La Question des impôts/03

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La Question des impôts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 147-164).
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LA
QUESTION DES IMPOTS

III.[1]
LES IMPOTS SUR LES ACTES.

Dans un précédent travail, nous avons dit, en parlant des taxes indirectes, que, si on critiquait assez vivement les impôts de consommation, en revanche on prenait assez bien son parti de ceux qui pèsent sur les actes. Ainsi les droits de timbre et d’enregistrement, ceux de succession et de mutation, les impôts qui frappent les transports en grande et petite vitesse, même ceux qui existent sur les valeurs mobilières, tous ces impôts donnent lieu à peu de réclamations, et trouvent généralement grâce auprès de l’opinion publique. Nous les classons parmi les impôts indirects, parce qu’ils ne sont point inscrits sur un rôle nominatif à l’adresse du contribuable et qu’ils sont perçus à l’occasion de certains actes ou de certains faits. L’impôt direct, au contraire, est indépendant de tout acte ou de tout fait particulier ; il vous prend lorsque vous êtes dans une certaine position sociale qui est appréciée plus ou moins exactement, et, une fois qu’il a été établi et réparti, il reste fixe, quels que soient les changemens qui peuvent survenir dans le revenu qui a servi de base, sauf toutefois des remises insignifiantes pour non-valeur. Vous êtes inscrit à l’impôt de la patente pour une somme déterminée, résultant de la classe à laquelle vous appartenez comme industriel ou commerçant et de votre loyer d’habitation ; vos bénéfices seront moindres une année que l’autre, n’importe, vous paierez toujours la même taxe. De même pour l’impôt mobilier, qui repose aussi sur le loyer et qui est censé atteindre le revenu. Ce revenu aura beau diminuer et vos charges s’accroître, la taxe n’en sera pas moins due pour la somme qui a été fixée, et, si vous voulez la faire réduire, il vous faudra diminuer l’importance de votre habitation. De même encore pour la taxe des portes et fenêtres, qui reste stable, malgré la diminution de valeur qui, pour une cause ou pour une autre, vient atteindre la maison sur laquelle elle pèse. L’impôt foncier enfin, établi d’après un certain revenu supposé, ne changera pas, quelles que soient les modifications qu’éprouve ce revenu. C’est l’avantage et le désavantage de ces taxes pour ceux qui ont à les payer, avantage quand les bénéfices ou les revenus augmentent, désavantage lorsqu’ils diminuent. Mais, dans un cas comme dans l’autre, une fois réparties, elles doivent être payées ; elles forment la partie assurée du budget, celle qui reste indépendante de toute influence politique et économique. Il en est autrement avec les impôts attachés à l’accomplissement de certains actes. Si j’ai intérêt à demander l’inscription au bureau des hypothèques d’une obligation consentie à mon profit, ou à faire enregistrer l’acte d’acquisition, d’une propriété, intérêt encore à faire un voyage en chemin de fer, ou à envoyer des marchandises par grande ou petite vitesse, j’accomplis ces actes et je paie l’impôt qui y est attaché. Mais, si les circonstances financières ou politiques sont telles que je n’aie pas d’argent à prêter, point d’acquisition à faire, point de voyage à effectuer et point de marchandises à expédier, je m’abstiens, et je ne subis point de taxes. Il y a bien quelques cas, il est vrai, où la taxe est encourue malgré la volonté de celui qui est appelé à la payer, et souvent en raison même de la misère où il se trouve lorsqu’on est soumis, par exemple, à des poursuites judiciaires et qu’on est obligé de supporter des droits de timbre et d’enregistrement ; mais ces cas, qui donnent lieu à beaucoup de critiques, et qu’on veut réformer dans une certaine mesure, ne constituent pas, à vrai dire, la règle. La règle est qu’on ne paie la taxe sur les actes que lorsqu’on a intérêt à le faire et qu’il peut en résulter pour vous un avantage.

Maintenant s’ensuit-il que ces taxes sont bonnes, et qu’il n’y a rien à dire contre elles ? Tant s’en faut. Dans notre précédent travail sur les impôts de consommation, nous avons montré que le principal mérite de ces impôts était de se payer petit à petit par fractions minimes et de produire beaucoup, en gênant fort peu le contribuable. Les taxes sur les actes ou sur les affaires, comme on voudra les appeler, car on peut leur donner l’un ou l’autre nom, sont loin d’avoir ce mérite ; elles sont au contraire assez lourdes, se paient généralement en une fois, et, si elles produisent beaucoup, ce n’est pas sans dommage pour la richesse publique. Nous le démontrerons tout à l’heure. Il est à peu près indifférent à tout le monde de payer 5 ou 6 centimes de plus pour la consommation d’un litre de vin, par suite de l’impôt ; mais il n’est indifférent à personne de débourser tout d’un coup, pour l’enregistrement d’un bail ou d’une quittance, une somme de 200 francs et plus, et je prends les cas où l’impôt est le plus modéré. On aura beau soutenir en théorie que les impôts qui se sentent sont les meilleurs, il n’en est pas moins vrai que, dans la pratique et au point de vue du progrès de la richesse, ceux qui ne se sentent pas valent infiniment mieux. Mais au moins ces impôts sur les actes sont-ils bien fondés et bien légitimes ?

Si l’on ne considère que les besoins de l’état et le droit qu’il a comme souverain d’exercer des prélèvemens sur la fortune publique pour les services qu’il rend, tous les impôts sont légitimes, à la condition d’avoir un caractère général et de peser également sur tout le monde ; mais c’est là une légitimité entendue dans un sens très large, et qui peut n’avoir rien de commun avec l’utilité sociale. Dans le sens le plus étroit du mot et certainement le meilleur, un impôt n’est légitime que s’il est bien en rapport avec le service rendu, et pas trop dommageable à la richesse publique. Cette dernière condition surtout est la plus importante. Cela ne veut pas dire que nous séparions l’idée de justice de celle d’utilité ; les deux sont tellement liées qu’au point de vue social il ne peut y avoir utilité, utilité durable bien entendu, sans qu’il y ait en même temps justice. Du moment qu’un impôt ne nuit pas au progrès de la richesse, on peut être sûr qu’il est juste. C’est à ce point de vue principal que je me propose d’examiner les impôts sur les actes.


I

Prenons d’abord celui du timbre. Cet impôt est établi sur certains actes qui ne peuvent avoir leur pleine efficacité que s’ils sont revêtus de l’empreinte de l’état qu’on appelle timbre. C’est une espèce de laisser-passer que le gouvernement leur accorde moyennant finance. Vous faites une convention avec un particulier, l’état exige d’abord qu’elle soit écrite sur un papier revêtu de cette empreinte, et dont il règle la dimension. Elle ne pourra produire d’effet utile en justice qu’à cette condition ; vous organisez une société financière ou industrielle par actions ou obligations ; les titres, avant de voir le jour, devront être également revêtus du cachet de l’état ; les billets au porteur, les effets de commerce sont assujettis à la même formalité ; les lettres de voiture, les récépissés de transport, les contrats d’assurance, les affiches sur les murs, etc., doivent être également timbrés ; enfin vous écrivez à une administration publique, à un ministre, à un préfet, pour revendiquer un droit, vous devez le faire sur du papier timbré, sous peine de voir votre lettre non suivie d’effet. Depuis quelques années, on a encore perfectionné cette immixtion du gouvernement dans tous les. actes de la vie sociale, en établissant un timbre mobile sur les reçus de quelque nature qu’ils soient, même lorsqu’ils ne portent pas libération pour le paiement d’une somme d’argent.

Si on n’examine l’impôt qu’au seul point de vue de la rémunération du service rendu par l’état, il est bien évident que celui du timbre est peu fondé. L’état n’ajoute rien à la valeur de l’acte ou du titre sur lequel il met son estampille. S’il s’agit d’une quittance par exemple, la libération résulte du paiement et non du timbre ; et s’il est question d’un billet de banque ou d’un effet de commerce, le timbre n’en assure pas le remboursement. Il n’y a donc pas de service rendu par l’état, à proprement parler, à l’occasion de cet impôt ; le gouvernement use tout simplement de son droit régalien, qui est d’établir des impôts là où il le juge à propos, et toute la question à examiner est dans la quotité de la taxe. Si elle est modérée, personne ne songera à la discuter ; mais si, avec les surtaxes, elle arrive, comme aujourd’hui pour les billets de banque et de commerce, à être de 1 1/2 pour 1000 et qu’elle peut s’appliquer à des milliards, on la discute et on cherche à l’éluder. On y arrive en donnant au chèque un emploi auquel il n’était pas destiné, en le faisant servir au même usage que les effets de commerce. Qu’en résulte-t-il ? D’une part, que l’état perd une partie de ses droits, puisque le chèque n’est pas taxé autant que le billet ordinaire, et d’autre part que le commerce n’est point satisfait non plus parce que le chèque ne lui présente pas absolument les mêmes avantages que le billet à ordre ou la lettre de change. Il y a donc dommage des deux côtés. On peut considérer aussi comme très fâcheux l’abus qui est fait du papier timbré dans les actes de procédure judiciaire et dans les liquidations forcées.

Cet impôt a été beaucoup augmenté depuis un certain nombre d’années ; la simple feuille de papier, qui il y a quarante ans coûtait 35 centimes, vaut maintenant 70 centimes, et la feuille double a passé de 70 centimes à 1 fr. 20 cent. Pour justifier cette augmentation, on dit que l’on a suivi en cela le changement qui s’est opéré dans la valeur des choses et dans le progrès de la richesse ; il n’en coûte pas plus aujourd’hui de payer 70 centimes que 35 il y a quarante ans, et l’état lui-même ne reçoit pas davantage proportionnellement à ses dépenses. Si ce raisonnement était fondé, il faudrait l’appliquer à tous les impôts et non à un seul. Pourquoi n’avoir pas augmenté de même les impôts directs, l’impôt foncier, l’impôt mobilier, l’impôt des portes et fenêtres ? Je ne parle pas de celui des patentes, qui a subi beaucoup d’augmentation pour d’autres raisons. L’hectare de terre devrait aussi payer le double de ce qu’il payait il y a quarante ans, et il serait encore moins taxé proportionnellement au revenu qu’il donne. Il est vrai que depuis cette époque la terre a subi beaucoup de centimes additionnels, mais ces centimes profitent à des dépenses locales et non à l’état. En ce qui concerne celui-ci, l’impôt foncier a été diminué et non augmenté. C’est donc une mauvaise raison à mettre en avant, pour justifier une surtaxe, que d’alléguer les changemens qui se sont opérés dans la valeur des choses et dans le progrès de la richesse. Le rôle d’une bonne administration financière est de profiter de ces changemens, non point pour augmenter les impôts, mais pour leur faire rendre davantage, tout en leur conservant la même base. C’est ainsi qu’on a procédé en Angleterre depuis un certain nombre d’années. On a fait mieux, on a diminué les impôts comme quotité et dans des proportions considérables, et ils rapportent aujourd’hui, par le seul fait de la plus-value, autant qu’ils donnaient avant le dégrèvement. C’est là l’idéal qu’il faut avoir sous les yeux. Malheureusement tous les états ne sont pas en mesure de le réaliser et d’attendre les plus-values ; on a de grands besoins et on va au plus pressé en augmentant les impôts qui paraissent devoir supporter plus facilement une augmentation. Ce qu’on peut dire en faveur du droit de timbre, c’est que, sauf dans quelques cas que nous venons d’indiquer, il se paie en somme assez facilement et ne trouble pas trop la richesse publique. S’il donne 154 millions par an, ce qui est un gros chiffre, ce n’est pas seulement parce que la base en a été élargie et accrue, c’est aussi parce qu’il y a plus de transactions résultant du progrès ’de la richesse. On peut donc en prendre son parti, en désirant toutefois qu’il ne subisse plus de nouveaux accroissemens, car il est arrivé à un maximum qu’on ne franchirait pas impunément.

Passons maintenant à l’impôt d’enregistrement. Ici nous ne sommes plus en plein arbitraire, comme avec l’impôt de timbre. Ce n’est plus la simple fantaisie du législateur qui a fait établir cette taxe plutôt qu’une autre : l’état rend un service en échange duquel il perçoit un droit ; il tient des registres sur lesquels il fait inscrire par abrégé ou in extenso divers actes qui concernent les particuliers ; ces registres sont à la disposition de ceux qui ont besoin de les consulter, et la mention qui s’y trouve fait foi contre les tiers ; on ne peut pas demander à l’état de rendre ce service pour rien. Autrefois beaucoup d’actes échappaient à l’enregistrement ; ils y étaient bien soumis en vertu de la loi et n’avaient d’effet en justice qu’après avoir rempli cette formalité, mais on se contentait de les faire enregistrer en cas de réclamation, en payant un simple ou un double droit, et il n’y avait pas d’autre sanction. Aujourd’hui la sanction est plus forte : tous les actes susceptibles d’être enregistrés, et qui ne le sont pas dans un délai déterminé, sont passibles d’une amende tellement considérable que personne ne s’expose à l’encourir ; tous les actes sont enregistrés. Ce devrait être une raison pour que le droit fût plus modéré. Il n’en est pas ainsi dans la plupart des cas. D’abord cette taxe est trop compliquée, elle présente un véritable dédale dans lequel on se perd, et donne lieu à des discussions sans nombre entre les contribuables et le fisc. Beaucoup d’hommes d’affaires et de gens de loi ne sont occupés qu’à détourner le sens des actes pour les soustraire à l’application du droit le plus rigoureux. On a calculé qu’il y avait plus de deux cents dispositions légales régissant la matière. Cette multiplicité est assurément un grave inconvénient.

Quant à l’impôt en lui-même, il est, je le répète, souvent trop élevé. Je n’entrerai pas dans le détail des cas où s’appliquent le droit fixe et le droit proportionnel, je prendrai tout de suite ce qu’il y a de plus saillant dans l’application du droit proportionnel, et choisirai un impôt qui rencontre peu d’opposition : je veux parler de celui de succession. On trouve généralement qu’il est bien établi, parfaitement légitime, et on serait plutôt disposé à l’augmenter qu’à l’abaisser. Il est perçu à un moment très favorable, lorsqu’on réalise une augmentation de fortune. Puis, comment l’héritage arrive-t-il ? Il arrive par la consécration en votre faveur du droit que possédait l’ancien propriétaire ; c’est une espèce d’investiture qui vous est donnée par l’état, il est naturel que celui-ci la fasse payer et qu’il en demande même un prix assez élevé. Voilà le raisonnement qu’on fait pour justifier cet impôt. On comprend ce langage dans la bouche de ceux qui considèrent le droit de propriété comme émanant de la loi seule ; c’est le législateur qui l’a établi, disent-ils, en vue de certaines considérations sociales ; il est le maître d’y mettre des conditions, et, s’il exige 9 et 10 pour 100 pour la transmission d’un héritage, on n’a pas à se plaindre, il pourrait demander plus. — Si on se place à un autre point de vue, si on croit que le droit de propriété ne dérive pas de la loi seule, qu’il lui est antérieur et supérieur, qu’il est comme le fondement sur lequel reposent les sociétés, alors les prétentions du fisc deviennent contestables, et on peut les trouver injustes, si elles sont exagérées. Cette question du droit de propriété a été beaucoup discutée dans tous les temps, elle l’est encore beaucoup aujourd’hui. Dans un travail fort intéressant[2], M. de Laveleye nous apprend qu’en Allemagne même, où la témérité de la pensée va quelquefois très loin, on admet généralement que l’institution de la propriété appliquée au sol répond à la nature de l’homme, assure le maximum de production, et paraît par conséquent indispensable pour tout l’avenir qu’on peut prévoir ; et M. de Laveleye, tout en rappelant que les lois sur la propriété ont varié suivant le milieu social où elles étaient appliquées, ajoute lui-même que « si c’est la loi qui définit la propriété, en détermine les privilèges, les obligations, la limite et les modes d’acquisition, ce n’est pas le législateur qui crée le droit. » En effet, ce droit est dans la force des choses ; l’économie politique en le proclamant ne fait qu’indiquer ce qui est la condition essentielle du progrès des sociétés et ce qui les met à même de remplir la haute mission civilisatrice à laquelle elles sont appelées. Que l’état fasse payer à propos de toute succession un certain droit pour le service qu’il rend par l’inscription sur ses registres de la mutation qui vient d’avoir lieu, rien de plus juste, personne n’y trouvera à redire, si le droit est modéré. Mais lorsqu’il s’agit de 9 pour 100 et que la dépense occasionnée par l’inscription représente à peu près 1/2 pour 100, ce n’est plus un service qu’on paie, c’est un impôt qu’on subit, et il convient alors. d’examiner si, à ce taux excessif, l’impôt est juste et bien conforme aux lois de l’économie politique.

Pour les successions entre descendans et ascendans, le droit est de 1 pour 100, auquel s’ajoutent les deux décimes de guerre, ce qui fait 1,20 pour 100 ; entre époux, il est de 3 pour 100 et, avec les 2 décimes, de 3,60 ; entre frères et sœurs, oncles et neveux, de 6 pour 100 ; entre grands-oncles et petits-neveux, de 7 pour 100 ; entre parens au-delà du de degré, de 8 pour 100 ; il s’élève enfin à 9 pour 100 et à 10, y compris les décimes, entre personnes non parentes, lorsque la succession résulte d’un testament. L’état fait ainsi une grande distinction entre les successions directes et celles qui passent à des parens éloignés ou à des personnes non parentes : en la faisant, il rend hommage au principe du droit de propriété et reconnaît que, lorsque la succession est directe et continue en quelque sorte dans les mêmes mains par une dévolution naturelle, conforme à la volonté du défunt, il n’a pas à intervenir, parce qu’il n’ajoute rien à un droit que l’on ne tient pas de lui. Il en est autrement lorsqu’il s’agit d’une succession par voie collatérale, et qu’il n’y a pas de volonté expresse du défunt ; alors l’intervention du législateur est nécessaire pour suppléer à cette volonté, qui manque ; l’état vient et dit : Si ce n’est pas moi qui crée le droit de propriété, j’ai au moins le pouvoir de déterminer la limite au-delà de laquelle il ne pourra plus s’exercer, de même qu’il m’appartient de fixer les délais de la prescription pour les acquisitions irrégulières ; c’est une mesure d’ordre public. Les parens ne se connaissent pas toujours au-delà d’un certain degré, ou, s’ils se connaissent, le lien qui les unit est si faible qu’il ne peut constituer un droit rigoureux. Si pourtant je veux bien reconnaître ce droit, je suis libre d’y mettre des conditions et de déclarer, par exemple, qu’on n’héritera après tel ou tel degré qu’en payant 10 ou 12 pour 100. Personne ne peut le trouver mauvais ; il n’y a aucun principe de violé : on ne viole pas la justice, puisque celui à qui passe l’héritage n’y avait aucun droit primordial, et on n’offense pas les lois de l’économie politique, car le défunt, en travaillant pour faire sa fortune, n’a pas été guidé par l’idée que celle-ci dût passer exempte d’impôts à des collatéraux. « L’hérédité, dit encore M. de Laveleye, est utile comme un stimulant à l’accroissement de la richesse ; mais, dans les successions collatérales, elle ne doit pas s’étendre au-delà du degré où elle agit comme un encouragement au travail et à l’épargne ; » et il proposerait volontiers de la limiter au 5e et 6e degré. Il n’en est pas de même, à notre avis, lorsqu’il y a une institution d’héritier faite par testament ; le défunt a usé de son droit, il a choisi son héritier, et, si on veut taxer, cette transmission d’un façon exorbitante, on porte atteinte à ce droit. Il importe d’autant plus de se montrer réservé à cet égard qu’aujourd’hui surtout on a une tendance à favoriser les dispositions testamentaires et à croire que la loi ne doit rien faire pour les entraver. À ce point de vue donc, il paraîtrait équitable qu’on fît une distinction entre les successions qui sont léguées par testament et celles qui ne le sont pas et doivent aller à des héritiers au-delà d’un certain degré. Nous comprendrions qu’on fît payer 10 ou 12 pour 100 et même plus aux parens après le 4e ou 5e degré et qu’on ne demandât pas plus de 2 ou 3 pour 100 aux légataires à titre quelconque comme aux époux. Ces 2 ou 3 pour 100 seraient censés représenter le service que rend l’état en inscrivant la mutation sur ses registres, et, quant aux 10 et 12 pour 100, ils seraient le prix de l’investiture spéciale que la loi veut bien accorder aux héritiers éloignés et qu’elle aurait pu leur refuser. En adoptant cette modification, diminuant les droits d’un côté et les augmentant de l’autre, on arriverait peut-être à obtenir les mêmes recettes et à désintéresser le fisc. Alors tout serait pour le mieux.

On a proposé un autre changement ; on a demandé qu’on fit comme en Angleterre et qu’on tînt compte, pour le droit à percevoir, de l’âge de la personne qui est appelée à succéder. Il est bien évident que, si cette personne est âgée, elle a moins de chance de détenir longtemps l’héritage que si elle est jeune. Pourquoi lui faire payer le même droit ? On pourrait se servir des tables de mortalité, comme pour les assurances sur la vie, et établir l’impôt suivant l’âge. En Angleterre, on donne satisfaction à cette idée en capitalisant la succession à des taux différens. Un revenu foncier de 100 liv. sterl. est estimé 1,900 liv., si l’héritier a un an, 1,641 liv. sterl. s’il a trente ans, 1,242 livres sterling s’il a cinquante ans, enfin 541 liv. sterl. s’il a soixante-quinze ans. Cette distinction paraît en effet fort juste. L’état ne doit pas spéculer sur la trop grande fréquence des mutations, et, quand il est probable que cette fréquence aura lieu, il peut en tenir compte. L’idéal, au point de vue de la justice, serait que toutes les propriétés subissent les mêmes droits de mutation, dans un certain laps de temps, comme elles sont soumises chaque année au même impôt foncier. Cette distinction pourtant perdrait de son intérêt si les droits élevés ne s’appliquaient qu’aux successions ab intestat au-delà d’un certain degré. Personne ne s’en inquiéterait. En définitive, quand une succession arrive à quelqu’un qui n’y a aucun droit primordial et qui n’est point institué par testament, il n’y a pas grand inconvénient à ce qu’elle soit soumise deux fois à la même taxe dans un espace de temps assez court, tandis que, si la taxe s’applique ou à des parens assez proches ou à des héritiers par testament, c’est une atteinte portée au droit de propriété et qui est d’autant plus sensible que l’impôt se renouvelle souvent. On peut faire la même réflexion à propos d’une autre réforme qui avait été indiquée par la dernière commission d’enquête agricole : elle demandait qu’on réduisît les droits de succession, lorsqu’ils auraient été acquittés depuis moins de trois ans. Ce projet de réforme n’avait encore en vue que les droits élevés ; s’il ne s’était agi que de 2 et 3 pour 100, cela n’en valait pas la peine, et d’ailleurs la demande eût été injuste, car à chaque mutation l’état est obligé d’intervenir, il rend un service qui doit être payé.

Mais la réforme la plus urgente à notre avis est celle de la déduction des dettes dans l’actif d’une succession. Un homme meurt laissant des charges plus ou moins considérables, attestées par des obligations certaines, inscrites même au bureau des hypothèques, elles absorbent la moitié ou les trois quarts de la succession. N’importe, on paiera le droit sur tout l’héritage, comme si celui-ci était absolument libre ; on ne déduira rien de l’actif. C’est là évidemment une prétention excessive, contre laquelle on réclame en vain depuis nombre d’années. Quelles sont donc les difficultés ? On allègue que, si le trésor entrait dans la voie de la déduction des dettes, il serait exposé à toute espèce de fraudes ; il n’y aurait plus de successions exemptes de charges : toutes ou la plupart se présenteraient en accusant un passif plus ou moins considérable, sans qu’il fût possible de distinguer les dettes réelles des dettes fictives. Cette objection a toujours prévalu. Quelque grave qu’elle soit, elle ne peut pas servir à consacrer une immense injustice. Quoi ! une succession sera obérée au point de laisser un actif insignifiant, juste assez élevé pour empêcher l’héritier d’y renoncer, cet héritier offrira d’en faire la preuve, et on refusera, parce qu’il paraîtra plus commode, pour éviter toute difficulté, de ne tenir aucun compte des dettes ! Alors ce n’est plus 8 ou 10 pour 100 qu’on prélève, c’est souvent 18 ou 20 ; c’est une véritable expropriation qu’on opère, et pourquoi ? pour favoriser le repos et la tranquillité des agens du fisc. On aura beau dire, la conscience publique se révoltera toujours contre une pareille iniquité, et n’admettra jamais qu’on doive payer sur une succession chargée de dettes comme sur une autre qui n’en a pas.

Il en résulte dans l’application des choses assez singulières. Une succession de 100,000 francs s’ouvre, elle est grevée de 50,000 francs de dettes hypothécaires, on paie le droit comme si la dette n’existait pas. À quelques jours de là, le créancier des 50,000 francs vient lui-même à mourir, on porte la créance à l’actif de sa succession et on exige encore le droit, de sorte que le fisc aura reçu deux fois pour la même créance, la première fois en refusant de la reconnaître au passif d’une succession, la seconde en l’admettant à l’actif de l’autre. Il y a pourtant là quelque chose de contradictoire qui choque la raison et la justice. Est-il donc impossible de se mettre à l’abri de la fraude ? Un ancien chef de division de l’administration même de l’enregistrement, M. Abel Lemercier, indiquait, dans une brochure qui a paru en 1867, un moyen qui ne manquerait peut-être pas d’efficacité. Lorsqu’un héritier déclarant une succession, disait-il, produirait le titre d’une dette enregistrée, contractée envers des tiers et non échue avant le décès, affirmant qu’elle n’est pas éteinte et qu’il la reconnaît parfaitement, cette déclaration pourrait faire foi contre lui devant. les tribunaux. En sens inverse, lorsque l’héritier d’une succession au profit de laquelle une créance aurait existé viendrait déclarer qu’elle n’existe plus et qu’elle a été payée avant le décès, on pourrait se servir également de cette déclaration pour faire preuve de la libération. — Enfin, si ces moyens ne suffisaient pas, il faudrait en chercher d’autres, car le procédé actuel est inique, quelque peu odieux, et il n’est même pas démontré qu’il enrichisse beaucoup le fisc. En effet, l’héritier qui est en face d’une injustice aussi grande dérobe tout ce qu’il peut aux regards du trésor pour diminuer ses charges, et il croit ne pas engager sa conscience, il sait qu’avec ce qui reste, et qu’il ne peut soustraire, il paiera encore plus qu’il ne doit réellement ; la non-déduction des dettes est donc une incitation à la fraude. On dira que la fraude existerait encore si le fisc agissait autrement ; c’est possible, mais alors le contribuable saurait qu’il engage sa conscience, et le trésor pourrait toujours user des moyens de contrôle dont il dispose. Il n’en use pas lorsqu’il est en présence d’une succession dont le passif est notoirement considérable, et il laisse la fraude s’accomplir, ce qui fait que la plus grande inégalité règne dans la perception du droit. Les gens scrupuleux se soumettent aux exigences du fisc, paient l’impôt sur toute la succession sans en rien distraire, les autres trouvent moyen de ne pas payer plus qu’ils ne doivent, et souvent moins. Voilà à quoi on arrive avec un principe vicieux ; les uns passent à côté, les autres le subissent dans toute sa rigueur.


II

Voyons maintenant un autre droit de mutation excessif également et qui se justifie peut-être encore moins que certaines applications de l’impôt de succession : je veux parler de celui qui est perçu à l’occasion des mutations d’immeubles, à titre onéreux. Ce droit, avec les centimes additionnels qui y sont afférens, est aujourd’hui de 6,60 pour 100, et si on y ajoute les frais accessoires d’actes et les honoraires du notaire, on arrive à faire payer 9 et 10 pour 100 pour toute mutation d’immeubles ; et qui est-ce qui subit ce droit ? — En apparence c’est l’acquéreur, la loi le dit ainsi, mais en réalité c’est le vendeur. Dans la plupart des cas, on vend par nécessité et on n’est pas en mesure de faire la loi à celui qui achète. — D’ailleurs le prix se règle sur le revenu net que donne la propriété, déduction faite des charges, y compris l’impôt, et si ce revenu, d’après les conditions du marché, doit être de 3 ou de 4 pour 100, il faut bien que le vendeur prenne à son compte tout ce qui pourrait le diminuer. Et quel service rend l’état pour exiger un pareil droit de 6,60 pour 100 ? Il se contente de faire transcrire sur ses registres l’acte de mutation ; c’est un service qui pourrait être largement rétribué avec 1/2 ou 1 pour 100 au plus. D’après un tableau dressé par M. Vignes dans son traité des impôts, les droits sur la transmission d’immeubles à titre onéreux ont rapporté, en 1869, 139 millions pour une valeur de 2 milliards 400 millions, tandis que les transmissions au même titre de valeurs mobilières n’ont donné que 24 millions pour une valeur de plus de 10 milliards. Les mutations d’immeubles sont donc particulièrement grevées d’un droit excessif. On en cherche en vain la raison.

Quand on établit un impôt, il faudrait autant que possible l’associer au progrès de la richesse ; c’est là ce qui en fait la légitimité. L’état peut dire au contribuable : C’est sous ma protection et avec mon concours que le progrès dont vous profitez a eu lieu ; j’en viens réclamer ma part. Il n’en est pas ainsi avec les droits d’enregistrement. On ne peut pas dire d’une façon absolue que plus il y a d’actes enregistrés, plus il y a de richesse ; c’est souvent le contraire qui arrive. Ainsi on remarque que dans les années calamiteuses traversées par la disette, la guerre et les révolutions, où il y a beaucoup de poursuites en expropriation, les recettes de l’enregistrement augmentent plutôt qu’elles ne diminuent. Les mutations d’immeubles à titre volontaire même qui ont lieu dans ces années-là sont loin d’être un signe de richesse. Pour quels motifs donc a-t-on porté les droits à un taux aussi élevé ? Nous n’en connaissons pas d’autres que ceux qui inspirent les souverains dans les états barbares lorsqu’ils ont besoin d’argent. Un pacha, dit Volney dans son Voyage en Égypte et en Syrie, voit un individu planter un arbre ou bâtir une maison, il le fait venir et lui dit : « Tu as de l’argent, puisque tu plantes et que tu bâtis ; tu vas m’en donner une part, » et il n’ajoute rien de plus. Le fisc, dans un pays civilisé comme le nôtre, n’agit pas autrement avec le droit de mutation. Il voit un individu qui vend un immeuble et un autre qui l’achète, il se dit qu’il y aura de l’argent échangé, et il en demande sa part, sans examiner s’il y a droit ou non. Qu’en résulte-t-il ? Qu’en Orient on ne plante ni ne bâtit, pour ne pas avoir à faire la part du pacha ; on enfouit son argent, et le pays reste stérile. Chez nous, on n’enfouit pas son argent, parce qu’on a d’autres moyens de l’utiliser ; mais on se garde bien, autant qu’on le peut, d’acheter des immeubles : d’abord pour ne pas payer le droit excessif auquel l’acquisition est soumise, et ensuite parce qu’à cause de ce même droit on aurait de la peine à s’en défaire plus tard.

Il n’y a aucun pays où, l’impôt de mutation soit aussi élevé qu’en France ; il est de 1/2 pour 100 en Angleterre, de 1 pour 100 en Prusse, de 2 et 3 pour 100 ailleurs. L’administration a si bien senti que le droit de transmission à 6,60 était excessif qu’elle l’a diminué des deux tiers en ce qui concerne les aliénations du domaine public, des forêts de l’état par exemple. Pourquoi cette distinction ? Pourquoi ce qui est bon pour l’état ne le serait-il pas pour les particuliers ? D’ailleurs le fisc n’y perdrait rien. Nous ne craignons pas de dire qu’avec une réduction de moitié dans le droit et un allégement sensible dans les frais accessoires, les transactions sur propriétés immobilières seraient beaucoup plus nombreuses, au grand avantage de tout le monde. On comprend qu’il y ait une différence dans le droit lorsqu’il s’agit de transmission de valeurs mobilières, et particulièrement d’actions et d’obligations : la force des choses le veut ainsi ; on aurait trop de facilité pour échapper au fisc, si les droits étaient élevés. Mais l’écart, au taux où il est, ne se justifie point. On ne peut pas admettre qu’on prenne 6 pour 100 dans un cas et 2 et même 1/2 pour 100 dans l’autre. Il en résulte que non-seulement les transactions sur immeubles sont plus rares, mais encore qu’elles sont le plus souvent entachées de fraude : on déclare moins que le prix réel. Si le droit était plus modéré, la fraude serait moindre, et il ne serait pas impossible qu’au bout de très peu de temps, avec plus de fréquence dans les mutations, plus de sincérité dans les déclarations, le fisc ne retrouvât à peu près l’équivalent de ce qu’il aurait abandonné. Ainsi, au point de vue de la justice comme au point de vue de l’économie politique, l’impôt de mutation sur les immeubles, tel qu’il existe aujourd’hui, est aussi loin d’être irréprochable.

Est-on plus heureux avec les droits qui grèvent les transports ? Nous éliminons tout de suite ceux qui concernent la poste ; ceux-là sont parfaitement légitimes et représentent l’équivalent d’un service rendu. On peut même trouver qu’ils ne sont pas très élevés, par rapport au service. Pour en demander la diminution, il faut se placer à un autre point de vue et se dire que, l’état ayant un grand intérêt à multiplier les correspondances, intérêt de civilisation d’abord pour faciliter l’échange des idées, intérêt matériel ensuite pour développer les relations commerciales, il fait une chose utile pour lui-même et pour tout le monde lorsqu’il abaisse la taxe des lettres ; c’est ce qui a eu lieu tout récemment sur l’initiative heureuse du ministre des finances, M. Léon Say.

Ce qu’il faut examiner plus attentivement, ce sont les droits que l’état trouve bon de percevoir sur les transports en grande et petite vitesse, particulièrement par chemins de fer ; ces droits sont de 2 décimes ou de 20 pour 100 pour les transports à grande vitesse et de 5 pour 100 pour ceux à petite vitesse. Les premiers ont rapporté, en 1877,76 millions environ et les seconds 23 millions, — en tout près de 100 millions. Il ne faut pas réfléchir longtemps pour être convaincu que cet impôt n’est pas bien fondé. Les 5 pour 100 sur les transports en petite vitesse sont une charge nouvelle ajoutée à la production du pays, et, quand on est serré d’aussi près que nous le sommes par la concurrence étrangère, que toutes les tendances des peuples sont de réduire de plus en plus leurs, frais de production pour se disputer les marchés du monde, ce n’est pas une idée heureuse à coup sûr d’avoir imaginé cet impôt. On aura beau dire que la production pour l’intérieur y est seule soumise, que le droit n’est pas perçu quand la marchandise est destinée au dehors ; la distinction est illusoire, les 5 pour 100 grèvent la production sous toutes ses formes. La marchandise, avant de partir pour l’étranger, n’en a pas moins payé les 5 pour 100 sur toutes les matières premières qui ont servi à l’établir. S’il s’agit d’une étoffe, elle les a payés sur la laine, le coton ou la soie qu’on a dû faire venir de plus ou moins loin ; elle les a subis encore sur le combustible qu’on a brûlé dans l’usine, sans parler de l’élévation de la main-d’œuvre qui en résulte aussi ; il faut que tout cela se retrouve dans le prix de vente au dehors. Du reste, la critique que nous faisons de cet impôt est un peu rétrospective, il n’y avait qu’une voix pour le condamner. Il vient d’être aboli, et disparaîtra le 1er juillet prochain.

L’opinion n’est pas aussi sévère à l’égard des deux décimes qui frappent les transports à grande vitesse. De quel droit pourtant l’état vient-il les réclamer ? Veut-il faire payer aux compagnies la faveur qu’il leur a accordée de construire et d’exploiter les chemins de fer ? Cette faveur n’a pas été gratuite ; on en a débattu les conditions dans des cahiers des charges, où l’état ne s’est pas oublié. Il a stipulé par exemple qu’on transporterait au quart de place les marins et les militaires, et pour rien ses propres dépêches. Il imposait en outre des frais de contrôle assez lourds. Enfin les compagnies de chemins de fer paient, comme toutes les autres industries, les taxes générales, l’impôt foncier, l’impôt mobilier, celui de patente, des portes et fenêtres, d’enregistrement, etc. Elles sont de plus assujetties à une taxe spéciale qui a été créée particulièrement contre elles, celle du timbre sur tous les titres qu’elles émettent. N’était-ce pas assez ? La compagnie du Nord, dans son rapport pour 1877, constate que, sur une recette brute de 123 millions, cette compagnie a payé à l’état, tant directement qu’indirectement, une somme de 30 millions. Si on établit la même proportion sur la recette de tous les chemins de fer, qui aujourd’hui dépasse 800 millions, le profit de l’état serait de près de 200. Cela représente environ 25 pour 100 du produit brut ; il n’y a pas une autre industrie qui soit aussi fortement taxée. On aurait pu s’en tenir là et ne pas ajouter les 2 décimes dont nous parlons. On a fait comme pour l’impôt de succession et de mutation, on a jugé que ce serait facile à percevoir, et on n’a pas cherché d’autre raison. On a pensé d’ailleurs que, la taxe se confondant avec le prix du transport, on s’en apercevrait à peine ; cela était déjà très peu vrai avec le premier décime ; on ne paie pas indifféremment 60 centimes au lieu de 50, et 11 francs au lieu de 10 ; mais, quand on y a ajouté le deuxième et qu’il a fallu débourser 70 centimes au lieu de 50, 12 francs au lieu de 10, et 120 francs au lieu de 100, alors la taxe a paru exorbitante, et le mouvement des voyageurs a dû s’en ressentir. Sans doute, si on compare les recettes d’une année à l’autre, on les trouve toujours en augmentation, et on peut être tenté de croire que la taxe n’exerce aucune influence fâcheuse. Ce n’est pas ainsi qu’il faut considérer les choses. La richesse chez nous a une telle élasticité qu’elle se développe quand même malgré tous les obstacles ? seulement il est permis de supposer qu’elle se développerait davantage encore si ces obstacles n’existaient pas. Qu’on supprime demain les 2 décimes sur les transports à grande vitesse, et il y aura certainement une circulation plus grande de voyageurs, et avec elle un mouvement d’affaires plus considérable. Élever les impôts sur un point peut être le moyen de leur faire rendre davantage sur ce point-là, mais ce n’est pas toujours celui d’obtenir plus de l’ensemble des taxes. Or il n’y a que l’ensemble qui intéresse l’état. Ce qui importe à celui-ci, ce n’est pas que tel ou tel impôt rapporte plus, c’est que tous donnent davantage et qu’on ne perde pas d’un côté ce qu’on gagne de l’autre. Pour bien faire comprendre notre pensée, supposons qu’un impôt mal conçu donne 40 ou 50 millions par an et qu’il nuise pour un centième seulement au progrès de la richesse. Si ce progrès est de 3 milliards par année, et il doit bien être de ce chiffre aujourd’hui en France, le préjudice annuel causé par le mauvais impôt sera de 100 millions. Il aurait mieux valu ne pas l’établir. — Il se peut que les 2 décimes qui augmentent sensiblement le prix des transports aient cet inconvénient, et que les 76 millions qu’ils rapportent soient plus que perdus par le ralentissement qu’ils amènent dans le progrès de la richesse. L’état, en face de la fortune publique, est comme l’administrateur d’un grand domaine qui doit chercher ce qui améliore l’ensemble de ce domaine plutôt que telle ou telle partie en particulier. Pour toutes ces raisons donc, il nous paraîtrait utile que l’état réduisît la charge des 2 décimes qui pèsent sur les transports. Il ne faut pas perdre de vue qu’en Angleterre, pays essentiellement commerçant, cette taxe est de 5 pour 100 seulement, et qu’on parle tous les jours de la supprimer.

Dans le même ordre d’idées, on peut trouver à redire encore contre l’impôt de 3 pour 100 sur le revenu des valeurs mobilières. On a pourtant cru faire merveille en l’établissant. On a dit : Voilà des valeurs qui constituent une partie notable de la richesse publique, et qui, sauf pour un léger droit de transmission auquel elles sont soumises, ne paient rien à l’état sur le revenu qu’elles donnent, tandis que le revenu de la terre et des immeubles est grevé de 5 ou 6 pour 100 et souvent de plus. C’est une inégalité qu’il faut faire disparaître au nom de la justice. Maintenant, au point de vue de l’économie politique, on a ajouté : Qu’est-ce qu’un impôt de 3 pour 100 sur des valeurs qui offrent tant d’avantages, qu’on peut emporter avec soi et transmettre avec la plus grande facilité ? Ce qu’on leur demande est un bien mince tribut qui n’en peut pas troubler l’économie ni arrêter le développement. Et en effet, depuis que l’impôt existe, ces valeurs n’ont pas cessé de s’accroître, et les cours en sont de plus en plus élevés. Il semble donc que l’impôt est bien justifié, et que les craintes qu’on pouvait avoir au début n’étaient pas fondées. Cependant, si on y regarde de près, on trouve qu’il n’est pas aussi inoffensif qu’il en a l’air ; d’abord il y a d’autres valeurs mobilières que celles qui sont sous forme d’actions ou d’obligations ; les parts d’intérêts dans une grande industrie, la possession entre trois ou quatre personnes d’un établissement de commerce, sont bien aussi des valeurs mobilières ; pourquoi sont-elles exemptes de l’impôt du revenu ? Les sociétés industrielles ou financières, qui émettent des actions et des obligations, ont payé comme les établissemens particuliers l’impôt foncier, la taxe des patentes, celle des portes et fenêtres, les droits d’enregistrement ; elles sont soumises en outre à un droit de timbre sur leurs titres ; pourquoi donc leur faire payer encore, par un privilège spécial, l’impôt sur le revenu ? Le petit rentier qui tire 1,000 francs par an de ses valeurs mobilières, actions ou obligations, subit une retenue de 30 francs, et les trois ou quatre grands industriels ou commerçans associés qui se partagent 3 ou 400,000 fr. de bénéfice ne paient rien de l’impôt sur le revenu. Il faut avouer que cela n’est pas de la bonne justice distributive. Nous voudrions demander aussi en vertu de quel principe on exempte la rente sur l’état. C’est, dit-on, pour ménager le crédit public. Si le gouvernement imposait sa rente, elle baisserait, et on lui ferait payer plus cher les emprunts qu’il aurait à contracter dans l’avenir. Cette raison ne suffit pas pour consacrer une injustice ; il est exorbitant que celui qui a 10,000 francs de rente sur l’état ne paie rien, tandis que celui qui n’a que 1,000 francs en obligations de chemins de fer ou autres est grevé de 30 francs par an.

D’ailleurs l’injustice ne profite pas à l’état autant qu’on peut le supposer. Tous les genres de crédits sont solidaires, surtout lorsqu’ils émanent de la même source. Il ne faut pas oublier que l’état a promis une garantie d’intérêt aux obligations de chemins de fer, et si celles-ci, à cause de l’impôt, n’ont pas tout l’essor qu’elles devraient avoir, il est le premier à en souffrir. La garantie ne fonctionne que dans certains cas, lorsque les lignes ne fournissent pas des revenus suffisans poux couvrir les dépenses qu’elles ont occasionnées. Quel est l’intérêt de l’état ? Que les compagnies empruntent aux meilleures conditions possibles, afin que l’annuité à couvrir soit moindre. Or, si l’impôt de 3 pour 100 enlève 50 centimes au revenu d’une obligation, les prêteurs ne donneront pas le même capital pour 14 fr. 50 cent, d’intérêts que pour 15 fr. Il faudra emprunter davantage, et la différence retombera à la charge de l’état par la garantie. Aujourd’hui, en vertu de cette garantie, le gouvernement paie aux compagnies une quarantaine de millions par an, et il reçoit de l’impôt sur les valeurs mobilières une somme qui n’est pas même équivalente : elle a été en 1877 de 36 millions. Nous ne prétendons point que, sans l’impôt, la garantie cesserait d’être effective : loin de là ; mais elle aurait lieu pour un chiffre moindre. — À ce droit de 3 pour 100 qui frappe le revenu des valeurs mobilières s’ajoute un autre impôt de transmission qui est de 20 centimes pour 100 fr. du capital coté à la Bourse pour les titres au porteur, et de 50 centimes pour les titres nominatifs, indépendamment de l’impôt spécial au timbre. Tous ces droits réunis font qu’une obligation de chemin de fer au porteur cotée 340 francs subit une retenue de 1 fr. 14 cent, et ne rapporte en réalité que 13 fr. 86 cent, au lieu de 15 francs ; et, s’il s’agit d’une valeur à lots, où la prime de remboursement peut être considérable, comme pour une obligation de la ville de Paris, qui est cotée 500 francs, le revenu descend à 13 fr. 50 cent, au lieu de 15 francs, c’est une réduction de 10 pour 100. On ne peut pas admettre qu’à ce taux l’impôt soit complètement inoffensif. Si on le paie aisément dans les entreprises prospères, il n’en est pas de même dans celles qui ont une existence précaire : la défalcation à faire par suite de l’impôt dans le revenu des titres est en moyenne de 6 à 7 pour 100 ; elles sont donc obligées d’emprunter à un taux plus onéreux. Nous n’irons pas jusqu’à dire que les petites lignes de chemins de fer par exemple qui ont fait faillite, et que l’état vient de racheter, ont été ruinées par ces impôts ; il y avait malheureusement trop de causes pour qu’il en fût ainsi ; cependant il paraîtra étrange que l’état ait perçu pendant plusieurs années un droit ; sur des revenus qui n’existaient pas et qui n’étaient qu’un prélèvement sur le capital. Cet impôt sur les valeurs mobilières offre encore cette particularité qu’il frappe les titres qu’il faudrait le plus ménager : ils émanent d’entreprises qui ont pour base l’association des capitaux, c’est-à-dire la forme de crédit la plus démocratique qu’il y ait, et, au lieu de leur donner une prime d’encouragement, on leur inflige en quelque sorte une pénalité. On conviendra que l’anomalie est bizarre dans un pays de suffrage universel. J’ai fini l’examen des taxes qui pèsent sur les actes ou sur les affaires, et je crois avoir démontré qu’elles ont très peu des qualités qui constituent les bons impôts : elles sont lourdes, en général, ne se paient pas par fractions minimes, et si elles rendent beaucoup, ce n’est point toujours sans dommage pour la richesse publique. Que faut-il en conclure ? Qu’il y a lieu de les réviser dès aujourd’hui et de les diminuer sensiblement. On voudrait que ce fût possible. Mais nous sommes en présence d’autres nécessités plus urgentes. Nous avons un budget qui, avec les centimes additionnels, touche à 3 milliards et dont l’équilibre assuré est nécessaire au maintien de notre crédit ; on ne peut pas risquer de le compromettre par des remaniemens de taxes qui, bien que fondés en principe, n’en auraient pas moins pour premier effet d’amener des diminutions de recettes. Seulement il faut se dire qu’aussitôt que la situation sera dégagée et que nous aurons des excédans, nous devrons les appliquer particulièrement à ces remaniemens.

Il y a un critérium infaillible pour juger du mérite d’un impôt : c’est l’influence qu’il exerce sur la richesse publique ; l’impôt se paie-t-il aisément, sans faire naître de découragement dans la production et la consommation, alors il est bon et il est juste, car la répercussion en est certaine ; il entrera dans le mouvement général de la richesse, pèsera également sur tout le monde et deviendra une charge définitive du revenu brut de la société. Aucun homme réfléchi et de bonne foi ne peut nier qu’à ce point de vue, qui est, l’essentiel, les taxes sur les actes sont moins favorables que celles de consommation. Pourquoi sont-elles mieux accueillies ? Tout simplement parce qu’elles ne sont point mêlées comme les autres aux préjugés et aux passions politiques, et qu’on ne s’en sert pas pour se faire des réclames auprès de la masse électorale ; dès lors les gouvernemens ont beau jeu pour les augmenter autant qu’ils veulent. Mais, si elles excitent moins de plaintes que d’autres, cela ne prouve pas qu’elles soient meilleures, cela prouve seulement que les peuples n’entendent pas toujours bien leurs intérêts.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre et du 1er décembre 1877.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1878.