La Question agraire en Italie/03

La bibliothèque libre.
Félix Alcan, éditeur (p. 106-136).

CHAPITRE III

LE LATIFUNDIUM DANS LE VITERBOIS

Le lieu. — Nous venons d’étudier le latifundium dans une région où les conditions du lieu n’ont pas permis jusqu’ici le développement d’une population stable. Mais le latifundium n’est pas un produit exclusif de la Campagne romaine ; on le retrouve dans d’autres parties de la province de Rome. Il est donc intéressant de l’étudier maintenant dans une région où existe une population fixe groupée en villages. Pour cela nous ferons porter notre enquête sur le Viterbois, c’est-à-dire sur la partie septentrionale de la province qui, à l’exclusion du littoral, s’étend des confins de la Toscane jusqu’à 20 kilomètres au Nord de Rome. Au centre du pays se trouve Viterbe à peu près à égale distance entre les deux grands lacs de Bracciano et de Bolsena.

L’altitude de cette région varie de 150 à 500 mètres ; une ligne de hauteurs allant du lac de Bracciano au lac de Bolsena, en passant par les monts Cimini dont un sommet s’élève jusqu’à 905 mètres, sépare le versant du Tibre du versant tyrrhénien. Tandis que l’Agro romano est une sorte de plaine basse coupée de ravins et bosselée de mamelons, où l’eau peut facilement stagner, le Vilerbois est une région élevée présentant des pentes générales suffisantes pour permettre l’écoulement facile des eaux et l’assainissement naturel du pays. La malaria existe bien dans nombre de villages, surtout par l’incurie des habitants qui laissent s’établir des mares et des flaques d’eau, mais en raison de l’altitude et de l’absence de marécages elle n’a jamais été un obstacle absolu au peuplement du pays.

C’est là la grande différence qui existe entre le latifundium du Viterbois et le latifundium de l’Agro romano : la présence d’une population stable groupée en villages. C’est l’action de ce facteur nouveau sur l’organisation du travail et de la propriété qu’il s’agit d’étudier, Nous n’aurons rien de particulier à signaler au sujet des services publics, puisque ces villages forment des communes régulièrement constituées, ce qui prouve bien que la crise des services publics dans l’Agro romano n’a pas pour cause exclusive le latifundium en soi.

Dans le Viterbois, comme dans la Campagne romaine, le pâturage est de beaucoup le mode d’exploitation dominant ; on constate que, depuis quelques années, il gagne chaque jour du terrain aux dépens de la culture. Mais celle-ci résiste mieux que dans l’Agro romano, à cause de la présence de la population qui a besoin de céréales pour se nourrir : c’est même là la principale cause du conflit entre propriétaires et paysans, c’est le nœud de la question agraire. Cette culture est d’ailleurs extensive comme l’est le pâturage lui-même. Il en résulte qu’en dépit des apparences l’appropriation du sol est incomplète, le droit de propriété incertain ou limité par des usages publics, et que des contestations et des conflits au sujet de la terre surgissent entre latifundistes et villageois.

I. — Les usages pubics

La culture extensive et les « usi civici ». — Nous sortons de Rome par la Porte du Peuple et nous nous engageons sur la via Cassia que nous quittons à la hauteur d’Isola Farnese, bâti sur l’emplacement de l’antique Veies, pour nous diriger à droite sur Formello. Ce village, qui se trouve à 23 kilomètres de Rome, est situé sur les dernières pentes de la région, d’où la vue s’étend sur toute la Campagne jusqu’à la mer qu’on voit briller au loin. Il occupe une sorte de promontoire sur lequel s’allonge l’unique rue en cul-de-sac, trop étroite pour le passage des voitures et bordée de maisons serrées les unes contre les autres ; il n’y a qu’une entrée située sous le palais Chigi. Les habitants se tiennent sur le pas de leurs portes et bavardent. Les hommes flânent assis sur les parapets et les marches ; nous demandons si c’est un jour de fête et on nous répond que, comme il a plu la veille, on ne peut pas travailler. Cette réponse indiquerait que les paysans manquent de travail ou qu’ils sont peu laborieux. Cette seconde explication paraît la bonne, car à la campagne, ne trouve-t-on pas toujours quelque chose à faire quand on a le désir de s’occuper ? J’apprends d’ailleurs que la main-d’œuvre salariée est ici fournie par des étrangers venus des Marches et des Abruzzes ; ce sont aussi les seuls qui prospèrent et qui habitent des maisons convenables. Les indigènes croiraient déroger, me dit-on, en travaillant à la journée ; il sont peu désireux d’améliorer leur mode d’existence, car des maisons remises à neuf restent sans locataires, sous prétexte qu’elles sont à 200 mètres du village. On a bien l’impression d’être là en présence de communautaires déprimés.

J’emprunte à un mémoire judiciaire l’état de la propriété sur le territoire de Formello :

« Le territoire et le castrum de Formello étaient un fief des Orsini et faisaient partie du duché de Bracciano. Mais la maison Orsini subit de grands désastres financiers et, en 1661, fut contrainte de vendre presque tous ses biens. Formello fit partie d’une vente qui comprit aussi le territoire de Campagnano, de Gesano et de Scrofano et fut acquis par la famille Chigi.

« Le territoire de Formello, dont le village occupe le centre, a une superficie de 2 250 hectares environ. 528 hectares sont biens patrimoniaux de la commune ; 1600 hectares appartiennent au prince Chigi, la plus grande partie en pleine propriété et une petite partie en emphytéose. Le reste appartient à des particuliers ou à des personnes morales.

« Des terrains, quelques-uns sont clos (ristretti) et en culture intensive ; ils appartiennent soit au prince, soit à des particuliers, mais presque tous sont emphytéotiques ou paient des redevances au prince.

« Les autres terrains sont des bois appartenant en majeure partie à la commune, et puis des terrains à pâturage et à céréales non clos (quarti aperti). »

Voyons de quelle façon le propriétaire jouit de son domaine. Celui-ci se divise en ristretti (terrains clos) et en quartz aperti (terrains non clos). Dans les ristretti le droit de propriété est absolu ; ce sont des terrains plantés en oliviers qui sont exploités en régie directe au moyen d’ouvriers venus des Abruzzes, car les gens de Formello ne travaillent guère comme journaliers. Le pâturage d’hiver sous les oliviers est loué à des pasteurs des Abruzzes. À partir du 15 mars, on laisse pousser l’herbe qui est convertie en foin pour les besoins de la maison du prince.

Les quarti aperti, les terrains non clos, sont soumis à une rotation quadriennale. À partir du 15 février, on prépare les terres pour du maïs qui est semé en avril et suivi, en octobre, d’un blé qui occupe le sol jusqu’au mois de juillet suivant ; puis le terrain est laissé en pâturage pendant trois hivers et deux étés. Le pâturage s’étend donc sur les trois quarts des quarti aperti pendant l’hiver et sur la moitié pendant l’été. Le pâturage d’hiver appartient au propriétaire qui l’afferme à des pasteurs transhumants, tandis que le pâturage d’été, du 8 mai au 30 septembre, appartient aux habitants de Formello. Je crois d’ailleurs que ce règlement est le résultat d’un accord intervenu entre les parties pour délimiter leurs droits réciproques. Ce qu’il importe de retenir c’est l’usage du pâturage existant sur les terres du propriétaire au profit des habitants. Cette servitude ne s’explique que par l’exploitation très extensive du sol, et elle a d’ailleurs pour conséquence d’interdire tout progrès agricole, car le propriétaire ne pourrait pas changer son mode de culture rudimentaire sans restreindre le droit de pâturage des habitants. Remarquons d’ailleurs que, dans ces conditions, le pâturage de jachère est assez maigre.

Comment se fait donc la culture des céréales ? Jadis le propriétaire ou son fermier distribuait les terres à cultiver entre tous les habitants qui en faisaient la demande ; pour éviter les discussions, on procédait souvent au tirage au sort pour assigner à chacun sa part. Les colons payaient une redevance de un rubbio et demi (325 kilogrammes) par rubbio de terrain (lha,84) pour le maggese (culture sur jachère), et un rubbio (217 kilogrammes) seulement pour le colto (culture de deuxième année). En somme, jusqu’en 1905, la culture se faisait par contrats individuels écrits ou tacites. En 1903, sous l’influence des socialistes, les paysans prétendirent avoir le droit de cultiver les terres sans contrat et en ne payant plus qu’un rubbio ; ils basent leur prétention sur l’usage immémorial, mais on leur répond que l’usage est aussi de payer un rubbio et demi pour le maggese. Depuis lors, chaque année, ils envahissent les terres et se les partagent pour la culture ; chaque année un notaire dresse un procès-verbal de l’invasion et rédige une protestation. En 1909, la commission d’arbitrage pour les usages publics, dont nous verrons plus loin les attributions, saisie de la question, s’est tirée d’affaire en décidant que le propriétaire ne pouvait pas refuser des terres aux habitants de Formello, mais que ceux-ci devaient en faire la demande individuellement et que la redevance serait de un rubbio un quart. C’est un jugement de Salomon, qui n’est que provisoire, mais qui aura du moins pour résultat d atténuer momentanément le conflit, en attendant la fin du procès pendant devant la cour d’Ancône. Car le propriétaire est en litige avec les habitants de Formello depuis le 28 janvier 1883 à propos des servitudes dont il veut affranchir ses terres. Il a d’abord fallu fixer les indemnités à payer pour les droits de pâturage et d’affouage qui ne sont pas contestés ; puis la question du droit d’ensemencement qui est contesté a amené les parties devant la cour de cassation qui a cassé un arrêt de la cour de Rome admettant le droit des Formellois et a renvoyé l’affaire devant la cour d’Ancône.

Il existe aussi à Formello des bois appartenant aux Chigi et qui sont grevés d’un droit d’usage au profit des habitants. Ceux-ci l’exercent d’une façon si anarchique que ces bois sont réduits à l’état de misérable brousse.

De la description que nous venons de donner de Formello il faut retenir que le latifundium est le mode de propriété dominant puisque, sur 2 250 hectares, 422 environ seulement appartiennent à de petits propriétaires ; qu’une très faible partie du sol est soumise à une culture intensive, tout le reste étant exploité d’une façon très extensive par le pâturage transhumant et par la culture des céréales avec jachère prolongée ; que l’action patronale du propriétaire se réduit à un minimum puisque, en dehors de l’exploitation des olivettes, il se contente de toucher les redevances féodales existant encore sur certains terrains, les redevances des colons partiaires et les fermages pour le pâturage d’hiver. En un mot, l’homme ne tire pas du sol les produits qu’il en pourrait obtenir. Cette culture sommaire a pour conséquence un droit de propriété incertain et contesté : ces incertitudes dans l’appropriation du sol se manifestent par les usages publics de pâturage, d’affouage et de semailles ; les contestations aboutissent à des procès et à l’invasion des terres par les paysans. Les usages publics n’existent ici que par suite de la présence d’une population stable ; ils donnent à la question agraire dans cette région son caractère propre ; il nous faut donc les étudier en détail.

On désignait jadis ces usages publics sous le nom de servitudes ; actuellement ils sont qualifiés officiellement « usi-civici » et certains auteurs, les socialistes notamment, emploient l’expression droits publics (diritti civici) pour affirmer que ce sont bien des droits de copropriété. Ce sont là questions de mots qui n’affectent pas le fond des choses. Il faut prendre les usages publics pour ce qu’ils sont en réalité, des droits d’user de certaines terres en vue du pâturage, des semailles et de i affouage dans des conditions déterminées par des titres ou par la coutume ; l’existence de ces droits modifie naturellement le caractère du droit de propriété et apporte à son exercice des entraves et une limitation.

J’ai dit que les usages publics avaient pour cause première une exploitation peu intelligente et peu intensive du sol. Cela est si vrai que les contestations à leur sujet ont éclaté précisément à la fin du XIXe siècle lorsque les propriétaires ou les fermiers ont cherché à tirer meilleur parti de leurs terres, soit par la culture, soit par la location du pâturage à des pasteurs transhumants. Nous en verrons un exemple bien net à Mentana où le défrichement opéré par un fermier a provoqué un conflit avec la population en restreignant l’étendue des pâturages. La culture rationnelle et intensive implique, en effet, la disposition exclusive du sol ; mais, par contre, une population qui s’accroît et qui n’est pas habituée à augmenter ses moyens d’existence par un travail plus intense et plus productif ou par la fabrication, revendique plus âprement des droits d’usage qui sont sa seule ressource, et cherche à leur donner la plus grande extension possible. Tout concourt donc aujourd’hui à rendre le conflit inévitable et souvent violent.

Origine et historique des usages publics [1]. — Il ne faut pas oublier que nous sommes ici dans un pays où l’évolution de la propriété collective vers la propriété particulière ne s’est pas faite complètement ni définitivement. Les deux formes de propriété sont ici en présence et parfois en lutte, l’une ou l’autre prenant le dessus suivant les temps et les circonstances.

A l’époque romaine, il y avait plusieurs catégories de terres publiques. Les unes étaient affectées à un service public : bois pour les édifices, pâturage pour les milices, etc… ; elles étaient inaliénables et ne pouvaient être détournées de leur affectation. D’autres étaient utilisées directement par les habitants, c’étaient des pâturages et des bois ; elles n’étaient pas inaliénables et pouvaient être affermées. Enfin il y avait des terres qui appartenaient à un groupe de citoyens ; les agrimensores les qualifient aussi de publiques.

Aux derniers temps de l'Empire et lors des invasions des Barbares, la culture subit un recul, et par une conséquence naturelle le pâturage et l’usage commun du sol prirent la prépondérance. Les troupeaux deviennent alors la grande richesse pour tout le monde. Pour les nourrir on a : 1° les terres publiques appartenant au fisc, au roi, aux ducs et aux comtes. Ce sont les anciennes terres impériales, des terres conquises ou confisquées, elles sont très étendues ; on y acquiert le droit de pâturage moyennant le paiement d’une taxe ; le prince accordait parfois ce droit gratuitement, par faveur ; 2° les terres communes appartenant aux habitants du lieu qui ont sur elles un droit absolu, quoique l’exercice de ce droit soit ordinairement soumis au paiement d’une taxe de la part des individus au profit de la collectivité. Les historiens font remarquer que les Barbares n’ont pas dépossédé les habitants, et que les Lombards n’ont pas fait d’établissement durable dans la province de Rome où la propriété est restée romaine. Les familles patriciennes n’avaient pas toutes perdu leur patrimoine ; ce sont elles qui constituèrent la féodalité militaire lorsque les troubles de la fin du VIIIe siècle et les incursions des Sarrasins obligèrent les habitants à organiser la défense. Le seigneur féodal n’est pas ici un conquérant étranger comme dans le royaume de Naples. Les défenseurs des droits de la propriété privée insistent sur ce point. Le féodal romain est un grand propriétaire revêtu d’une autorité publique sur un certain territoire ; sauf titre ou usage contraire, ses terres privées sont donc libres ; le féodal napolitain est au contraire un conquérant qui s’est attribué toutes les terres, mais qui, par là même, doit tolérer sur lesdites terres l'exercice des usages publics de la part de la population expropriée qui sans cela mourrait de faim ; de là le dicton : ove feudi, ivi usi civici, pas de fief sans usages publics.

Les jurisconsultes napolitains, considérant donc que les usages publics sont une conséquence ; naturelle du droit à la vie, enseignent qu’ils sont une dette de celui qui détient le pouvoir envers les personnes sujettes. Basant les usi civici sur le droit naturel, ils concluent logiquement qu’ils sont imprescriptibles et inaliénables. Ce serait très juste si l’humanité était figée dans l’immobilité et si, au XXe siècle, il n’y avait pas d’autres moyens d’existence qu’au Xe siècle. D’ailleurs, dès l’époque romaine, on trouve des usages publics en faveur de tous les habitants riches et pauvres, et les riches en profitent plus que les pauvres, puisqu’ils ont plus de bétail ; en outre, les usagers pouvaient affermer leurs terres, les donner en emphytéose et même les vendre. La théorie ne cadre donc pas ici avec les faits. Si le droit de vivre est absolu, les moyens de vivre sont variés à l’infini, suivant les lieux et les temps ; vouloir les maintenir immuables, c’est condamner l’humanité à ne faire aucun progrès, c’est nier l’évolution des sociétés.

La question des usi civici a été étudiée surtout par des légistes qui se placent au point de vue uniquement juridique et cherchent à édifier des théories et à formuler des principes. C’est de là que vient tout le mal ; on aboutit alors à une intransigeance inacceptable. Prétendre que les usages publics sont imprescriptibles et inaliénables, c’est croire un peu trop à la vertu des mots. La prescription semble au contraire être une des grandes lois de l’humanité ; elle est à la fois une conséquence et une condition de l’évolution sociale ; et une chose ne reste inaliénable que tant que son propriétaire est assez puissant pour la conserver. Prétendre ne reconnaître que les usages publics basés sur un titre ou sur une jouissance incontestée, immémoriale et toujours identique à elle-même dans son étendue et ses caractères, c’est oublier que la terre doit nourrir tous les hommes, que le degré d’appropriation du sol dépend de la nature et de l’intensité de la culture et que l’exercice des usages publics, comme du droit de propriété lui-même, est parfois soumis à des influences passagères qui peuvent, momentanément, le dénaturer ou le supprimer.

Il est hors de doute que les usages publics dans la province de Rome ont subi de nombreuses vicissitudes et que, dans bien des cas, il est impossible de produire un titre légal. À certaines époques ils ont pris une grande extension et, d’autres fois, ils ont été réduits ou mutilés par les usurpations des seigneurs féodaux qui se sont arrogé sur les terres communes des droits qu’ils n’avaient pas, ce qui a pu les conduire dans certains cas. à s’en déclarer propriétaires. Il faut noter aussi que la jouissance des usages publics a subi une déformation due au développement des communes qui ont remplacé peu à peu les anciennes communautés. La commune s’est attribué le droit de réglementer et souvent de restreindre les usages publics, soit pour assurer la conservation des pâturages et des bois, soit pour favoriser la culture par la propriété privée. Elle en est arrivée à considérer les biens communs comme propriété particulière delà commune : elle a établi des taxes pour leur usage, les a affermés même à des étrangers et parfois les a cédés moyennant redevance fixe à des associations privées. Ces taxes et ces redevances allègent le budget communal alimenté par les contributions des habitants aisés qui détiennent l’administration municipale, mais elles restreignent le droit d’usage direct des terres communes, d’où opposition d’intérêts entre la masse de la population et la municipalité. Au début du XIXe siècle, l’État ordonna aux communes obérées de vendre leurs biens. Mais, comme les usages publics s’exerçaient sur ces biens, les habitants réclamèrent, et Pie VII, par son motu proprio du 7 novembre 1820, ordonna que, dans les ventes, les droits d’usage des habitants fussent réservés. Les terres vendues étaient donc grevées d’une servitude dont les acquéreurs désiraient s’affranchir ; ce fut une source de difficultés. Il advint aussi que des communes, pour payer leurs dettes, vendirent leurs usi civici à des personnes autres que celles qui possédaient ou acquéraient les terres sur lesquelles ils s’exerçaient : nouvelles difficultés et complications inextricables.

On voit qu’il est presque impossible de démêler exactement les droits réciproques originaires des usagers et des propriétaires. Le législateur qui voudra résoudre la question des usages publics devra abandonner le terrain des principes pour s’en tenir aux solutions pratiques dérivant des situations de fait et variables suivant les cas : c’est ce qui fait la difficulté de son œuvre. La question des usi civici n’est pas simplement une question juridique qu’il soit possible de résoudre avec un texte législatif ; elle est dominée par les réalités économiques : c’est une question vitale pour les populations de la province de Rome et qui trouve son explication dans leur état social. Ici la formation communautaire originaire a été maintenue et favorisée par le mode de travail adapté aux conditions du lieu, c’est-à-dire par le pâturage et la culture extensive. Il en est résulté une appropriation imparfaite du sol, une incertitude dans le droit de propriété et un enchevêtrement des divers droits en présence. Les usages publics sont une forme atténuée de la propriété collective.

II. — La lutte pour la terre

Le conflit entre propriétaires et paysans. — L’état incertain du droit de propriété a forcément amené de tout temps des contestations entre les latifundistes et les usagers. Ces contestations se réglaient alors par la force ou par des transactions ; mais, en définitive, chacun s’accommodait d’un état de choses qui était en somme compatible avec le mode d’exploitation des terres. Le propriétaire jouissait du pâturage conjointement avec les usagers et plus largement qu’eux, car il possédait plus de bétail ; il trouvait encore assez de bois pour son usage après que les paysans en avaient pris pour le leur ; les redevances qu’on lui payait pour la culture des céréales étaient pour lui un revenu fixe et assuré. Le droit d’ensemencement qui est actuellement très discuté, est très rarement mentionné dans les anciens actes ; cela s’explique bien, car les paysans n’avaient pas besoin de réclamer ce droit et, par suite, le propriétaire ne songeait pas à le contester : le propriétaire, en effet, pour la culture de ses terres devait faire appel à la main-d’œuvre locale[2] et on comprend très bien que,pour simplifier son administration, il ait adopté le colonat partiaire ou le fermage en nature ; que, n’ayant aucune raison de favoriser les uns aux dépens des autres, il ait donné des terres à tous ceux qui lui en demandaient, et qu’il ait employé souvent le tirage au sort pour effectuer la répartition. La situation de fait donnant satisfaction aux deux parties, aucune des deux ne songeait à discuter la question de droit. Aussi est-il très difficile aujourd’hui de distinguer exactement les terres sur lesquelles existe réellement le droit de semailles. Il n’en est pas de même pour les droits de pâturage et d’affouage qui, n’impliquant aucune prestation de la part de l’usager, s’affirment bien plus nettement comme droits et, par suite, sont souvent reconnus explicitement par des titres. Les contestations ne surgissent guère qu’au sujet de leur étendue.

Nous touchons la à une des raisons qui ont, de nos jours, rendu aigu le conflit latent entre latifundistes et paysans. Les usages publics sont souvent mal définis, toujours indéterminés et très élastiques. Si la population est peu nombreuse et le bétail rare, les droits d’affouage et de pâturage grèvent légèrement les terres du propriétaire ; si, au contraire, les habitants sont nombreux et possèdent beaucoup d’animaux, le bois est ravagé et il n’y a plus place au pâturage pour le bétail du propriétaire[3]On comprend donc comment les usages publics sont devenus pour le latifundiste une servitude plus lourde à notre époque où la population s’est accrue beaucoup[4].

Ils sont aussi devenus une servitude plus gênante à une époque où les progrès de la technique agricole et le développement des transports permettent une meilleure utilisation du sol. L’usage d’ensemencement s’oppose à l’extension du pâturage. dont le revenu actuel est élevé ; les propriétaires reprochent aussi aux paysans de faire une culture vampire et désordonnée qui ruine la terre et ne donne que de faibles rendements. Les usages pulics sont donc un obstacle à l’intensification de la culture. Nous en avons une démonstration à Forraello où seuls les terrains affranchis sont livrés à la culture arborescente des oliviers ; l’herbe elle-même y est utilisée de façon plus intensive, puisqu’on en fait du foin. Dans les quarti aperti, au contraire, on ne peut pas changer le mode de culture sans léser les droits des usagers. C’est là une excuse que ne manquent pas d’alléguer les propriétaires à qui on reproche la mauvaise exploitation de leurs domaines. On tourne ainsi dans un cercle vicieux : la culture extensive a rendu l’appropriation du sol imparfaite et l’appropriation imparfaite du sol rend impossible la culture intensive. Il semble donc que la question soit jugée et qu’on doive affranchir les terres de toute servitude, de tout usage public.

Mais alors les paysans prennent la parole et font remarquer que tout le sol de leur village étant monopolisé par un ou deux propriétaires, il leur est impossible de vivre s’ils n’ont pas le droit de profiter au moins partiellement de ce sol par pâturage ou par culture. Cet argument ne peut manquer de paraître juste. Ainsi, à Ischia di Castro, il y a 3000 habitants et tout le territoire de la commune appartient à des latifundistes qui trouvent plus avantageux et plus commode de louer le pâturage que de faire de la culture. Ils abandonnent quelques centaines d’hectares aux paysans pour semer des céréales, mais l’étendue de ces terres diminue chaque année à cause de l’extension du pâturage et la population affamée, ralliée autour du drapeau rouge, prend possession des terres par la force.

Nous voyons donc aujourd’hui le conflit s’affirmer nettement entre propriétaires et paysans : les premiers assurent que les usages publics leur rendent tout progrès agricole impossible ; les seconds protestent qu’ils n’ont pas d’autres moyens d’existence que les usi civici. Ce sont là des faits qui ne sont pas niables et dont il faut bien tenir compte ; nous verrons plus loin s’il n’y a pas un moyen de résoudre cet antagonisme.

Le conflit est aggravé par des facteurs d’ordre psychologique. Les propriétaires ont aujourd’hui une conception plus absolue et plus intransigeante du droit de propriété privée ; ils la doivent à l’influence des pays du Nord et surtout aux doctrines du libéralisme économique qui, à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, ont fait beaucoup de mal en Italie, parce qu’elles y ont trouvé des gouvernements « éclairés » qui les ont appliquées avec zèle et enthousiasme, mais sans se demander si elles étaient bien en rapport avec l’état social du pays. Une fois de plus l’homme est ici dupe d’un moi ; on se demande quel étrange droit de propriété est celui qui est limité par des droits de pâturage, d’affouage et de semailles, mais on ne s’est jamais demandé si le droit de propriété devait être nécessairement le même dans la province de Rome qu’en Allemagne, en Hollande, en France et en Angleterre, s’il n’y avait pas entre les méthodes de culture dans ces divers pays, entre les populations elles-mêmes, des différences expliquant et justifiant une différence dans la conception du droit de propriété.

Tandis que les propriétaires tendaient à réaliser intégralement leur droit de propriété, les paysans, de leur côté, devenaient plus conscients de leurs droits et plus intransigeants sous l’influence des socialistes. Le spectacle des terres incultes qui entourent les villages où ils souffrent de la faim est bien fait pour les révolter. Ils voient les brebis errer dans des champs qu’ils pourraient travailler et se nourrir sur des terres qui, par la volonté des propriétaires, ne portent plus les moissons qui feraient vivre les hommes. Condamnés à l’oisiveté et à l’inaction, ils sentent plus vivement leurs souffrances et sont bien préparés à écouter et à applaudir ceux qui viennent leur dire qu’ils ont droit à la vie par le travail et que la terre doit appartenir au paysan capable de la féconder par son labeur et non au riche latifundiste qui, insouciant du sort des populations, ne demande à la terre que d’entretenir son luxe et son oisiveté.

Les ligues de paysans et le parti socialiste.C’est le parti socialiste qui a pris la défense des paysans en conflit avec leurs patrons naturels. Ce sont les légistes socialistes qui ont étudié les usages publics avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils croient y trouver un vestige du collectivisme primitif et qu’ils y voient le germe du collectivisme futur ; ce sont eux qui ont exhumé les vieilles chartes, dénoncé les usurpations et procuré aux paysans des armes pour défendre leurs droits et les faire triompher ; ce sont les orateurs socialistes qui ont parcouru les campagnes, agitant les populations en leur parlant du droit à l’existence, en leur montrant des terres incultes qui n’attendent que la bêche pour donner de belles récoltes, en leur démontrant qu’elles ont le droit de cultiver ces terres et en les exhortant à les envahir et à les défricher si on leur dénie ce droit. Ces exhortations n’ont pas tardé à porter leurs fruits et à convaincre les paysans misérables et affamés ; c’est sous leur influence que le conflit est devenu aigu depuis une dizaine d’années et que des troubles se renouvellent périodiquement parfois accompagnés de meurtres.

Voici ce qu’on peut lire dans le Messaggero du 23 mars 1909 : « Avec le plus grand calme, accompagnés ou mieux gardés par deux carabiniers, environ cinq cents paysans de Bassano di Sutri (au Nord du lac de Bracciano) se sont rendus avant-hier en masse compacte dans le terroir dénommé Ponticciano appartenant au prince Odescalchi, se sont pacifiquement partagé les terres et ont commencé immédiatement à les travailler pour y semer du maïs.

« Le fait en lui-même ne représente qu’une invasion à ajouter à tant d’autres qui ont eu lieu, ou qui auront lieu, pour la revendication des droits des pauvres paysans de la province de Rome. Mais à Bassano il y a plus que l’exercice d’un droit. C’est l’amour-propre offensé des paysans qui les a, en un instant, unis et convaincus que désormais, pour obtenir ce qui est juste, il faut recourir aux invasions.

« L’invasion devait avoir lieu en janvier dernier, mais ces pauvres paysans en furent dissuadés et on leur promit que le prince Odescalchi leur donnerait de la terre pour le maïs. En effet, la terre a été concédée et régulièrement divisée ; mais quelle terre ! la plus mauvaise, la plus stérile, celle en un mot qui produit de tout sauf du maïs !

« Ajoutez à cela que, pendant que ces pauvres paysans allaient prendre possession de cette mauvaise terre, dans le terroir voisin de Ponticciano. quelques habitants de Capranica se partageaient des terres très fertiles, concédées à eux par le fermier, et chansonnaient même les habitants de Bassano parce que Ponticciano fait partie du territoire de Bassano.

« Alors la patience des pauvres paysans de Bassano est venue à bout et, en une seule soirée, ils se sont mis d’accord environ cinq cents qui, au son retentissant d’une bêche, se sont trouvés prêts pour l’invasion.

« Maintenant que l’invasion a eu lieu, que le prince Odescalchi reconnaisse donc le fait accompli et ne se laisse pas entraîner à intenter un procès ! En fin de compte, les paysans veulent payer les redevances comme leurs compagnons étrangers et même mieux qu’eux ; donc qu’il les laisse travailler, et il aura bien mérité de cette laborieuse population !

« Si, au contraire, il veut les contraindre à sortir des terres envahies pour faire travailler celles-ci par des habitants de Capranica, il pourra arriver de grands malheurs, parce que les gens de Bassano sont bien décidés à ne pas permettre que le sol de leur territoire soit travaillé par d’autres. »

Le lendemain, le même journal donnait la nouvelle suivante : « Il faut ajouter qu’un autre motif de l’invasion a été le fait que, dans la répartition faite par l’administration Odescalchi par tirage au sort, n’étaient pas comprises toutes les familles dépendant de la maison Odescalchi : les gardes, les jardiniers, le chapelain et jusqu’au curé reçurent un lot de terres meilleur et plus étendu que celui concédé à chaque paysan.

« On dit que le prince reconnaîtra le fait accompli et qu’il donne-ra la permission de semer le maïs, moyennant une juste redevance. »

J’ai reproduit ce récit parce qu’il est typique : la force armée spectatrice et d’ailleurs impuissante ; occupation et répartition des terres par des paysans pacifiques s’ils ne trouvent pas d’opposition, mais résolus à tout s’ils rencontrent un obstacle ; des terres de qualité médiocre assignées aux paysans usagers ou prétendus tels ; hostilité et exclusivisme à l’égard des étrangers même voisins, ce qui est une marque d’esprit communautaire non moins que la passion de l’égalité et la jalousie à l’égard des frères du village ; enfin le propriétaire cédant à la force et reconnaissant ce qu’il ne peut empêcher. Cela est peut-être pacifique, mais ressemble terriblement à l’anarchie : abdication du patron qui ne dirige plus l’exploitation du sol ; abdication des pouvoirs publics qui, par les tribunaux, doivent dire le droit, et, par la force armée, doivent le faire respecter. Il est vrai qu’à l’heure actuelle on ne sait guère où est le droit et, en dépit des principes d'imprescriptibilité ou d’inaliénabilité, il est en train de se constituer par la force.

On loue le ministère actuel de faire intervenir moins fréquemment les soldats en faveur des propriétaires. Cette modération qui est due à l’indécision où on se trouve le plus souvent à l’égard du droit, a pour résultat de diminuer le nombre des conflits sanglants, mais cependant les rixes et les meurtres ayant pour cause les usages publics ne sont pas rares.

À Altigliano, par exemple, une lutte sauvage s’engage entre un fermier et des paysans qui veulent faire du bois ; il y a deux blessés et deux morts : le président et le secrétaire de la Ligue des paysans restent sur le carreau, le fermier a une main coupée et le crâne fendu.

« Depuis quatre ans, Attigliano, précédant tous les autres pays de la région, a commencé la lutte pour ses revendications ; l’ignorance du législateur, la faiblesse de l’autorité ont permis à cette lutte de se prolonger en devenant chaque jour plus acharnée, et de se répandre comme une épidémie dans tous les pays voisins… Cette agitation, sacrosainte dans son origine, aboutit maintenant à l’anarchie, semant partout la haine.

« Pourquoi vivre tristement dans l’oisiveté et la misère quand d’immenses étendues de terres, patrimoine d’une seule famille inconnue des paysans, sollicitent au travail et quand le peuple a sur ces terres des droits indiscutables ? Pourquoi rester transis de froid quand il y a à proximité des bois sur lesquels la coutume et la loi font peser des servitudes publiques irréfutables ?…

« Je dois observer que la résurrection économique et morale de certains pays qui jouissent des bénéfices de l’invasion a été admirable. Les habitants commencent à jouir d’un peu de bienêtre, ils trouvent le nécessaire pour vivre, la vie apparaît plus gaie, l’émigration cesse. Mais, d’un autre côté, c’est au dépens de l’agriculture : le propriétaire ne se soucie plus de ses terres, désormais à la merci de tous ; de magnifiques tentatives d’amélioration courent de graves périls.

« En attendant, des avocats de métier cherchent à tirer profit du conflit actuel ; ils sont prêts à raviver les contestations ; fermiers et administrateurs font obstacle de toute manière à une conciliation entre les parties, car ce serait leur ruine[5]

Je pourrais multiplier les exemples de ce genre : à Formello, une certaine année, la commune s’est arrogé le droit de vendre les coupes dans les bois du prince Chigi sur lesquels existe une servitude d’affouage au profit des habitants. Les troubles agraires se sont aujourd’hui généralisés, grâce à la propagande du parti socialiste et à l’organisation des Ligues de paysans qui est son œuvre. Il existe actuellement, dans la province de Rome, 36 ligues comptant 20 000 adhérents affiliés à la Chambre du travail (Camera del Lavoro), et à la Confédération du travail. C’est seulement à partir de 1900 que les Ligues de paysans ont été organisées et généralisées, car jusqu’au ministère Zanardelli-Giolitti la liberté d’association et de grève inscrite dans la loi n’existait guère en fait[6]. Il y aussi une quinzaine de ligues qui ne sont pas adhérentes à la Chambre du travail. Dans la province de Rome, les ligues ont surtout pour but la revendication des usages publics, la constitution des « universités agraires » et des domaines collectifs ; ce sont des ligues de paysans proprement dits, car les ouvriers agricoles sont rares, du moins dans la région peuplée, et jusqu’à présent l’organisation socialiste a laissé complètement de côté les ouvriers temporaires de la Campagne romaine[7].

Ainsi se trouve vérifiée, dans la province de Rome, cette observation que, lorsque le patron naturel fait défaut ou ne remplit pas sa fonction, il est remplacé par un patron artificiel ; mais généralement celui-ci ne patronne qu’en vue d’un but étranger au patronage lui-même, par prosélytisme religieux, ou bien en raison d’un intérêt politique ou d’un idéal social. Ceci nous explique pourquoi le patronage artificiel du parti socialiste s’est développé jusqu’ici exclusivement dans la région peuplée. La population stable prête à l’organisation d’un parti politique et l’existence des usages publics permet de tendre à la réalisation de l’idéal collectiviste. Rien de semblable n’est possible actuellement dans l’Agro romano où l’instabilité de la population émigrante est un obstacle sérieux à toute tentative d’organisation. Aussi les socialistes portent-ils tous leurs efforts dans les communes où existe un conflit entre les paysans et les latifundistes, et là le terrain leur est très favorable. J’ai pu m’en convaincre en accompagnant un candidat socialiste pendant la période électorale, en mars 1909 ; les orateurs ne touchaient pas d’autres questions que la question agraire et aux acclamations enthousiastes qui les saluaient, on sentait bien que c’est là pour le peuple des campagnes une question vitale et que toute sa sympathie est acquise à ceux qui la résoudront en sa faveur. Si le parti socialiste n’obtient pas plus de succès aux élections législatives dans la province de Rome, cela tient à l’analphabétisme : pour être électeur, il faut, en effet, savoir lire et écrire ; or, bien rares sont encore les paysans qui en sont capables. C’est pourquoi les socialistes réclament le suffrage universel intégral : « On vous trouve bons pour être soldats et pour payer les impôts, disent-ils aux paysans, on doit vous trouver bons pour être électeurs. » On reproche souvent aux Ligues de paysans d’être un instrument de désordre et une cause de troubles, d’avoir des tendances et des procédés révolutionnaires. On leur reproche aussi de servir quelquefois les intérêts et les rancunes de leurs chefs. Tout ceci est en partie vrai, mais tout mouvement amène des agitations et cause quelque trouble, et les Ligues ont fait cesser bien des abus. Dans certains villages, le tarif des salaires a été relevé ; ailleurs les habitants ont obtenu la reconnaissance de leurs droits ou ont pu tout au moins formuler leurs revendications. Parmi celles-ci il y en a d’exagérées et d’injustifiées, mais d’autres sont légitimes et triompheront par l’organisation des paysans ; l’éducation sociale de ces derniers n’est pas encore faite ; il n’est donc pas surprenant qu’ils se laissent aller quelquefois à des excès et à des violences mais l’expérience et le temps les assagiront. En tout cas, le résultat le plus évident de la constitution des Ligues et de leur action, surtout peut-être dans ce qu’elle a d’excessif, de révolutionnaire, c’est d’attirer l’attention de l’opinion et des pouvoirs publics sur la question agraire et de montrer qu’il est urgent dans l’intérêt de tous, paysans et propriétaires, d’y apporter une solution.

Nous disions que l’Agro romano était sous le régime de l'anarchie ; on en peut dire autant du Viterbois. L’anarchie y est même plus manifeste. Les troubles agraires y ont pour cause les incertitudes du droit de propriété, conséquence du mode de travail, de l’exploitation rudimentaire extensive du sol, qui ainsi ne suffit pas à nourrir la population. La crise provient, en effet, d’un manque d’équilibre entre les besoins des habitants qui deviennent chaque jour plus nombreux et la productivité du soi qui reste faible, par suite d’un travail peu intelligent et mal adapté aux nécessités actuelles. Les patrons insouciants ne songent pas à donner au travail agricole une meilleure direction et les paysans mal patronnés et incapables, par leur formation communautaire, de se patronner eux-mêmes cherchent un remède à leurs souffrances, non dans une meilleure organisation de leur travail, mais dans des revendications agraires aboutissant à des désordres et à des jacqueries. De notre excursion dans le Viterbois nous pouvons tirer deux enseignements : le premier, c’est que le droit de propriété fermement établi a sa base dans le travail intelligent et productif ; le second, c’est que le privilège du propriétaire foncier ne se justifie que par la direction opportune et efficace qu’il donne au travail agricole dans le but de faire participer les populations rurales aux avantages de la propriété.

On voit qu’en définitive, si la crise agraire est plus aiguë et plus apparente dans le Viterbois, elle provient des mêmes causes que dans la Campagne romaine. Dans le premier cas, en face du latifundium inculte ou soumis à une faible culture extensive réduite chaque année par le développement croissant du pâturage, se dresse une population chaque année plus nombreuse, mais toujours misérable, à laquelle font défaut et la propriété du sol et les occasions de travail ; pour vivre, elle réclame ces terres qui restent incultes. Dans le second cas, autour du latifundium à pâturage extensif, se presse la population montagnarde des confins qui déborde de ses misérables villages dont le territoire trop restreint et trop pauvre est incapable de la nourrir ; si elle n’envahit pas les terres du latifundium, c’est qu’il est trop loin de son village, de sa communauté primitive Et qu’elle n’a pas le sentiment d’avoir des droits sur ces terres, mais elle en a certainement besoin pour vivre. Dans l'une et l’autre région de la province de Rome, le problème se pose dans les mêmes termes : assurer des moyens d’existence abondants à une population nombreuse sur un sol jusqu’ici peu productif.

Il me semble que l’étude que nous venons de faire de l’organisation actuelle du travail et de la propriété dans la province de Rome nous permet de conclure que c’est bien le latifundium qui y est la cause principale de la crise agraire, j’entends le latifundium à exploitation extensive tel que nous l’avons décrit. Si, dans ce pays, la terre ne nourrit pas ses habitants, c’est parce qu’on n’y applique pas un travail énergique sous une direction intelligente et prévoyante ; c’est parce que ceux qui ont le monopole du sol se dérobent à leurs devoirs de patrons et n’en remplissent pas la fonction. La population ouvrière, composée de communautaires désorganisés, ou du moins fortement ébranlés, est incapable de se patronner elle-même ; elle a besoin d’un patronage d’autant plus efficace, et ce patronage lui fait défaut ; elle a besoin d’une forte éducation professionnelle par l’exemple de cultivateurs habiles, et cet exemple lui fait défaut ; incapable de s’organiser avec force et avec ordre, elle aurait besoin, pour ne pas tomber dans l’anarchie, d’une direction énergique et clairvoyante, et cette direction lui fait défaut. En un mot, la question agraire dans la province de Rome est une question de patronage rural.

En soi, le latifundium n’est pas un obstacle au patronage, l'exemple d’autres pays en fait foi. Mais, à Rome, il monopolise le sol et s'oppose ainsi à l’ascension des paysans et à la sélection progressive de patrons capables. Or, les latifundistes actuels sont des patrons ruraux foncièrement incapables ; ils doivent cette incapacité à leur origine, à leur éducation et à leurs habitudes de vie urbaine. Ce n’est donc pas d’eux qu’on peut attendre des initiatives hardies et des transformations fécondes. Le latifundium, en immobilisant tout le sol entre leurs mains, ne permet pas non plus à ces transformations de se réaliser par des initiatives étrangères. C’est le danger de tous les monopoles de supprimer la concurrence et d’amener l’immobilité et la léthargie. Un jour vient cependant où le désaccord apparaît trop choquant entre les procédés du monopole et les nécessités sociales : le monopole est alors balayé. Nous sommes à la veille de ce jour pour le latifundium romain. Pour lui, se pose désormais ce dilemme : se transformer ou disparaître.

C’est une évolution de la propriété foncière qui se prépare dans la province de Rome. Il nous reste à examiner dans quel sens s’orientera cette évolution, vers le collectivisme ou vers la propriété privée, et quels remèdes elle peut apporter à la crise agraire.






  1. Cf. Carlo Calisse, Gli usi civici nella provincia di Roma. Prato, GiaclieUi, 1906. — Ettore Ciolfi, I Demani popolari e le leggi ugrarie. Roma, Unione cooperativa éditrice, 1906.
  2. En 1725, le prince Ghigi intenta une action aux habitants de Formello pour les obliger à cultiver ses terres moyennant la redevance d’usage : il fut débouté de sa demande. Aujourd’hui, ce sont les habitants qui réclament le droit de cultiver les terres.
  3. On me cite un bois de 200 hectares, vendu 3 000 francs, à cause des usages publics dont il est grevé.
  4. Si on admet la théorie de la copropriété entre usagers et propriétaire nominal, la situation de fait est la même ; ce dernier se trouve réduit à la portion congrue. C’est d’ailleurs ce caractère d’élasticité des usages publics qui en rend l’affranchissement si difficile.
  5. Giornale d’Italia, 31 janvier 1909.
  6. De 1892 à 1900, la Chambre du travail de Rome a été dissoute quatre fois sous divers prétextes.
  7. Voici, d’après les statuts-types des Ligues de paysans, les buts qu’elles poursuivent :

    1° Amélioration matérielle et morale du sort des travailleurs par l’action collective et l’affirmation de leurs droits ;

    2° Élévation des salaires et respect des tarifs ;

    3° Revendication des usi civici et constitution des università agrarie ;

    4° Fermage collectif et coopératives de production et de consommation ;

    5° Diffusion des sociétés de secours mutuels.

    Devoirs des membres des Ligues :

    1° S’employer pour le bien de la Ligue et des adhérents ;

    2° Être courtois pour tous, éviter l’ivresse et ne pas abuser du bien d’autrui ;

    3° Respecter les statuts, les ordres du Conseil et du Président.