La Réaction païenne/Partie III/Chapitre II

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L’Artisan du livre (p. 297-301).

CHAPITRE II

CORNELIUS LABEO

I. L’érudit Cornelius Labeo. Comment nous atteignons son œuvre. — II. C’est au néo-platonisme qu’il convient de le rattacher. — III. Son attitude à l’égard du christianisme. — IV. Impression d’ensemble sur le rôle qu’il a joué.

I

Il est sinon certain, du moins fort vraisemblable qu’il faut placer entre Porphyre et le début du ive siècle les publications érudites d’un certain Cornelius Labeo, qui paraissent avoir été fort appréciées des païens qui s’intéressaient aux origines des cultes romains, et à leur signification philosophique.

Son œuvre n’a pas survécu. Nous pouvons nous en former quelque idée par les citations qu’en ont transcrites le grammairien Servius, saint Augustin, Macrobe, et l’archéologue byzantin Johannes Lydus[1]. En outre, il semble démontré qu’au début du ive siècle le polémiste chrétien Arnobe l’utilisa (parmi d’autres auctores), parce qu’il trouvait chez lui quantité de renseignements sur les légendes païennes, sur le détail des rites et des cérémonies sacrées. Arnobe, il est vrai, ne l’a pas nommé : il ne cite qu’assez rarement ses garants, et se satisfait de désignations vagues (scriptores prisci, theologi, doctores, etruscae disciplinae, etc.) ; mais le rapprochement de certaines indications d’Arnobe avec celles qui sont imputées nommément à Labeo par les écrivains ci-dessus indiqués ont permis de le désigner comme une des sources où Arnobe a le plus souvent puisé[2]. Il était naturel qu’il se servit d’un auteur si apprécié à son époque pour sa connaissance des choses religieuses, et qu’Augustin appellera « l’homme le plus habile, de l’aveu de tous, dans la science sacrée[3] ».

Labeo avait écrit tout un opuscule sur un oracle d’Apollon de Claros dont Macrobe nous a conservé le texte[4] : le titre était De Oraculo Apollonis Clarii. Un autre de ses ouvrages portait sur les Dii animales, ainsi dénommés parce qu’ils naissaient, prétendait-il, des âmes des défunts qui s’étaient soumis, de leur vivant, à certains rites[5]. Divers indices prouvent qu’il avait écrit sur les fastes, sur l’antique discipline étrusque, sur les dieux Pénates. Il exhumait par ses commentaires les plus vénérables croyances romaines.

II

Cornelius Labeo se rattachait-il à l’école néo-platonicienne ? Ne le contestent que les rares critiques qui veulent à toute force le reléguer au ier siècle de notre ère, ou au début du second[6]. Saint Augustin, il est vrai, ne le cite pas dans la Cité de Dieu parmi les chefs de la secte, à savoir Apulée, Plotin, Jamblique et Porphyre. Mais son énumération n’est pas limitative, car il ajoute aussitôt : « et ceteri eiusmodi[7] ». D’autre part, la façon dont il le met en cause au chapitre 19 de son neuvième livre, après avoir longuement étudié la théorie néo-platonicienne des démons, intermédiaires entre les dieux et l’homme ; la place qu’il lui assigne dans le groupe des « démonolâtres » (il a appelé un peu plus haut les néo-platoniciens des amici daemonum[8]), tout cela ne laisse planer aucun doute sur sa pensée. Pour lui, Labeo est bien un adepte du néo-platonisme. Son respect pour les lointaines origines de cette doctrine n’allait à rien de moins qu’à ranger Platon parmi les demi-dieux. C’est encore à Augustin que nous devons cette indication[9].

À examiner les trop rares vestiges qui subsistent de ses écrits, la critique la plus récente reconnaît la trace de la pensée porphyrienne[10]. Naturellement cette influence ne se décelait que lorsque Cornelius Labeo s’élevait au-dessus de ses préoccupations habituelles d’archéologue et d’érudit : il n’était philosophe que par occasion. Mais là où il essayait de l’être, c’est aux interprétations néo-platoniciennes qu’il avait, semble-t-il, le plus volontiers recours. Chez lui, par exemple, la tendance à identifier les dieux au soleil rappelle les efforts « théocrastiques » de Porphyre dans le même sens[11]. Certains traits de sa démonologie s’apparenteraient plutôt aux spéculations d’Apulée sur le même sujet[12]. C’est dans le cycle des conceptions néoplatoniciennes qu’il évolue le plus ordinairement.

ΙΙΙ

Avait-il pris occasion et prétexte de ses recherches sur le passé romain pour attaquer le christianisme ? Wissowa[13], Mgr Duchesne[14] en étaient persuadés. À parler franc, les vestiges de cette polémique sont assez frêles. Il se peut qu’il pense aux chrétiens, là où, développant la théorie néo-platonicienne des démons, il remarque que d’ « autres » appellent aussi ces êtres intermédiaires des « anges[15] ». Souvenons-nous toutefois que déjà Porphyre distinguait parmi eux les démons proprement dits, qu’il localisait dans l’air, et les anges qui, selon lui, habitaient l’empyrée[16]. L’emploi du mot n’était donc pas spécifiquement chrétien. Ce qui ferait croire que c’est bien à la terminologie chrétienne que songeait Labeo, c’est la vive réaction d’Augustin, et le soin qu’il prend aussitôt de marquer la valeur propre de ces deux termes, ange, démon. — D’autre part, Arnobe laisse entendre que ses adversaires, en puisant dans les anciennes annales romaines, comptent bien faire pièce aux chrétiens[17]. Et il n’est point invraisemblable qu’il pense à Labeo, chez qui il s’approvisionne si volontiers de faits, dans l’ordre cultuel et religieux.

IV

Cornelius Labeo semble avoir été, au total, en cette fin du iiie siècle, animé du même esprit de curiosité et de ferveur qui avait poussé Porphyre à tant de recherches sur la religion grecque. Seulement il opérait, lui, dans le domaine des choses romaines. Sa vaste information, qui savait recueillir les interprétations du passé et y joindre ses propres exégèses sur les points controversés (par exemple, sur la véritable nature des Pénates) ; sa connaissance profonde des anciens rituels, des vieux livres de la disciplina Etrusca ; l’esprit philosophique dont il pénétrait parfois toute cette érudition, voilà ce qui dut le faire considérer comme une sorte de Varron modernisé, dont le paganisme pouvait être fier, et chez qui il trouvait comme une réserve documentaire, précieuse dans les controverses.


  1. Ces fragments sont recueillis dans l’opuscule de G. Kettner, Cornelius Labeo, ein Beitrag zur Quellenkritik des Arnobius, Naumburg, 1877. p. 19 et s. ; et dans la thèse de F. Gabarrou, Arnobe, son œuvre, Paris, 1921, p. 37-53.
  2. Voir Kettner, op. cit., p. 8 et s.
  3. Cité de Dieu, II, xi.
  4. I, 18, 21.
  5. Servius, in Æneid. iii, 168.
  6. Par exemple Benno Boehm, dans sa dissertation De Cornelii Labeonis aetate, Koenigsberg, 1913.
  7. Cité de Dieu, VIII, xii.
  8. § xviii.
  9. Cité de Dieu, II, xiv et VIII, xiii.
  10. Voir surtout W. A. Baehrens, dans l’Hermès, 1917, p. 42 et s. (et sa conclusion très ferme, p. 55). De même Wissowa, dans la Real.-Enc. de Pauly-Wissowa, IV, 1351 et, avec quelques réserves, W. Kroll, dans le Rheinisches Museum, 1916, p. 313 et s.
  11. Comp. l’oracle que cite Macrobe, Saturn., I, xviii, 21 et que Labeo avait commenté, avec le Περὶ ἀγαλμάτων de Porphyre (éd. Bidez, fragm. 7) et le Περὶ τῆς ἐκ λογίων φιλοσοφίας (éd. G. Wolff, p. 38 et s.) en y ajoutant les témoignages de Macrobe, I, xvii, 10 et de Servius, in Bucol. V, 66.
  12. Comp. ce que dit Servius, à propos de Labeo, in Æneid., III, 168 et Apulée, De deo Socratis, xv.
  13. Dans Pauly-Wissowa, IV, 1351.
  14. Hist. anc. de l’Église, II, 52.
  15. D’après saint Augustin, Cité de Dieu, IX, 10.
  16. Ibid., X, 9 ; cf. X, 26.
  17. Haec omnia quae sunt a vobis in oppositione prolata (VII, 37 : Reifferscheid, p. 272, l. 6).