après l’ancienne routine. D’autres, au contraire, instituent des caisses de subvention pour acheter du bétail, des semences, des engrais ; elles introduisent la culture intensive et organisent des encouragements pour les cultivateurs, elles sont malheureusement encore l’exception.

Ce qui est souvent un obstacle à la prospérité des universités agraires, c’est l’insuffisance de leur patrimoine et le manque de capitaux et de chefs capables de diriger l’association avec fermeté et intelligence. Il est des cas où le domaine collectif est ridiculement exigu. On me cite le cas d’une université qui avait 55 hectares à répartir entre 800 ou 900 familles. Le professeur d’agriculture a fait accepter par le ministère l’exclusion de tous les usagers qui ne sont pas cultivateurs manuels et il a fait approuver un règlement cultural sévère qui permet l’exclusion de tous ceux qui ne cultivent pas bien. Il a pris ces mesures pour réduire le nombre des usagers et opérer une sélection, mais il fait remarquer que ces mesures ne sont pas légales.

Ces patrimoines, déjà pauvres et restreints, sont souvent chargés de dettes provenant des procès, des sentences d’affranchissement ou de redevances à payer pour les terrains attribués à l’association. Ces dettes sont parfois si élevées que les intéressés refusent de se constituer légalement en université. Le passif qui grève beaucoup de domaines collectifs est un obstacle à l’organisation du crédit qui leur serait si nécessaire pour réaliser les améliorations indispensables et intensifier la culture ; aussi propose-t-on de leur faire accorder par l’État de grandes facilités de crédit et un intérêt de faveur.

Quant aux chefs, ils sont non moins nécessaires ; on comprend qu’ils soient rares dans un pays qui souffre précisément du manque de patrons. Placés à la tête d’une association poursuivant un but économique et moral, il leur faudrait toutes les qualités du patron et quelques autres encore. On peut craindre que les questions personnelles et politiques n’interviennent dans l’élection des administrateurs ; mais on peut espérer que ceux-ci recevront leur leçon des faits eux-mêmes et qu’avec le temps ils acquerront l’expérience et l’autorité qui leur fait défaut au début. Les présidents d’universités agraires que j’ai vus m’ont paru être des hommes intelligents, prudents, sensés et avisés, se rendant compte des difficultés à résoudre et se faisant sur les domaines collectifs le minimum d’illusions. C’est une élite assurément, mais qui peut devenir plus nombreuse avec le temps.

Tels sont les principaux reproches qu’on adresse aux domaines collectifs ; tels sont les principaux défauts qu’on leur reconnaît. Il semble que le plus grave soit de n’être pas complètement en rapport avec l’état social et la mentalité de la population. « Ni partage, ni emphytéose, ni location à long terme et pas même répartition périodique, toutes formes que l’expérience a condamnées comme sanctionnant la frustration des générations futures, et qui, avec la sotte illusion de généraliser la petite propriété individuelle, inocule dans les générations présentes le germe d’un nouveau chancre social : le chancre des propriétaires pauvres condamnés dès leur naissance aux persécutions du fisc et à la charité spoliatrice des riches si l’année est mauvaise ou stérile ; formes, à cause de cela, capables seulement de reconcentrer dans les mains d’un petit nombre les propriétés rurales et de reconstituer un nouveau latifundium plus funeste que le latifundium actuel parce qu’il serait couvert du manteau de la légitimité. Ni partages donc, ni emphytéoses, ni locations, ni répartitions ; mais communautés constituées par communes ou groupes de communes d’après le nombre des associés et d’après l’étendue des terres, et disciplinées avec la forme de la coopération ; communautés autonomes[20]...... » Tel est l’idéal des promoteurs des domaines collectifs. Qu’est-ce que répondent les faits ?

Ils répondent qu’en plusieurs cas les intéressés ont préféré le partage définitif à la communauté ; que, d’autres fois, ils ont réclamé la concession emphytéotique des terres ; que toujours ils procèdent à une répartition annuelle et que parfois ils songent, en vue de l’amélioration des terres et du progrès de l’agriculture intensive, à affermer les terrains pour un long terme ; que presque toujours ils ont accepté l’intervention de la commune dans leur conseil d’administration ; que rares sont les universités qui se sont inspirées de l’idée coopérative pour patronner, soutenir et encourager leurs membres dans la voie du progrès agricole. On a l’impression que le paysan aspire inconsciemment à la petite propriété ; s’il vante la propriété collective, c’est que c’est la seule dont il ait joui jusqu’à présent et qu’elle est en opposition avec le latifundium dont il a horreur, nous savons pourquoi. À ses yeux, le domaine collectif est le meilleur remède contre les abus du régime latifundiste ; mais il ne faudrait pas s’étonner que ce fût une étape vers la petite propriété. Cet état d’esprit et ces tendances du paysan de la province de Rome nous renseignent sur sa formation sociale et sont expliqués par elle. C’est un communautaire, mais un communautaire fortement ébranlé pour ne pas dire désorganisé. Cet ébranlement ne serait-il pas dû au régime même de la propriété dont la concentration entre quelques mains, en réduisant le paysan à la condition de prolétaire, a enlevé à la communauté patriarcale toute raison d’être[21] ? La constitution des domaines collectifs peut-elle renforcer et restaurer la formation communautaire originaire de la race ? Je ne le pense pas, car ces domaines collectifs ne s’adaptent pas à un cadre familial, mais à un cadre de voisinage : le village ; or, entre ces voisins, il y a déjà bien des intérêts divergents pour ne pas dire opposés. Il est bien peu probable que l’action législative arrive à comprimer la poussée individualiste qui, de nos jours, sous l’influence de causes diverses, se manifeste irrésistiblement partout où les communautés sont en voie de désorganisation.

À l’heure présente, le principal avantage des domaines collectifs est d’assurer l’indépendance du paysan en le libérant de la servitude du latifundium et de favoriser son éducation sociale en remettant le sol entre ses mains et en l’obligeant à s’organiser pour gérer ses propres affaires. Ses aptitudes et sa capacité ne peuvent que s’accroître et, après une inévitable période d’inertie et de tâtonnements pendant laquelle, faute de patrons, il attend l’impulsion et subit la tutelle du pouvoir central, sauf à lui résister parfois, il apprendra sans doute à administrer librement ses associations et à les rendre autonomes. C’est lui alors qui décidera souverainement entre la propriété collective et la petite propriété privée.



  1. Cependant l’exécution de cette loi est suspendue dans ses parties les plus importantes par la loi du 8 mars 1908.
  2. Nous verrons plus loin ce que sont ces universités et ces associations d’agriculteurs.
  3. Cf. Relazione sull’andamento dei dominii collettivi présentée au Parlement par le ministre Luigi Rava. Roma, 1906. — On y voit des affranchissements donnant lieu à une redevance de un centime ! On se rend compte par là combien le travail de la commission est minutieux et ingrat.
  4. Ibid.
  5. On remarquera que l’étendue relative des terrains attribués aux usagers est proportionnellement plus élevée (16 800 hectares sur 106 900) que le nombre des attributions (37 sur 1977. V. suprà, p. 142). Cette différence s’explique par ce fait que quelques attributions ont eu pour objet des étendues considérables : Farnèse, 2 327 hectares ; Corneto Tarquinia, 3 457 hectares ; Morlupo, 1 080 hectares ; Manziana, 1 250 hectares. Ces grosses attributions ont porté presque exclusivement sur des pâturages ou des bois dont le propriétaire nominal était une personne morale ou un latifundiste.
  6. La loi a spécifié que l’affranchissement aurait lieu de plein droit en faveur des usagers lorsque la propriété des biens à affranchir appartient à des personnes morales : communes, hôpitaux, églises, etc…
  7. Cf. Relazione sull’andamenlo dei dominii collettivi, p. 30.
  8. Ancône, Ascoli Piceno, Bologne, Ferrare, Macerata, Modène, Parme, Pérouse, Pesaro Urbino, Rome.
  9. Cf. Relazione sull’andamento dei dominii collettivi.
  10. La Chambre apostolique était le fisc pontifical.
  11. « Statuti della nobil’Arte dell’Agricoltura dell’Università dei buattieri della città di Frascati. » Les buattieri ou bovattieri ou boattieri sont les possesseurs de gros bétail et plus spécialement de bœufs de travail.
  12. Le rubbio = 1 hectare 84.
  13. On objectera peut-être que, sous le régime féodal, le paysan saxon n’avait pas la pleine propriété de son domaine. C’est vrai, mais il avait sur sa tenure des droits réels dont il ne pouvait pas être privé arbitrairement. À défaut de la pleine propriété juridique il avait le domaine utile, et au point de vue social, c’est l’essentiel. Le paysan romain, au contraire, n’est pas fixé au sol, il est seulement attaché au groupe.
  14. Cf. Paul Roux, Le Bauer de la Lande du Lunebourg (Science sociale, 23e fasc., 1906).
  15. Cf. I demani popolari. Rome, 1906, p. 53.
  16. Relazione sull’andamento dei dominii collettivi, p. 21.
  17. Ibid., p.21.
  18. Frascati, Torrealfina, Montelibretti.
  19. Cf. Relazione sull’andamento dei dominii collettivi, p. 30.
  20. Cf. Avv. Ettore Giolfi, I demani popolari. Rome, 1906, p. 54.
  21. Nous avons observé qu’en Toscane la communauté se maintient mieux chez les métayers qui cultivent un domaine indivisible que chez les paysans propriétaires qui pratiquent le partage égal. Cf. Les populations rurales de la Toscane (Science sociale, 55e fasc., 1909).