La Réaction païenne/Partie II/Chapitre III

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L’Artisan du livre (p. 190-203).

CHAPITRE II

LES PREMIÈRES DÉCADES DU IIIe SIÈCLE

I. Autres aspects de l’état des esprits. — II. Le témoignage de l’Octavius. — III. Le témoignage de Tertullien. — IV. Le « culte » de l’Âne. — V. Le crucifix du Palatin. — VI. L’épitaphe de Gaius. — VII. Les Acta Petri. — VII. Le témoignage d’Origène.

I

Les historiens sont d’accord pour reconnaître que, depuis la mort de Marc-Aurèle jusqu’à l’avènement de Dèce (180-249), un intervalle d’environ soixante-dix ans s’écoula pendant lequel les persécutions furent rarement le fait de l’autorité souveraine. Le christianisme ne fut exposé qu’à des crises passagères, provoquées par des rancunes personnelles ou des mouvements populaires. Au surplus, le sentiment public lui restait profondément hostile, et cela aussi bien dans les milieux cultivés que dans les foules. Voici quelques témoignages de cet état d’esprit.

II

Nous possédons un opuscule, qui est soit de la fin du second siècle, soit des premières années du troisième, où l’état d’âme des païens, gens du monde, est mis en valeur avec beaucoup d’habileté.

Nous y avons déjà fait allusion à propos de Fronton[1].

Il s’agit de l’Octavius, de Minucius Felix. L’auteur a esquissé, dans la première partie de ce dialogue, une curieuse « psychologie » du païen Cæcilius, en le faisant parler lui-même.

C’est par une déclaration formelle de scepticisme, ou plutôt d’agnosticisme, que débute Cæcilius. Le mystère nous enveloppe ; l’univers est pour nous une énigme qui dépasse notre intelligence et qu’il est à la fois plus sage et plus respectueux de laisser en paix. En tous cas, affirme Cæcilius, c’est un fait que nulle part on ne saisit en acte une Providence, une volonté intelligible, soucieuse de corriger le hasard et de régler le cours des choses au mieux des gens de bien.

Après une telle déclaration, on se demande comment il va pouvoir défendre la religion païenne. Se contentera-t-il d’insinuer que, dans l’universelle ignorance, au moins les chrétiens devraient-ils convenir qu’ils n’en savent pas plus long que les autres ? Non pas. Il conclut que puisque tout, dans le domaine métaphysique, échappe aux prises de l’homme, il lui faut s’attacher avec une énergie d’autant plus tenace aux points fixes qui s’offrent à lui. Or la religion romaine se présente comme un ensemble de traditions vénérables, auxquelles la grandeur de Rome a toujours été liée. Ici le ton de Cæcilius s’échauffe, s’émeut, pour rappeler par maints exemples l’action bienfaisante de ces dieux dont les fastes de l’histoire attestent la sollicitude. Lui qui, tout à l’heure reléguait toute intervention divine au rang des hypothèses invérifiées, il s’avance maintenant jusqu’aux confins d’une sorte de foi, et c’est son nationalisme romain qui l’aide à franchir ce pas difficile. Plus que réservé sur le fond des choses, c’est donc par piété civique, par respect du mos maiorum, qu’il défend le culte traditionnel « si ancien, si utile, si salutaire » et qui fut toujours une des bases de la prospérité et de l’hégémonie romaines.

Quant au christianisme, j’ai déjà indiqué dans quel esprit Cæcilius conduit son réquisitoire contre lui. Il appesantit d’abord son mépris sur la secte chrétienne, qui se recrute dans la lie du peuple et « forme avec cette tourbe une coalition d’impiété ». Ce sont ces gens sans éducation, sans savoir, sans usages, qui décident là où les sages hésitent, au lieu de regarder « devant leurs pieds ». Les chefs d’accusation se précisent : leur dédain pour les choses saintes ; les mystères d’iniquité qui, dans les réunions nocturnes, resserrent entre ces misérables des liens infâmes ; l’ubiquité inquisitoriale du Dieu chrétien ; l’absurdité du dogme de la résurrection.

Il a fallu à Minucius Felix une rare ouverture d’esprit pour prêter à la cause qu’il détestait un accent si éloquent et si persuasif. Au reste, pour vif que soit le ton de Cæcilius, la présence même, à ses côtés, d’amis qu’il aime, qui sont de son monde et de sa culture, est propre à lui faire sentir, en dépit qu’il en ait, certaines de ses exagérations. Le débat se déroule, à tout prendre, et il s’achève, sous le signe de l’aménité.

III

Ces ménagements, si naturels chez des hommes de bonne éducation, étaient ignorés du populaire. Dans les foules, la prévention anti-chrétienne restait féroce, indéracinable :

Que dire de ce fait, remarque Tertullien[2], que la plupart donnent avec un tel aveuglement dans cette haine qu’ils ne peuvent rendre à un chrétien un témoignage favorable sans y mêler le reproche de porter ce nom ? « C’est un honnête homme que Gaius Scius. Quel dommage qu’il soit chrétien ! » Ou encore : « Pour ma part, je m’étonne que Lucius Titius, un homme si intelligent, soit tout à coup devenu chrétien. » — Personne ne se demande si Gaius n’est pas un honnête homme et Lucius un homme intelligent, justement parce qu’ils sont chrétiens ; ou s’ils ne sont pas devenus chrétiens justement parce que l’un est honnête et l’autre intelligent !… Quelques-uns vont jusqu’à pactiser avec cette haine aux dépens de leurs propres intérêts, heureux du tort qu’ils se font, pourvu qu’ils n’aient pas chez eux ce qu’ils détestent. Une femme, chaste désormais, se voit répudiée par son mari, qui pourtant n’a plus besoin d’être jaloux ; un fils, devenu docile, est déshérité par son père, qui auparavant supportait tout de lui ; un esclave, mué en fidèle serviteur, est chassé loin des yeux du maître qui le traitait naguère avec douceur ; du moment qu’on s’amende en prenant ce nom-là, on devient odieux !

IV

Parmi les sottes histoires qui couraient alors, il en est une qu’il faut retenir. On accusait les chrétiens d’adorer un âne.

C’était là une vieille calomnie dont les Juifs avaient de bonne heure été victimes. On sait que l’antisémitisme est un état d’esprit de beaucoup antérieur au christianisme, et dont celui-ci n’est nullement responsable, encore qu’il ait pu contribuer à le renforcer. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la précieuse collection diligemment compilée par Théod. Reinach[3].

C’est à Alexandrie, semble-t-il, que l’antisémitisme théorique et systématique était né. Dès l’époque de Ptolémée Ier Soter (305-285 av. J.-C.), la « diaspora » juive s’était faite particulièrement dense en Égypte : bon nombre de Juifs y avaient été transportés à la suite des incursions du premier Ptolémée en Judée ; d’autres s’y étaient laissé attirer par la bienveillance des pouvoirs officiels.

Or il arriva que la mise en contact des Juifs avec les Égyptiens hellénisés créa contre les premiers un courant populaire d’antipathie. Cette aversion prit corps en une série de légendes injurieuses, dont nous trouvons déjà l’expression littéraire dans l’Histoire d’Égypte que le prêtre égyptien Manéthon écrivit en grec sous le second Ptolémée (285-246). Manéthon y racontait épisodiquement les origines du peuple juif et ses aventures en Égypte, avec l’arrière-pensée manifeste de déshonorer son passé[4]. Il ne semble pas, au surplus, qu’il y fit allusion au conte dont nous allons esquisser la fortune.

Un demi-siècle plus tard, vers 200, Mnaseas de Patara, un élève d’Eratosthène, rapportait dans son Periplous l’anecdote suivante. Pendant une guerre entre les Iduméens et les Juifs, un certain Zabidos, de la ville de Dora (selon Schürer, il s’agit d’Adora, en Idumée[5]), où Apollon était honoré, vint trouver les Juifs et leur promit que le dieu se livrerait de lui-même à eux, en se transportant jusqu’au Temple de Jérusalem, s’ils consentaient à s’éloigner de Dora. On le crut. Dissimulé dans un appareil en bois tout constellé de lumières, Zabidos pénétra sans être inquiété dans le temple sous les yeux écarquillés des Juifs : « il enleva la tête d’or du baudet » (τὴν χρυσῆν ἀποσῦραι τοῦ κάνθωνος κεφαλήν) et s’en revint promptement à Dora[6].

Tel est le premier texte où la légende du culte de l’âne soit mentionnée.

Un siècle plus tard, nous la rencontrons dans divers pamphlets anti-juifs, chez le rhéteur Apollonius Molon[7], qui fut un des maîtres de Cicéron, chez Posidonios d’Apamée[8], chez Damocrite[9], chez le grammairien alexandrin Apion[10] (que Tacite a peut-être utilisé dans son excursus sur les Juifs, au Ve livre des Histoires).

Pendant trois siècles au moins, la légende courut donc sur le compte des Juifs, dans les diverses parties du monde romain. D’où une semblable imagination avait-elle pu naître, c’est ce que les critiques se sont évertués à démêler, sans y réussir d’une façon tout à fait satisfaisante[11].

Quoi qu’il en soit, après avoir longtemps pesé sur les Juifs, ce conte ridicule fut un de ceux dont les chrétiens eurent à leur tour à se défendre. Longtemps, on le sait, ils furent confondus avec les Juifs (ut iudaicae religionis propinqui, remarque Tertullien), sinon dans l’estimation de la haute administration romaine, du moins dans l’esprit à courte vue de la foule.

Au surplus, l’accusation d’adorer un âne n’est point mentionnée par les apologistes grecs. Elle fut loin de prendre, à l’égard des chrétiens, l’importance qu’elle avait eue à l’égard des Juifs. Seuls, Tertullien et Minucius Felix ont cru devoir la relever, sur le ton le plus dédaigneux.

Voici une nouveauté que la voix publique fait courir sur notre Dieu, écrit Tertullien dans l’Adversus nationes (rédigé en 197[12]). Il n’y a pas bien longtemps dans cette ville même, un parfait scélérat, déserteur de sa propre religion et qui n’est Juif que par le dommage qu’a subi sa peau, dommage qu’ont aggravé les morsures des bêtes contre lesquelles il se loue, au point que son corps tout entier est écorché et rogné, a exposé un tableau contre nous, avec cette inscription : Onochoetes. Cela représentait un personnage avec des oreilles d’âne, une toge, un livre, un des pieds en corne. Et la multitude de croire cette canaille de Juif… Il n’est bruit dans toute la ville que de l’Onochoetes.

Il s’agissait donc d’un Juif apostat (on a compris la plaisanterie sur la circoncision, solo detrimento cutis Judaeus), gladiateur intermittent contre salaire reçu, qui avait imaginé de figurer en cette caricature le Dieu des chrétiens.

Le sens du mot Onochoetes n’est pas encore fixé : Œhler[13] et Rauschen[14] le dérivent de ὄνος, âne et de κοιᾶσθαι, vocable rare qui signifie : être prêtre. Onochoetes correspondrait donc à asinarius sacerdos. A. Audollent[15] traduit ainsi : « … qui couche avec les ânes » : ce serait à son gré une allusion à la crèche de Bethléem. Dom Leclercq[16] interprète « … engendré par accouplement avec un âne », et renvoie à un épisode fort libre raconté par Apulée dans ses Métamorphoses, IX, xiv.

L’incident avait assez frappé Tertullien pour qu’il ait cru devoir revenir quelques mois plus tard, dans son Apologeticus (XVI) sur la calomnie dont le Juif avait tiré parti.

Observons que des facéties de ce genre ne pouvaient déconcerter des Latins, car il y avait longtemps que l’Atellane et le Mime utilisaient, pour faire rire, des acteurs affublés d’une tête d’âne[17].

Postérieurement à Tertullien (si tel est bien, ce que je crois, l’ordre chronologique), Minucius Felix revint sur la même fable outrageante[18].

On a lu plus haut le passage[19].

V

En ce qui concerne, non plus les Juifs, mais les chrétiens, le fameux graffito du Palatin est peut-être susceptible de fournir un utile contrôle aux témoignages qui viennent d’être recueillis.

Raphaël Garucci, à qui l’on en doit l’exhumation, a raconté lui-même les péripéties de son intéressante trouvaille[20]. Voici ce texte peu connu.

À l’angle occidental du mont Palatin, près de l’église Sainte-Athanasie, dans le jardin Nusiner, on découvrit, il y a quelques années, deux murs d’un appartement dont les parois étaient toutes couvertes de figures et d’inscriptions tracées avec le stylet… (Je fus mis en éveil) par quelques mots grecs tracés sur la partie du mur qui était au-dessus du terrain dont la pièce était presque entièrement remplie. Je me mis aussitôt à découvrir autant qu’il était possible la partie de la muraille qui m’était dérobée. À peine la terre était-elle remuée que j’eus sous les yeux des lignes représentant un corps d’homme avec une tête d’animal et les mains ouvertes, comme sont, dans les monuments chrétiens, les fidèles en prière. Puis au-dessous, je mis à nu quelques lettres grecques, et à l’un des côtés, une figure purement humaine[21].

Ce graffito se trouve actuellement au Musée Kircher. Un homme à tête d’âne, vêtu d’une petite tunique, est attaché à une croix en forme de tau grec. À gauche de la croix se tient debout un personnage grossièrement dessiné qui semble faire le geste d’envoyer au crucifié le baiser d’adoration. Au bas du dessin on lit : Ἀλεξάμενος σέβετε (pour σέβεται) θεόν « Alexamène adore (son) Dieu. »

Garucci n’avait pas hésité à conclure que sa découverte fournissait « un monument précieux, qui confirme — disait-il — ce que nous savions touchant la calomnie païenne du crucifix et de la tête d’âne sauvage adorée par les chrétiens ». Cette interprétation a été combattue en 1898 par Wünsch, dans ses Sethianische Verfluchungstafeln aus Rom. Ayant eu l’idée d’examiner une cinquantaine de feuilles de plomb découvertes dans des sarcophages, en 1850, près de la voie Appienne et conservées au musée Kircher à Rome, Wünsch y déchiffra des formules imprécatoires par lesquelles certains cochers de cirque vouaient aux dieux — spécialement à Osiris et à Seth-Typhon — les chevaux de leurs concurrents[22]. En outre, il remarqua que, sur plusieurs de ces tablettes, était gravée l’image d’un homme à tête d’âne revêtu d’un vêtement de type égyptien : il en conclut qu’il y avait là une représentation de ce Seth-Typhon, qui, au gré de Wünsch, devait être adoré dans la secte gnostique des « Séthiens ». — Puis, par une déduction nouvelle, il imagina de rattacher à cette secte le graffito de Garucci, et ne voulut y voir rien d’autre qu’un dessin tracé par quelque fidèle du dieu égyptien. La présence d’un signe mystique, d’un Y, qui figure à la fois sur le graffito et sur plusieurs des tabellae de plomb lui parut achever la confirmation de sa thèse.

Celle-ci souffre pourtant de grosses difficultés. D’abord Wünsch n’explique guère la présence du crucifix sur le graffito. Puis, c’est par une hypothèse arbitraire qu’il admet que les Séthiens adoraient le dieu égyptien Seth-Typhon. Les hérésiologues, tels qu’Hippolyte[23] ou qu’Épiphane de Salamis[24], ne les mettent en rapport qu’avec le Seth biblique.

Aussi la pluralité des archéologues et des historiens demeure-t-elle attachée à l’hypothèse de Garucci[25]. Le dessin et l’inscription seraient du iie ou du iiie siècle de notre ère.

VI

Nous avons entendu Tertullien définir la mentalité dont il constatait les ravages dans sa ville natale, à Carthage.

À l’autre bout du monde romain, en Phrygie, une épitaphe en vers, malheureusement incomplète, qui doit avoir été gravée dans ces premières années du iiie siècle[26], offre, après quelques considérations d’un épicurisme assez banal[27], l’amorce d’une injurieuse allusion à la doctrine de la résurrection.

Un certain Gaius, « homme d’affaires exercé aux Muses », ainsi qu’il se dénomme lui-même, y rappelle les bons sentiments qu’il a manifestés, de son vivant, à sa femme, à ses enfants, à ses amis ; le souci qu’il a eu du bonheur des autres. Il invite ceux qui lui survivent à bien profiter de la vie — qui ne dure pas toujours — et à recueillir l’avertissement que leur donne la pierre sous laquelle il est enseveli. Suit un vers ainsi conçu : « Certes, tous les malheureux (qui croient) à la résurrection. » À partir d’ici, l’inscription garde son secret : les quatre vers ïambiques où Gaius avait dû dire leur fait à ces naïfs sont illisibles, et Ramsay a renoncé à les déchiffrer. Quelque main vengeresse les martela sans doute, par dépit de ces joviales et paisibles négations[28].

VII

Ce n’est le plus souvent que d’après des indices assez frêles que nous pouvons entrevoir les discussions qui se déroulaient entre chrétiens et non-chrétiens, dans la vie tout extérieure, toute publique des cités. On lit dans les Acta Petri, rédigés en Asie Mineure vers les débuts du iiie siècle[29], un débat véhément qui en donne quelque idée. La scène se passe à Rome. Saint Pierre fait devant ses frères une conférence à laquelle assistent des sénateurs, des préfets, des fonctionnaires, et dont l’entrée ne coûte pas moins d’une pièce d’or. Survient Simon (le magicien) que Pierre aperçoit et dont il démasque aussitôt les fourberies, en le sommant de refaire devant ceux qui écoutent les prétendus miracles dont il se prévaut. Et Simon lui répond[30] :

« Tu as l’audace de parler de Jésus de Nazareth, fils d’un artisan, artisan lui-même, dont la race habite la Judée[31] ? Écoute, Pierre, les Romains ont du sens ; ils ne sont pas des sots. » Et, se tournant vers le peuple, il dit : « Hommes romains, est-ce qu’un Dieu naît ? Est-ce qu’il est crucifié ? Qui a un maître n’est pas Dieu. » Comme il parlait ainsi, beaucoup disaient : « Tu parles bien, Simon. »

Cette allusion au Christ, « fils d’un artisan, artisan lui-même » n’était blessante que dans l’intention de celui qui la lançait. Saint Justin, par exemple, dans son Dialogue avec Tryphon[32], rappelle que « tandis que Jésus était parmi les hommes, il fabriquait des ouvrages de charpentier, des charrues, des jougs… », et il n’en rougit nullement. Mais l’humilité de cette profession provoquait certains persiflages. Celse ne les avait pas dédaignés[33] et Tertullien les rappelle ironiquement, dans le tableau flamboyant qu’il trace à la fin de son traité Des Spectacles (§ 30) des formidables revanches chrétiennes, lors de la « parousie » du Christ : Hic est ille dicam fabri aut quæstuariæ filius… « Le voilà donc, ce fils d’un charpentier ou d’une courtisane. » Et il continue — sur le ton sarcastique qui est celui de tout le morceau — « C’est lui que ses disciples enlevèrent en secret, pour faire croire qu’il était ressuscité ; lui qu’un jardinier a soustrait, de peur que ses laitues ne soient abîmées par la foule… »

VIII

Au cours même du iiie siècle, les vieilles calomnies répandues sur le compte des chrétiens faisaient encore assez d’impression sur certaines gens pour éveiller chez eux une sorte de phobie à leur égard, et leur ôter toute envie d’entrer en rapport avec eux. Origène en connaît de tels[34]. Mais il en connaît aussi qui, loin de s’abstraire dans de telles répugnances, s’avisent d’une tactique beaucoup plus dangereuse[35]. Ils affectent de n’élever aucun grief contre la fides evangelica ; ils se donnent même l’air de croire aux « écrits évangéliques » ; et cette tactique hypocrite leur permet de suggérer à leurs adversaires, dans des entretiens privés, quelque question « aut difficilis aut forte indissolubilis », quelque problème malaisé ou même insoluble, pour troubler la sérénité de leur foi[36].

Les débats auxquels certaines indications — qui ont été relevées plus haut[37] — de l’historien Phlégon donnèrent prétexte, vont nous permettre de nous former une idée des difficultés ainsi proposées ; elles témoignent du soin avec lequel quelques-uns, dès cette époque, lisaient les Évangiles pour en extraire des objections spécieuses, ou même dirimantes. Ces discussions méritent d’être sommairement résumées.


  1. Voir p. 90.
  2. Apolog. iii, 1 et 4.
  3. Textes d’auteurs grecs et latins relatifs au Judaïsme, Paris, 1895.
  4. Reinach, p. 20-34.
  5. Gesch. des Jud. Volkes, t. III, 4e  éd., p. 532.
  6. Reinach, p. 49.
  7. Reinach, p. 62.
  8. Ibid., p. 56.
  9. P. 121.
  10. P. 131.
  11. Voy. en dernier lieu Ad. Jacoby, Der angebliche Eselskult der Juden und Christen, dans l’Archiv. f. Religionswiss., t. XXV (1927), p. 265-282.
  12. Chap. xiv.
  13. Opera Tertulliani, I, 181.
  14. Floril. patristicum, Bonn, 1906, t. VI, p. 57.
  15. Carthage romaine, Paris, 1901, p. 449.
  16. Dict. d’Arch. chr. et de Lit., t. II, col. 2042.
  17. Voy. Pasqui, Nuove Scoperte di antiche figuline della fornace di M. Perennio, dans Atti della R. Academia dei Lincei, Scienzi morali, IV, 2, p. 453-466 (avec les reproductions de débris de vases d’argile du ier siècle p. C.). Déjà le mimographe Sophron (ve siècle avant J.-C.) faisait parler un âne dans une de ses pièces : Wilamowitz-Moellendorff, dans l’Hermès, t. XXXIV, p. 208.
  18. Octavius, ix, 3.
  19. P. 91.
  20. Annales de Philosophie chrét., t. LIV (1857), p. 101-118.
  21. Ibid., p. 107.
  22. Cf. Audollent, Defixionum tabellae, thèse. Paris, 1904, nos 140 à 187.
  23. Philosophoumena, V, iv, 19-22 ; x-xi.
  24. Panarion, XXXIX, v.
  25. Schürer, dans Theolog. Literaturzeitung, 1899, col. 108-110 ; Huelsen, dans Mélanges Boissier, Paris, 1903, p. 305 et s. ; Reich, dans Neue Jahrbücher f. das Klass. Altertum, 1904, p. 707 et s. ; C. M. Kaufmann, Handb. der altchr. Epigraphik, Fr. i. B., 1917, p. 302 (reproduction du graffito) ; L. Bréhier, L’Art chrétien, 2e  éd. Paris, 1928, p. 32.
  26. Ramsay, Cities and Bishoprics, t. II, p. 386. Inscription d’Emirjik.
  27. Voy. Galletier, Étude sur la poésie funéraire romaine, d’après les inscriptions, Paris, 1922, p. 15 et 80.
  28. F. Cumont, dans une communication privée, adressée à M. Ramsay, écrit ceci (op. cit., p. 386) : « Il me semble surprendre dans ce morceau une véritable polémique contre les idées nouvelles qui se répandaient dans l’entourage du défunt. »
  29. C’est la date proposée par Schmidt, die alten Petrusakten (Texte und Unters., XXIV, 1), Leipzig, 1903, et adoptée par Léon Vouaux, Les Actes de Pierre, Paris, 1922, p. 207.
  30. Vouaux, p. 367.
  31. Déjà Simon avait dit (au chap. xiv), en interpellant l’apôtre : « C’est moi, Simon ; descends donc, Pierre ; et je prouverai que tu as cru ou un simple Juif, ou un fils d’artisan. »
  32. 88, 8. — On a la surprise de lire dans le Contra Celsum (VI, 36) un passage où Origène conteste formellement « que dans les Évangiles dont il est fait usage dans les communautés, Jésus lui-même soit désigné comme charpentier ». Voy. cependant saint Marc, vi, 3 ; saint Matt., xiii, 55.
  33. VI, 3
  34. Contra Celsum, VI, 27 (in fine).
  35. Comm. in Mt., 134 (Patrol. gr., xiii, 1782).
  36. Au début de son traité Contre Demetrianus (§ 1 : Hartel, p. 351, l. 15), saint Cyprien laisse entendre que ce personnage (peut-être un magistrat, en tout cas un notable de Carthage) est venu souvent le trouver, beaucoup moins par désir de s’instruire, que par besoin de disputer. Il a dû renoncer à tout colloque avec un pareil énergumène, qui maintenant impute au christianisme tous les maux dont l’opinion se plaint.
  37. P. 53.