La Quittance de minuit/02/10

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Méline, Cans et Compagnie (Tome deuxièmep. 207-232).


X

Un nid dans les bogs.


— Du diable ! Gilbert Flibbert, s’écria Mac-Foote après le premier moment de trouble, n’allez-vous pas inscrire sur votre minute toutes les sottises de ce vieux coquin !… Effacez, effacez, mon garçon… Un procès-verbal doit être fait avec prudence ; ce ne sont pas les accusés qui vous payent votre traitement, je crois !…

Mac-Foote se pencha par-dessus l’épaule du petit greffier.

— Le malheureux avait tout écrit ! murmura-t-il. Si l’on n’était pas constamment sur le dos de ces gens-là, Dieu sait comment irait la justice !… Laissez cela, Gilbert, ajouta-t-il tout haut, je m’en charge. Allez dire au geôlier Allan qu’il retienne prisonnier ce jeune drôle jusqu’à nouvel ordre… Morris Mac-Diarmid, je crois… Allez, mon garçon !

Françès était à genoux auprès de sa tante évanouie. Elle se redressa au nom de Morris, et prêta l’oreille : elle venait de voir Morris traverser le préau ; il devait être bien près de la porte extérieure. Un ébranlement suivi d’un bruit sourd annonça que les lourds battants venaient de tomber.

Morris était libre.

Françès se redonna tout entière aux soins qu’exigeait la position de Fenella Daws.

Celle-ci était renversée sur son fauteuil et jetait en arrière les quelques cheveux pâles qui faisaient à son visage blafard une couronne assortie. Elle avait fermé ses yeux blancs.

La malheureuse Fenella n’avait plus de souffle. À dater de l’instant où son expérience lui avait dit qu’il fallait s’évanouir, elle était tombée sans mouvement, après avoir poussé un grand cri.

Depuis ce moment, elle retenait sa respiration de son mieux et composait les muscles de sa maigre figure, selon l’art de la pâmoison.

Mistress Daws avait étudié cet art à fond, depuis longues années. Elle ne perdait jamais une occasion de s’évanouir. C’était chez elle un goût, presque une passion. Françès, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur de ces accidents, se soumettait à les prendre au sérieux en apparence, et s’empressait autour de Fenella comme s’il se fût agi de vie et de mort.

Josuah Daws se mettait également de la partie. C’étaient des robes délacées, des flacons débouchés, de l’eau versée à flots, de l’éther, des sels et des petits coups dans le creux de la main.

Fenella était aux anges. Tous les goûts sont dans la nature.

Quand la chose avait duré suffisamment, Fenella rouvrait ses yeux blancs et respirait avec bruit.

Puis elle jetait un regard égaré autour d’elle.

Puis encore, elle souriait bien doucement…

Cette scène était toujours la même. Il n’y avait rien à y changer. Ce jour-là, mistress Daws reprit ses sens comme à l’ordinaire, et joua dans la perfection ce tremblement ébahi des gens qui reviennent à la vie.

Puis elle se hâta d’ouvrir son portefeuille afin d’y ajouter ces lignes :

« Long évanouissement causé par la conduite imprudente et romanesque de ma nièce, miss Francès Roberts. »

Cette phrase devait clore la série d’observations ayant trait aux prisons de Galway.

Fenella eut la force de se lever et le courage de s’acheminer vers le nouvel appartement offert par Mac-Foote au sous-intendant de police.

Faible encore et le visage couvert de cette pâleur qui suit les grandes émotions, elle prit sur elle de dévorer un bifteck énorme et de boire un flacon de sherry
 

Une toute petite maison s’élevait au milieu des bogs solitaires entre Carndulla et Ballinderry, à une bonne lieue de la ville de Tuam.

On l’avait bâtie sur un petit tertre, fondé de main d’homme, qui dominait de quelques pieds la fange voisine.

Tout alentour il y avait un fossé profond rempli de boue liquide, au-dessus de laquelle la végétation des marais commençait à jeter son perfide voile de verdure.

La maison était construite de façon à présenter extérieurement l’aspect d’une guérite écrasée. Son toit, formé de mottes de gazon disposées en écailles, était taillé à quatre pans et gardait à son centre un trou carré sans tuyau, par où s’échappait la fumée du feu de tourbe, dans les mauvais jours de l’hiver.

Les murailles étaient en terre battue. Nulle poutre, nul pieu n’en protégeait la chancelante décrépitude.

L’atmosphère humide et dissolvante des bogs avait miné les angles de la cabane où manquaient çà et là de grosses mottes de terre. On voyait partout des crevasses le long des murailles, qui restaient néanmoins molles au toucher et suintaient continuellement des gouttelettes d’eau, à travers la mousse verdâtre qui les tapissait en quelques endroits.

À part la porte étroite et basse, fermée à l’aide d’une claie, la maison ne présentait qu’une seule ouverture qui regardait le midi.

L’intérieur était une chambre unique qui eût tenu quatre fois, pour le moins, dans la salle commune de la maison de Mill’s Mac-Diarmid.

Au milieu de la chambre se trouvait une excavation correspondant avec le trou du toit : c’était la cheminée.

L’hiver, la vapeur épaisse de la tourbe s’élançait de ce foyer et remplissait la hutte avant de s’échapper par l’ouverture supérieure.

Un peu à gauche de cette cheminée, une corde de paille, tendue d’une muraille à l’autre, comme chez le vieux Mill’s, séparait la pièce en deux compartiments inégaux ; l’un était l’asile des bestiaux, l’autre celui des créatures humaines.

Mais l’asile des bestiaux était vide. Il n’y avait rien au delà de la corde tendue, sinon la couche souillée, émiettée, réduite en poussière immonde d’une truie étique, qui était morte de faim un an auparavant.

Impossible de se figurer une nudité plus froide une misère plus absolue !

Point de table auprès du foyer central ; point d’escabelles à l’entour ; pas même, aux murailles crevassées, ce pauvre luxe si cher à l’Irlandais catholique : l’image vénérée de son patron, le bon saint qui prie pour lui dans le ciel…

Rien ; un air épais, mouillé, fétide.

De l’eau sur le sol, de l’eau dégouttant le long des parois raboteuses.

Dans un coin, une haute pyramide de tourbes taillées, auprès de laquelle brillaient deux de ces larges bêches tranchantes et droites qui servent à couper le gazon des tourbières.

Dans un autre coin, quelques brins de paille sur lesquels étaient couchés deux enfants à demi nus…

C’était à peu près l’heure où les Molly-Maguires sortaient de la galerie du Géant. Le jour, qui commençait à poindre, éclairait faiblement les objets dans la misérable demeure.

On voyait la brume des bogs blanchir et s’illuminer à travers les nombreuses crevasses des murailles.

La lumière, qui tombait de biais sur les deux enfants endormis, éclairait leurs membres grêles à travers les grands trous de leurs haillons, et faisait ressortir les tons hâves de leurs petites figures ravagées par la misère.

C’était une petite fille de onze ans à peu près et un garçon qui pouvait avoir une année de moins. Ils étaient de la même taille et se ressemblaient presque trait pour trait.

Leurs pauvres petits visages souffrants étaient enfouis dans les masses mêlées de leurs énormes chevelures. Leurs traits avaient de la douceur et peut-être n’eût-il fallu qu’un peu de bonheur pour y mettre la souriante beauté de l’enfance.

Mais ils étaient si pâles, si maigres, si chétifs ! L’air mortel des bogs pesait si lourdement sur leurs pauvres poitrines !

Ils avaient eu faim si souvent et si longtemps !

Le garçon était couché en travers, aux pieds de sa sœur, qui se faisait un oreiller de son bras arrondi.

Leur sommeil était pesant et inquiet tout à la fois. Par instant ils demeuraient comme accablés sous l’oppression qui serrait leur poitrine ; puis, ils s’agitaient sur leur couche humide ; la sueur perlait sous leurs longs cheveux, et leurs bouches qui brûlaient murmuraient une plainte.

La petite fille se dressa tout à coup sur son séant.

Elle jeta autour de la chambre le regard égaré de ses grands yeux. Ses deux mains pressèrent sa poitrine haletante.

— Jésus ! Lord ! dit elle, que j’ai faim !

Elle se prit à marcher à quatre pattes, la tête presque sur le sol, flairant les débris de toutes sortes comme un animal sauvage et cherchant dans la poussière.

Mais elle avait cherché tant de fois déjà ! il n’y avait rien ! La dernière pelure de pomme de terre avait été dévorée dès longtemps…

Un cri sourd râla dans la gorge de la jeune fille, qui regagna sa couche de paille en rampant.

Elle s’y assit et appuya son dos contre la muraille mouillée.

— Paddy ! murmura-t-elle, mon petit frère Paddy… je crois que je vais mourir !…

L’enfant ne s’éveilla pas tout de suite. Il s’agita dans son sommeil ; puis il se dressa tout à coup comme avait fait sa sœur, et saisit à deux mains sa maigre poitrine.

— Oh !… oh !… dit-il, — j’ai grand’faim, seigneur Jésus !

La petite fille gémissait et pleurait.

— Qu’avez-vous, ma sœur Su ? demanda Paddy en se glissant sur la paille ; il ne faut pas pleurer… voyez, je ne pleure pas, moi !

La voix du pauvre enfant tremblait et ses paupières creusées rendaient de grosses larmes.

— Paddy, mon petit frère, murmura Su dont la voix semblait faiblir, on dit que cela fait mal de mourir… et je souffre bien !… Je crois que tu vas rester seul dans les bogs…

Paddy jeta ses bras autour du cou de sa sœur.

— Je t’en prie ! je t’en prie, s’écria-t-il, ne m’abandonne pas !… Je suis un homme, moi, et je serais bien longtemps peut-être avant de souffrir assez pour mourir…

Les deux enfants se tinrent embrassés durant quelques secondes.

Su regarda son frère en essayant de sourire.

— Me voilà mieux, dit-elle ; nous passerons cette nuit comme les autres et peut-être notre père Gib apportera de quoi manger demain matin.

Paddy secoua sa tête chevelue.

— Il y a trois jours que notre père Gib n’est venu ! répliqua-t-il, trois jours !… C’est bien long d’avoir faim pendant trois jours !

Sa voix s’éveilla subitement, et prit à l’improviste un accent de gaieté.

— Vous ne savez pas, petite sœur ! s’écria-t-il, oh ! le beau rêve que j’ai fait ! le beau rêve !… Il était venu des grands seigneurs voir notre cabane, et l’un d’eux m’avait emmené avec lui… loin, bien loin, au delà des lacs, je ne sais où… J’avais de beaux habits de toile où il n’y avait point de trous. On m’avait donné des souliers à semelles de bois, et mes pieds ne saignaient plus en heurtant contre les branches mortes des bog-pines cachées dans l’herbe du marais… et tant que durait le jour, Su, oh ! ma sœur, écoutez cela ! je mangeais ! je mangeais de grosses pommes de terre, des pains d’avoine et de la viande comme si c’eût été toujours le matin de la Noël !…

Le jour grandissant montrait la lueur avide qui brûlait dans les yeux des pauvres enfants.

Su passait sa langue sur sa lèvre pâlie.

— Des pommes de terre ! murmura-t-elle. Du pain d’avoine !… Ah ! Jésus ! Jésus ! que j’ai faim !

— Moi aussi, répliqua Paddy qui perdit son sourire. J’ai grand’faim !… Il y a comme une main de fer qui se remue au dedans de ma poitrine vide… Mais, ma pauvre sœur, comme je mangeais !… Qui vit jamais des pommes de terre si grosses ? Les pains d’avoine étaient grands comme moi !

Le dos de Su glissa le long de la muraille et sa tête retomba sur son bras.

— Du pain ! oh ! du pain ! dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Paddy, chancelant à son tour, se renversa sur la paille en balbutiant le récit de son rêve.

Les deux enfants dormaient. Tous deux souriaient dans leur sommeil. L’image évoquée leur apparaissait de nouveau sans doute, et ils songeaient qu’il y avait du pain dans la cabane…

Le jour était levé tout à fait. À sa clarté brillante la triste demeure paraissait plus nue encore, s’il est possible, et plus misérable qu’aux lueurs douteuses du crépuscule.

Au dehors, la brune matinière s’étendait sur la vaste solitude des bogs, et rien ne troublait, à plusieurs milles à la ronde, l’uniforme et lourd silence.

Un bruit lointain et vague se fit pourtant. C’était comme le son léger du pas d’un poney, frappant le gazon sourd des tourbières.

Ce bruit approchait rapidement.

Une forme vague apparut parmi la brume, pour se cacher un instant et reparaître bientôt plus proche.

C’était un cavalier qui courait au galop en zigzag, suivant les capricieux sentiers des langues de terre ferme qui tournent autour des flaques d’eau croupies.

Au bout de quelques secondes, on aurait pu reconnaître la taille courbée et les haillons de Gib Roe.

Gib semblait fatigué. Ses cheveux qui, d’ordinaire, se hérissaient autour de son crâne montueux retombaient, amollis par le brouillard du matin et par la sueur qui baignait leur racine.

Il mit pied à terre au bas du petit tertre qui servait d’assise à la cabane. Il le monta en quelques enjambées rapides, et fit sauter la claie en dedans d’un coup de shillelah.

Paddy et Su s’agitèrent sur la paille en murmurant faiblement des plaintes, mais ils ne s’éveillèrent point.

Gib avait autour de sa ceinture, sous son carrick en lambeaux, un bissac de toile qu’il mit à cheval sur la corde de paille.

— Allons, mes chérubins, allons ! dit-il, debout un peu, et en besogne !

La petite Su se roula en poussant un douloureux murmure, et Paddy mit ses deux petites mains sur ses yeux qui ne voulaient point s’ouvrir.

— Allons, créatures ! s’écria Gib en frappant du pied, debout, ou mon shillelah va causer !

Les deux enfants sautèrent machinalement sur leurs pieds nus et demeurèrent durant une seconde dans cet abêtissement qui suit un trop brusque réveil.

Gib les regardait avec un sourire autour de sa lèvre et des larmes dans les yeux.

— Sont-ils maigres ! se disait-il.

Puis il ajoutait avec un mystérieux mouvement de joie :

— Ça va finir… Su aura de petites joues rondes et roses… l’enfant Paddy prendra de la graisse comme un gentleman… ce sera grand, beau, fort !… Ah ! dame, reprit-il en baissant les yeux d’un air d’embarras, on ne peut pas laisser mourir comme ça de pauvres chers innocents que le bon Dieu vous a donnés !…

Pendant cela, les deux enfants avaient secoué leurs grandes chevelures et ouvraient les yeux tant qu’ils pouvaient, fouillant du regard les poches de leur père.

Une expression de consternation profonde se répandait sur leurs pauvres petites figures hâves et décharnées.

Ils ne dirent rien pourtant, et chacun d’eux alla prendre une des mains de Gib pour y mettre une caresse.

— Oui, oui, mes anges chéris, murmura Roe, j’aurais donné mon âme à Satan pour vous deux !

— Bonjour, père, dit bien doucement la petite Su.

Paddy répéta :

— Bonjour, père.

Roe les prit tour à tour dans ses bras et les baisa passionnément.

Puis il mit à les repousser une sorte de brusquerie, et ses gros sourcils se froncèrent.

— Arrah ! grommela-t-il ; sans ces petites gens-là, j’aurais bonne conscience et les rêves de la nuit ne me feraient pas peur !

— Mon père Gib, dit Su, dont la faim torturait l’estomac frêle, apportez-vous quelque chose à manger ?

Paddy regarda son père d’un air craintif et s’approcha plus près.

Il se sentait trembler et défaillir.

Gib montra du doigt le bissac à cheval sur la corde de paille. Les deux enfants ne firent qu’un bond. Leurs mains se plongèrent à la fois sous la toile, et leurs bouches s’emplirent avidement, tandis qu’ils poussaient des cris étouffés de sauvage plaisir.

Le bissac contenait deux pains d’avoine et quelques pommes de terre.

— C’est mon rêve, ma sœur Su ! disait Paddy la bouche pleine, c’est mon beau rêve !… Vois comme le pain est tendre et blanc !

Su ne pouvait répondre. Elle mangeait ; elle mangeait avec une incroyable avidité.

Les larmes étaient revenues aux yeux de Gib Roe.

— Ils n’auront plus faim, pensait-il, les pauvres chéris !… Comme ils mangent !… je les aurais trouvés morts quelque jour dans les bogs… Ah ! le bon Dieu me punira peut-être ; mais que ça fait de bien de les voir manger et être heureux !

Su et Paddy s’étaient jetés par terre pour être plus à l’aise, Gib vint se coucher sur le sol entre eux deux.

Il embrassait la petite Su, qui s’échappait de ses mains afin de ne point perdre une bouchée. Il se tournait vers Paddy, qui n’avait pas le temps de lui rendre une caresse, et qui mangeait, et qui mangeait !…

Gib souriait, bien heureux. Il attirait à lui les deux enfants et les serrait contre son cœur avec un indicible amour. Ils se roulaient tous les trois sur le sol mouillé. Leurs grands cheveux incultes se mêlaient. Tout dans cette scène avait un caractère d’allégresse sauvage et d’étrange joie.

La misère était là tout autour, la misère nue, horrible, menaçante ; mais, parmi cette misère, il y avait de fougueuses délices et une jouissance vive qui n’est point autour de la table des lords.

Les longues dents blanches des enfants mordaient le pain sans relâche. De fugitives couleurs remontaient lentement à leurs joues et leur rendaient cette beauté gaie qui sourit sur les jeunes fronts.

Comme le pauvre Gib les trouvait jolis, et comme il les aimait !

— C’est bon cela, petite Su, mon gentil cœur ? murmurait-il sans savoir ce qu’il disait. Le vieux Gib a donné du pain à son garçon Paddy !… Oh ! ma bouchal ! que le pain est bon quand on a grand’faim !… Écoutez ! écoutez ! pour ce pain-là Gib a vendu son âme… Mais nous irons loin, bien loin dans le pays des traîtres Saxons, où les enfants de Gib ne manqueront jamais de pommes de terre…

Su et Paddy dévoraient, ils n’avaient garde de comprendre.

Gib tira de sa poche une petite gourde où il y avait du potteen. Il l’approcha lui-même tour à tour de la bouche des deux enfants qui burent avidement.

Et Gib riait lui-même d’un rire d’enfant.

— C’est bon ! c’est bien bon ! répétait-il ; mais le pauvre Roe n’est plus un Irlandais… ça lui coûte cher !… Il faudra qu’il passe le canal comme un méchant… comme un traître middleman, engraissé avec du sang et qui fuit le couteau des vengeances !… Oh ! mais ce n’est pas pour lui que Gib a fait cela !… Les enfants avaient faim et soif… Dieu aura pitié du pauvre Gib !

Il levait ses yeux vers le ciel avec une expression de prière ardente. Sa physionomie avait changé complètement. Ce n’était plus cet air humble et cauteleux que nous lui avons vu à l’auberge du Roi Malcolm et dans la galerie du Géant. Sur sa figure maigre et ravagée il y avait maintenant une fierté puissante et un dévouement tout plein de passion.

C’était le père, chargé par Dieu de protéger et de défendre ; le père remplaçant la mère morte et succédant à son immense amour…

Il y avait en cet homme l’abnégation qui ne calcule pas, la tendresse sublime qui voit un précipice ouvert sur sa route, et qui marche en avant.

Il y avait cela parmi les dégradants symptômes de la maladie irlandaise : la misère et la servitude.

Le mal et le bien étaient mêlés en lui. Le mensonge vil, la trahison infâme vivaient dans ce cœur aveuglé côte à côte avec l’héroïsme.

Une dernière fois il pressa les deux enfants contre son cœur avec passion, puis il se leva brusquement.

Une résolution farouche brillait dans son regard, subitement assombri.

Och ! fit-il après avoir bu d’un trait le restant de la gourde, ce sera une bonne action qui me rendra moins lourd le sang du vieux Mill’s Mac-Diarmid !… Debout ! Su ; debout ! Paddy… Vous mangerez en marchant, mes chéris… Il faut qu’avant une heure d’ici vous soyez dans les rues de Tuam.

Les deux enfants se levèrent, obéissants, et Paddy demanda :

— Pourquoi faire ?

— Écoutez-moi bien… Il y a en ce moment à Tuam un chef d’habits rouges qui se nomme le major Percy Mortimer.

— Oh ! nous le connaissons bien, interrompit Su ; il a une veste toute dorée, et il est bien bon…

— Bien bon, reprit Paddy, — car il nous a donné deux fois de l’argent en traversant les bogs à la tête de ses beaux soldats.

— Ah ! il vous a donné de l’argent ? murmura Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta entre ses dents :

— Il a fait du bien aux chers innocents… je prierai Dieu pour lui quand il sera mort.

Il secoua ses cheveux qui se séchaient et s’ébouriffaient de nouveau autour de sa tête, puis il poursuivit :

— C’est un méchant, Su, ma fille… mon petit Paddy, c’est un traître qui a tué beaucoup, beaucoup des amis de votre père !

— Nous ne voulons pas aller vers lui ! s’écrièrent à la fois les deux enfants.

— Il vous donnera peut-être encore de l’argent… D’ailleurs je le veux… Quand vous serez à Tuam, vous demanderez le major Percy Mortimer, et vous irez dans sa maison… écoutez-moi bien, enfants, car s’il vous arrivait d’oublier mes paroles, les payeurs de minuit tueraient votre père.

À ce nom redoutable, Paddy et Su se serrèrent en tremblant contre les haillons de Gib.

Celui-ci prit leurs petites mains et les rassembla dans les siennes. Il parla durant quelques minutes d’une voix rapide et basse, puis les deux enfants, chargés des restes de leur repas, s’élancèrent au dehors.

Gib resta debout sur le seuil de la cabane.

Les deux enfants descendirent le tertre en bondissant ; ils étaient forts, ils étaient heureux.

Gib Roe les suivait avec cette admiration de père qui met un bandeau sur la vue, comme l’amour.

Il les trouvait beaux et charmants. Son cœur était rempli d’espoir. La joie présente combattait, victorieuse, l’amertume de ses remords.

Paddy et Su étaient arrivés au pied du tertre et avaient franchi la douve boueuse qui entourait la cabane. Ils commençaient à courir en zigzag autour des flaques d’eau voilées de verdure et suivaient leur route tortueuse avec un admirable instinct.

Gib Roe les regardait toujours, les deux enfants se tenaient par la main. Leurs petits membres grêles apparaissaient au travers des trous de leurs haillons. Ils étaient tous les deux fluets et frêles, mais gracieux et vifs. Leur course légère franchissait tous les obstacles comme par magie. On voyait flotter et s’agiter derrière eux les masses éparses de leurs longs cheveux.

Le soleil montait lentement au-dessus de la ligne de l’horizon, et son disque large apparaissait, rougi, parmi la brume.

Il était un peu plus de huit heures du matin.

Un instant encore le regard de Gib suivit les formes sveltes des deux enfants qui glissaient en zigzag dans le brouillard, puis les formes se firent indécises ; une muraille grisâtre tomba entre elles et le regard de Roe.

Il y avait désormais tout autour de lui un voile uniforme qui cachait de tous côtés l’horizon, et en deçà duquel on n’apercevait rien, sinon la solitude plate du bog.

Le coupeur de tourbes rentra dans sa cabane, et prit par habitude une des bêches tranchantes qui lui servaient à enlever le gazon ; mais il la rejeta bientôt et s’assit rêveur sur la paille.

Ce métier n’était plus le sien. C’était peut-être la dernière fois qu’il voyait les murailles nues, mais chères, de sa misérable demeure…

Les deux enfants couraient maintenant perdus dans le vaste désert des bogs. Il n’y avait point là de routes tracées, et aucun signe sensible ne pouvait leur servir à reconnaître le chemin. C’étaient des flaques d’eau recouvertes d’un tapis uniforme, de l’herbe couchée, des joncs ras, et çà et là quelques maigres pousses de bog-pines.

Et toujours, et toujours…

Ils allaient, guidés par un instinct sûr et aussi difficile à tromper que celui des poneys eux-mêmes. Et en courant, la petite Su disait :

— Que veut-on faire au major saxon Mortimer ?

— Notre père Gib, répliqua le garçon, dit que le major a tué beaucoup d’Irlandais… Je crois bien qu’on veut tuer le major.

Su perdit son sourire et ralentit son pas.

— Le tuer ! murmura-t-elle. Oui, je pense que vous avez raison, mon frère Paddy… Mais nous serons donc cause de sa mort, nous qui allons vers lui pour le tromper ?

— Oh ! dit le garçon, c’est un Anglais après tout !… et ce sont les Anglais qui nous prennent notre pain !

— J’ai entendu dire, reprit Su, après un instant de silence pensif, que ce n’est pas un péché de tuer un Saxon.

— Un péché ! s’écria Paddy étonné, pourquoi serait-ce un péché ?… Quand je serai grand, je tuerai bien des Saxons !… Ce sont eux qui vous font souffrir de la faim, ma petite sœur… et que la faim fait mal !… J’en tuerai tant que je pourrai !

Su resta un instant comme embarrassée. Quelque chose parlait vaguement au fond de sa conscience et protestait contre ces paroles de meurtre ; mais nul enseignement reçu n’était en elle pour soutenir ou guider ses instincts généreux. C’était une petite sauvage. Elle n’avait entendu jamais que des paroles de haine et de colère.

Elle haussa les épaules en riant aux éclats. Tout à coup :

— Que me fait le Saxon ? s’écria-t-elle ; moi aussi je veux tuer des Saxons, quand je serai grande et forte !

De vives couleurs étaient revenues à sa joue, et son grand œil noir avait un éclat vengeur.

En ce pauvre pays couvert de ruines, et que les Anglais ont fait si misérable, la haine de l’Anglais est en quelque sorte naturelle. Elle éclate chez l’homme ; elle couve dans l’âme de la femme ; on la retrouve jusqu’au fond du cœur de l’enfant.

Paddy et Su reprirent leur route en riant et en parlant de meurtre bien gaiement. Vous eussiez dit des êtres à l’âme cruelle et sans pitié. Leurs maigres visages rayonnaient à l’idée du sang versé. Il semblait qu’il n’y eût rien, dans ces cœurs viciés avant l’âge, que haine implacable et férocité froide. Quelque part dans les bogs ils trouvèrent une vieille mendiante, gisant à terre et se mourant de faim.

Ceci est, hélas ! bien commun dans le Connaught.

Et voilà les deux enfants, agenouillés auprès de la pauvre vieille ; et les restes du repas, gardés si précieusement dans la prévision de la faim redoutée, sont prodigués généreusement…

— Prenez tout, notre mère, prenez tout, tout, tout !… Oh ! la faim fait tant souffrir !… Pauvre femme ! nous sommes jeunes, nous… Mangez et que Dieu vous bénisse !

Et leurs visages avaient pris d’angéliques douceurs ; leurs yeux se regardaient, humides ; ils s’embrassaient, écoutant la voix inconnue de leur conscience et surpris d’avoir tant de joie, eux qui venaient de donner leur dernier morceau de pain !

Ils se reprirent la main. Leur course était plus légère. Vous eussiez suivi dans la brume éclaircie les caprices de leurs bonds gracieux.

Ils avaient dans le cœur la naïve bonté du premier âge. C’étaient de douces créatures, qui allaient tuer un homme et qui souriaient…

L’ignorance est ainsi.

Quelques instants après, ils sortaient du bog pour entrer dans le cercle des terres cultivées qui entourent la ville de Tuam. Quelques instants encore, et ils franchissaient les premières maisons de la cité.

Les rues étaient désertes et les boutiques fermées, comme en un jour d’émeute.

Su et Paddy voulurent s’adresser aux rares passants pour demander la demeure du major, mais les passants se détournaient d’eux avec colère en murmurant quelque malédiction à l’adresse des soldats anglais.

Su et Paddy allaient toujours.

Au détour d’une rue, ils entendirent sur le pavé sonore les pas retentissants d’une troupe de cavaliers.

— Les voilà, petit frère ! dit Su ; souvenez-vous bien !…

On voyait briller, en effet, au bout de la voie, les dorures des dragons de la Reine.

Le major Percy Mortimer était en tête de la troupe.

Les deux enfants s’élancèrent aux deux côtés de son cheval.

— Oh ! Votre Honneur ! Votre Honneur ! s’écrièrent-ils à la fois, six pence pour chacun de nous !… six pence pour votre vie et celle de vos braves soldats que nous venons sauver !…