La Réaction païenne/Partie II/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

LES DÉBATS AUTOUR DE PHLÉGON DE TRALLES

I. L’éclipse de soleil, lors de la Passion, dans les évangiles synoptiques. — II. Le texte attire de bonne heure l’attention des ennemis du christianisme. L’historien Thallus. Déjà Origène invoque l’autorité de Phlégon, contre Celse. — III. Formes diverses que ces attaques prennent au iiie siècle, et réfutations qui y sont opposées. Solution hardie suggérée par Origène. — IV. L’avis de saint Jérôme. — V. Est-il possible de préciser la portée du témoignage de Phlégon ? — VI. Attitude de saint Jean Chrysostome et de saint Augustin. Une explication du pseudo-Denys « l’Aréopagite. »

I

On lit dans les Évangiles synoptiques que, pendant la Passion du Christ, les ténèbres se firent sur toute la terre, depuis la sixième jusqu’à la neuvième heure[1].

Saint Luc ajoute une brève explication de ce phénomène. Dans les manuscrits, cette explication se présente sous deux formes[2] : 1o  τοῦ ἡλίου ἐκλιπόντος, « le soleil ayant eu une défaillance » ; 2o  ἐσκοτίσθη ὁ ἥλιος, « le soleil s’obscurcit ». — Les éditeurs modernes, sauf exception[3], adoptent la première leçon.

II

Ces deux formes du texte furent connues de très bonne heure, et la leçon τοῦ ἡλίου ἐκλιπόντος éveilla dès le second siècle l’attention des adversaires du christianisme. En effet, ἐκλείπειν, dans la langue grecque classique se rencontre assez souvent pour désigner une « éclipse[4] ».

Un rédacteur aussi cultivé que le fut saint Luc, médecin de profession[5], avait-il réellement songé à une éclipse, au sens propre du mot, ou à un simple évanouissement de la lumière solaire, sans spécification de la cause ? Il devait savoir qu’un tel phénomène était impossible à l’époque où les Juifs célébraient la Pâque, et qui était justement celle de la pleine lune.

Quoi qu’il en soit, les polémistes païens crurent pouvoir prendre en défaut, sur ce point précis, le rédacteur du IIIe Évangile.

De récents historiens soupçonnent que, dès l’époque de Tibère, la question aurait été déjà discutée « dans un cercle qui touchait de près à la maison impériale[6] ». Cette conjecture s’appuie sur la mention d’un certain Thallus, dont Jules l’Africain allègue l’opinion[7], et en qui on voudrait reconnaître un affranchi de Tibère, originaire de Samarie, dont parle Josèphe, dans ses Antiquités juives[8]. Mais 1o  le texte de Josèphe ne porte pas Θάλλος, il porte ἄλλος, et c’est par conjecture que certains éditeurs accueillent la leçon Θάλλος ; 2o  même si cette leçon était la bonne, il resterait à démontrer que cet affranchi doit être identifié avec le chronographe brièvement nommé par Jules l’Africain, par Eusèbe[9] et par Tertullien[10]. Les réserves expresses du dernier compilateur des Fragments d’historiens grecs paraissent donc tout à fait justifiées[11].

Quoi qu’il en soit, deux passages de la réfutation de Celse par Origène prouvent que, déjà, Celse avait appesanti son attention sur les versets de saint Luc.

Au chapitre xxxiii du livre II, Origène répond à une question dédaigneuse de Celse qui avait demandé « Qu’est-ce que Jésus a fait de prestigieux, comme un Dieu ? N’a-t-il pas méprisé les hommes ? Ne s’est-il moqué d’eux ? Ne s’est-il fait un jeu de ce qui lui arrivait ? »

Pour imposer silence à Celse, remarque Origène, il n’est que de puiser dans les Évangiles :

Ceux-ci racontent que « la terre trembla, que les rochers se fendirent et que les sépulcres s’ouvrirent » ; que « le voile du temple se déchira de haut en bas » ; que « le soleil s’obscurcit et qu’en plein jour les ténèbres envahirent la terre ». — Celse n’ajoutera-t-il foi aux Évangiles que là où il pense pouvoir en tirer quelque attaque contre Jésus et le christianisme, en leur refusant toute créance, là où ils établissent la divinité du Christ ?

À l’appui du récit évangélique, Origène est heureux de pouvoir citer une autorité profane. Il allègue la Chronique de Phlégon de Tralles.

Quant à l’éclipse de soleil, sous l’empereur Tibère — c’est, on le sait, sous le principat de Tibère que Jésus fut crucifié — et quant aux grands tremblements de terre de cette époque, Phlégon en fait aussi mention, au XIIIe ou au XIVe livre de sa Chronique.

Origène cite Phlégon de mémoire : d’où cette légère hésitation sur sa référence.

Plus loin, au chapitre lix, il insiste sur le scepticisme de Celse, et appelle encore à son aide le témoignage de Phlégon :

Celse considère aussi le tremblement de terre et l’éclipse comme une fantasmagorie. Nous lui avons déjà répondu plus haut — autant qu’il nous a été possible — en citant l’attestation de Phlégon, au rapport de qui ces faits se sont passés à l’époque de la Passion du Sauveur.

Origène veut-il dire que Phlégon avait expressément rapporté ces phénomènes au temps de la Passion de Jésus ; ou simplement qu’il les avait placés à une date qui correspondait à la date traditionnelle de la Passion, c’est ce qu’on ne voit pas nettement. Nous reviendrons sur cette incertitude.

III

Quelles raisons Celse avait-il fait valoir pour dénier toute créance au récit des évangélistes ? Origène ne le dit pas, car il ne se donne pas toujours la peine de transcrire tout au long les objections de son adversaire. J’ai déjà signalé l’illusion des critiques qui s’imaginent qu’Origène nous a conservé le pamphlet presque en entier[12].

En tous cas, les difficultés de ce passage des Synoptiques furent exploitées après Celse, dans la première moitié du iiie siècle, et nous voyons les meilleurs esprits de l’époque — du côté chrétien — s’efforcer de les résoudre.

Il semble que ces attaques aient pris deux formes différentes, inégalement redoutables.

a) En premier lieu, le σκότος, l’obscurité subite notée par les Évangélistes, fut rapportée comme à sa cause à une éclipse du type ordinaire. Il y aurait donc eu une simple coïncidence, qu’on faisait reproche aux évangélistes d’avoir exploitée.

Nous trouvons la réfutation de cette hypothèse dans un fragment grec publié après la mort de Galland, en 1780, dans l’Appendix Bibliothecæ Gallandianæ[13]. Ce texte est présenté comme appartenant au Commentaire d’Origène sur saint Matthieu. Mais comme il est en opposition directe avec certaines affirmations d’Origène (elles seront citées plus loin), dans une partie certainement authentique de ce même commentaire, l’attribution paraît plus que contestable.

Voici la traduction de ce morceau suspect :

Afin qu’on ne dise pas que ce qui s’est passé [durant l’agonie de Jésus] ne fut qu’une simple éclipse, le fait est survenu le quatorzième jour [de la lune], à un moment où il est impossible qu’une éclipse se produise ; et au milieu du jour, afin que tous les habitants de la terre vissent bien qu’il faisait jour dans toutes les parties de l’oikouménè. Phlégon, un philosophe grec, fait mention de cette éclipse comme étant arrivée d’une manière extraordinaire (παραδόξως) le quatorzième jour de la lune, époque à laquelle il ne se produit pas d’éclipse, vu que le soleil est à un intervalle fort éloigné qui comprend toute l’étendue du ciel. Or les éclipses surviennent quand les deux astres [le soleil et la lune] sont contigus.

L’auteur de cette petite discussion ne faisait-il pas dire à Phlégon un peu plus qu’il n’avait réellement dit, c’est là un point que je réserve. — En tous cas, on voit le sens général de ses observations : la nuit subite qui marqua les dernières heures de la Passion fut un cas hors série, étant donné que les conditions indispensables pour qu’une éclipse normale se produise n’étaient pas réalisées.

Nous rencontrons la même argumentation dans un intéressant passage de Jules l’Africain, qui fut le contemporain et l’ami d’Origène, et l’une des intelligences les plus pénétrantes de cette époque[14].

Toutes les œuvres (de Jésus) — guérisons effectuées sur les corps et les âmes, mystères de la Gnose, résurrection d’entre les morts, — tout cela a été exposé en détail devant nous par ses disciples et ses apôtres avec toute l’autorité requise (αὐταρκεστάτως).

Sur tout l’univers une obscurité effrayante s’appesantit ; un tremblement de terre fendit les rochers ; quantité (de maisons), en Judée et dans le reste de la terre furent jetées bas.

Dans le IIIe livre de ses Histoires, Thallus appelle cette obscurité une « éclipse de soleil », — à tort, selon moi[15]. En effet, les Hébreux célèbrent la Pâque au quatorzième jour de la lune. Or la passion du Sauveur tomba le jour avant la Pâque. Une éclipse de soleil ne se produit que lorsque la lune passe sous le soleil. Cela ne peut arriver à nul autre moment que dans l’intervalle entre le premier jour de la nouvelle lune et le dernier jour de l’ancienne lune, au moment de la jonction (des astres). Le moyen, dès lors, de supposer qu’une éclipse survienne, quand la lune est presque diamétralement à l’opposé du soleil ?

Admettons pourtant cette opinion. Que la majorité s’y rallie ! Que ce prodige mondial soit considéré comme une éclipse de soleil, du moins d’après l’illusion de la vue ! Phlégon raconte que, sous Tibère-César, lors de la pleine lune, une éclipse complète de soleil se produisit de la sixième à la neuvième heure ; celle évidemment dont il est question. Mais qu’est-ce qu’une éclipse a de commun avec un tremblement de terre, des rochers qui se fendent, la résurrection des morts et une telle perturbation mondiale ? À coup sûr, durant une longue période, la tradition ne mentionne rien de semblable. C’est que cette obscurité était l’œuvre de Dieu, parce que le Seigneur subissait sa Passion.

Tout n’est point parfaitement clair dans ce morceau, dont un chroniqueur byzantin du viiie siècle, Georges le Syncelle, nous a conservé le texte grec[16]. Mais l’idée de Jules l’Africain se dégage néanmoins. Il ne veut pas, lui non plus, que le σκότος évangélique soit appelé une éclipse, la position réciproque de la lune et du soleil à l’époque de la Passion du Christ excluant radicalement cette interprétation.

On notera à quel point le passage souligné ci-dessus, relatif à Phlégon, interrompt le raisonnement, et combien il est superflu après le témoignage déjà invoqué de Thallus. Le jésuite M. J. Routh a eu le bon goût de le mettre entre crochets, comme une glose inopportunément introduite dans le texte.

b) La formule embarrassante, τοῦ ἡλίου ἐκλιπόντος, offrait donc aux controversistes païens, en dépit de l’exégèse chrétienne dont un double spécimen vient d’être fourni, un terrain favorable où ils ne manquèrent pas de s’installer.

Nous connaissons leurs démentis par le trente-cinquième tractatus du Commentaire d’Origène sur saint Matthieu[17].

Cet exposé fort intéressant mérite d’être analysé de près. Origène s’en prend à des « calomniateurs » de l’evangelica veritas, qui s’inscrivent en faux contre l’idée que les dernières heures de la Passion aient été signalées par un tremblement de terre et une éclipse de soleil. Ses adversaires se placent délibérément au point de vue scientifique :

Ils disent que l’éclipse du soleil n’a pu se produire, alors, que dans les conditions où toute éclipse se produit. Or il y a éclipse quand la lune s’interpose entre la terre et le soleil. La Pâque se célébrant au moment où la lune est entièrement éclairée par le soleil et brille toute la nuit, comment imaginer une éclipse de soleil au moment de la pleine lune ?

À quoi, ajoute Origène, certains croyants, gênés par l’apparente rigueur de ces déductions, ont répondu que l’éclipse en question n’avait pas été une éclipse ordinaire, mais un phénomène miraculeux, comme les autres phénomènes concomitants[18].

Leurs contradicteurs[19] ont riposté en faisant observer qu’à ce prix les mémorialistes, soit chez les Grecs, soit chez les Barbares, n’auraient pas manqué de la relever.

Phlégon, dans sa Chronique, a écrit que le fait survint sous le principat de Tibère, mais il n’a pas indiqué qu’il se soit produit durant la pleine lune.

Origène ne conteste pas cette dernière affirmation. Il considère l’objection, dans son ensemble, comme sérieuse et digne d’émouvoir un homme de sens rassis.

Quelle est sa solution personnelle ?

Elle ne manque pas de hardiesse.

Il remarque que ni saint Matthieu ni saint Marc ne parlent d’une éclipse de soleil ; et que, même dans l’Évangile de saint Luc, la plupart des exemplaires portent simplement tenebrae factae sunt super omnem terram[20].

Ne serait-ce pas des « insidiatores Ecclesiae Christi » d’insidieux ennemis de l’Église du Christ, qui auraient introduit dans le texte de Luc les mots litigieux, pour incriminer ensuite les Écritures sacrées ?

Peut-être aussi conviendrait-il de limiter à une zone bien plus étroite qu’on ne le fait d’ordinaire l’étendue des manifestations qui ont associé les éléments à la mort du Sauveur. « L’éclipse » n’aurait-elle pas été simplement un assombrissement subit de la nature, en Judée, occasionné par des nuages ténébreux (quasdam tenebrosissimas nubes[21]) ? On peut former une hypothèse analogue pour le tremblement de terre :

Aucune autre terre ne trembla que le sol de Jérusalem. Il n’est rapporté nulle part que tout le continent terrestre ait tremblé à cette époque, au point que les habitants de l’Éthiopie, par exemple, ou de l’Inde, ou de la Scythie, l’aient senti. Que pareille catastrophe fût arrivée, on en trouverait la trace quelque part dans les récits de ceux qui ont consigné dans leurs chroniques les faits exceptionnels… Celui qui se représente les choses de cette façon ne saurait être blâmé (Sic ergo qui intellegit sine culpa intellegit) ; et du moins ne s’expose-t-il pas à la dérision des sages de ce siècle (ad risum sapientium saeculi huius).

Cette dernière remarque est révélatrice de la mentalité d’Origène. Il est dur parfois pour la « pensée » profane ; mais c’est à ses déviations qu’il en veut, non pas à ses acquisitions certaines, qui lui commandent, comme à tous, la plus haute déférence.

IV

Il est à noter que saint Jérôme qui, dans son Commentaire sur l’Évangile de saint Matthieu a utilisé le Commentaire d’Origène, ne s’est pas approprié les considérations minimisantes de celui-ci. Il remarque seulement[22] que « ceux qui ont écrit contre les Évangiles » voudraient bien faire croire que les disciples ont, dans leur ignorance, interprété une simple éclipse de soleil comme un prodige suscité par la Passion[23] du Seigneur ; il ajoute qu’au surplus une éclipse, à cette date, était chose impossible ; et que ce qui exclut définitivement une pareille hypothèse, c’est le fait que les ténèbres durèrent alors pendant trois heures. — Le raisonnement de Jérôme rejoint donc celui du pseudo-Origène[24] et de Jules l’Africain. Il y ajoute une paraphrase personnelle. Il est disposé à croire que le soleil aurait rétracté ses rayons « ne aut pendentem videret Dominum, aut impie blasphemantes sua luce fruerentur ».

Jérôme ne souffle mot de Phlégon. Il connaissait pourtant son nom, car nous rencontrons une allusion à Phlégon, sans qu’aucune polémique s’y mêle, dans la Chronique qu’Eusèbe de Césarée rédigea au début du ive siècle, et que traduisit Jérôme vers 380. On y lit à l’année 2047 d’Abraham (= Olymp. 203, 3[25]) :

… Jésus souffrit dans la dix-huitième année de Tibère. À cette date, nous trouvons, même dans d’autres commentaires païens, ceci mot pour mot : « Une éclipse de soleil se produisit, la Bithynie fut ébranlée par un tremblement de terre, et à Nicée nombre d’édifices s’écroulèrent. » Tout cela concorde avec les faits survenus lors de la Passion du Sauveur. Phlégon, qui a calculé avec habileté les Olympiades, écrit à ce propos dans son XIIIe livre : « La quatrième année de la 202e Olympiade se produisit une forte éclipse, la plus grande qu’on eût jusqu’alors connue. La nuit survint à la sixième heure du jour, au point qu’on aperçut les étoiles dans le ciel[26]. Un grand tremblement de terre en Bithynie détruisit la plus grande partie de Nicée. » Voilà ce que raconte le susnommé !

V

À lire les divers textes où Phlégon est nommé, une double observation s’impose.

Tout d’abord, on aurait tort de croire qu’il ait été constamment allégué comme un témoin de la véracité évangélique par les écrivains ecclésiastiques qui ont fait allusion aux ténèbres concomitantes à la mort du Christ. Sur ce point, certains historiens et apologistes modernes se sont laissés aller à des exagérations fâcheuses. Par exemple Dominique de Colonia, dans sa Religion chrétienne autorisée par le témoignage des anciens auteurs payens, publiée à Lyon, en 1718, est allé jusqu’à écrire ceci[27] :

Le monument le plus illustre que les Annales de Phlégon nous fournissent pour autoriser notre Religion, c’est ce qui y est fidèlement et clairement rapporté sur les ténèbres miraculeuses qui couvrirent la face de la terre au temps de la mort du Sauveur. Nous avons les propres paroles de Phlégon dans leur langue originale qui était la langue grecque ; et les Pères de l’Église, qui en pénétrèrent d’abord les favorables conséquences, ne cessaient point de les citer et de les inculquer aux Payens, dans le temps que le livre de cet affranchi était entre les mains de tout le monde.

En fait, ni saint Justin, ni Tatien, ni Arnobe, ni Lactance, ni saint Jérôme (en dehors de sa traduction de la Chronique d’Eusèbe) ne font état de la Chronique de Phlégon, là où ils évoquent ce mystérieux affaiblissement de la lumière.

Tertullien, au chapitre xxi de son Apologeticus, § 19 s’exprime ainsi : « Jésus rendit l’âme spontanément avec ses dernières paroles, devançant l’office du bourreau ; au même instant la lumière du jour s’évanouit, alors que le soleil marquait le milieu de sa course. Ceux qui ne savaient pas que ce prodige avait été aussi prédit à propos de la mort du Christ, le prirent naturellement pour une éclipse ; n’en comprenant pas la cause, ils nièrent cette cause. Et pourtant vous gardez une relation de ce phénomène mondial dans vos archives[28]. » Mais ce n’est pas à la Chronique de Phlégon qu’il songe ; c’est sans doute au rapport de Pilate à Tibère qu’il a déjà mentionné plus haut (V, 2) et où il suppose que ce fait extraordinaire n’a pu manquer d’être consigné.

Ensuite, il est difficile de ne pas être frappé de certaines discordances, qui étendent ou restreignent la portée du témoignage de Phlégon, selon qu’on accepte telle ou telle interprétation des intermédiaires qui le citent.

Que Phlégon, toujours curieux de faits singuliers, selon la séculaire tradition des annalistes, ait signalé une éclipse aux environs de l’année 30, la chose n’est pas douteuse. Deux phénomènes de ce genre purent retenir son attention : l’éclipse partielle de lune du 3 avril 33, l’éclipse totale de soleil du 24 novembre 29[29].

En avait-il lié la description à une mention quelconque des troubles cosmiques qui marquèrent, d’après les Évangiles, l’agonie de Jésus ?

A priori la chose n’est pas impossible, car nous savons par ailleurs que certains aspects du christianisme l’avaient intéressé[30]. Mais un examen critique soustrait à cette conjecture toute solide vraisemblance.

Les variations d’Origène paraissent significatives, quand on connaît sa bonne foi, sa ferme volonté de ne pas en dire plus qu’il n’en sait et de rectifier toute assertion qu’il juge, après coup, aventureuse.

Les deux passages, ci-dessus traduits[31], de son traité Contre Celse inclineraient plutôt à croire que Phlégon avait lui-même souligné la coïncidence entre l’éclipse qu’il rappelait et la Passion du Sauveur. Mais le tour dont use Origène (II, 59) est quelque peu imprécis, nous l’avons remarqué ; et, de plus, l’incertitude de son renvoi (II, 33) prouve qu’il n’a pas le livre sous les yeux. On a l’impression qu’il allègue un argument dont on se sert quelquefois autour de lui, mais qu’il ne l’a pas contrôlé, ni revivifié à sa source même.

En revanche, dans son Commentaire sur l’Évangile de saint Matthieu, composé vers la même époque que le Contra Celsum et qui peut lui être postérieur de quelques mois ou davantage[32], il a dû revoir personnellement le fameux passage de Phlégon, avant d’instituer la discussion approfondie et audacieuse dont nous avons indiqué les grandes lignes. Or il ne conteste nullement l’affirmation de ses adversaires, qui soulignaient ce fait que Phlégon avait parlé d’une éclipse pareille à toutes les autres éclipses. Il écrit même : « Vide ergo nisi fortis est obiectio haec… » et il part de là pour proposer ses solutions à lui.

Tout autre eût été son attitude, s’il avait pu s’appuyer sur un texte où Phlégon aurait mis en relief la concordance entre l’époque de l’éclipse et celle de la Passion, en marquant le caractère hors série du phénomène.

Voilà une observation qui rend extrêmement suspects les divers passages qui présentent Phlégon comme un garant du texte évangélique ; à savoir : 1o  les lignes qui s’insèrent si bizarrement dans l’exposé de Jules l’Africain[33] ; 2o  le prétendu fragment du Commentaire d’Origène sur saint Matthieu[34] ; 3o  une partie du memento noté par Eusèbe dans sa Chronique[35]. Ces morceaux ne reflètent autre chose qu’une tradition mal justifiée, qui a pu s’installer de bonne heure — en tous cas dès le iiie siècle, — dans les milieux chrétiens, et qui n’aurait pas dû résister aux sagaces vérifications d’Origène.

Si l’on supprime dans la citation d’Eusèbe les quelques mots sans doute interpolés, c’est là, semble-t-il, que nous pouvons nous former l’idée la plus exacte du compte rendu inséré par Phlégon dans sa Chronique. Le point où l’on hésite, c’est pour décider s’il avait visé l’éclipse de soleil du 23 novembre 29 ou l’éclipse de lune du 3 avril 33. Eusèbe de Césarée insère son témoignage à la quatrième année de la 202e Olympiade, laquelle correspond à l’année 32/33[36], et cela favorise la seconde hypothèse[37].

V

Les exégètes catholiques n’ont pas toujours, dans la suite, considéré qu’il y eût opportunité à essayer de lier les faits rapportés par les évangélistes à un phénomène naturel attesté par des auteurs profanes.

Saint Jean Chrysostome, par exemple, se refuse à admettre l’hypothèse d’une éclipse véritable : « Pour montrer, écrit-il, que cette éclipse n’était point une éclipse naturelle, mais seulement un effet extraordinaire de l’indignation de Dieu, il ne faut que considérer ces trois heures pendant lesquelles elle dura, alors que tout le monde sait que les éclipses naturelles passent bien plus vite[38]. »

Saint Augustin est exactement du même avis. Il ne veut pas confondre avec une éclipse véritable le prodige rapporté dans saint Luc : il est très net sur ce point dans une de ses lettres à Hesychius[39].

Revenant sur le même problème, en une allusion rapide, au livre III de la Cité de Dieu[40], il maintient que la solis obscuratio n’a pu procéder ex canonico siderum cursu, puisque c’était alors l’époque de la Pâque judaïque.

Augustin avait le respect de la science humaine. On se rappelle en quels termes il a su en louer les réussites, parmi lesquelles la prédiction des éclipses lui paraissait une des plus surprenantes[41]. Il n’eût pas volontiers admis une dérogation aux lois certaines dont il admirait l’infaillibilité.

Mais les conditions du miraculeux obscurcissement restaient mystérieuses. Un curieux essai d’explication se lit dans la VIIe lettre du Pseudo-Denys l’Aréopagite[42]. Denys, qui écrit au vie siècle, mais se donne pour un contemporain des Apôtres, prétend qu’il a assisté à l’éclipse, alors qu’il était à Héliopolis.

Nous avons vu la lune tombant de miraculeuse façon sur le soleil — car ce n’était pas l’époque de leur conjonction — puis, à partir de la IXe heure, jusqu’au soir elle s’établit en face, par miracle, dans la direction juste opposée à celle du soleil. Tels furent les prodiges qui se déroulèrent alors : seul, le Christ, principe de toutes choses, pouvait les accomplir.

Le commentateur du Pseudo-Denys, Maxime le Confesseur[43], salue dans cette explication la définitive solution d’un ἀπόρημα, c’est-à-dire d’une difficulté bien connue. On se demandait comment interpréter les paroles de saint Luc, scientifiquement peu intelligibles. Beaucoup de commentateurs supposaient que le soleil avait perdu ses rayons pendant trois heures. Denys a fait comprendre que ce fut une éclipse d’un genre nouveau, la lune s’acheminant de l’Orient vers l’Occident pour passer devant le soleil, puis revenant vers l’Orient.

Et Maxime allègue encore Phlégon, qui aurait dit que l’éclipse se produisit παρὰ τὸ εἰωθός, « contre le mode habituel », mais sans préciser les modalités du phénomène que Denys a su si bien expliquer.

Ce παρὰ τὸ εἰωθός peut être considéré avec quelque certitude comme un de ces ajustements dont nous avons déjà relevé la trace, et qui ont eu pour effet de lier le souvenir du médiocre compilateur que fut l’affranchi d’Hadrien avec l’épisode final du drame du Golgotha.


  1. Saint Matthieu, xxviii, 45 ; saint Marc, xv, 33 ; saint Luc, xxiii, 44-45.
  2. Pour le détail, voir Westcott et Hort, The new Testament in Greek, Camb. et Londres, 1881, Introduction, p. 69.
  3. Par ex. Blass, dans son édition de l’Évangile de saint Luc, Leipzig, 1897, p. 107-108.
  4. Thucydide, ii, 28 ; vii, 50, 4 ; Xénophon, Hell., I, 6, 1 ; Diodore I, 3, 12, etc.
  5. Cf. Harnack, Beitr. zur Einl. in das neue Test. ILukas der Artz, Leipzig, 1906, p. 122 et suiv.
  6. M. Goguel, Vie de Jésus, Paris, 1932, p. 70 et s.
  7. Le passage est traduit plus loin, p. 209.
  8. XVIII, 167.
  9. Chron. (armén.), p. 125, 22 ; Karst.
  10. Apolog., 19, 5-6.
  11. Jacoby, Fragm. der griech. Historiker, Kommentar., IVe livr. (1930), p. 835
  12. Voy. p. 117.
  13. Au tome XIV ; reproduit dans Routh, Reliq. sacrae, 2e  éd., t. II, p. 479. Ce fragment figure aussi dans la Patrol. grecque, de Migne, t. 17, 309.
  14. Cf. A. Puech, Hist. de la litt. grecque chrétienne, t. II, p. 465-477.
  15. Sans doute Jules l’Africain lisait-il dans son texte ἐσκοτίσθη ὁ ἥλιος : cf. Westcott et Hort, op. cit., Introd., p. 70.
  16. Routh, Reliquiae sacrae, 2e  édit., t. II, p. 297. Cf. Migne, Patrol. gr. 10, 83 c.
  17. Patrol. gr. 13, 1782. Ce Commentaire ne nous est venu, pour une large part, que dans une ancienne traduction latine.
  18. « Illa defectio solis consequenter, secundum caetera prodigia, nova contra consuetudinem facta est. »
  19. « Les fils de ce siècle » qui sont, remarque-t-il, « plus habiles entre eux que les enfants de la lumière » (Cf. saint Luc, xvi, 8).
  20. Origène, lui aussi, devait donc lire dans les manuscrits auxquels il fait allusion : ἐσκοτίσθη ὁ ἥλιος.
  21. Cette interprétation a été adoptée par un certain nombre d’exégètes modernes tels que Vossius, Érasme, Le Clerc, Bèze, Lardner, etc. Ils font remarquer que dans des passages comme Luc iv, 25, Matthieu xxiv, 30, le mot γῆ désigne la terre de Judée, et non pas l’univers.
  22. Comm. in Mt. xxvii, 45 (Patrol. lat., 26, 211 D).
  23. Jérôme écrit par inadvertance « super resurrectione Domini interpretatos ».
  24. Voir plus haut p. 208.
  25. Éd. Heim, 1, 174. C’est la traduction de saint Jérôme : Georges le Syncelle nous a conservé le texte grec : cf. Harnack, Altchristl. Lit., p. 867.
  26. Les mots soulignés ne méritent pas, semble-t-il, beaucoup de confiance, comme on le verra tout à l’heure.
  27. Tome I, p. 12. Tillemont (Mémoires…, I, 473) relève les affirmations analogues de Petau.
  28. « …eum mundi casum relatum in arcanis vestris habetis. » Une mention vague des « Annales » païennes, comme ayant noté le même fait, dans l’Hist. Ecclés. de Rufin (Corpus de Berlin, éd. Schwartz-Mommsen, Eusebius, Bd II, Theil II, p. 815, l. 13 et s. : discours apologétique prêté au martyr Lucien d’Antioche, début ive s.).
  29. Voy. Boll, dans la Real-Enc. de Pauly-Wissowa, article Finsternisse, col. 2360.
  30. Voy. plus haut, p. 53.
  31. Page 207.
  32. Harnack place ce Commentaire entre 246 et 249 (Chronol. I, 35). Pour la date du Contra Celsum, voir plus haut, p. 113.
  33. Voir plus haut, p. 209.
  34. P. 208.
  35. P. 214.
  36. Ginzel, Handbuch der mathem. und techn. Chronol., Leipzig, 1911, t. II, p. 583.
  37. Voy. l’article de J. K. Fotheringham, sur la Date du Crucifiement, dans le Times du 29 décembre 1932.
  38. Comm. in Matth., Hom. lxxxviii. Comparer la remarque de saint Jérème (p. 213).
  39. Ép. 199, 34.
  40. III, 15.
  41. Confessions, V, iii, 4.
  42. Patrol. gr., 3, 1081.
  43. Ibid., col. 541.