La Réaction païenne/Partie I/Chapitre II

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L’Artisan du livre (p. 55-108).

CHAPITRE II

LES PREMIÈRES INQUIÉTUDES

I. Défiances grandissantes à l’égard du christianisme. — II. Les colloques de saint Justin avec le philosophe Crescens. — III. Apulée a-t-il connu et visé la foi nouvelle ? — IV. L’attitude de Marc-Aurèle. — V. Le rhéteur Ælius Aristide. Cynisme et christianisme. — VI. L’offensive de Fronton. — VII. Le diagnostic du médecin Galien. — VIII. Les ironies de Lucien de Samosate.

I

Le christianisme naissant n’a vraiment intéressé aucun lettré païen pendant la longue période qui fut celle de sa première diffusion dans les masses : tel est le fait. Des écrivains épris de notations concrètes, d’excellents observateurs de la vie populaire, tels que Martial ou Juvénal, n’en parlent jamais. Même chez les auteurs qui viennent d’être cités, il ne joue qu’un rôle épisodique ; ils l’aperçoivent de très haut, ne se soucient nullement de l’étudier de plus près, et se satisfont de quelques mentions rapides. Cette indifférence semble avoir duré jusque par delà la moitié du second siècle. Dès ce moment, les témoignages d’inquiétude, les réactions haineuses se multiplient. Un païen de large culture, Celse, comprend enfin qu’en dépit des tumultes populaires, des rigueurs de police, et des persécutions d’État, la doctrine nouvelle fait des progrès terrifiants, auxquels une discussion approfondie de ses titres peut seule couper court.

Ce revirement, sensible dès les environs de l’année 160, s’explique par des raisons fort simples.

Le christianisme manifeste au second siècle, dans les diverses parties de l’Empire, une vitalité extraordinaire. Son activité missionnaire s’exerce en tous les domaines, aussi bien dans le recrutement à petit bruit dont Celse raillera avec dépit les fécondes méthodes[1], que dans l’ordre intellectuel. Il se heurte à des obstacles redoutables. Les fidèles sont au ban de l’opinion. L’hostilité officielle rencontre un écho certain dans le gros des populations. De dire pourquoi, la chose est malaisée. Il faudrait pouvoir dépister la tactique des meneurs, par exemple l’action souterraine des Juifs qui, à en croire les doléances chrétiennes, surexcitaient habilement les fanatismes. L’ardente solidarité des fidèles, cette coalition spirituelle resserrée par un idéal où toutes les « valeurs » communément admises se trouvaient renversées, ce séparatisme dans les mœurs et les goûts, toutes ces nouveautés autorisaient mille rumeurs scandaleuses dont se régalait la canaille des grandes cités.

Malgré tout, la foi au Christ s’étendait de proche en proche. Elle gagnait non pas seulement des prosélytes de petite extraction, mais des esprits formés aux meilleures disciplines de ce temps. Était-il possible d’éclaircir, de purifier une atmosphère à ce point épaissie et chargée ? Quelques-uns le crurent. Dès l’année 125 jusqu’à la fin du règne de Marc-Aurèle (180) une douzaine au moins d’Apologies — c’est-à-dire de plaidoiries, de mémoires justificatifs — furent lancées, avec le dessein avoué d’agir sur l’opinion. C’étaient le plus souvent des suppliques présentées à l’empereur, ou aux empereurs ; quelquefois aussi des manifestes adressés au grand public, tout au moins aux gens pondérés, supposés capables d’écouter des raisons et même de s’y ranger après les avoir comprises.

En somme, le christianisme, au cours du second siècle, émerge au grand jour et s’impose à l’attention générale.

À l’intérieur même des Églises, la nécessité, toujours mieux sentie, d’interpréter le fait chrétien suscitait d’ardentes controverses, et toute une floraison d’écrits. Le « gnosticisme » obligeait la pensée catholique à se faire raisonneuse, à se définir intellectuellement, métaphysiquement ; à créer une théologie, une exégèse. Il ne peut être question ici de classer les diverses écoles gnostiques — c’est d’écoles qu’il faut parler, plutôt que d’églises, sauf pour le marcionisme — orientées les unes vers le judaïsme, les autres vers l’hellénisme pur, d’autres encore sensiblement plus proches du christianisme proprement dit, auquel elles veulent rester liées, tout en volatilisant certaines données traditionnelles.

Notons l’utile secours que les « païens » désireux de repérer les points vulnérables de la foi purent tirer de ces discussions, pour autant qu’ils les connurent. Celse, nous le verrons, paraît s’en être informé. Et il est probable que, par des voies détournées, plus d’une arme forgée par tel protagoniste du gnosticisme passa ensuite aux mains des polémistes du dehors.

On sait, par exemple, l’antipathie de certains gnostiques à l’égard de l’Ancien Testament. Pour en disqualifier l’autorité, ils n’hésitaient pas à attaquer au nom de la vraisemblance et de la raison tel épisode biblique, comme le récit de la création dans la Genèse[2], ou celui de l’arche de Noé[3]. Ils ne voulaient voir là que des mythes inutilisables pour l’établissement d’une théologie sérieuse. Leurs objections ne seront perdues, ni pour Celse, ni pour Porphyre, ni pour Julien « l’apostat ».

D’autres s’en prenaient à la personne même du Christ, exténuant le Christ historique en un Jésus-fantôme, lequel ni n’avait souffert ni n’était ressuscité[4]. D’autres contestaient expressément sa divinité[5], quittes à reconnaître chez lui un degré éminent de pureté et de justice. Les Carpocratiens ne mettaient-ils pas Jésus sur le même plan que les héros de la pensée antique, — un Pythagore, un Platon, un Aristote, consciences sublimes comme la sienne ? N’associaient-ils pas son image, couronnée de fleurs, à celles de ces philosophes, exactement comme devait le faire au siècle suivant, dans son oratoire, l’empereur païen Alexandre-Sévère[6] ?

II

À partir de 160 environ, la question chrétienne se pose donc devant tout esprit réfléchi, pour peu qu’il juge impolitique d’ignorer les réalités de l’heure, ou qu’il ne s’en laisse pas détourner par les jeux abstraits de la rhétorique à la mode.

Dès cette époque, la propagande chrétienne se heurte à la contre-action de la philosophie.

On a souvent remarqué le rôle important que jouaient les philosophes dans la société de cette époque. Ils avaient perdu l’ambition de déchiffrer les grands problèmes, et se détournaient révérencieusement de la métaphysique : « Une intelligence figée en images qui s’imposent et tout l’essor intellectuel arrêté, voilà, remarque É. Bréhier[7], un trait général de cette période. Il s’ensuit que, à certains égards, la philosophie ne fournit plus que des thèmes, et des thèmes si usés que l’on ne peut les renouveler que par la virtuosité de la forme. » Mais là où la pensée païenne retrouvait son prestige et son efficacité, c’est dans l’ordre de la culture morale, dans le domaine de la perfection intérieure. Dès l’époque de Néron, en face des turpitudes impériales et de l’incertitude angoissante qui pesait sur tant de vies, une vague de découragement, de pessimisme avait submergé les âmes. Dans ce désarroi intime, beaucoup s’étaient bien trouvés d’avoir demandé à la philosophie, surtout au stoïcisme, un peu de lumière et de réconfort. Sénèque et Tacite sont pleins d’exemples où se montrent son action bienfaisante et l’indéniable efficacité de ses directions. D’avoir su ainsi parler aux consciences, et d’avoir apporté aux « maladies » de l’âme (cette expression est toute stoïcienne) une thérapeutique appropriée, ç’avait été un service que nul homme de quelque culture ne pouvait oublier. Du jour où des princes qui se piquaient de sagesse eurent pris la place déshonorée par un Néron ou un Domitien, la philosophie, sûre désormais des complaisances du pouvoir, et qui bénéficiait parfois de ses plus tangibles faveurs, élargit davantage son action[8]. Elle ne voulut plus s’enfermer dans des cénacles clos ; et, renouant une tradition séculaire, elle alla jetant à tous, sur les carrefours et dans les basiliques, les préceptes naguère réservés à une élite[9]. Le type du « professionnel » de la philosophie, reconnaissable à sa barbe et à son manteau, se multiplie au second siècle, et se désigne par cette « enseigne » au respect de la foule et à l’ironie de sceptiques tels que Lucien de Samosate, lequel ne consentira jamais à le prendre au sérieux.

Il est aisé d’apercevoir les points de friction où christianisme et philosophie devaient s’aheurter. Peu capables d’enrichir l’héritage reçu des penseurs de jadis, les philosophes se flattaient d’en être du moins les dépositaires et les défenseurs, à l’encontre des conceptions introduites par la foi nouvelle. — Ils pouvaient opposer à la « charité » chrétienne la « philanthropie » dont ils enseignaient les principes et qui inspirait alors plus d’une heureuse réforme sociale[10] : ce n’est pas à tort que Renan prononce à ce propos les mots de « forte concurrence[11] ». — Conseillers des familles, ils rencontraient dans les maisons où ils étaient hébergés ou reçus le prosélytisme infatigable des convertis. — Jusque dans la rue, quand ils portaient aux masses la bonne parole, ils se voyaient exposés à la contradiction d’un auditeur chrétien, ou se laissaient entraîner à la susciter eux-mêmes pour détruire l’effet d’exhortations dont le ton de certitude les avait irrités.

Les Homélies Clémentines qui, dans leur état actuel, remontent au ive siècle, mais utilisent des éléments beaucoup plus anciens, nous offrent une scène qui paraît prise sur le vif[12]. Un citoyen romain, nommé Clément, ayant entendu à Rome prêcher l’Évangile, se décide à partir pour la Judée. Des vents contraires poussent vers Alexandrie le navire où il a pris place. Il y est mis en rapport avec Barnabé, le disciple de saint Paul, alors de séjour dans cette ville. Barnabé expose publiquement, en un langage fort simple, les vérités chrétiennes et il rencontre dans la foule l’accueil le plus sympathique. — Surviennent des philosophes qui « ne voulant s’inspirer que de leur science profane » se moquent de lui, et cherchent à le déconcerter, à grand renfort de syllogismes. Barnabé se refuse à entrer dans leurs subtilités ; il continue son discours, exhibe des témoins qui confirment ses dires. Conquis par tant de bonne foi, Clément prend à son tour la parole et secoue véhémentement les philosophes, provoquant ainsi dans la foule des manifestations en sens divers.

Ces interventions, destinées à contrecarrer la propagande adverse, devaient être fréquentes, aussi bien du côté païen que du côté chrétien. On ne s’expliquerait guère le ton rogue et méprisant des polémistes chrétiens à l’égard des philosophes de leur temps, les accusations graves qu’ils portent contre leurs inconséquences doctrinales et l’immoralité de leur vie, si leur mauvaise humeur n’avait été constamment avivée, ulcérée, par l’acharnement de ceux-ci à les rétorquer. — « Pourquoi, demande l’apologiste Tatien, pourquoi détestez-vous comme les derniers des scélérats ceux qui suivent la parole de Dieu ?… Pourquoi m’accuser quand je publie mes doctrines, et vous empresser de ruiner tout ce que je dis[13] ? »

Ce qui serait intéressant, ce serait de connaître les points autour desquels roulaient le plus souvent ces controverses orales. Nos renseignements à ce sujet sont malheureusement peu abondants. Nul doute que la doctrine de la résurrection n’ait largement défrayé ces polémiques. Celse reprochera aux chrétiens leur attitude dans de semblables débats : après qu’on les a pressés de toutes parts et confondus, ils reviennent aux mêmes affirmations, comme si elles n’étaient pas déjà réfutées, et en renouent sereinement la trame brisée[14]. Saint Justin cite un autre grief des intellectuels païens : « Les prétendus philosophes objectent que ce ne sont que des mots et des épouvantails, ce que nous disons du châtiment des méchants dans le feu éternel, et que nous voulons amener les hommes à la vertu par la crainte, et non par l’amour du beau[15]. » Nul doute que l’arsenal païen ne fût déjà amplement muni d’arguments batailleurs. Au surplus, saint Justin lui-même va nous montrer dans quelles conditions ils étaient parfois mis en action.

Justin faisait à Rome figure de chef d’école. Il avait autour de lui un certain nombre de disciples — dont plusieurs devaient être les compagnons de son martyre. Dans sa seconde Apologie[16], il raconte ses démêlés avec le philosophe « cynique » Crescens, qu’il traite fort durement. Crescens, à en croire Justin, prêtait l’autorité de sa profession aux pires préjugés populaires. Sans avoir rien approfondi de la doctrine qu’il attaquait, il s’en allait répétant que les chrétiens n’étaient que des « athées » et des « impies ». Justin avait pu engager avec lui certains débats contradictoires : il avait gardé l’impression d’un infatué, qui ne s’était même pas mis en peine d’étudier la foi qu’il essayait de rétorquer. Avait-il seulement lu l’Évangile ? Justin n’exclut pas absolument cette hypothèse, mais il estime, qu’ou bien Crescens n’a rien compris à la beauté morale des « enseignements du Christ », ou que, s’il l’a entrevue, c’est par lâcheté qu’il continue à se mettre à l’unisson de la foule ignorante. Un caractère de cette trempe ne mérite pas le nom de « philosophe » : Justin y substitue, par une sorte de calembour, celui de « philopsophe » (φιλόψοφος, ami du bruit).

Nul doute que ces colloques entre Crescens et Justin n’aient eu lieu en public, et avec un certain apparat. Ils avaient dû être recueillis par des sténographes, car Justin admet que le pouvoir impérial a pu en prendre connaissance. Il s’avoue tout disposé, au surplus, à affronter de nouveau son ennemi devant l’empereur lui-même, tant il est sûr de le dominer.

Tatien, si différent de Justin par l’âpreté de son caractère et la violence de ses partis pris, avait été son élève. Dans son Discours aux Grecs, il fait à Crescens une allusion dépourvue d’indulgence, qui offre une ou deux données intéressantes. On y voit que Crescens recevait (à titre de professeur ?) une pension de l’empereur ; on y voit aussi qu’il s’était employé à triompher de Justin par certaines intrigues assez perfides, où la dialectique ne jouait plus aucun rôle. Voici ce passage[17] :

… Vos philosophes sont si loin de se soumettre à cette discipline [d’abstinence] qu’il en est qui reçoivent de l’empereur six cents pièces d’or par an, sans utilité, pour ne pas même laisser pousser leur barbe gratuitement. Crescens, par exemple, qui avait fait son nid dans la grande ville, surpassait tous les autres par sa pédérastie et était très adonné à l’avarice. Lui donc, qui conseillait le mépris de la mort, il craignait tellement la mort lui-même qu’il fit son possible pour nous y précipiter, Justin et moi, comme si elle était un mal, parce que Justin qui prêchait la vérité savait convaincre les philosophes de mauvaise foi et de tromperie.

Saint Justin, au moment où il écrivait sa « seconde » Apologie sentait déjà poindre une grave menace pour sa vie, du côté de Crescens[18]. Celui-ci prit-il réellement sur Justin cette revanche abominable ? Les Actes du martyre de Justin ne font pas mention de lui. Le procès-verbal de l’interrogatoire est d’une authenticité non douteuse, mais le préambule et la phrase finale qui l’encadrent ont été ajoutés plus tard et n’offrent pas les mêmes garanties[19]. Il n’est donc pas surprenant que le nom de Crescens, si ce fut lui qui déclencha entre 163 et 167 les rigueurs de Junius Rusticus, le préfet de la Ville, n’y soit pas indiqué. La phrase de Tatien est d’un tour pour nous assez énigmatique. Notons toutefois qu’Eusèbe de Césarée[20] et saint Jérôme[21] y ont lu une affirmation de la responsabilité de Crescens.

Minucius Felix, qui selon les vraisemblances (encore contestées) écrivait dans les premières années du iiie siècle, remarque dans son Octavius que les philosophes rougissent ou ont peur d’entrer en conversation publique avec les intellectuels chrétiens : audire nos publice aut erubescetis aut timetis[22]. Il est possible que le médiocre succès de certaines conférences les ait incités à une prudente réserve. Mais cet état d’esprit paraît assez différent de celui qui était communément le leur au cours du second siècle, quand, payant de leur personne, ils jetaient leur éloquence et leur autorité dans ces ardentes discussions.

III

S’il est un écrivain du second siècle dont on aurait attendu quelques vues personnelles sur la secte chrétienne, c’est assurément Apulée. Son dilettantisme de sophiste à l’esprit agile et à la parole experte l’avait promené à travers le monde oriental et s’était incliné vers toutes les formes de la vie religieuse : « J’ai été initié en Grèce, déclare-t-il, à un grand nombre de cultes…, cultes de tous ordres, rites nombreux, cérémonies variées que, par amour de la vérité et par piété envers les dieux, j’ai voulu connaître[23]. » D’autre part, dans les Métamorphoses, où il s’identifie plus ou moins à son héros Lucius, changé en âne par suite d’une fâcheuse erreur, il note chez celui-ci la « curiosité » comme le trait le plus marquant de son esprit. Épuisé par de durs travaux, Lucius, sous son indigne enveloppe, conserve cette familiaris curiositas[24], et assène autour de lui ses regards d’observateur, non sans un plaisir qui le dédommage un peu de ses épreuves[25].

Il paraît surprenant qu’au cours de ses voyages, Apulée n’ait jamais été en situation de fixer son attention sur quelque groupement chrétien ; et qu’avec son besoin de se rendre compte, il n’ait pas essayé de percer le mystère dont s’enveloppaient encore les fidèles du Christ ? En fait il ne les nomme nulle part. Mais on a supposé qu’il songeait à eux dans deux passages, qui figurent l’un dans son Apologie, l’autre dans les Métamorphoses, et où l’on croit entendre l’écho des calomnies dont les chrétiens étaient couramment les victimes.

Le premier texte vise un certain Æmilianus, son beau-frère, qui ne pardonnait pas à Apulée de l’avoir frustré d’un héritage considérable en épousant sa sœur, et avait monté contre lui une histoire de magie, — fort dangereuse à cette époque.

Je sais bien qu’il y a des gens, Æmilianus en tête, pour trouver très spirituel de railler les choses divines. Car si j’en crois ceux des habitants d’Œa qui le connaissent il n’a jamais, à l’âge où le voici, ni prié aucun dieu, ni fréquenté aucun temple ; et quand il passe devant un édifice religieux, il croirait pécher s’il portait sa main à ses lèvres en signe d’adoration. Même aux divinités champêtres, qui lui donnent la nourriture et le vêtement, il n’offre jamais les prémices de ses moissons, de ses vignes ou de ses troupeaux ; il n’y a sur ses terres aucun sanctuaire, aucun emplacement ou bois consacré. Et qu’ai-je à parler de bosquets et de chapelles ? Ceux qui ont été chez lui affirment n’avoir jamais vu sur son domaine, fût-ce une pierre ointe d’huile ou un rameau orné d’une guirlande. Aussi lui a-t-on donné deux sobriquets : celui de Charon, pour la laideur infernale de son visage et de son âme, et un autre, qu’il préfère, et que lui vaut son mépris des dieux, le surnom de Mézence[26].

Que l’accusation d’impiété ait été souvent portée contre les chrétiens, surtout à partir du milieu du second siècle, le fait est certain, et Harnack l’a mis en pleine lumière dans un opuscule spécial[27]. Les apologistes s’en indignent[28], et observent qu’à ce prix bien des philosophes, contempteurs des cultes populaires, se rendent coupables du même crime. C’est qu’ils en connaissaient la nocivité : « L’accusation d’athéisme, a remarqué E. Renan[29], entraînait la peine de mort comme le parricide, et elle ameutait à la fois toutes les superstitions… Les épicuriens et les chrétiens étaient à cet égard confondus, et leur présence dans une ville était un épouvantail, qu’on agitait pour soulever la foule. » « La tolérance du paganisme, écrit Drachmann[30], ne s’étendait pas à ceux qui niaient les dieux… Mais en fait il y eut beaucoup de caprice dans la répression selon les temps et les lieux, et aussi selon qu’il s’agissait d’une négation purement théorique — ou d’un refus pratique de les adorer. » Les maximes romaines sur cette question ont été résumées par l’historien Dion Cassius[31], dans le discours fictif qu’il prête à Mécène, le favori d’Auguste : « Vénère la divinité en tout et partout, conformément aux usages de la patrie, et force les autres à l’honorer. Hais et punis les partisans des divinités étrangères, non seulement par respect pour les dieux, mais surtout parce que ceux qui introduisent certaines divinités nouvelles répandent par là le goût des coutumes étrangères, ce qui mène aux conjurations, aux coalitions, aux associations, choses que ne comporte en aucune façon la monarchie. Ne permets non plus à personne de faire profession d’athéisme ni de magie… »

Accuser un adversaire d’athéisme, c’était donc le placer, au point de vue légal, dans un assez mauvais cas ; et c’était surtout le vouer aux suspicions populaires, au mépris et à la colère indignée de la foule[32]. Apulée s’y emploie avec une habile perfidie à l’égard d’Æmilianus, nouveau « Mézence ». Mais comme il ne laisse nullement entendre pourquoi ce beau-frère détesté s’était ainsi détaché des pratiques coutumières, nous n’avons aucunement le droit de suppléer à son silence en supposant qu’il ait voulu désigner celui-ci comme un « athée » du type chrétien.

Et voici l’autre texte, un peu plus significatif peut-être, mais dont il est permis de contester l’intention et la portée.

Au cours de ses aventures, Lucius qui garde, on l’a vu, sous les apparences d’un âne toute sa sensibilité, toute son intelligence d’homme, tombe entre les mains de prêtres de la Déesse syrienne, lesquels, après diverses aventures, sont jetés en prison pour avoir volé une coupe d’or dans un temple. Il est alors vendu à un meunier, homme assez doux, mais qui est marié à une détestable femme, de laquelle Lucius reçoit les pires traitements.

Lucius dessine ainsi le portrait de la mégère :

Il ne manquait pas un vice à cette abominable femme ; son âme était comme un cloaque infect où venaient se mêler toutes les turpitudes. Méchante, cruelle, débauchée, ivrognesse, querelleuse, obstinée, aussi rapace pour les gains sordides que prodigue pour les dépenses honteuses, ennemie de toute bonne foi et de toute pudeur, elle méprisait et foulait aux pieds les dieux et à la place d’une religion vraie, elle mettait l’idée menteuse et sacrilège d’un dieu qu’elle déclarait unique ; par la duperie de pratiques vides de sens, elle trompait tout le monde, abusait son malheureux mari, tandis qu’elle se livrait au vice dès le matin et à la prostitution toute la journée[33].

En une phrase rapide, E. Renan indique qu’à son gré il est ici question d’une chrétienne[34]. Ernest Havet est encore plus affirmatif[35] : « Il est clair, écrit-il, que le conteur a prétendu peindre une chrétienne. Ce portrait est d’un ennemi, mais quand on vient de lire celui qu’a tracé Justin, l’un fait nécessairement penser à l’autre. » Havet évoque une anecdote racontée par saint Justin dans sa seconde Apologie, rédigée peu après 150[36]. Une femme « qui autrefois vivait sans retenue avec des serviteurs et des mercenaires, adonnée au vin et à toutes les iniquités » se convertit, et cherche à améliorer son mari. Celui-ci persévère dans ses errements anciens, et éveille de tels scrupules dans l’âme de la néophyte qu’elle songe à se séparer de lui. Elle s’y décide quand elle apprend les débauches auxquelles il s’est livré pendant un voyage à Alexandrie. Le mari essaie de se venger d’elle et l’accuse d’être chrétienne ; momentanément paralysé par une question de procédure, il tourne sa fureur contre un certain Ptolémée, qui l’avait instruite dans la foi, et obtient contre lui une condamnation à mort.

Le rapport entre ce passage de la IIe Apologie et le texte litigieux d’Apulée n’apparaît pas nettement, et je ne vois pas qu’on puisse en tirer grand’chose. C’est à une païenne que saint Justin impute corruption et ivrognerie, pour mettre en valeur la guérison morale que sa conversion lui a apportée. Que ces accusations reviennent dans le portrait dessiné par Apulée, cela ne nous aide aucunement à deviner si c’est ou non une femme chrétienne qu’il prétend peindre : les deux esquisses ne se superposent pas. — Toute la question est de savoir ce que signifie cette croyance qu’il lui prête en un Dieu « qu’elle déclare unique ». Or, le monothéisme n’a rien de spécifiquement chrétien. Il est fort possible qu’Apulée ait visé une convertie au judaïsme. On sait que le judaïsme faisait des recrues assez nombreuses dans les milieux païens : ceux mêmes qui n’adoptaient que le dogme fondamental du judaïsme, à savoir le monothéisme, formaient une catégorie distincte, les « craignant Dieu », tandis que le titre de prosélyte était réservé à ceux qui se conformaient à tous les rites de la loi juive. On peut admettre que la femme si sévèrement traitée par le Lucius d’Apulée appartenait à l’une ou à l’autre de ces deux catégories, fort mal vues dans le monde romain.

Nous arrivons ainsi à cette conclusion que rien, dans l’œuvre d’Apulée, ne certifie d’une façon indubitable qu’il se soit le moins du monde intéressé au christianisme. Tel est le fait, et ce fait n’est pas tellement surprenant, si l’on se persuade que les rhéteurs de sa sorte sont plus adroits à jongler avec les mots, à développer habilement des lieux communs et à tirer parti des données fournies par les sources qu’ils exploitent, qu’à étudier vraiment la réalité vivante. La curiosité dont il se flatte fut peut-être plus livresque qu’il ne voudrait le laisser supposer.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que le hasard l’ait frustré de toute rencontre avec des groupements chrétiens ; ou que la contexture même de ses ouvrages ne lui ait point donné occasion de les décrire, s’il avait pris contact avec eux.

IV

À lire les écrivains chrétiens des premiers siècles, on pourrait croire que la foi nouvelle n’ait eu qu’à se louer des Antonins en général, et de Marc-Aurèle en particulier. Caractéristique à ce point de vue est un passage de l’apologiste Méliton, cité par Eusèbe dans son Histoire Ecclésiastique[37] :

C’est une très grande preuve de l’excellence de notre doctrine, déclarait Méliton à Marc-Aurèle, qu’elle se soit épanouie en même temps que l’heureuse institution de l’empire, et que depuis lors, à partir du règne d’Auguste, rien de regrettable ne soit arrivé, mais qu’au contraire tout ait été brillant et glorieux, selon les vœux de chacun. Seuls entre tous, excités par des hommes malveillants, Néron et Domitien ont voulu faire de notre doctrine un sujet d’accusation ; depuis ces princes, le mensonge des délateurs, selon une absurde coutume, a coulé contre nous. Mais tes pieux ancêtres ont réprimé leur aveuglement ; en de fréquents rescrits, ils ont blâmé ceux qui excitaient des soulèvements contre les chrétiens.

Il cite l’exemple d’Hadrien, celui d’Antonin, et conclut :

Quant à toi, qui es tout à fait dans leur manière de voir, avec encore plus d’humanité et de philosophie, nous sommes convaincus que tu feras tout ce que nous te demandons.

Tertullien rappelle à son tour comme un titre d’honneur les cruautés exercées contre les chrétiens par Néron, par Domitien « ce demi-Néron, pour la cruauté ». Et il ajoute[38] :

Mais, parmi tant de princes qui suivirent jusqu’à nos jours, de tous ceux qui s’entendaient aux choses divines et humaines, citez-en un seul qui ait fait la guerre aux chrétiens ! Nous autres, par contre, nous pouvons nommer parmi eux un protecteur des chrétiens, si l’on veut bien rechercher la lettre où Marc-Aurèle, cet empereur d’une si haute autorité, atteste que cette soif fameuse qui torturait l’armée de Germanie fut apaisée grâce à une pluie accordée aux prières de soldats qui se trouvaient par hasard chrétiens. S’il n’a pas révoqué ouvertement l’édit de persécution, il en a ouvertement annulé les effets d’une autre façon, en allant jusqu’à menacer les accusateurs d’un châtiment — et plus rigoureux encore.

Qu’est-ce donc que ces lois que, seuls, mettent en vigueur contre nous des impies, des injustes, des infâmes, des cruels, des extravagants, des fous ? Des lois que Trajan éluda en partie, en défendant de rechercher les chrétiens ; que ne fit jamais appliquer un Vespasien, le destructeur des Juifs, non plus qu’un Hadrien (bien qu’il aimât à se rendre compte de tout ce qui sortait de l’ordinaire), non plus qu’un Antonin le Pieux, non plus qu’un Verus ? Et pourtant on se serait plus volontiers attendu à ce que des scélérats fussent condamnés à l’extermination par les meilleurs princes, leurs adversaires naturels, que par ceux qui leur ressemblaient.

Telle fut la thèse chrétienne[39] : une solidarité lie les destinées de Rome et celles du christianisme ; toutes les fois que Rome a langui sous de mauvais empereurs, le christianisme a été persécuté ; dès qu’elle s’est épanouie sous des princes justes et bienfaisants, aussitôt la paix a été rendue aux églises.

Si vifs étaient, au fond, chez les écrivains chrétiens, la ferveur de leur loyalisme, leur souci de bonne entente avec les pouvoirs publics, qu’il leur répugnait d’admettre que des empereurs, de tous aimés et estimés, eussent pu maintenir à l’égard de leurs coreligionnaires les maximes d’une politique sans justice et sans bonté.

On racontait — Tertullien fait allusion à cette histoire dans le texte ci-dessus traduit — que pendant la campagne de Marc-Aurèle contre les Quades (une peuplade du sud-est de la Germanie), alors que l’armée romaine épuisée de fatigue, dévorée d’une soif ardente, risquait de devenir une proie pour les barbares, une pluie miraculeuse, provoquée par les prières d’une légion presque entièrement chrétienne, lui avait rendu le bien-être physique et l’ardeur de vaincre. On fit même courir une lettre officielle de Marc-Aurèle (nous en possédons le texte[40]) où l’empereur rendait compte au Sénat de ce prodige, l’attribuait expressément aux prières de ses soldats chrétiens, interdisait de poursuivre désormais les chrétiens, et menaçait du bûcher leurs accusateurs.

Que l’opinion ait imputé à une intervention divine l’orage qui avait crevé si opportunément, la chose n’est pas douteuse, puisque la fameuse colonne de Marc-Aurèle, élevée sur le Champ-de-Mars en 176 et qui se voit encore aujourd’hui à Rome, sur la place Colonna, reproduit l’épisode, interprété en ce sens, dans une section de ses reliefs quelque peu mutilés.

Mais que Marc-Aurèle se soit persuadé que le miracle ait été dû aux implorations chrétiennes, voilà une hypothèse que toute son attitude ultérieure dément. Personne, au surplus, ne conteste que sa prétendue lettre, dans les termes où nous pouvons la lire, ait été forgée.

Cette légende contribua beaucoup à incliner vers Marc-Aurèle des sympathies qui, mieux informées de ses sentiments véritables et de ses procédés réels, se seraient sans doute plus parcimonieusement réservées.

Car Marc-Aurèle fut persécuteur.

« Il le fut, remarque le P. Lagrange[41], plus que ses prédécesseurs immédiats, plus que certains tyrans, atroces et stupides, plus que son propre fils Commode. » « On a dit, écrit Camille Jullian[42], qu’il ignora la persécution [de 177] ; tout montre, au contraire, qu’il la connut, et qu’il approuva les poursuites jusque dans leurs dernières conséquences, c’est-à-dire jusqu’au massacre. »

Il serait superflu de raconter ici l’épisode bien connu dont la ville de Lyon fut le théâtre, cette année-là. Ce poème de souffrance et d’héroïsme nous a été conservé dans l’admirable lettre rédigée par les Églises de Lyon et de Vienne, au lendemain de la tuerie[43]. C’est au cours de cette longue suite d’épreuves que, parmi tant d’autres victimes, une humble servante, Blandine, épuisa avec un courage incroyable le cycle hideux des supplices de l’arène, — tour à tour déchirée de coups de fouet, grillée sur la chaise de fer rougie au feu, enveloppée d’un filet pour être livrée à un taureau furieux.

Or l’empereur n’avait pas eu un mot de blâme pour l’attitude du légat, qui avait maintenu des arrestations opérées sous la pression de la foule, et en avait accru le nombre par une inquisition policière peu légale au regard des prescriptions de Trajan. Marc avait même engagé plus avant sa responsabilité, puisque consulté par le légat sur un cas litigieux, il avait laissé tomber une menace de mort — vite exécutée — sur tout inculpé qui se refuserait à l’apostasie.

Qu’il ait connu les chrétiens, et l’essentiel de leur doctrine, la chose n’est pas douteuse. Ni son maître Fronton (nous le verrons), ni son conseiller intime Rusticus, ne durent lui donner d’eux une favorable impression. Préfet de Rome de 169 à 168, c’est Rusticus qui prononça le verdict de mort contre saint Justin. Or Marc-Aurèle a noté l’influence intellectuelle que ce philosophe haut fonctionnaire exerça sur sa pensée[44]. — Lut-il les apologies qui lui furent adressées par Miltiade, Apollinaire d’Hierapolis, Méliton de Sardes, Athénagoras ? Nous ne savons. En tous cas, son préjugé resta inentamé.

Il parle d’eux une fois dans ses Réflexions intimes, ce petit livre si admiré, et c’est pour leur témoigner son froid mépris.

Voici comment il s’exprime :

Quelle âme qu’une âme qui se tient prête, s’il lui faut sur l’heure se délier du corps pour s’éteindre, se disperser, ou survivre ! Mais cette disposition, il faut qu’elle résulte d’un jugement personnel, non d’un simple esprit d’opposition, comme chez les chrétiens[45]. Qu’elle soit raisonnée, grave, sans fracas tragique : c’est la condition pour persuader les autres[46].

L’interprétation de ce passage est aisée. Marc-Aurèle a la préoccupation constante, la hantise de la mort. Contre cette pensée qui l’obsède, il cherche à se raidir, pour franchir un jour avec une sorte de sérénité le douloureux passage — qui ne conduit à rien[47]. Il est tenté d’admirer ceux qui sont arrivés au détachement total, à la mortification du désir, et qui se sentent assez forts pour affronter la terrible échéance. Le cas des martyrs chrétiens dut retenir son attention[48], mais il n’éveilla chez lui aucune pitié. Il n’admira point ces « témoins » qui se faisaient égorger. Une pose théâtrale, un vain étalage de bravoure, un faste « tragique », voilà sous quel aspect déplaisant leur héroïsme lui apparut. Or il n’aimait pas la « tragédie[49] ». Il eut même cette naïveté de croire qu’un fanatisme si endurci ne pouvait propager aucune contagion, ni susciter de nouveaux adeptes à la secte qu’il méprisait.

C’est que, comme dit fort bien E. Renan[50], « le genre de surnaturel qui faisait le fond du christianisme lui était antipathique ». Sa philosophie stoïcienne, qui concevait l’homme, corps et âme, comme une parcelle de la Raison universelle, à laquelle il n’est que de s’assujettir et de collaborer, le mettait en plein antagonisme avec la foi chrétienne, qui place Dieu en dehors et au-dessus du monde. La morale chrétienne même, gouvernée par les « commandements » de Dieu, ne pouvait lui paraître qu’une dangereuse chimère auprès de la sienne, dont la seule raison dictait les lois. Là où elles semblent se côtoyer l’une l’autre, un brusque écart avertit parfois qu’on aurait tort de supposer qu’elles vont se fondre.

Le propre de l’homme, c’est d’aimer ceux qui l’offensent…

On croirait entendre la parole de Jésus, dans saint Matthieu (v, 44).

Mais voici les considérants :

Le moyen d’y parvenir, c’est de te représenter qu’ils sont tes parents, qu’ils pèchent par ignorance et involontairement ; que, dans un instant, les uns et les autres vous serez morts[51]

« Supporter les hommes[52] » avec résignation, avec une bienveillance un peu forcée, c’est tout ce qu’espère l’âme fatiguée de Marc-Aurèle. Mais cette prétention chrétienne à les changer, à les renouveler à fond, qu’elle devait lui sembler irritante et folle ! « Ils n’en suivront pas moins les mêmes errements, dusses-tu en crever[53]. »

Et voici un autre aspect, moins connu, de la personnalité de Marc-Aurèle, qui explique aussi sa froideur hostile à l’égard des chrétiens.

Il n’était pas le pur rationaliste, ni le sceptique, qu’a représenté E. Renan. Il croyait, au moins par accès, à l’action des dieux sur la vie humaine, à leurs « volontés particulières ». Il les invoquait dans ses inquiétudes, et n’omettait pas de les remercier de leurs bienfaits.

Tous ces dieux, écrivait-il, qui mettent à la disposition des hommes leur universelle action toujours présente et toujours prête ; qui, par des présages, des mystères, des remèdes, des oracles, les assistent et manifestent leur puissance, — je les appelle chacun par mes prières, et, selon la nature des vœux que je compte leur soumettre, je les invoque dans le lieu d’où le dieu préposé à telle catégorie de vœux peut le plus aisément m’exaucer[54].

Une pareille déclaration justifiait toutes les manifestations habituelles de la dévotion païenne. Marc-Aurèle lui-même en pratiquait soigneusement les rites. Dion Cassius nous apprend qu’il sacrifiait dans son palais, non seulement aux jours « fastes », mais même aux jours « néfastes[55] ». Quand il partit en guerre contre les Marcomans, il usa des journées en purifications, lustrations, sacrifices, au point de se mettre en retard pour son expédition. Dans le portrait que l’historien Ammien-Marcellin trace de l’empereur Julien (l’Apostat), on lit cette curieuse remarque :

Julien, déclare Ammien[56], fut plus superstitieux que strict observateur des lois saintes. Il sacrifiait sans souci d’économie d’innombrables troupeaux. On en arrivait à croire que, s’il revenait de chez les Parthes, bientôt on ne trouverait plus de bœufs. En cela il ressemblait à Marc-Aurèle contre qui ce trait fut, dit-on, lancé : « Requête des bœufs blancs à César : « Si tu es vainqueur, — nous sommes perdus ! »

Cette pétition burlesque prêtée aux bœufs apeurés montre que le public s’égayait des empressements rituels de Marc-Aurèle. Ce n’était pas, de la part de l’empereur, gestes pharisaïques, mais piété sincère — tout comme plus tard chez Julien.

À ceux qui demandent encore : « Où as-tu vu les dieux, à quoi constates-tu leur existence, que tu les honores ? — D’abord ils sont visibles à nos yeux. Ensuite, n’est-ce pas, je n’ai pas vu davantage mon âme, et pourtant je la respecte. De même pour les dieux. Par les marques de leur puissance, qu’ils me font éprouver en toutes circonstances, je constate qu’ils existent et je les révère[57].

Il trouvait donc moyen d’associer à sa philosophie stoïcienne, panthéistique, déterministe, une ferveur émue, un véritable fidéisme à l’égard des divinités nationales. Peu importe la solidité réelle des ajustements par où il les conciliait ainsi. Il ne pouvait éprouver que dépit et colère en face des attaques chrétiennes, qui n’épargnaient ni les dieux vénérés, ni la philosophie chère à son cœur.

V

On hésite à tirer parti, sauf pour un détail, de la fameuse invective du rhéteur Ælius Aristide, dans son 46e Discours[58], car il n’est pas sûr qu’elle ait trait aux chrétiens.

Cet Ælius Aristide, dont la vie s’encadre entre 117 et 189 environ, fut un original et un maniaque, en même temps qu’un rhéteur de grande classe. Il eut l’honneur de parler devant Marc-Aurèle, qui le goûta fort. À la différence de beaucoup des sophistes de ce temps, il se refusait aux improvisations, et se donnait le loisir de rédiger à tête reposée des discours écrits en une langue toute classique, où il s’inspirait des plus purs modèles attiques. Il se piquait modestement d’unir en sa personne Platon et Démosthène, et se donnait comme « le premier des Grecs[59] ». C’était beaucoup dire ; mais qu’il ait été, en son genre, un véritable artiste, voilà ce qu’on ne doit pas lui refuser[60]. Le plus souvent cité des cinquante-trois Discours qui sont venus jusqu’à nous, c’est ce fameux Éloge de Rome, où il vantait le bonheur de son siècle, la sécurité, la prospérité que la Ville avait su faire régner partout, et la montrait reprenant et développant l’œuvre civilisatrice d’Athènes. — Saisi vers 156 par une crise de rhumatismes et une affection nerveuse dont il devait souffrir pendant près de dix-sept ans, il devint le dévot d’Esculape, et il fréquenta son sanctuaire de Pergame. Il avait la foi ; il se crut en correspondance directe et union intime avec le dieu, qui, par des visions et des songes, lui communiquait les directives utiles à sa santé. Et il ne nous fait grâce ni mystère de sa thérapeutique, y compris les clystères et les purges[61].

Son 46e Discours, composé sans doute peu après 180, enferme un morceau assez énigmatique où il s’en prend avec vigueur à certains détracteurs de l’Hellénisme. Cette tirade enflammée a été traduite tout au long par André Boulanger dans son ample travail sur Ælius Aristide[62]. En voici quelques fragments :

… Qui donc sur terre pourrait tolérer ces adversaires qui lâchent plus de solécismes que de mots ?… Lorsqu’ils volent, ils disent qu’ils « mettent en commun ». Ils appellent leur envie « philosophie » et leur gueuserie « mépris des richesses ». Ils hantent les vestibules, conversant plus souvent avec les portiers qu’avec les maîtres et corrigeant leur bassesse par l’impudence. — Ils trompent comme des flatteurs, mais ils manient l’insulte comme des hommes supérieurs, réunissant en eux les deux vices les plus opposés et les plus contraires : la bassesse et l’insolence ; très semblables par leurs manières d’être à ces impies qui sont en Palestine. Ceux-ci, en effet, manifestent leur impiété par ce signe évident qu’ils ne reconnaissent pas les « supérieurs »… Ils sont incapables (quant à eux) de coopérer utilement en quoi que ce soit à l’œuvre commune, mais pour saper les foyers, pour mettre le trouble et la discorde dans les familles, pour réclamer la direction de toutes choses, ce sont les plus habiles des hommes, etc.[63].

E. Renan appliquait sans hésiter ces accusations aux Juifs et aux chrétiens. « Juifs et chrétiens sont pour lui, écrit-il dans son Marc-Aurèle[64], des impies qui nient les dieux, des ennemis de la société, des perturbateurs du repos des familles, des intrigants qui cherchent à se faufiler partout, à tirer tout à eux, des braillards taquins, présomptueux, malveillants… Il présente les Juifs comme une triste race qui n’a rien créé, étrangère aux belles-lettres et à la philosophie, ne sachant que dénigrer les gloires helléniques, ne s’arrogeant le nom de « philosophes » que par un renversement complet du sens des mots. » Renan n’est pas le seul à identifier ainsi les adversaires auxquels s’en prend Ælius Aristide. Déjà l’éditeur S. Jeeb[65] avait signalé des rapprochements assez frappants entre les griefs du rhéteur et ceux qui étaient communément dirigés contre les chrétiens. La même thèse a été adoptée par Neumann[66], par Lacour-Gayet[67], qui croient qu’Ælius Aristide a en vue ceux-ci, bien plutôt que les Juifs, etc. Mais elle perd de plus en plus de terrain. Des critiques compétents[68] estiment qu’Ælius Aristide songe, non pas aux chrétiens, mais aux cyniques, aux philosophes populaires dont la raillerie n’épargnait aucune des idola temporis. André Boulanger remarque qu’à considérer le texte non pas isolément, mais dans l’ensemble dont il fait partie, il devient évident qu’Aristide en veut à des philosophes professionnels, qui « vont au peuple », se font peuple eux-mêmes « par leur habit et par leur langage ». C’est bien aux « cyniques » qu’il songe, « aux détracteurs de la civilisation hellénique et de l’art oratoire ; peut-être aussi aux disciples dégénérés d’Épicure et aux néoplatoniciens plus ou moins communistes ».

Wilamowitz-Moellendorff[69] est d’avis que par delà les Cyniques, auxquels certains traits de cette invective s’adressent, Aristide vise les philosophes en général, contre qui il garde la vieille hargne dont étaient animés tant de rhéteurs. Pour croire que cette invective s’adresse aux chrétiens, il faut, selon Wilamowitz, un véritable parti pris.

Telle est bien en effet l’impression qui se dégage de cette fougueuse tirade, quand on prend la peine de la lire d’un bout à l’autre. Je serais donc d’accord avec Boulanger et Wilamowitz pour considérer le passage relatif aux « impies qui sont en Palestine » comme un trait lancé en passant comme une comparaison simplement suggérée, et qui ne donne nullement la clé de tout ce long morceau. Mais bien plutôt qu’aux Juifs de Palestine, je crois qu’Aristide a ici en vue les chrétiens, et qu’il stigmatise chez eux une prétendue indiscipline, une apparence d’irrespect à l’endroit des Autorités constituées. Leur détachement des formes sociales de la vie païenne donnait aisément occasion à un tel grief. Remarquons qu’à deux reprises son contemporain Lucien évoque à propos des chrétiens le nom de la Palestine[70]. On savait que ce pays était l’origo huius mali, comme avait dit Tacite[71], et le mot fournissait une désignation simplifiée et commode.

Nous aurions donc, dans ce passage d’Aristide, un des premiers témoignages païens qui tendent à apparenter cynisme et christianisme. Amalgame inattendu, mais qu’il n’est pas très difficile d’expliquer.

« Cynisme » est pour nous synonyme d’effronterie, de dédain insolent à l’égard de tout respect humain, fût-ce le plus recommandable. Cette notion s’est simplifiée dans le sens péjoratif, en gardant toutefois quelque chose de sa valeur originelle.

Pour les Anciens, cynisme signifiait réprobation des formes sociales qui, plus ou moins, emprisonnent l’individu, des traditions qui pèsent sur lui et usurpent sur son indépendance. Le cynisme recommandait l’amour des biens naturels, l’affranchissement des besoins factices dont la civilisation répand le goût et qu’elle rend à tous presque nécessaires. Il exigeait de ses adhérents une forte discipline intérieure, afin de lutter contre les préjugés dont l’atmosphère était alourdie autour d’eux.

Certes, à y regarder de près, cynisme et christianisme s’inspiraient de principes sensiblement différents. C’est au nom de la raison, nettoyée de préjugés, que le cynisme invitait les hommes à revenir aux mœurs primitives, à la saine nature : l’idée religieuse restait étrangère à ses préoccupations et en dehors de sa perspective. — D’autre part, si le cynisme recommandait une certaine ascèse, c’était uniquement afin d’aider l’individu à réduire ses appétits, à dépouiller son être factice pour rentrer dans le simple et dans le vrai. Il ne condamnait nullement le plaisir charnel, et trouvait tout simple qu’on le prit à l’occasion, selon les suggestions de l’instinct. Voilà un laisser-faire dont l’ascétisme chrétien ne se serait pas accommodé volontiers. — Ajoutons que l’attitude du cynique devant la vie, ses ironies et son détachement à l’endroit de toute hiérarchie, étaient aussi loin que possible de la loi de respect plus d’une fois proclamée par Jésus et par saint Paul. Ces mépris subversifs n’avaient rien de commun avec la conception chrétienne de la société.

De ces disconvenances, il serait aisé de grossir le nombre. Elles se traduisirent quelquefois par une rivalité ouverte. Le cas de saint Justin en face de Crescens en est un exemple significatif[72]. Justin, qui tient Crescens pour un homme sans loyauté, note « qu’il est impossible qu’un cynique, qui place la fin dernière dans l’indifférence, connaisse un autre bien que l’indifférence. » Dans les Actes d’Apollonius, un philosophe cynique intervient pour reprocher au martyr de traiter les autres d’aveugles, alors que c’est lui qui se fourvoie[73].

Mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que beaucoup de chrétiens ne refusaient pas leur sympathie aux propagandistes du cynisme, de même que les observateurs païens qui étudiaient d’un peu loin l’action pratique des deux doctrines pouvaient, sans mauvaise foi, être tentés de les confondre. Ne voit-on pas Lucien de Samosate promener son Peregrinus du cynisme au christianisme, comme si le passage de l’un à l’autre eût été chose toute facile[74] ? Le cynisme raillait la religion établie, les légendes traditionnelles ; il les déclarait immorales, absurdes, irrecevables, et n’épargnait même pas les mystères les plus vénérés. Il s’élevait avec force contre certains usages ou certains vices que le christianisme essayait aussi de déshonorer : par exemple l’exposition des enfants, la pédérastie, la guerre même. Enfin les prédicateurs de cynisme ne se confinaient pas en étroits cénacles, avec quelques auditeurs de choix. Ils s’adressaient aux masses ; ils les endoctrinaient ouvertement. Leur accoutrement habituel — manteau, besace au dos, bâton en main, cheveux longs — était familier à tous. Cette propagande à ciel ouvert, ce franc-parler ne déplaisait pas aux chrétiens. Origène loue les cyniques de s’efforcer de grouper autour d’eux, non pas les gens « cultivés », mais des prosélytes illettrés, qu’ils recrutent dans les carrefours. Et s’il constate sur ce point une supériorité du côté des chrétiens, c’est que ceux-ci n’instruisent pas indistinctement tous ceux qui veulent bien les écouter, mais imposent un examen individuel à quiconque désire connaître la foi et se faire baptiser[75]. Saint Augustin, qui rappelle avec indignation dans la Cité de Dieu (XIV, 20) les pratiques honteuses de Diogène, constate que, de son temps, les philosophes cyniques, reconnaissables à leur manteau et à leur gourdin, sont très loin de l’effronterie du fondateur de la secte. Ils observent une certaine « tenue », sous la pression de l’opinion publique.

La complaisance chrétienne à l’égard du cynisme a donc duré fort longtemps, et il lui est même arrivé de s’égarer avec une naïveté quelque peu imprudente. C’est ainsi que Grégoire de Nazianze se laissera prendre aux mines d’un aventurier venu d’Alexandrie à Constantinople, un nommé Maxime, qui se donnait pour un philosophe cynique. Il l’admit à sa table ; il prononça son éloge en pleine église, le traita de φιλοσόφων ἄριστος (le meilleur des philosophes), affirma que, « sous une apparence étrangère, sa philosophie était celle des chrétiens[76] ». Bientôt il fut informé, à sa vive consternation, que l’intrigant personnage avait essayé de se faire consacrer évêque de Constantinople, au lieu et place de Grégoire lui-même, à qui une si haute situation semblait réservée. Heureusement le pouvoir impérial ne prêta pas les mains à cette supercherie[77]. L’empereur Julien, qui détestait les cyniques, contempteurs de la civilisation hellénique à laquelle il avait voué tant d’amour, n’a pas manqué de les comparer aux « impies Galiléens » et de souligner certaines analogies dans la tactique familière aux uns comme aux autres[78].

L’allusion jetée en passant par Ælius Aristide s’éclaire donc d’une vive lumière dès qu’on se rend compte des rapports de fait et des analogies apparentes qui favorisaient certaines confusions et les rendaient, non seulement faciles, mais presque excusables[79].

VI

Le cas de Fronton, autre rhéteur illustre, est un cas assez piquant dans l’histoire littéraire. De son temps (sa vie s’encadre à peu près entre 100 et 180 de notre ère), il fut considéré comme un talent de premier ordre, comme un nouveau Cicéron[80], et les écrivains chrétiens eux-mêmes se sont faits l’écho de la durable admiration qu’il inspirait[81]. Confiants en des témoignages si louangeurs, les lettrés modernes déploraient la perte presque totale de ses écrits, quand, en 1815, le bibliothécaire Angelo Mai découvrit à l’Ambrosienne de Milan, dans un palimpseste du vie siècle provenant de Bobbio, une partie de sa Correspondance. Quelques années plus tard, il complétait sa trouvaille à l’aide d’un manuscrit du Vatican[82]. Il put donner ainsi une édition d’ensemble, en 1823[83]. Depuis lors, de savants paléographes étudièrent à nouveau le palimpseste, et c’est grâce à leurs travaux que Naber établit en 1867 l’édition qui fait autorité.

Le manuscrit de Mai ne nous a rendu qu’incomplètement l’œuvre de Fronton[84]. Cependant nous sommes à même de nous former une idée suffisamment précise de son personnage. Naber s’est fait dans sa préface l’interprète de l’impression générale, quand il a constaté (avec une bonne foi méritoire chez un éditeur) qu’il eût mieux valu pour la gloire de Fronton que ses œuvres ne fussent jamais retrouvées.

Non que sa physionomie morale soit complètement dénuée d’intérêt. Fronton était un fort brave homme, d’une vanité candide, un peu gâté par les adulations qui lui étaient prodiguées et l’influence dont il disposait, mais d’une honnêteté personnelle, d’une sincérité non douteuses. L’affection très vive de ses élèves, Lucius Verus et Marc-Aurèle, nous est garante de sa bonté naturelle. Antonin les lui avait confiés en 130, comme à l’orateur le plus réputé de l’époque, et comme à un lettré aussi maître de la langue grecque que de la langue latine. Sa correspondance reflète leur étroite intimité.

Mais on y voit aussi à plein la médiocrité intellectuelle du bon Fronton. Il est le type même, l’incarnation du rhéteur, qui trouve dans sa rhétorique une raison suffisante d’aimer la vie, de la juger belle et digne vraiment d’être vécue. Son rêve eût été de faire de Marc-Aurèle le mieux disant des empereurs. C’est pourquoi il le loue si fort de ses essais oratoires ; il lui enseigne l’art de développer des lieux communs (en s’aidant de techniciens grecs comme Théodore de Gadara), d’aiguiser des pensées brillantes, de combiner laborieusement des figures ingénieuses et des images neuves ; et il lui fournit des corrigés et des modèles quand Marc-Aurèle s’avoue embarrassé[85]. Quelle joie pour lui, à constater chez son élève de sensibles progrès ! : « Ego beatus, hilaris, sanus, iuvenis denique fio, cum tu ita proficis[86]. » Sa grosse déception, et l’on peut dire la tristesse de sa vie, fut de sentir que Marc-Aurèle se détournait d’exercices à ce point passionnants, et se laissait gagner par la philosophie[87]. Il ne peut se défendre d’allusions un peu ironiques à ce goût, si étranger à son propre tour d’esprit[88].

Dès qu’il cherchait à exprimer des « idées », c’est alors que tout de suite il montrait la corde. N’insistons pas sur ses Éloges de la fumée, de la poussière, de la négligence : c’étaient là des jeux d’esprit comme les aimait depuis longtemps la sophistique grecque, et où le triomphe de l’art était de faire quelque chose de rien[89]. Mais qu’il traite de style, d’éloquence, d’histoire, partout se décèle chez lui le même dédain pour le fond des choses, pour la vérité, et aussi la même passion puérile pour la mise en œuvre, les recherches de style, les combinaisons verbales, les insperata atque inopinata verba[90]. En toutes choses, il n’y a que la forme qui l’intéresse.

Presque rien ne subsiste des discours qui avaient établi la brillante réputation de Fronton. Nous en connaissons une dizaine par les allusions qu’il y fait lui-même ou par de brèves citations des Anciens. Ce sont, soit des discours judiciaires — réquisitoires ou plaidoiries — ; soit des discours politiques, — panégyriques d’Hadrien, remerciements adressés à Antonin le Pieux qui lui avait conféré le consulat en 143.

La seule de ces « oraisons » dont la perte soit vraiment regrettable, c’est celle qu’il avait lancée contre les chrétiens. C’est par l’Octavius de Minucius Felix que nous en savons l’existence. On connaît le cadre de ce joli dialogue. Profitant des vacances du barreau, Octavius, Minucius Felix et Cæcilius, son intime ami, se sont rendus à Ostie, villégiature préférée des Romains. Ils se dirigent un matin vers la mer, la brise marine au visage, quand Cæcilius, apercevant une statue de Sérapis, porte la main à sa bouche, selon le rite païen, et y imprime un baiser. Ses amis ont vu le geste, et en quelques mots ironiques Octavius reproche à Minucius Felix de laisser ainsi son cher Cæcilius donner dans de tels enfantillages. Ces paroles cinglantes ne sont pas relevées d’abord. Les trois amis continuent leur promenade et amusent leurs regards des spectacles qui s’offrent à eux. Mais l’air taciturne et chagrin de Cæcilius finit par frapper ses compagnons. Interrogé, Cæcilius avoue que la pointe lancée tout à l’heure par Octavius l’a piqué au vif et qu’il désire s’expliquer à fond avec lui. Les trois amis prennent place sur une digue qui s’avance assez loin dans la mer. Minucius présidera le débat. Tout est prêt. Cæcilius prend la parole et commence à plaider sa cause.

Il faut extraire le passage où il rappelle avec indignation les rumeurs qui couraient sur le compte des chrétiens, et déclare y donner sa créance personnelle[91].

S’il n’y avait là un fond de vérité, la renommée perspicace ne rapporterait pas sur leur compte des faits tellement honteux, tellement abominables qu’on ne peut les raconter sans s’excuser d’abord.

J’entends dire que, poussés par je ne sais quelle absurde croyance, ils consacrent et adorent la tête de l’animal le plus vil, de l’âne : culte bien digne de telles mœurs, dont il est né… Le récit qu’on fait de l’initiation des recrues est aussi horrible que notoire. Un tout jeune enfant, recouvert de farine pour abuser le novice sans défiance, est placé devant celui qui doit être initié aux mystères. Trompé par ce bloc enfariné, qui lui fait croire que ses coups sont inoffensifs, le néophyte tue l’enfant en lui portant des blessures invisibles et cachées. Ô sacrilège ! le sang de cet enfant, ils le lèchent avidement ; ses membres, ils se les disputent et se les partagent ; c’est par cette victime qu’ils cimentent leur alliance, et c’est par cette complicité dans le crime qu’ils s’engagent à un mutuel silence ! Voilà des cérémonies plus affreuses que tous les sacrilèges.

Et leurs banquets, tout le monde les connaît, partout on en parle ; le discours de notre illustre fils de Cirta l’atteste également (id etiam Cirtensis nostri testatur oratio). Aux jours de fête, ils se réunissent pour un festin, avec tous leurs enfants, leurs sœurs, leurs mères, des êtres de tout sexe et de tout âge. Là, après avoir copieusement mangé, lorsque l’animation du festin est à son comble et que l’ardeur de l’ivresse allume les passions incestueuses, ils excitent un chien attaché au candélabre à bondir, en lui jetant une bouchée au delà de la longueur de la corde qui le tient. La lumière qui aurait pu les trahir se renverse, s’éteint ;… alors ils s’étreignent au hasard, et si tous ne sont pas incestueux de fait, ils le sont par l’intention.

Cæcilius ne nomme pas le Cirtensis dont il rappelle l’intervention oratoire ; mais Octavius qui, dans sa réponse, suit pas à pas l’argumentation qu’il veut réfuter, ne nous permet aucun doute :

Quant au festin incestueux, c’est un énorme mensonge que la conjuration des démons a imaginé contre nous, afin de souiller la gloire de la chasteté par l’outrage d’une infamie monstrueuse, et d’écarter ainsi de nous les gens, en les effrayant par cet abominable soupçon, avant qu’ils aient eu le temps de scruter la vérité. C’est ainsi qu’à propos de ce banquet, ton Fronton, lui aussi, n’a pas apporté un témoignage, une déposition ; il n’a fait que lancer une insulte comme un déclamateur[92]

Cirtensis noster n’implique pas que Cæcilius et Fronton fussent compatriotes, nés tous deux à Cirta (= Constantine[93]). L’expression a une portée un peu différente : elle signifie quelque chose comme « notre grand homme de Cirta », « l’homme éminent qui, né à Cirta, lutte de notre côté ».

Dans quelles conditions Fronton avait-il prononcé le discours dont Cæcilius fait état ? Nous ne sommes pas en mesure de le savoir. Peut-être l’avait-il articulé devant le Sénat (il y était entré sous Hadrien) ; peut-être l’avait-il présenté sous la forme d’une recitatio, c’est-à-dire d’une lecture publique. Gaston Boissier[94] supposait qu’ayant rencontré un chrétien parmi ses adversaires dans quelque débat devant les tribunaux, il avait profité de l’occasion pour attaquer en bloc la secte tout entière. Boissier remarque que c’était là une pratique familière à Cicéron lui-même, qui n’hésitait pas à maltraiter les Gaulois, les Alexandrins, les Asiatiques, les Juifs, quand il pouvait en tirer quelque profit pour sa cause.

Quoi qu’il en soit, Fronton avait certainement rédigé par écrit cette invective, puisque Cæcillus s’en sert comme d’un document que ses amis chrétiens connaissent aussi bien que lui. Si l’Octavius doit être placé après l’Apologétique de Tertullien, autrement dit dans les premières années du iiie siècle[95], c’est donc que la diatribe de Fronton avait obtenu un retentissement durable ; et cela ne surprend guère, quand on songe au rang que lui assignait la naïveté de ses contemporains.

Ce qui est significatif dans cette virulente intervention, c’est de voir un Fronton — esprit superficiel, mais cultivé, âme sans malice et sans fiel — dévouer servilement son éloquence à attiser les passions vulgaires. Malgré sa haine du christianisme, Celse, qui est de la même génération, dédaignera de ramasser pour le combattre ces armes empoisonnées. Fronton manquait de sens critique ; mais on s’étonne que son honnêteté naturelle ne l’ait pas détourné de cette vilenie. Nul rôle plus méprisable que celui qu’assume « l’intellectuel » quand, loin de combattre les préjugés meurtriers de la foule, il s’y associe, il les exalte et leur prête l’autorité de son talent et de sa voix.

Peut-être l’attitude de Fronton ne fut-elle pas sans influence sur celle de son impérial élève, Marc-Aurèle. Le prince avait pour lui de l’affection, du respect, et savait à l’occasion lui témoigner à plein cœur ce double sentiment[96]. Il était reconnaissant à Fronton du soin qu’il prenait de sa formation littéraire. Et le rhéteur débordait de joie à se sentir aimé, apprécié de la sorte[97]. Il n’est pas invraisemblable que, dans leurs intimes entretiens, la question chrétienne ait été quelquefois abordée, et qu’un préjugé se soit formé chez Marc-Aurèle.

N’exagérons pas, en l’espèce, la responsabilité de Fronton. Il n’est point sûr que Marc-Aurèle ait eu autant de déférence pour sa pensée que pour sa technique. Et l’empereur avait lui-même ses raisons personnelles, d’ordre philosophique, pour tenir en suspicion et mépris la foi des chrétiens.

VII

Le médecin Galien a dit, lui aussi, quelques mots de la secte chrétienne. Son témoignage est à recueillir pour deux raisons. D’abord parce que c’était une des intelligences les plus fermes de cette époque, où la sophistique affadissait tant d’esprits ; bien dirigé par son père, il avait acquis une forte culture qui élargissait ses horizons de technicien. Ensuite parce que, se piquant d’exactitude et d’observation réfléchie, il avait certainement étudié les chrétiens de son temps pour n’en point parler uniquement d’après des on-dit. Au surplus, cette étude ne l’a pas retenu bien longtemps : dans son œuvre immense, dont les deux Indices rédigés par lui-même permettent de deviner l’ampleur, et qui, même incomplète et mutilée, remplit les vingt premiers volumes des Opera medicorum Graecorum, édités à Leipzig[98], on rencontre, en tout, deux petites phrases à leur sujet. Il les écrit l’une et l’autre au cours d’une polémique contre le fameux Archigenès d’Apamée, si achalandé à l’époque de Trajan, à propos des opinions que certains veulent imposer, sans prendre la peine de les justifier.

Mieux vaudrait, remarque-t-il, apporter une démonstration quelconque, bonne ou mauvaise, mais enfin une raison suflisante, afin que tout de suite et dès le début on n’entende pas parler — comme celui qui se met à l’école de Moïse et du Christ — de lois indémontrables, et cela justement dans le domaine où elles sont le moins à leur place[99].

Et il ajoute un peu plus loin, non sans impatience, qu’il est bien bon de discuter avec tous ces médecins de coterie :

On aurait plus vite fait de désabuser les disciples de Moïse et du Christ que les médecins et les philosophes qui sont attachés aux sectes[100].

Et voici un autre texte encore, qui ne se rencontre pas dans les Œuvres de Galien, et nous est parvenu par des voies détournées. Ce texte était cité par un auteur arabe Ibn-Al-Athir (mort en 1232), dans son Kâmil, et fut recueilli par un excerpteur, Abulfeda (mort en 1331), dont H. O. Fleischer a traduit l’œuvre en latin, à Leipzig, en 1831. Le passage est présenté comme extrait du Liber de Sententits Politiae Platonicae de Galien. Cet ouvrage n’est pas connu par ailleurs, mais on estime qu’il n’y a pas de raison décisive pour en révoquer en doute l’authenticité[101].

La plupart des gens ne peuvent suivre une démonstration avec une attention soutenue. Voilà pourquoi ils ont besoin qu’on leur serve des paraboles… C’est ainsi que de notre temps nous avons vu ces hommes qu’on appelle chrétiens tirer leur foi de paraboles. — Cependant ils agissent de temps en temps comme de véritables philosophes. Leur mépris de la mort, nous l’avons, à dire vrai, sous les yeux. J’en dirai autant de ce fait qu’une sorte de pudeur leur inspire de l’éloignement pour l’usage de l’amour. Il y en a parmi eux, des femmes et des hommes, qui se sont abstenus pendant toute leur vie de l’union sexuelle. Il y en a aussi qui, pour la direction, la discipline de l’âme et une rigoureuse application (morale), se sont avancés assez loin pour ne le céder en rien aux vrais philosophes[102].

Témoignage tout spontané et qui décèle à quel point Galien savait s’émanciper des aveugles hostilités de ses contemporains à l’égard du christianisme. Une bonne formation scientifique aide à la rectitude du jugement. Mais il arrive qu’elle favorise et fomente des dédains un peu sommaires pour toute conception qui dépasse la zone des faits, et confine à un autre « ordre ».

Une foi aveugle, « indémontrable », voilà de quoi Galien reproche aux chrétiens de se contenter. Il présente la chose comme vérité courante, et de tous reconnue. Saint Justin — que Galien aurait pu rencontrer lors de son premier séjour à Rome, entre 162 et 166 — observait que les chrétiens, à la différence de certains mythologues, ne se contentaient pas d’affirmer, mais qu’ils pouvaient prouver ce qu’ils affirmaient[103]. Vers le même temps, Athénagore proclamait sa volonté de proposer aux païens une foi « raisonnée[104] ». Ils réagissaient l’un et l’autre contre l’état d’esprit qui était celui de Galien, et devait longtemps lui survivre.

VIII

Lucien, déclare Ernest Renan, fut la première apparition de cette forme du génie humain dont Voltaire a été la complète incarnation, et qui, à beaucoup d’égards, est la vérité… Lucien nous apparaît comme un sage égaré dans un monde de fous[105].

Renan, qui n’éprouvait aucune sympathie pour la philosophie du second siècle[106], s’étonnait de rencontrer enfin, en ces temps superstitieux, une intelligence affranchie de tout fanatisme et ennemie résolue de toutes les formes du « surnaturel ». Il est exact que la faculté critique, alors peu en honneur, avait pris chez Lucien une acuité extraordinaire. Les préoccupations mystiques et théologiques dont se piquaient la plupart de ceux de ses contemporains qui faisaient profession de penser lui apparaissaient comme des exercices absurdes et décevants. Il passa sa vie à dire leur fait aux constructeurs de systèmes, aux prédicateurs de morale, aux prometteurs de félicité.

Né à Samosate, en Syrie, vers 125, il voyagea assez longtemps et, vers 165, il s’installa à Athènes, où il devait demeurer une vingtaine d’années. Il avait d’abord étudié la rhétorique, puis s’était tourné vers la philosophie. Ayant senti la frivolité de l’une, les inconséquences de l’autre, il résolut d’en dégoûter ses contemporains, pour autant qu’ils voudraient bien l’écouter, et de leur conseiller une vie toute simple, toute vraie, celle que vit en somme le commun des hommes, qui ne se soucie guère des absurdes complications des intellectuels.

Le fond de son esprit, c’est une défiance extrêmement ombrageuse du charlatanisme sous toutes ses formes. Il en flaire partout les manigances. Les tératologues, les arétalogues, les thaumaturges n’ont pas d’ennemi plus clairvoyant et plus acharné que lui. Quiconque aborde un ordre de questions ou de sentiments qui sort de l’usage le plus courant et de la moyenne la plus ordinaire lui est suspect de vouloir en imposer, soit pour le plaisir de duper son prochain, soit pour quelque inavouable profit. Lucien ne pousse pas toujours à bout cette défiance instinctive, mais on le voit toujours près d’y céder. Il distribuerait volontiers l’humanité en deux classes, les dupeurs et les dupés, avec un tout petit lot d’amis sincères de la vérité et de la raison, parmi lesquels il se range. Et il n’a pas plus de considération pour les dupés que pour les dupeurs, car la sottise lui paraît encore plus pitoyable que la canaillerie. Le mal dont souffre son temps, c’est, selon lui, un excès de crédulité. Lucien connaît le mécanisme des intelligences, leur avidité de merveilleux, leur peu d’exigences en fait de témoignages, leur goût inné pour le mensonge, la déformation presque inévitable du réel par l’ignorance, la sottise et la vanité ; et de tout cela il se gausse avec une verve intarissable et un sens aigu du comique.

Naturellement, dans ses courses à travers le monde, en Syrie, en Cappadoce, en Bithynie, en Asie, en Italie même et en Gaule, Lucien avait eu souvent l’occasion d’entendre parler des chrétiens, et peut-être de jeter sur eux quelques rapides regards. Il n’était pas homme à mener sur leur compte une enquête bien approfondie. M. Maurice Croiset a remarqué à quel point Lucien, du fait de sa formation première, était resté étranger « à tout ce qui aurait pu mettre en lui quelques parcelles d’esprit scientifique[107] ». Il allait rarement au fond des choses, et suivait sa première impression, vive et juste d’ordinaire, mais superficielle. Il semble bien qu’il ait appliqué aux groupes chrétiens à côté desquels il avait passé la même observation sommaire, assez habile à saisir d’une façon piquante les éléments les plus voyants des doctrines et des mœurs.

Il n’avait d’ailleurs aucune raison de les prendre, sinon en déplaisance, du moins en haine. Les cultes helléniques ne lui inspiraient ni piété ni respect. Il les raillait impitoyablement dans ses Dialogues et dans son Prométhée. Les apologistes chrétiens, si actifs au iie siècle, avaient une autre façon de médire des dieux, mais leurs sévérités n’étaient pas en désaccord avec les ironies que prodiguait Lucien, en se moquant de l’Olympe à cœur joie. D’autre part, Syrien hellénisé, il restait fort indifférent aux destinées de l’Empire. On ne trouve chez lui presque aucune trace d’esprit civique. Il était donc entièrement dégagé des inquiétudes patriotiques, des croyances ou des superstitions où s’alimentait communément l’hostilité antichrétienne. Mais cela ne signifie point qu’il dût avoir pour les chrétiens le moindre goût, car toute « foi » l’agaçait, et il était, je l’ai dit, de ces esprits pour qui le surnaturel demeure lettre close et postulat impensable.

En fait, il n’a pas très souvent parlé d’eux. On a cru parfois relever chez lui certaines allusions voilées, qui me paraissent des plus problématiques[108]. Les passages dont le sens est certain figurent, les uns dans le Peregrinus — ce sont les plus substantiels et les plus significatifs — les autres dans l’Alexandre.

L’opuscule sur la Mort de Peregrinus est un des plus jolis de Lucien. Ce Peregrinus — qui, à en croire Lucien, se donnait volontiers à lui-même le surnom de Protée — n’était pas un personnage fictif[109], et son suicide théâtral, en 165[110], demeurait fameux dans le souvenir des foules. Il avait sa statue à Parium, sa ville natale, et cette statue passait pour rendre des oracles. Il n’est pas impossible que le Peregrinus réel ait été tout autre chose que l’imposteur follement vaniteux dont Lucien trace le portrait. Aulu-Gelle, qui l’avait connu personnellement, parle de lui avec beaucoup de respect et lui attribue des maximes fort édifiantes sur l’horreur du sage pour tout péché, même secret. Quoi qu’il en soit, voici la contexture du récit de Lucien.

Il raconte qu’un jour, dans le gymnase d’Élée, il entendit un philosophe cynique qui, d’une voix forte et rude, parmi toutes sortes d’invectives à l’adresse de ses auditeurs (tel était le ton coutumier de la secte), célébrait les vertus de Peregrinus-Protée. Il apprend que Peregrinus a annoncé qu’il se brûlerait sous les yeux de tous aux prochains jeux Olympiques. — Mais un autre orateur succède au premier et fournit la contre-partie de l’apologie esquissée par le cynique. Il rappelle sur le mode hilare la peu édifiante carrière de Peregrinus, qu’il semble connaître de longue date. À peine arrivé à l’âge d’homme, Peregrinus s’est compromis dans des aventures scandaleuses, dont il ne s’est tiré que d’une façon fort humiliante ou fort onéreuse. Il a en lui l’étoffe d’un parfait scélérat. Comme son père s’obstinait à prolonger sa vie par delà la soixantaine, il l’a bel et bien étouffé. Peu après cet abominable exploit, il a eu l’occasion de fréquenter les chrétiens et s’est affilié à leur secte.

Ici, il faut traduire le texte même de Lucien[111] :

Ce fut vers ce temps-là que Peregrinus apprit à connaître l’admirable sagesse des chrétiens, en fréquentant en Palestine quelques-uns de leurs prêtres et de leurs exégètes… Il leur fit bientôt voir qu’ils n’étaient que des enfants, en comparaison de lui. Il était leur prophète, leur thiasarque et leur chef d’assemblées, jouant à lui seul tous les rôles. Il interprétait, il paraphrasait leurs livres ; il en composa lui-même un bon nombre. Les chrétiens le regardèrent bientôt comme un Dieu. Ils acceptèrent ses lois et firent de lui un personnage de premier plan.

Le sens des deux lignes qui suivent est moins sûr. C’est, semble-t-il, une sorte de parenthèse où Lucien rappelle l’origine de la secte chrétienne.

(Les chrétiens) adorent encore ce grand homme qui fut crucifié en Palestine, parce qu’il introduisait dans la vie ces nouveaux mystères[112].

C’est pour cela que Protée fut arrêté et jeté en prison. Cet événement lui assura pour le reste de sa vie un grand prestige dont bénéficia son activité de faiseur de miracles, et ce goût d’ambition qui était une passion chez lui.

Du jour où il fut dans les fers, les chrétiens qui regardaient son aventure comme un désastre mirent tout en œuvre pour le délivrer ; et comme cela leur était impossible, ils lui rendirent du moins toutes sortes de services avec un zèle infatigable. De bon matin, on voyait autour de la prison une foule de vieilles femmes, de veuves et d’orphelins. Les principaux chefs de la secte passaient la nuit avec lui, après avoir gagné à prix d’argent les geôliers ; ils faisaient apporter des mets de toute espèce, et ils se lisaient leurs discours sacrés. Enfin le brave Peregrinus — il portait encore ce nom — était appelé par eux « le nouveau Socrate ».

Bien plus, de plusieurs villes d’Asie lui vinrent des députés au nom des communautés chrétiennes, afin de l’aider, de l’assister devant le tribunal, et de le réconforter.

Je ne saurais dire avec quelle promptitude ils agissent, quand de pareils cas se présentent dans leurs communautés. D’un seul mot, rien alors ne leur coûte. C’est ainsi que Peregrinus, sous le prétexte de son incarcération, reçut des richesses considérables, et se fit à ce titre un gros revenu.

Ces malheureux sont avant tout convaincus qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement. Ils méprisent donc la mort, que beaucoup affrontent volontairement. Leur premier législateur leur a persuadé qu’ils étaient tous frères. Dès qu’ils ont abjuré les dieux de la Grèce, ils adorent leur sophiste crucifié et conforment leur vie à ses préceptes. Aussi méprisent-ils tous les biens et les tiennent-ils pour d’usage commun, car ils ne demandent pas de preuves pour justifier leur attachement à cette doctrine. Que surgisse parmi eux un imposteur adroit, sachant mettre à profit la situation, il peut s’enrichir très vite, en menant à sa guise ces gens qui n’y entendent goutte.

Après avoir esquivé le châtiment qui lui était dû pour le meurtre de son père, Peregrinus reprend sa vie errante, en compagnie de fidèles admirateurs qui ne le laissent manquer de rien.

Une troupe de chrétiens lui servait de satellites, fournissait à ses besoins et l’entretenait dans l’abondance. Il vécut un certain temps de cette manière ; mais ayant violé quelques-uns de leurs préceptes — on l’avait vu, je crois, manger des viandes qui leur sont interdites — les chrétiens l’abandonnèrent.

Quelle impression se dégage, au total, de ce morceau ?

On ne peut dire que Lucien y donne une caricature des mœurs chrétiennes. Les traits dont ce petit tableau est formé ne sont pas sans justesse, quoique l’on puisse y relever quelques à peu près. Lucien sait l’importance du rôle que les Livres Saints jouent parmi les chrétiens ; leur respect pour le « prophète » authentique (le mot prophète étant entendu au sens très général d’ « homme de Dieu ») ; le crédit exceptionnel dont jouit dans les églises le confesseur qui a su souffrir pour sa foi ; le zèle charitable dont ils entourent les prisonniers pendant leur détention ; l’ardente fraternité qui les unit, même par delà les groupements locaux ; le peu de cas qu’ils font de la richesse individuelle ; leur mépris de la mort, encouragé par les promesses d’immortalité ; leur prompte désillusion sur le compte de ceux en qui ils avaient cru d’abord reconnaître les interprètes de l’Esprit, quand leurs actes, leurs « fruits » cessent de justifier cette confiance[113]. Peregrinus la perd par imprudente goinfrerie, pour avoir consommé des viandes défendues — c’est-à-dire des viandes antérieurement offertes dans quelque sacrifice païen.

Toutes ces indications sont exactes, et les textes les plus authentiquement chrétiens les confirment pleinement.

Bien entendu, Lucien — qui voit choses et gens d’un coup d’œil incisif, mais peu appuyé — n’a pu se défendre de quelques ignorances et de quelques maladresses. Il ne nomme même pas le Christ, ni n’indique le lien entre les croyances chrétiennes et son enseignement. Pas davantage ne souffle-t-il mot de sa résurrection. Il ne précise pas d’une façon suffisamment technique à quel rang Peregrinus s’est haussé parmi les chrétiens. Il est possible que les mots thiasarchès et sunagogeus correspondent dans sa pensée à la dignité épiscopale, mais la portée en reste incertaine[114]. — D’autre part, il montre son triste héros composant lui-même des livres sacrés. Si Peregrinus s’y fût risqué, ce n’eût pas été pour lui une recommandation auprès de ses nouveaux coreligionnaires, fort chatouilleux sur ce chapitre, en dehors des sectes dissidentes. — Il prétend que les chrétiens appelaient Peregrinus « le nouveau Socrate » et cela encore est une fausse note. Certes, les témoignages chrétiens d’admiration à l’égard de Socrate ne manquent pas, au second siècle. Saint Justin, au chapitre x de sa seconde Apologie, n’allait-il pas jusqu’à instituer un parallèle (souvent réédité depuis) entre Socrate et le Christ, victimes l’un et l’autre de leur apostolat bienfaisant[115] ? Justin n’oublie pas toutefois de formuler des réserves, auxquelles s’associèrent les écrivains grecs chrétiens les plus favorables au philosophe, qui ne manquaient guère de laisser entendre que cette vie si noble n’avait pas été exempte de faiblesses et de contradictions. Quant aux écrivains latins (Minucius Felix, Tertullien), ils traitèrent Socrate sans aucune aménité. Plus dangereux encore qu’honorifique, le titre de « nouveau Socrate » eût donc éveillé des suspicions dans les milieux chrétiens. — Enfin Lucien en vient à dire que les chrétiens regardaient Peregrinus, non pas seulement comme un chef et comme un guide, ce qui eût été naturel, vu la dextérité du fourbe, mais comme un Dieu. Ici le contresens est manifeste. Une déification de cette sorte eût paru un attentat sacrilège à l’article fondamental de leur Credo.

Étant donnée la virulence habituelle de ses critiques, on ne peut trouver Lucien que fort modéré sur le compte des chrétiens. Il ne les accuse d’aucun crime, d’aucune turpitude. Il ne leur reproche même pas de mettre leur conduite en contradiction avec les principes qu’ils arborent (c’est le principal grief dont il poursuit les philosophes), puisqu’ils chassent Peregrinus dès que celui-ci a sottement décelé sa fourberie. — Mais cette complaisance apparente ne doit pas faire prendre le change sur les sentiments qu’il éprouve à leur égard. Il les tient, non pas pour de méchantes gens, mais pour des naïfs, pour des nigauds, dont la crédulité mérite un sourire. Ne se laissent-ils pas gagner comme des enfants par les mines hypocrites et les initiatives impudentes de Peregrinus ? Ils le nourrissent, l’entretiennent, le gavent et l’enrichissent. Ils sont une proie désignée pour les imposteurs qui les grugent et se moquent d’eux. Et ils portent dans leurs convictions religieuses la même candeur : ils acceptent les doctrines du « sophiste crucifié » avec une foi sans critique, (ἄνευ τινὸς ἀκριβοῦς πίστεως) et les déifications ne leur coûtent guère !

Après la déconvenue dont sa faiblesse gourmande a été pour lui l’occasion, Peregrinus part pour l’Égypte. Il s’y fait « cynique » à son tour, et cynique du genre éhonté. Il s’embarque pour l’Italie, déclame publiquement contre l’Empereur, lequel dédaigne de le châtier comme il le mérite. Expulsé d’Italie par l’autorité administrative, Peregrinus revient en Grèce, essaie de fomenter un soulèvement contre Rome, et voyant que ses perpétuelles intrigues commencent à lasser bien des gens, il songe à ranimer par un coup d’éclat sa popularité languissante, en couronnant sa carrière abominable par un suicide à grand spectacle.

Le récit de la fin atroce et prestigieuse à laquelle son incoercible vanité l’accule est un des meilleurs morceaux de Lucien. Il assiste de sa personne à cette « vaporisation », comme il dit, et il raconte le bon sang qu’il s’est fait, la panique secrète de Peregrinus, ses atermoiements, sa résolution désespérée, toute la mise en scène de cette mort pseudo-héroïque. Mais il veut que l’anecdote qu’il raconte ait un sens et achemine à une conclusion. Elle lui sert à montrer une fois de plus que le vulgaire accepte tout, croit tout, rassasie follement son appétit de merveilleux. Et, avec son goût de mystification, Lucien s’ingénie à fournir un aliment à cette avidité déraisonnable. Il joue au bon apôtre, et suit en se frottant les mains le développement, le pullulement prévu des faussetés qu’il a forgées et lancées lui-même.

Les textes que fournit l’opuscule intitulé Alexandre sont moins significatifs. Il s’agit de cet Alexandre d’Abonotique, autre contemporain de Lucien, qui sut conquérir dans toute l’Asie une réputation extraordinaire en se donnant comme un thaumaturge, et en fondant même un nouveau culte. Lucien avait eu avec lui des démêlés personnels, et le tenait pour un hypocrite et un scélérat. Il écrit son pamphlet pour stigmatiser l’imposture de cet Alexandre et la déraison de ses fidèles ; pour venger Épicure à qui Alexandre en voulait spécialement, car, prémunis contre toute superstition, les disciples d’Épicure se refusaient à ses supercheries ; enfin pour se venger lui-même.

Les chrétiens se trouvent mêlés à deux épisodes, d’une façon qui n’a en somme pour eux rien que d’honorable. Car Lucien ne saurait leur en vouloir de s’être fait redouter d’Alexandre, et de se moquer de ses prétendus oracles, tout comme les disciples du philosophe « dont l’œil perçant pénétrait la nature et qui, seul, a connu la vérité » (c’est Épicure qu’il désigne ainsi).

Afin d’effrayer ses adversaires, surtout les Épicuriens, fort nombreux dans la province du Pont, Alexandre, qui craint un retournement de l’opinion, proclame que le Pont est plein d’athées et de chrétiens, qui n’ont pas honte de répandre sur lui les pires diffamations, et qu’il faut les assommer à coups de pierres, si l’on veut se rendre Dieu favorable[116]. — Quelque temps après, le charlatan, passé en Italie, inaugure la célébration des mystères dont il est le hiérophante par une annonce solennelle, comme celles qu’on entendait à Athènes, lors des Éleusinies : « S’il y a ici un athée, soit chrétien, soit épicurien, qu’il fuie hors de ces lieux ! Quant à ceux qui croient en Dieu, ils peuvent prendre part aux mystères pour leur plus grand bien. » Il s’avance en criant lui-même : « Dehors les chrétiens ! » et la foule clame à son tour : « Dehors les Épicuriens ![117] »

Somme toute, Lucien n’a guère fait, comme le remarque fort justement Harnack[118], que jouer avec la question chrétienne. Il ne l’a pas envisagée sérieusement ni n’a éprouvé la moindre tentation de l’approfondir. Il ne sait à près rien, semble-t-il, de la doctrine que les chrétiens professent, au moins des aspects théologiques de cette doctrine. Mais ce qu’il connaît de leur mode de vie ne lui inspire a priori aucune hostilité particulière. Le christianisme n’est pour lui qu’une folie de plus à ajouter à l’interminable liste des insanités humaines. Lucien est le seul écrivain païen qui paraisse trouver cette folie à peu près inoffensive.


  1. Voy. p. 125.
  2. Saint Ambroise affirme qu’Apelle fut l’auctor des difficultés soulevées à ce sujet (De Paradiso, V, 28 : Corp. Script. eccl. lat., t. XXXII, p. 284 ; cf. VI, 30).
  3. Origène, In Gen. hom., II, 2 (Patrol. gr., 12, 164). Apelle concluait : « Toute cette histoire n’est qu’une fiction mensongère (ψευδὴς ἄρα ὁ μῦθος). » — Marcion avait relevé avec grand soin les contradictions entre l’Ancien et le Nouveau Testament (Tertullien, Adv. Marc., IV, 23 ; V, 9, etc.).
  4. Satornil ; Basilide ; les Archontiques ; les Nicolaïtes ; Valentin ; Ptolémée ; Marcion lui-même.
  5. Les Ébionites (ou certains d’entre eux) ; Cérinthe ; Carpocrate.
  6. Voy. p. 189.
  7. Hist. de la Philos., I, p. 417.
  8. « Le crédit des philosophes, remarque E. Renan (Les Évang., p. 383) va toujours grandissant jusqu’à Marc-Aurèle, sous lequel ils règnent. »
  9. Épictète a lui-même raconté certaines de ses déconvenues dans ses essais de propagande orale (Entretiens, II, 12, 17-25).
  10. Cf. P. de Labriolle, Pour l’histoire du mot « Humanité » dans les Humanités, nos  de juin et de juillet 1932.
  11. Les Évangiles, p. 411.
  12. Hom. Clém., I, 10.
  13. Discours aux Grecs, § 25 et 26 (trad. A. Puech, p. 141).
  14. Celse, ap. Origène, C. Celse, VIII, 33, 1.
  15. Apol. II, ix, 1 : « διὰ φόβον, ἀλλ’ οὐ διὰ τὸ καλόν. ».
  16. II Apol., iii et xi.
  17. Discours aux Grecs, § 19 (trad. Puech, p. 132).
  18. II, iii, 1.
  19. Voy. Delehaye, Les Passions des Martyrs, Bruxelles, 1921, p. 120. — Le texte est dans Knopf-Krüger, Ausgew. Märtyrerakten, Tüb., 1929, p. 15 et s.
  20. Hist. Eccl., IV, 16.
  21. De Viris ill., 23.
  22. Oct., 31, 6.
  23. Apol. 55 (trad. Vallette).
  24. Mét. IX, 12 (Helm, p. 211, l. 29). Comp. IX, 30 (Helm, p. 225, l. 41).
  25. Ibid. (p. 212, l. 1).
  26. Apol. lvi, 3 et s. (trad. Vallette) : « l’impie » Mézence, de Virgile.
  27. Der Vorwurf des Atheismus in den drei ersten Jahrhunderten (Texte und Unters. xxviii, 4 ; Leipzig, 1905).
  28. Par ex. saint Justin, I, 6 ; 13 ; Athénagore, III ; Clément d’Al., Strom., VII, 1, 1 ; Arnobe, III, 28, etc.
  29. Les Évangiles, p. 307.
  30. Atheism in pagan Antiquity, Londres, 1922, p. 11.
  31. LII, 36.
  32. « L’athéisme » était tout à fait impopulaire. Voir Origène, C. Celse, III, 22 ; VII, 62.
  33. Métam. IX, 14 (éd. Helm, p. 213, l. 13 et s.).
  34. Marc-Aurèle, p. 377.
  35. Le Christianisme et ses Origines, IV, 439.
  36. § II.
  37. IV, 27, 7 et s. (trad. Grapin, I, 475).
  38. Apol. V, 5 et s. (trad. Waltzing, retouchée).
  39. Comp. saint Justin, Apol. I, 2 ; 5 ; 55 ; 56 ; Athénagore, Suppl. 1-2 ; 37 ; Tertullien, ad Scapulam IV ; Sulpice-Sévère, Chron. II, 32, 1 ; Orose, VII, 15, 4 ; 7-11.
  40. Preuschen, Analecta, Tübingen, 1909, I, p. 24. Bibliographie dans l’article Fulminata du Dict. d’Archéol. chr. et de Liturgie.
  41. Dans ses remarquables articles de la Revue Biblique, 1913, p. 243 et s. ; 394 et s.
  42. Hist. de la Gaule, IV, 489.
  43. Ap. Eusèbe, H. E., V, 1 et s.
  44. Pensées, I, 7.
  45. μὴ κατὰ ψιλὴν παράταξιν, ὡς οἱ Χριστιανοί.
  46. XI, 3.
  47. Marc croyait de moins en moins à la survie de l’âme : XII, 5 ; cf. X, 31 ; XII, 14 ; XII, 21, etc.
  48. « Cela témoigne, remarque très justement Ernest Havet (Le Christianisme et ses Origines, IV, 440), qu’on voyait alors beaucoup de ces morts, — assez pour que les philosophes en fussent impatientés et agacés. »
  49. III, vii, 2 ; V, xxviii, 4.
  50. Marc-Aurèle, p. 55.
  51. VII, 22.
  52. v, 33.
  53. viii, 4.
  54. Ap. Fronton, éd. Naber, p. 47.
  55. LXXI, 34, 2.
  56. XXV, 4, 17.
  57. Pensées, XII, 28 (trad. Trannoy).
  58. Πρὸς Πλάτωνα (éd. Dindorf, II, p. 394).
  59. Or. 51 (Dindorf, p. 582 D).
  60. Comp. Wilamowitz-Moellendorff, dans les Sitz.-Ber. de l’Acad. de Berlin, 1925, p. 341.
  61. Par ex. Discours Sacrés, II (Dindorf, p. 476).
  62. Paris, 1923 (Biblioth. des Écoles d’Athènes et de Rome), p. 250 et s.
  63. Texte dans Dindorf, II, 394 et s.
  64. p. 54 et 110.
  65. En 1722 (t. II, p. 583 et s.).
  66. Der röm. Staat und die allgem. Kirche, I, p. 36.
  67. Antonin le Pieux et son temps, Paris, 1888, p. 385.
  68. Par ex. Mgr Duchesne, Hist. Anc. de l’Église, I, 200 ; Harnack, Mission und Ausbr. des Christentums, I³, p. 473, n. 1.
  69. Sitz.-Ber. de l’Acad. de Berlin, 1925, p. 350.
  70. Voir p. 102.
  71. Ann. XV, 44.
  72. Voy. p. 63 et s.
  73. Trad. Monceaux, La vraie Légende dorée, p. 154.
  74. Cf. ici p. 101 et s.
  75. Contra Celsum, III, 50-51.
  76. Cf. Or. XXV ; Grég., De Vita sua, v. 955 ; 982.
  77. Grég., De Vita sua, v. 1001 et s.
  78. Voir plus loin, p. 393.
  79. J’ai à dessein laissé de côté un passage du discours 37 de Dion Chrysostome, qui a été restitué à Favorinus d’Arles par Maass (Philol. Unters. hsg. von Kiessling, 3, 1880, p. 133). Il y est question de certaines gens qui osent décrier un Socrate, un Pythagore, un Platon, sans épargner les dieux mêmes (texte dans l’éd. Dindorf, de Dion, II, 302). Il n’est nullement prouvé que Favorinus songe aux chrétiens, plutôt qu’aux cyniques et à leurs irrespects.
  80. Fronto, Romanae eloquentiae non secundum, sed alterum decus (Paneg. latini, VIII (= V) 14, 2).
  81. Par ex. saint Jérôme, dans sa Chronique, à l’année 2180 = 164 ap. J.-C. : Fronto orator insignis habetur.
  82. Le Vaticanus 5750, qui n’est, en réalité, qu’une partie du manuscrit de Milan.
  83. Sa première édition, parue à Berlin en 1816, était fort défectueuse, et ne contenait que le texte de Milan.
  84. Il comprenait 340 feuillets, dont 194 seulement se sont conservés (53 à Rome, 14 : à Milan) : mais le déchiffrement du texte est parfois très difficile.
  85. Par ex. III, 8 (Naber, p. 45).
  86. Ép. III, 11 (Naber, p. 48).
  87. Dans ses Pensées, 1, 7, Marc-Aurèle met au nombre des bienfaits dont il est redevable à son conseiller intime, le philosophe Rusticus, celui-ci : « …Avoir renoncé à la rhétorique, à la poésie, au style raffiné ».
  88. Par ex. Ép. IV, 12 (Naber, p. 73) et V, 9 (ibid., p. 79).
  89. Fronton a donné la théorie du genre, à propos de l’Éloge de la fumée et de la poussière (Naber, p. 211).
  90. IV, 3 (Naber, p. 63).
  91. Oct. ix, 6. Trad. Waltzing, avec quelques retouches.
  92. Octavius, xxxi, 1-2.
  93. Cæcilius eût dit plutôt, en ce cas : Fronto noster. Quand Cicéron parle de Marius, né comme lui à Arpinum, il ne dit pas Arpinatem nostrum, mais municipem meum. Voy. A. Elter, Proleg. zu Min. Felix, Bonn, 1909, p. 14.
  94. Revue des Deux-Mondes, 1879, I, p. 72.
  95. Sur ce point controversé, voir P. de Labriolle, Hist. de la Litt. lat. chr., 2e  éd., p. 173 et s.
  96. Voy. Ép. IV, 2 (Naber, p. 61) « …Nam cum te ut amicum vehementissime diligam, tum meminisse oportet quantum amorem amico, tantum reverentiae magistro praestare debere ». Et plus encore Ép. I, 7 « …O me hominem beatum huic magistro traditum !… Igitur vale, decus eloquentiae romanae, amicorum gloria,… homo iucundissime, consul amplissime, magister dulcissime ! »
  97. Voy. Ép. I, 7 (Naber, p. 18).
  98. 1821-1830.
  99. De Puls. diff., II, 4, éd. Kühn, Medic. Graec. opera, t. VIII (Leipzig, 1824), p. 579 : « Ἵνα μή τις εὐθὺς κατ’ ἀρχὰς ὡς εἰς Μωϋσοῦ καὶ Χριστοῦ διατριβὴν ἀφιγμένος, νόμων ἀναποδείκτων ἀκούῃ, καὶ ταῦτα ἐν οἷς ἥκιστα χρή. »
  100. Ibid., p. 657 : « Θᾶττον γὰρ ἄν τις τοὺς ἀπὸ Μωϋσοῦ καὶ χριστοῦ μεταδιδάξειεν ἢ τοὺς ταῖς αἱρέσεσι προστετηκότας ἰατρούς τε καὶ φιλοσόφους. »
  101. M. Kalbfleisch (Festschrift Gomperz, 1902, p. 97) croit qu’un livre entier du travail de Galien sur les Dialogues de Platon — peut-être le VIe —, et une notable partie du livre suivant, étaient consacrés à la République, et que c’est là que devait se trouver le passage sur les chrétiens.
  102. « Hi tamen interdum talia faciunt qualia qui vere philosophantur. Nam quod mortem contemnunt, id quidem ante oculos habemus ; item quod verecundia quadam ducti ab usu rerum venerearum abhorrent. Sunt enim inter eos et foeminae et viri qui per totam vitam a concubitu abstinuerint ; sunt etiam qui in animis regendis coercendisque et in acerrimo studio eo progressi sunt ut nihil cedant vere philosophantibus. » Abulfeda, Historia anteislamica, éd. Fleischen, p. 109.
  103. 1re  Apol. i, 53.
  104. Leg. § 8 : ἵν’ ἔχητε καὶ τὸν λογισμὸν ἡμῶν τῆς πίστεως.
  105. Marc-Aurèle, p. 376. La comparaison indiquée par Renan, entre Lucien et Voltaire, a été développée par Gaston Boissier, dans La Revue des Deux-Mondes, 1879, I, 98 et s.
  106. Ibid., p. 677, et Correspondance I (1926), p. 292.
  107. La Vie et les Œuvres de Lucien, Paris, 1882, p. 89. — Aussi doit-on s’étonner de l’emphase inaccoutumée avec laquelle Remy de Gourmont écrit ceci (Dial. des Amateurs, Paris, 1907, p. 326) : « Après dix-huit cents ans les hommes qui participent à l’intelligence en sont exactement au point où en était Lucien. C’est un peu effrayant, mais bien curieux aussi. Nous avons piétiné inutilement depuis le deuxième siècle, dans les ténèbres chrétiennes, et quand nous avons aperçu, enfin, un peu de lumière, cette lumière était exactement la lumière à laquelle souriait l’ironie antique. »
  108. La baleine monstrueuse qui, dans l’Histoire Véritable, I, 30 et s., avale un vaisseau avec tous ceux qu’il porte, serait une parodie de l’aventure de Jonas. Une scène d’exorcisme est décrite sur le mode ironique dans le Philopseudès, ch. xvi, parmi une série d’autres « galéjades » absurdes, telles que le bon public les absorbe avec satisfaction. Renan voulait que Lucien eût pensé aux chrétiens « en traçant dans les Fugitifs cette peinture d’un monde de bohémiens, impudents, ignorants, insolents, levant des tributs véritables sous prétexte d’aumônes, etc. » (Marc-Aurèle, p. 374). Selon Planck (Theol. Studien und Kritiken, 1851, 2, p. 856 et s.), Lucien aurait songé aux martyrs chrétiens, spécialement à Polycarpe, l’évêque de Smyrne, en racontant la mort volontaire de Peregrinus. Toutes ces prétendues allusions, à les étudier dans leur contexte, se révèlent contestables et arbitraires.
  109. Aulu-Gelle, Nuits Att. XII, 11 ; Tatien, Oratio adv. Gr., 25 ; Athénagore, Leg., 27, etc.
  110. Pour cette date, cf. saint Jérôme, Chronique, p. 204, éd. Helm.
  111. Peregrinus, chap. xi et s. (éd. Fritzchiuse siècle, II, p. 74).
  112. Τὸν μέγαν γοῦν ἐκεῖνον ὃν ἔτι σέβουσι τὸν ἄνθρωπον τὸν ἐν τῇ Παλαιστίνῃ ἀνασκολοπισθέντα, ὅτι καινὴν ταύτην τελετὴν εἰσήγαγεν ἐς τὸν βίον.Meiser (Sitz.-Ber. München, 1906, p. 313 et s.) propose, au lieu de γοῦν, le mot γόητα, et suppose que quelque chose est tombé au début de la phrase, Καλοῦνται δὲ χριστιανοὶ, οἵ τὸν μέγαν γόηταetc., ce qui signifierait : « On appelle chrétiens ceux qui adorent le grand goète, celui qui fut crucifié, etc. »
  113. Voir sur ce dernier point ma Crise Montaniste, Paris, 1913, p. 115 et s.
  114. Ces mots signifient, en somme, chef de thiase, chef de confrérie ou d’agsociation religieuse. Le premier paraît des plus rares. Cf. Daremberg-Saglio, V, 265.
  115. Cf. Harnack, Socrates und die alte Kirche, dans Reden und Aufsaetze, Giessen, I (1906), p. 17-49 ; J. Geffcken, Sokrates und das alte Christentum, Vortrag, Heidelberg, 1908. Voyez encore Archiv. f. Religionswiss. VI, 280 et s., et l’édition de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, de J.-J. Rousseau, par Pierre-Maurice Masson, p. 405.
  116. Ch. 25.
  117. Ch. 38.
  118. Mission und Ausbr. des Christentums, I, p. 473 (3o  éd.).