La Réaction païenne/Partie II/Chapitre II

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L’Artisan du livre (p. 170-189).

CHAPITRE II

PHILOSTRATE

I. Nouveauté du point de vue où Celse s’établit. — II. Comment la diffusion du christianisme justifie ses perplexités. — III. Les retours de nationalisme persécuteur au iiie siècle. Formes nouvelles de la réaction intellectuelle païenne. Les Christs païens. La rénovation de la piété. — IV. Le rhéteur Philostrate et sa Vie d’Apollonius de Tyane. Qu’était l’Apollonius réel ? Les dédains de Lucien à son égard. Sa première biographie. — V. Julia Domna, seconde femme de Septime-Sévère et son « milieu ». C’est elle qui décide Philostrate à raconter la vie d’Apollonius. Comment Philostrate transfigure son personnage. — VI. Les analogies de son récit avec l’histoire évangélique. — VII. Peut-on démêler ses intentions véritables ? — VIII. Fortune extraordinaire de l’ouvrage : Apollonius de Tyane deviendra dans la suite un des « saints » du paganisme.

I

L’objectif de Celse, dans son Discours Véritable, était donc de démontrer que la foi nouvelle, indiscrète et conquérante, devait être regardée comme un amalgame d’emprunts et d’absurdités, et jetait un impudent défi à la pensée grecque, où elle avait effrontément puisé. — Subsidiairement il essayait de convaincre ceux qui, la propageant, n’y avaient pas gâté tout leur bon sens, que c’était un jeu détestable de frustrer l’État du concours dont il avait besoin, et que de cette carence systématique ils auraient à se repentir quelque jour.

Celse a beau manier de préférence la dérision et le sarcasme, une anxiété se trahit sous ses affectations de dédain. Il est trop bon observateur des choses de son temps pour se méprendre sur l’importance d’un mouvement religieux qui va s’amplifiant sans cesse, et qui préoccupe déjà quiconque considère l’Empire et sa culture traditionnelle comme les bases de toute civilisation. Il a peur des chrétiens, et ne se sent pas la moindre envie d’être équitable à leur égard : c’est par intimidation qu’il procède. Mais le fait qu’il institue une discussion détaillée de leurs croyances, pour autant qu’il les connaît ; le fait qu’il risque un appel à ce qui reste chez eux de loyalisme, cela même révèle qu’il devine dans le christianisme une force déjà redoutable, que l’Empire aurait intérêt à s’annexer. En ce sens, son livre marque une date ; et il restera aussi une « source », la plus féconde de toutes, pour ceux qui s’essaieront après lui à des réfutations anti-chrétiennes de grande envergure.

II

Cette inquiétude d’un conservateur romain tel que Celse, on la comprend mieux encore quand on lit des déclarations comme celle de saint Justin dans son Dialogue avec Tryphon[1] (vers 160) :

Il n’y a absolument pas une seule race humaine, barbare ou grecque, de quelque nom qu’on l’appelle, ni de ceux qu’on nomme les « Vivant-en-chariots » ou les « Sans-maison », ni de « Ceux-qui-couchent-sous-des-tentes-pour-nourrir-des-troupeaux », chez qui, au nom du crucifié Jésus, des prières et actions de grâces ne soient adressées au Père et Auteur de l’univers.

ou encore celle de Tertullien, dans son Apologétique, qui est de 107[2] :

Si nous voulions agir, je ne dis pas en vengeurs secrets, mais en ennemis déclarés, sont-ce les effectifs, les troupes, qui nous feraient défaut ?… Nous ne sommes que d’hier, et déjà nous avons rempli la terre, et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps même, les tribus, les décuries, le sénat, le forum : nous ne vous avons laissé que vos temples.

Toute part faite à l’hyperbole, de tels cris de triomphe ne pouvaient qu’éveiller un écho douloureux chez ceux qui assistaient, impuissants, à cet envahissement des cadres de l’Empire.

III

Que la résistance n’ait pas chômé, au cours du iie siècle, jusqu’au triomphe définitif du christianisme, c’est ce que démontreront les chapitres qui suivent. Nous passerons sous silence les formidables retours de nationalisme persécuteur qui succédèrent à des périodes de paix chaque fois que, ressuscitant les antiques maximes, un empereur essayait de revivifier l’alliance de la religion et de l’État et de restituer par la force leur traditionnelle solidarité. Nous ne parlerons ni des rigueurs de Dèce, en vue de recréer l’unité religieuse de l’Empire ; ni de celles de Valérien ; ni du puissant effort poursuivi cinquante ans plus tard par Dioclétien dans le même sens. C’est à la réaction proprement intellectuelle du paganisme que nous continuerons de limiter notre enquête.

Il semble que cette réaction, tout en utilisant les moyens déjà mis en œuvre à l’époque précédente, change sur divers points de méthode et de ton.

Gaston Boissier a jeté jadis dans la Préface de sa Religion Romaine[3] une remarque dont l’étude des faits révèle la fécondité. À partir de Marc-Aurèle, écrit-il, « le paganisme essaie de se réformer sur le modèle de la religion qui le menace et qu’il combat ».

En premier lieu, beaucoup paraissent avoir soupçonné que le prodigieux succès de la foi chrétienne tenait en grande partie à ce fait qu’elle avait pour centre et pour foyer la personne de Jésus, à la vie duquel tout chrétien était sûr de participer par la vertu des sacrements. Traiter Jésus de sophiste et de « goète », c’était un piètre moyen pour défendre les masses contre la séduction que cette mystérieuse figure exerçait sur elles. N’était-il pas plus habile de dériver leur enthousiasme vers quelque autre physionomie, divine ou humaine, dont l’autorité, soigneusement mise en valeur, fût capable de balancer celle qu’exerçait le fondateur du christianisme ?

Déjà cette idée avait dû se présenter fugitivement à l’esprit de Celse : il s’était plu à opposer tour à tour au Christ Esculape, Bacchus et Hercule, mais sans convertir en système ces indications rapides. Au seuil même du iiie siècle, nous allons voir le rôle que Philostrate assigne à son Apollonius de Tyane. Apulée de Madaure, l’auteur des Métamorphoses, sera exalté, lui aussi, comme un thaumaturge dont les miracles défient ceux de Jésus. Et plus tard Socrate, Pythagore, Hercule, Mithra, Esculape, Attis, Hélios bénéficieront tour à tour du zèle inquiet de polémistes en quête d’un Christ païen.

Puis l’on comprit de mieux en mieux à quel point la froide sécheresse des cultes officiels était insuffisante à fournir aux âmes l’aliment dont beaucoup étaient avides. « Lorsque Celse raillait la préoccupation de rédemption et d’expiation des péchés, si forte chez les chrétiens, observe Eugène de Faye, il se trompait lourdement… Au point de vue de l’immense majorité des hommes du iie et du iiie siècle, il retardait. Jamais le besoin de pardon, d’expiation, de rédemption ne fut plus fort[4]. » À cet appétit religieux, les cultes orientaux donnaient déjà quelque apaisement. Mais la philosophie elle-même, surtout le néo-platonisme (où se recrutaient les plus clairvoyants ennemis du christianisme) se fit dévote ; elle chercha Dieu ; elle opposa à l’ascétisme chrétien une surenchère d’abstinences et de renoncements ; elle rapprit aux hommes à prier, à témoigner de leur sincérité par les œuvres[5], à faire de leur âme un habitacle divin[6] ; grâce aux quatre vertus purificatrices, la Foi, la Vérité, l’Amour, l’Espérance[7]. Qu’il y ait eu, dans cette rénovation religieuse, une large part de sincérité, qui oserait s’inscrire là-contre ? Mais qu’elle ait été, en partie, inspirée et soutenue par une tactique réfléchie, par une arrière-pensée de concurrence, il est bien difficile aussi de le contester.

Doit-on relever déjà quelque intention de ce genre dans la Vie d’Apollonius du rhéteur Philostrate, c’est ce qu’il nous faut examiner en premier lieu.

IV

J’ai dit quelle fâcheuse idée Ernest Renan s’était formée de la mentalité publique à partir du iie siècle et comment il y démêlait les symptômes manifestes d’un véritable affaissement intellectuel[8]. L’histoire d’Apollonius de Tyane lui en apportait une preuve parmi plusieurs autres : « Telle était la promptitude de la décadence de l’esprit humain, écrit-il, qu’un théurge misérable qui, à l’époque de Trajan, n’eut de vogue que parmi les badauds de l’Asie Mineure, devenait cent ans après, grâce à des écrivains sans vergogne qui s’emparèrent de lui pour amuser un public devenu totalement crédule, un personnage de premier ordre, une incarnation divine, que l’on osa comparer à Jésus[9]. »

Il est malaisé de restituer la physionomie réelle de cet Apollonius, tant de fois retouchée, embellie, déformée dans la suite. Il vécut au premier siècle de l’ère chrétienne ; il était originaire de Tyane, en Cappadoce, et s’était acquis une certaine réputation dans son pays, et dans la Syrie voisine, par son mode de vie et par ses dons de thaumaturge et de voyant. Il pratiquait un régime strictement végétarien ; il s’habillait de vêtements de lin (la laine étant d’origine animale), ne se baignait jamais, laissait croître sa barbe et ses cheveux, observait la continence, et prêchait le respect des dieux, auxquels il ne voulait point qu’on offrît de sacrifices sanglants, mais seulement des hymnes et des prières[10]. On prétendait que, se trouvant à Éphèse, il avait annoncé le meurtre de Domitien, au moment même où le tyran était frappé à Rome. On lui attribuait divers écrits, parmi lesquels une Vie de Pythagore qu’utilisa plus tard Jamblique, et des recettes magiques, des telesmata, qui circulèrent en Orient sous son nom pendant des siècles[11].

La seule mention d’Apollonius que nous trouvions au second siècle, c’est dans l’Alexandre de Lucien de Samosate qu’elle se rencontre, et elle est fort méprisante. Lucien raconte que son triste héros, Alexandre d’Abonotique, fut formé, encore enfant, par un médecin originaire de Tyane, « un de ces hommes, écrit-il, qui s’occupent de magie, de formules magiques ; qui promettent d’éveiller le désir d’amour, de changer l’humeur des ennemis, de faire découvrir des trésors et recevoir des héritages. » Or ce médecin, ajoute Lucien, « était un de ceux qui avaient profité de relations avec Apollonius de Tyane et connaissaient toute sa tragédie. Voilà de quelle école sortait l’homme dont je parle[12] ».

Peu de temps sans doute après la mort d’Apollonius, un certain Moeragénès avait écrit sur lui tout un ouvrage, les Mémorables d’Apollonius : il y mettait en relief les connaissances magiques de son personnage et il disait l’impression profonde qu’il avait faite sur plusieurs philosophes (par exemple Euphratès d’Alexandrie, le stoïcien, maître de Pline le Jeune et d’Épictète), qui étaient venus le voir, sans être aucunement prévenus en sa faveur[13].

C’est donc avec les traits d’un goète fort habile, initié à toutes les incantations mystérieuses, capable aussi de s’élever à des conceptions philosophiques ou théologiques d’une certaine ampleur, que l’image d’Apollonius était demeurée vivante dans quelques parties de l’Orient, jusqu’au jour où un habile sophiste sut la faire rayonner d’un prestige presque divin, et transformer le « sorcier » en un héros de légende[14].

V

C’est à la prière de Julia Domna, seconde femme de l’empereur Septime-Sévère, que le rhéteur Philostrate entreprit de raconter à son tour la vie d’Apollonius.

Fille d’un prêtre du Soleil, Bassianus, Julia Domna était née à Émèse, en Syrie, et elle se rattachait probablement à la dynastie qui avait régné sur cette ville jusqu’à l’époque de Domitien. Septime-Sévère l’avait épousée en 185, alors qu’il était légat de la Provincia Lugdunensis, parce qu’il avait su que l’horoscope de Julia la destinait à un roi. Ils eurent deux fils, Caracalla en 186, Geta en 189. Julia exerça une forte influence sur l’esprit de son mari, lequel eut, semble-t-il, pas mal de choses à lui pardonner.

Après la mort de Septime-Sévère, Julia dut supporter le pénible spectacle des dissentiments de ses fils, dont l’un, Geta, fut massacré presque dans ses bras.

Se doutant des défiances de Caracalla, elle se tourna dès lors vers la littérature et la philosophie, pour lesquelles elle s’était toujours senti beaucoup de goût. Philostrate l’appelle « Julia la philosophe » (ἡ φιλόσοφος Ἰουλία). Sa sœur Julia Moesa, qui vivait auprès d’elle, était elle-même une femme remarquable : c’est à ses initiatives hardies qu’Elagabal, en 218, devra le trône. Autour de ces deux princesses se groupait une élite de lettrés, d’astrologues et de beaux-esprits[15], où brillait Philostrate, épistolier réputé, ancien « sophiste » d’Athènes, futur auteur des Vies des Sophistes et des descriptions de Tableaux.

Au début même de sa Vie d’Apollonius, Philostrate raconte qu’un certain Damis, Assyrien d’origine et disciple d’Apollonius, avait rédigé sur celui-ci des Mémoires où il décrivait ses voyages et avait consigné ses paroles et ses prédictions. L’ouvrage serait resté sans doute inconnu, si un parent de Damis ne l’avait remis à Julia Domna. Julia « qui aimait et protégeait tout ce qui tenait aux lettres » commanda à Philostrate de refaire ce récit, suffisamment clair en sa contexture, mais mal écrit, et de le parer de son beau style[16]. Philostrate affirme qu’il a suivi la relation de Damis, sauf pour les derniers chapitres[17]. Il se serait aidé aussi de divers opuscules, des Lettres d’Apollonius, de son Testament, des souvenirs laissés par lui dans les villes où il avait séjourné.

Faut-il prendre au sérieux cette énumération diligente de ses sources ? Il y a des critiques qui admettent qu’Apollonius s’est réellement servi des Mémoires de ce Damis[18]. Eduard Meyer[19] estime — avec raison — que ces prétendus Mémoires n’ont pas plus de réalité que l’œuvre de ce Cid Hamed ben Engli, chez qui Cervantès aurait puisé les éléments de son Don Quichotte ; ou que la fameuse inscription gravée sur une stèle d’or, en Panchaïe, où Évhémère prétendait avoir déchiffré l’histoire vraie d’Uranos, de Chronos et de Zeus. Meyer remarque que toute la première partie de l’œuvre, où est raconté le voyage d’Apollonius chez les Sages indiens (I, 18-III, 58), n’offre qu’une géographie, une ethnographie imaginaires, et soutient aussi peu de rapports avec le monde réel que le Laputa des Voyages de Gulliver. Maint passage y décèle la « manière » personnelle de Philostrate, par exemple les descriptions d’œuvres d’art ou d’êtres extraordinaires, genre où il excellait[20]. Le cadre général de l’ouvrage, les événements qui y trouvent place, les hommes qui y apparaissent, sont historiques ; mais les attitudes, les paroles sont de pure fantaisie. Et la couleur générale de l’ouvrage est celle d’une œuvre de sophistique, conforme au goût de cette époque.

L’intention de Philostrate n’est d’ailleurs pas douteuse. Il veut réagir contre la tradition accréditée dans le public et à laquelle Moeragénès, maladroit apologiste, avait coopéré, qui présentait Apollonius comme une sorte de magicien ou de prestidigitateur, Philostrate affecte de ne pas croire à la magie[21], et il n’admet pas qu’on ravale une personnalité si haute, en ne la considérant que sous ce chétif aspect. Apollonius fut, selon lui, un sage d’une exceptionnelle qualité ; il vivait avec les dieux dans une sorte d’intimité, grâce à quoi il pénétrait leur volonté et accomplissait de surprenants prodiges, où la magie n’était pour rien[22]. Car magie et théurgie ne doivent pas être confondues. Ce théologien, dévot fidèle d’Hélios, d’Apollon et d’Asclépios, apparaît à son panégyriste comme un admirable pédagogue pour guider les hommes vers la connaissance des formes diverses du culte selon lequel les dieux entendent être honorés ; et dans toutes les parties de l’univers, chez les mages de Babylone, les brahmanes de l’Inde, les gymnosophistes d’Éthiopie, sur les bords du Nil, en Grèce, à Rome, en Espagne, il leur enseigne le goût de la mortification, le respect de l’humanité, la science des prières et des sacrifices.

VI

Sur l’intérêt qu’offre le roman de Philostrate, il semble qu’on ne s’entende guère. Albert Réville le trouvait « amusant comme peu de romans modernes[23] » ; Renan, lui, le déclarait « insipide[24] ». Laissons au lecteur assez persévérant pour le lire jusqu’au bout le soin de décider entre ces deux appréciations.

Quelle que soit son impression finale, il est une particularité du livre qui ne peut manquer de frapper son attention, et qui mérite de fixer un instant la nôtre : c’est l’analogie de certains épisodes avec les traits de l’histoire évangélique.

Philostrate ne présente pas Apollonius comme un dieu à proprement parler, encore que certains passages puissent paraître un peu équivoques[25]. Apollonius lui-même proteste contre cette idée[26]. Il ne lui suppose, en somme, qu’une nature « supérieure et presque divine[27] » ; mais les actes et les paroles qu’il lui prête évoquent en plus d’un cas le souvenir des paroles et des actes du Christ, ou de l’apôtre Paul.

De ces analogies, gardons-nous d’exagérer le nombre et la portée. Elles paraissent significatives, quand, les ayant recueillies une à une, on en forme un faisceau. Elles font moins d’impression quand on lit de suite la Vie d’Apollonius et qu’on s’aperçoit de la place restreinte qu’elles y tiennent.

B. Aubé force la note, quand il écrit : « L’idée chrétienne et les récits sur le fondateur de la doctrine et ses premiers disciples, sur leurs enseignements extérieurs et leurs actes sont présents pour ainsi dire à chaque page. » La vérité, c’est qu’il faut une certaine attention pour les repérer, tant le livre de Philostrate ressemble peu aux livres chrétiens. Plus de brèves sentences, plus de sobres récits, plus de poésie fraîche et pure : mais une suite d’anecdotes fabuleuses, dignes parfois des Mille et Une Nuits, des discours prolixes, des préceptes pédants. Apollonius ratiocine infatigablement sur les choses humaines et sur les choses divines. Incapable de rester coi, il a toujours à portée de la main le raisonnement spécieux, le mot décisif, la réplique pertinente, qui réduit au plus humiliant silence ceux qui essaient de le déconcerter, si haut placés qu’ils soient. Rien ne lui est étranger, ni la morale, ni la politique, ni l’art, ni la musique même. Tous subissent sa mystérieuse supériorité.

N’oublions pas non plus que les récits de vies héroïques, les collections de mirabilia, se ressemblent forcément par quelque côté, surtout dans l’Antiquité où la lex operis était prépondérante ; et que, de ce chef, certains rapprochements restent douteux, et peut-être fortuits[28].

Ces réserves faites, voici quelques traits qui ressemblent fort à des réminiscences.

À douze ans, Jésus enfant étonne les Maîtres dans le Temple par la surprenante sagesse de ses questions et de ses réponses. À seize ans, Apollonius attire à Égée, sinon par ses propos, du moins par l’ascétisme tout pythagoricien dont il donne le modèle, des visiteurs venus des villes de Cilicie et même des provinces voisines, à tel point qu’un dicton circule en Cilicie : « Où courez-vous si vite ? Allez-vous donc voir le jeune homme[29] ? » — Jésus est plus d’une fois mal compris ou mal suivi par ses disciples. Apollonius se voit délaissé par une partie des siens, quand il entreprend son voyage vers les Indes (I, 18), puis à Rome (IV, 37). — Apollonius comprend « toutes les langues des hommes[30] », par un don surnaturel qui peut rappeler celui dont bénéficièrent les Apôtres, le jour de la Pentecôte. — Passons sur les cures merveilleuses et les exorcismes, dont, de part et d’autre les éléments et les résultats sont forcément les mêmes. Voici cependant un prodige dont le développement est assez semblable au récit de la résurrection de la fille de Jaïre :

Vie d’Apollonius, IV, 45. Saint Luc, VIII, 40 et s.
Une jeune fille nubile passait pour morte ; son fiancé suivait le lit mortuaire en poussant des cris, comme il arrive quand l’espoir d’un hymen a été trompé, et Rome tout entière pleurait avec lui, car la jeune fille était de famille consulaire. Apollonius, s’étant trouvé témoin de ce deuil, s’écria : « Posez ce lit, je me charge d’arrêter vos larmes. » Mais Apollonius ne fit que toucher la jeune fille et murmurer quelques mots ; et aussitôt cette personne qu’on avait crue morte parut sortir du sommeil. Elle poussa un cri, et revint à la maison paternelle, comme Alceste rendue à la vie par Hercule[31]. Voici que vint un homme nommé Jaïre. Et il était chef de la synagogue. Et tombant aux pieds de Jésus, il le suppliait d’entrer dans sa maison, parce qu’il avait une fille unique d’environ douze ans qui se mourait… Arrivant à la maison, Jésus dit : « Ne pleurez pas, car elle n’est pas morte, mais elle dort. » Et ils se moquaient de lui, sachant qu’elle était morte. Or, l’ayant prise par la main, il dit à haute voix : « Enfant, réveille-toi ! » Et son esprit lui revint, et elle se leva aussitôt. Et il prescrivit qu’on lui donnât à manger.

Devant un cas si merveilleux, Philostrate hésite, se reprend, et, en Hellène authentique qu’il est en son fond, émet un doute : « Maintenant, trouva-t-il en elle une dernière étincelle de vie, qui avait échappé à ceux qui la soignaient ? Car on dit qu’il pleuvait, et que le visage de la jeune personne fumait. Ou bien la vie était-elle en effet éteinte, et fut-elle rallumée par Apollonius ? Énigme difficile à résoudre, non seulement pour moi, mais pour les assistants eux-mêmes. »

Notons encore qu’Apollonius, tel l’Apôtre des Gentils, adresse par lettres à certaines villes des conseils et des exhortations ; qu’il se décide à passer en Crète sous l’influence d’une vision, comme saint Paul lui-même quand il s’était résolu à s’acheminer vers la Macédoine ; qu’il gagne à Rome le consul Telesinus, comme saint Paul avait gagné à Chypre le consul Sergius Paulus ; qu’il dégage sa jambe des fers qui la retiennent (puis l’y replace), comme saint Pierre voit les chaînes tomber de ses mains ; que, lorsqu’il a soudainement disparu au cours de son interrogatoire, devant Domitien, ses disciples hésitent à le reconnaître, à Dicéarchie, et que pour les convaincre de son identité il se laisse toucher par eux[32] ; que sa carrière enfin se clôt par une sorte d’apothéose, car Philostrate, qui se fait l’écho de diverses traditions sur la mort d’Apollonius, s’étend sur celle qui voulait qu’arrêté comme magicien et voleur par les gardiens du temple de Dictynne, Apollonius se soit délivré de ses liens, ait franchi les portes spontanément ouvertes qui se refermèrent derrière lui ; et qu’alors on ait entendu des voix de jeunes filles qui chantaient : « Laissez cette terre ! Montez au ciel ! », comme pour l’inviter à s’élever de terre vers les régions supérieures[33].

Il n’est pas jusqu’à certaines formes de l’enseignement d’Apollonius qui ne rappellent exceptionnellement celles dont Jésus s’était volontiers servi. C’est ainsi que, pour engager ses auditeurs à pratiquer la morale de l’entr’aide, Apollonius leur raconte l’histoire d’un enfant qui, portant du blé dans un panier, tombe et en laisse choir à terre le contenu. Il ramasse son blé tant bien que mal ; une certaine quantité de grains restent épars ; un moineau les aperçoit et va chercher ses congénères pour profiter de la bonne aubaine. Pareillement « les hommes doivent nourrir les hommes et être nourris par les hommes ». Il est difficile de ne pas reconnaître dans cette anecdote instructive une sorte de parabole, avec cette différence qu’elle n’est pas fictive : c’est un fait réel, qui se déroule non loin de là. Apollonius le connaît grâce à son don de double vue, et ses auditeurs vont immédiatement le contrôler.

VII

Ces similitudes obligent à admettre que Philostrate a connu et exploité les Livres Saints.

Un esprit aussi cultivé ne pouvait guère ignorer les progrès de la secte chrétienne, l’extension qu’elle était en train de prendre dans toutes les parties de l’Empire, la grande réputation de certains de ses protagonistes. Au surplus, la nièce de Julia Domna, Julia Mamaea, mère du futur empereur Alexandre-Sévère, s’intéressait vivement aux choses du christianisme. Eusèbe de Césarée la décore de l’épithète de θεσσεβεστάτη, qui ne saurait d’ailleurs signifier autre chose que « très pieuse[34] ». Une légende, qui fit rapidement son chemin, voulut même qu’elle eût été chrétienne[35]. Les historiens profanes lui reprochent, de leur côté, son ambition et son amour forcené de l’argent. Toujours est-il que, soit en 218, soit entre 231 et 233 (la critique oscille, sans repères sûrs, entre ces deux dates), elle désira connaître Origène, et « faire l’expérience de son intelligence des choses divines[36] ». Elle le convoqua à Antioche et eut avec lui quelques entretiens. Hippolyte de Rome lui dédia un opuscule sur la Résurrection, et le laïc chrétien Jules l’Africain fut en relations personnelles avec l’empereur Alexandre-Sévère, pour qui il construisit « la belle bibliothèque du Panthéon[37] ». Les lettrés qui se groupaient autour des princesses, et s’essayaient à flatter leurs goûts, durent donc être aisément amenés à s’intéresser au christianisme, ou à feindre à son égard quelque curiosité.

La pensée de Philostrate en a-t-elle été préoccupée, obsédée, comme quelques-uns le supposent[38] ? A-t-il réellement voulu comparer à la destinée obscure et méprisable du Christ la destinée éclatante d’Apollonius, confident des maîtres du jour, les censurant à l’occasion, apôtre de la pensée néo-pythagoricienne à travers tant de contrées diverses, sans avoir jamais subi d’humiliations ni d’outrages ?

Il paraît avoir eu, en premier lieu, le dessein de faire un livre intéressant, amusant par la diversité de ses épisodes, un de ces romans de voyages et d’aventures comme on les aimait de son temps. Chassang, le traducteur de la Vie d’Apollonius, ne lui suppose pas d’autres visées que celle-là : « On a fait trop d’honneur à Apollonius, écrit-il, de lui attribuer une intention de polémique religieuse. Pour nous, il n’est qu’un rhéteur à courte vue et, en écrivant ce livre, il n’a songé qu’à faire œuvre de style, tout au plus à satisfaire une princesse et une époque préoccupée de merveilleux. Il n’a vu dans la biographie d’Apollonius de Tyane qu’une matière à développements littéraires et à narrations merveilleuses[39]. »

Cependant si l’on se rappelle l’importance de l’élément didactique, pédagogique, de l’ouvrage, les enseignements qu’Apollonius y distribue intarissablement ; si on réfléchit à ce fait qu’il a écrit par ordre, pour complaire à son impériale protectrice, il est difficile d’admettre que Philostrate n’ait songé qu’à divertir. Albert Réville appelait Apollonius, tel que son biographe l’avait peint, « le Don Quichotte de la perfection religieuse et morale[40] », un Don Quichotte dénué, il est vrai, de toute candeur d’âme, tendu, subtil, artificiel, d’un ritualisme compassé et minutieux. C’est en faveur du paganisme qu’il guerroie, — non pas le paganisme vulgaire, mais une religion épurée qui tend au monothéisme et habitue les âmes à servir les dieux comme ils veulent être servis. Il était naturel que, pour composer son idéal de sagesse, incarné dans Apollonius, Philostrate utilisât à l’occasion, parmi d’autres sources[41], quelques traits tirés des livres chrétiens. Connaissant les sympathies non douteuses de Julia Mamaea pour l’élite chrétienne, il n’a pas dû être fâché de transposer sur la tête d’Apollonius le nimbe de sainteté dont rayonnait le front du Christ, aux regards de ses fidèles, et même des simples « sympathisants ». Mais il a eu cette habileté de ne faire aucune allusion directe au christianisme, de n’en esquisser nulle part la parodie, et de suggérer des conclusions qu’il ne formule nulle part lui-même. En sorte que beaucoup se demandent encore si l’idée de substituer un « Christ hellénistique » au Christ de l’Église s’était vraiment formée d’une façon ferme et systématique dans son esprit[42].

Philostrate n’a pas évité ce parallélisme ; il ne lui à pas déplu d’en imposer l’évidence à ses lecteurs. Mais il ne l’a nulle part poussé à bout, et n’y a même pas appuyé d’un crayon bien diligent. Ce n’est pas un sectaire ; c’est peut-être un habile homme.

VIII

Son livre obtint un succès très vif : l’image de ce Pythagore modernisé et mis au goût du jour, de cet être quasi-divin qui avait pratiqué les plus hautes vertus, et disposé de pouvoirs surnaturels grâce à sa piété envers les dieux, s’imposa aux imaginations. Au témoignage de Dion Cassius[43] Caracalla éleva un sanctuaire à Apollonius ; Alexandre-Sévère l’honorait dans son lararium parmi les dieux tutélaires de sa maison, à côté d’Abraham, d’Orphée et du Christ lui-même[44]. Aurélien épargna la ville de Tyane, qu’il avait juré de détruire, par respect pour la mémoire de l’être exceptionnel qui y était né[45]. Plus tard, au ive siècle, le sophiste Chrysanthios de Sardes prit Apollonius pour modèle, en tant qu’authentique Pythagoricien ; et Eunape, disciple de Chrysanthios, parle dans sa Vie des Sophistes de l’existence terrestre de celui-ci, comme du voyage d’un Dieu parmi les mortels[46]. Quant à Ammien-Marcellin, le compagnon d’armes de l’empereur Julien, il range Apollonius de Tyane dans la série des mortels privilégiés qui ont été visités par les familiares genii, et il le cite entre Hermès Termaximus et Plotin.

C’est, nous le verrons, cette grande réputation, cette incroyable popularité, qui suscitera dans certains esprits, quand la lutte intellectuelle contre le christianisme se fera plus ardente encore, l’idée d’utiliser Apollonius au mieux des intérêts païens[47].


  1. § 117, 5, trad. Archambault, II, 205.
  2. § 37, 4 et s. : trad. Waltzing (retouchée).
  3. T. I, p. ix.
  4. Rev. d’Hist. et de Philos. relig., 1927, p. 80.
  5. Porphyre, Lettre à Marcella, § 8.
  6. Ibid., § 20.
  7. Ibid., § 24.
  8. Voir plus haut, p. 97.
  9. Les Évangiles, p. 408.
  10. Il déconseillait, en tous cas, tout sacrifice au Dieu suprême. Voir le fragment conservé par Eusèbe de Césarée, Prépar. Évang., iv, 13 et traduit par E. de Faye, Origène, sa Vie, son Œuvre, sa Pensée, t. II, p. 198.
  11. Photius, Cod. 44 ; Malalas, p. 263 ; et voir plus loin, p. 456.
  12. Alex., § 5 (éd. Teubner, 1887, p. 117).
  13. Origène, Contra Celsum, VI, 41 (Koetschau, II, 109 ; Patrol. gr., 11, 1357).
  14. C’est encore parmi les magiciens et les sorciers qu’au début du iiie siècle le plaçait Dion Cassius, lxxvii, 18 (éd. Boissevain, t. III, p. 397) — à moins que son abréviateur, Xiphilin, n’ait retouché le passage.
  15. Dion Cassius, lxxv, 15 ; lxxvii, 18 ; Philostrate, Vie des Soph., II, 30, 1.
  16. L’ouvrage ne parut qu’après la mort de Julia, c’est-à-dire après 217, car, inspiré par elle, il ne lui est pas dédié.
  17. Exactement, jusqu’au livre VIII, 28.
  18. Ed. Norden, Agnostos Theos, p. 37 ; J. Réville, la Religion à Rome sous les Sévères, Paris, 1885, p. 211.
  19. Hermès, 1917, p. 371 et s.
  20. Vie d’Apoll., I, 19, 1 ; 24, 1 ; 25 ; II, 20 ; 22 ; III, 14 ; 48.
  21. VII, 39.
  22. Cf. par ex. V, 12 ; VIII, 7.
  23. Rev. des Deux-Mondes, t. LIX (1865), p. 621.
  24. L’Église Chr., p. 427.
  25. Par ex. I, 4 où un songe le montre à sa mère comme un nouveau Protée (le dieu égyptien) encore plus expert dans la science de l’avenir ; VII, 61 où il annonce à ses amis sa prochaine épiphanie (ἐπιφανέντα γάρ με ἐκεῖ ὄψει). Il est traité (VIII, 7) de θεῷ εἰκασμένος (semblable à un dieu).
  26. VIII, 7 et IV, 31 : P. Allard s’est donc trompé sur ce point (Perséc. de Dioclétien, I, 220).
  27. I, 5.
  28. Voir sur ce point Karl Holl, die schriftstellerische Form des griechischen Heiligenlebens, dans les Gesamm. Aufsätze zur Kirchengeschichte, t. II (Tübingen, 1925), p. 263.
  29. Vie d’Apoll., I, 8.
  30. I, 19.
  31. Trad. Chassang, p. 184 (légèrement retouchée).
  32. VIII, 12.
  33. VIII, 30.
  34. Hist. Eccl., vi, 21, 3. Cf. K. Bihlmeyer, die Syrische Kaiser, Rottenburg a. N., 1916.
  35. On peut en suivre les étapes dans Rufin, H. E., VI, 16 ; Orose, Hist., VII, 18, 6 ; Vincent de Lérins, Common., xvii ; et chez les historiens byzantins Syncellus (éd. de Bonn, I, 675), Cédrenus (ibid., I, 450), Zonaras (II, 574).
  36. Eusèbe, pass. cité.
  37. Grenfell et Hunt, Oxyr. Pap., t. III (1903), no 412, lignes 56 et s.
  38. A. Réville, Rev. des Deux-Mondes, t. LIV (1865), p. 642 ; Renan, L’Église Chrétienne, p. 167 ; Aubé, Hist. des Perséc., II, p. 490.
  39. P. iii
  40. Rev. des Deux-Mondes, art. cité, p. 636.
  41. M. Isid. Lévy a fort bien montré dans sa savante thèse sur la Légende de Pythagore (Paris, 1927), que Philostrate a utilisé beaucoup d’éléments de la légende de « l’homme-dieu » de Samos. Mais on s’étonne qu’il ne paraisse ras s’inquiéter davantage de déméler si la tradition proprement chrétienne ne aurait pas, elle aussi, influencé. C’est là pourtant une question qui s’impose, quand on connaît les préoccupations du « milieu » que fréquentait Philostrate. Voy. les fortes objections de M. Goguel dans la Revue de Philologie, 1928, p. 245 et s.
  42. Cet état d’esprit est poussé jusqu’à l’absurde par J. Miller, qui écrit dans la Real.-Enc. de Pauly-Wissowa, II, 146 : « Cette biographie n’est influencée par aucune tendance philosophique et religieuse. »
  43. lxxviii, 18.
  44. Lampride, Alex., xxix.
  45. Aur., 24.
  46. Éd. Boissonade, p. 500 (Didot).
  47. Notons ici que la mystérieuse figure de Pythagore, thaumaturge, ascète, grand mystique, le sera bientôt aussi par Porphyre et Jamblique, dans des Vies de ton fort dévot.