La Réaction païenne/Partie V/Chapitre I

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L’Artisan du livre (p. 467-486).

CHAPITRE PREMIER

LA PERSISTANCE DE L’HOSTILITÉ PAÏENNE

I. Certitude grandissante de la victoire finale chez les porte-parole du christianisme. — II. Vitalité du sentiment païen. — III. Rutilius Namatianus et le De Reditu suo. Ses attaques contre les moines. Leur portée réelle. — IV. Critiques que provoque le culte des martyrs. — V. L’historien Zosime. — VI. Le grammairien Palladas. — VII. Les derniers représentants du néo-platonisme. L’École d’Alexandrie : Hiéroclès. L’École d’Athènes : Proclus ; sa thèse de l’éternité du monde. — VIII. Fermeture de l’École d’Athènes en 529. Les polémiques de Simplicius. Fin du long effort antichrétien.

I

On constate chez les défenseurs du christianisme, dans la dernière partie du ive siècle et au début du ve, une alacrité joyeuse, expansive, un ton de certitude et de victoire, où se décèle la sécurité d’une situation religieusement et politiquement trop forte pour que l’intellectualisme païen puisse dorénavant l’ébranler.

Déjà, dans le grand débat entre Symmaque et saint Ambroise, comme Symmaque avait invoqué le respect dû aux ancêtres, aux ritus maiorum, Ambroise opposait en un brillant tableau, à ce culte superstitieux du passé, l’évolution nécessaire de ce qui vit, et la marche de l’humanité vers une vérité de plus en plus lumineuse et complète :

L’Univers, écrivait-il, a eu, comme toutes choses, des commencements imparfaits, pour que la foi chrétienne, à la blanche chevelure, en couronnât finalement la vénérable vieillesse. Que ceux qui s’en choquent s’en prennent aussi aux moissons parce que la fécondité en est tardive ; ou aux vendanges, parce qu’elles n’ont lieu que vers la fin de l’année ; ou à l’olive, parce que son fruit est le dernier à mûrir[1].

Par un singulier renversement, le christianisme apparaissait ainsi, en face de la sénilité païenne, un ferment de renouveau religieux et le symbole même du « progrès ».

Saint Jean Chrysostome, dans son De S. Babyla, contra Iulianum et Gentiles, rédigé vers 382[2], célébrait, lui, la merveilleuse diffusion de la foi, assez forte pour ne même plus redouter les écrits destinés à lui nuire, et désormais inoffensifs.

Ce que vous appelez nos « fictions », les tyrans, les rois, les plus habiles orateurs, les philosophes, les devins, les magiciens, les démons ont essayé de les détruire… Et les rois n’ont recueilli d’autres fruits de leurs persécutions qu’une renommée de férocité : leur fureur contre les martyrs atteignant l’humanité tout entière, ils se sont couverts à leur insu de mille opprobres. Quant aux philosophes et aux habiles orateurs, qui avaient dans le public une grande réputation, les uns de sagesse, les autres d’éloquence, ils ne nous ont pas plutôt déclaré la guerre qu’ils sont devenus ridicules, et en tout semblables aux petits enfants qui s’amusent. De tant de nations, de tant de peuples, ils n’ont pu gagner ni un sage, ni un ignorant, ni un homme, ni une femme, ni même un petit enfant. Et leurs écrits soulevaient un tel rire qu’ils ont depuis longtemps disparu et, pour la plupart, sont morts en naissant. Que s’ils se sont conservés quelque part, c’est chez les chrétiens qu’on peut les trouver, tant nous sommes éloignés de craindre que leurs pièges puissent nous faire aucun mal.

Les poètes eux-mêmes se mettaient à l’unisson pour magnifier l’avance irrésistible de la conquête des âmes. Écoutons Paulin de Nole.

Les ténèbres de l’univers se font moins épaisses ; déjà presque chez tous la foi est la plus forte, la Vie a vaincu la Mort… Rome tout entière porte le nom du Christ, et raille les inventions de Numa, les prédictions de la Sibylle… Dans les temples vides, les statues malpropres frémissent sous le choc des paroles pieuses et du nom du Christ[3], etc.

Nous avons déjà vu en quels termes Prudence, au début du ve siècle, avait célébré les brillants résultats de la propagande chrétienne dans un milieu particulièrement réfractaire, celui de la noblesse[4].

Tous ces écrivains sont témoins de la grande confiance dont étaient animés les milieux chrétiens, même avant les mesures décisives prises contre le « paganisme » par Théodose et surtout par ses successeurs[5].

II

Atteint dans ses œuvres vives par la disparition des anciens sacerdoces, l’interdiction de tout sacrifice, la suppression de toute subvention officielle, la destruction des sanctuaires ou leur transformation en églises chrétiennes, le paganisme subsista longtemps encore, soit dans les mœurs populaires, tenacement fidèles aux usages anciens[6], soit dans la sourde et grondeuse sympathie des lettrés.

L’empereur Julien restait leur dieu, et son livre Contre les Galiléens passait à leurs yeux pour « l’imprenable citadelle de l’Hellénisme ». L’expression est de Cyrille de Jérusalem dans la dédicace à Théodose II qui ouvre le traité Pour la sainte Religion des chrétiens contre les livres de l’athée Julien, rédigé entre 433 et 441[7]. Cyrille laisse entendre que, s’il se décide à combattre Julien, c’est que beaucoup de païens, à Alexandrie, s’en allaient répétant que jamais les démonstrations de Julien en faveur des anciens dieux n’avaient pu être réfutées par aucun « didascale » chrétien, et qu’elles gardaient toute leur efficacité. Ces débats restaient assez vivaces pour qu’un certain nombre de fidèles eussent prié Cyrille de faire le gros effort d’une discussion détaillée.

Ceux qui n’osaient pas attaquer de front le dogme chrétien s’en prenaient aux à-côté de la foi, par exemple aux intempérances du zèle monastique, au culte des martyrs, etc. Nous allons voir avec quel empressement Rutilius Namatianus, au début du ve siècle, saisit ou crée l’occasion de dire aux moines leur fait.

III

Vers la fin d’octobre de l’année 417, Rutilius Claudius Namatianus quittait Rome, non sans regret, pour se rendre en Gaule, où l’appelait le souci de ses propriétés dévastées par les invasions. Rutilius était originaire de la Gaule, peut-être de la région de Toulouse. Trois ans auparavant, en 414, il occupait les importantes fonctions de préfet de Rome, poste que son père avait déjà tenu, après avoir été Comes sacrarum largitionum et Quaestor sacri Palatii. Ses amis (il en nomme plus d’un dans son poème) étaient pour la plupart, comme lui-même, de hauts fonctionnaires et des lettrés.

Il choisit la route de mer, la jugeant plus commode. Elle lui réserva d’ailleurs quelques déboires. Il dut attendre pendant quinze jours le beau temps au Portus Augusti, et arrivé à Pise, au septième jour de ses courtes traversées, il y fut de nouveau bloqué par la tempête.

L’idée lui vint de raconter en vers son voyage, comme l’avaient fait avant lui Horace dans une de ses Satires[8], Ovide dans une pièce des Tristes[9], Stace dans un morceau des Silves[10]. J. Vessereau, à qui l’on doit une thèse volumineuse sur Rutilius et son poème, a supposé que cet itinéraire aurait été rédigé « au jour le jour, on pourrait presque dire heure par heure[11] », à mesure que les paysages se déroulaient sous les yeux de Rutilius. C’est — toutes proportions gardées — une illusion analogue à celle qui fait voir Ernest Renan notant d’inspiration, sur le rocher même de l’Acropole, sa fameuse prière. Le poème de Rutilius n’a, certes, rien de génial, mais il ne sent nullement l’improvisation. Il faut songer, en outre, qu’une bonne partie nous en a été ravie. Le premier livre comprend 644 vers (des distiques élégiaques) ; le second livre s’arrête brusquement après le vers 68. Vessereau admet, sans raison valable, que Rutilius n’en avait pas écrit davantage : le vers 62 marque, au contraire, qu’il reprenait comme un nouvel élan, juste au moment où le texte se dérobe[12].

C’est une perte, ce n’est pas une très grande perte. Si l’on détache du poème les digressions et les invectives, on est obligé de reconnaître que Rutilius est un touriste des plus superficiels, qui ne sait ni voir ni faire voir et rencontre bien rarement une observation de quelque relief.

L’historien anglais Gibbon, qui ne surfait nullement les mérites de Rutilius[13], lui sait gré toutefois de deux passages, qui ont beaucoup contribué à sauver de l’oubli son médiocre carnet de route[14].

Nous sommes déjà au cinquième jour de la traversée, car la barque sur laquelle Rutilius est monté n’avance pas vite. Parti de Portus Augusti (Porto), il a couché le premier soir à Centumcellae ; le second soir à l’Herculis Portus ; une troisième étape l’a conduit un peu au nord de l’embouchure de l’Umbro, où il a passé la nuit sous la tente ; le quatrième jour, le bateau a longé l’île d’Ilva (= l’île d’Elbe) pour atterrir à Populonia. Enfin, le cinquième jour de ce cabotage, Rutilius aperçoit au loin la Corse (un peu embrumée sans doute la veille), et l’île de Capraria.

Ici, il faut traduire le texte, dont la transposition est assez délicate[15] :

Nous avançons vers le large, et voici que surgit Capraria. L’île est pleine, elle pullule de ces hommes qui fuient la lumière. Ils s’appellent eux-mêmes les « moines » (c’est un surnom qui vient du grec[16]), parce qu’ils veulent vivre seuls et sans témoin. Ils craignent les faveurs de la fortune, comme ils en redoutent les rigueurs. Se peut-il qu’on se rende volontairement malheureux, par peur de le devenir ! Qu’est-ce que cette sotte frénésie de cerveaux détraqués ? Parce qu’on craint les maux de la vie, ne pas savoir en accepter les biens ! Sont-ils donc des forçats qui cherchent un endroit où expier leurs crimes[17] ? Ou faut-il supposer qu’un fiel noir gonfle leur triste cœur ? C’est ainsi qu’à en croire Homère un excès de bile causait l’humeur morose de Bellérophon, ce jeune héros qui, blessé par les traits d’un chagrin cruel, prit en horreur, dit-on, le genre humain.

Le soir de ce cinquième jour, Rutilius descend à Volaterrae, où une bourrasque le retient jusqu’au surlendemain. Pendant le trajet de Volaterrae à Pise, il aperçoit l’île d’Urgo (Gorgone) et un souvenir pénible vient l’assaillir[18].

Du milieu de la mer émerge au-dessus des flots Urgo, entre la côte de Pise et celle de Cyrnos (= la Corse). Nous avons sous les yeux ce rocher qui évoque un scandale récent. C’est là qu’un de nos concitoyens s’est perdu, s’est enseveli vivant. Car naguère encore il était des nôtres, ce jeune homme qui, issu d’ancêtres de haute qualité, restait digne d’eux par sa fortune aussi bien que par son mariage. Poussé par les furies, il a abandonné les hommes, le monde, et sa crédulité le fait vivre dans l’exil d’une retraite honteuse. Il s’imagine, le malheureux, que la crasse entretient les mystiques pensées ; il se fait souffrir lui-même, plus cruel pour soi que ne le seraient les dieux irrités. Cette secte là, je vous le demande, n’est-elle pas pire encore que les philtres de Circé ? Circé ne changeait que les corps : ce sont les âmes qu’on métamorphose aujourd’hui !

Ces deux passages, on en peut juger, ne manquent pas de mordant, ni même d’une âpre éloquence. Rutilius réussit bien mieux dans l’invective que dans la description pittoresque : il a dû en avoir quelque soupçon, car l’élément satirique tient dans son poème une place assez importante[19]. Ils ont généralement imposé l’image d’un de ces aristocrates païens, férus de l’ancienne culture, et qui, sous des princes dévots, s’en prenaient un peu obliquement aux manifestations les plus contestées de la piété chrétienne.

Vessereau lui-même, qui en estompe la signification et y découvre « de la tristesse et de l’aigreur[20] », mais non « une satire déguisée du christianisme », ne veut pas douter pour autant que Rutilius ait été « un païen fervent[21] ».

Contre cette conception courante, Heinrich Schenkl s’est élevé avec force dans un article du Rheinisches Museum de 1911[22].

Sa thèse est facile à résumer.

C’est, remarque-t-il, une erreur complète de s’imaginer que le monachisme n’ait provoqué d’opposition ou soulevé de colères que du côté païen. Même dans des milieux authentiquement chrétiens, des réserves expresses furent formulées de bonne heure, parfois avec l’accent le plus vif. Schenkl en donne comme preuve, d’abord l’attitude du prêtre Jovinien, que saint Jérôme réfuta en 392, et qui attaquait la prétendue supériorité de la vie ascétique en proclamant l’égalité des mérites des vierges, des veuves et des femmes mariées, après le baptême, à condition que leurs « œuvres » fussent équivalentes ; il rappelle qu’en 406 saint Jérôme eut encore maille à partir avec un prêtre gaulois, Vigilance, qui renouvelait certaines des propositions de Jovinien et rencontrait des adhésions jusque dans l’épiscopat[23] ; il cite divers passages de saint Jean Chrysostome, lequel, dans son Apologie de la Vie monastique[24], spécifie que c’est souvent parmi les chrétiens que se recrutent les détracteurs « qui, dit-il, vont jusqu’à faire la guerre, une guerre à outrance, à ceux qui pratiquent et font pratiquer la vie parfaite ». Et enfin la loi elle-même, à en juger par certains textes du Code Théodosien, n’avait-elle pas quelquefois des rigueurs assez mortifiantes contre ceux qu’elle traitait d’ignaviae sectatores, et de déserteurs des munera civium ?

Le moyen, après cela, conclut Schenkl, de fonder sur des vivacités comme celles auxquelles Rutilius s’abandonne une certitude quelconque de son attachement à l’ancienne religion romaine ?

J’écarte tout de suite les deux extraits que donne Schenkl du Code Théodosien : vérification faite, ils n’ont as la portée qu’il leur suppose[25]. — Sa thèse ne résiste pas à un examen attentif du poème de Rutilius. L’atmosphère qu’on y respire est païenne indiscutablement[26].

Quant à ses attaques contre les moines, elles paraissent fort différentes, par le ton, de celles qui partaient des milieux catholiques. Les catholiques, qui s’inquiétaient du développement et des conquêtes du monachisme, essayaient parfois d’en ébranler le principe même, en y opposant des propositions, des thèses : telle avait été la tactique de Jovinien, celle de Vigilance, qui contestaient formellement la valeur de l’ascétisme en soi. Ou bien, l’opinion des non-théologiens protestait sur le mode pathétique contre les désertions qui privaient l’Empire de défenseurs utiles ; qui, en un temps où les honneurs publics constituaient une si lourde charge, en laissaient tout le poids peser sur d’autres épaules ; c’étaient aussi les plaintes des pères de famille frustrés de leurs enfants (saint Jean Chrysostome les redit en termes émouvants) ; l’irritation des citadins, froissés de voir leurs villes considérées comme lieux de perdition et foyers d’injustice, etc.[27].

Chez Rutilius, on ne retrouve ni ces théories ni ces doléances ; mais seulement de la colère, et surtout du mépris. Il cherche, par dessein concerté, les mots les plus blessants : lucifugis… viris (lucifuga, le terme employé pour les blattes et les chouettes), perversi… cerebri (un cerveau tourneboulé) ; si ces gens-là ne sont pas des malades, alors ce sont sans doute des cœurs travaillés de remords secrets et qui expient volontairement des fautes ignorées. Au total, ils sont devenus, comme le Bellérophon de la fable, des ennemis du genre humain.

Dans le second morceau, même état d’esprit. La retraite de ce jeune homme qui, riche, marié, a tout quitté pour la solitude, est un vivum funus. Sans doute a-t-il fallu que les furies s’en mêlent. La crasse, le goût absurde de la souffrance, voilà où désormais il se complaît ! — Une phrase irritée sert de conclusion : « Circé ne changeait que les corps : ce sont les âmes qu’on métamorphose aujourd’hui. »

Il est singulier que Schenkl, qui paraît avoir jeté un rapide coup d’œil sur quelques adversaires païens du monachisme, n’ait pas remarqué à quel point le ton de Rutilius s’apparente à celui d’Eunape de Sardes[28], du rhéteur Libanius[29], du grammairien Palladas[30], de l’historien Zosime[31]. Comment n’a-t-il pas été frappé de l’accent d’animosité et de froid dédain qui s’y trahit, tout comme chez Rutilius ?

Concluons de cet ensemble de faits que le christianisme de Rutilius reste aussi problématique après la démonstration de Schenkl qu’il paraissait l’être auparavant, et que rien n’interdit de supposer chez Rutilius des hostilités et des rancunes toutes pareilles à celles dont était travaillé à cette époque le cœur de plus d’un aristocrate païen de sa formation et de son rang.

IV

Dans son traité intitulé Ἑλληνικῶν θεραπευτική παθημάτων (Méthode pour soigner les maladies helléniques), rédigé près d’Antioche vers 437, Théodoret de Cyr signale l’irritation que causent toujours aux païens les honneurs rendus aux tombeaux des martyrs. Il s’étonne de ces résistances. Les « héros » grecs n’ont-ils pas leurs tombeaux auprès des temples : ni ceux qui les leur ont élevés, ou qui les y prient, ne croient contracter une souillure, ni ils n’estiment que ces morts puissent souiller les autels. Pourquoi donc, à propos des martyrs chrétiens, ces susceptibilités que rien, dans la tradition hellénique, n’autorise[32] ? — D’autant plus que les fêtes chrétiennes en leur honneur témoignent d’un progrès sensible au point de vue de la décence et de la tenue :

Les temples de vos dieux sont détruits sans même laisser une trace ; on ne sait même plus comment étaient faits les autels. Les matériaux ont servi aux sanctuaires des martyrs. Car le Seigneur a introduit ses morts à la place de vos dieux ; il a congédié ceux-ci pour réserver leurs honneurs aux martyrs. Au lieu des Pandia, des Diasia, des Dionysia et autres solennités, on célèbre les fêtes de Pierre, de Paul, de Thomas, de Sergius, de Marcellus, de Leontius, d’Antonin, de Maurice et des autres martyrs ; et à la place des anciennes pompes et de leurs obscénités de tout genre, nous célébrons des réjouissances modestes, sans ivresse, sans rires et plaisanteries bruyantes, mais avec des cantiques religieux, des discours pieux, et des prières mêlées de larmes[33].

V

Bien significatif aussi est l’accent de rancune avec lequel un historien païen comme Zosime, ancien comes et advocatus fisci, qui rédige en Orient dans la seconde moitié du ve siècle sa Νέα ἱστορία — fort succincte pour les siècles d’Auguste à Dioclétien, sensiblement plus développée pour le ive siècle et le début du ve (jusqu’en 410) — évoque les épisodes marquants des luttes religieuses de cette dernière période. Il est extrêmement dur pour Constantin ; il le considère comme « ayant donné le branle à l’impiété[34] ». Julien est pour lui le héros incomparable, dont nul prosateur, nul poète ne saurait raconter dignement les hauts faits[35]. Il écrit à propos du conflit entre saint Jean Chrysostome et l’impératrice Eudoxie :

La ville de Constantinople était pleine de tumulte [au lendemain du départ de Jean] et l’Église chrétienne se voyait menacée par ceux qu’on appelle les moines. Ceux-ci renoncent au mariage légal ; ils forment dans les villes et les bourgs des groupes fort denses de célibataires qui ne sont bons ni à la guerre ni à aucun emploi utile à l’État. Mais, par une action ininterrompue, ils se sont approprié une bonne partie de la terre, et, sous couleur de tout donner aux pauvres, ils font de tous des pauvres[36].

Ailleurs[37] il montre comment, pour payer la rançon exigée de Rome par Alaric, il fallut mettre la main sur les ornements des temples et faire fondre les statues (parmi lesquelles la statue de la Vertu). Sacrifice bien douloureux, que Zosime déplore, car « ces images étaient celles dont le culte avait rendu Rome florissante pendant tant de siècles » ; et « cela fit juger à ceux qui étaient instruits dans les mystères de l’ancienne religion que ce qui restait de vertu et de force parmi les Romains serait bientôt tout à fait anéanti ».

Voici de quel ton il raconte les lendemains de la victoire de Théodose sur Eugène, dernier espoir du parti païen[38] :

Ayant assemblé le Sénat, qui demeurait fermement attaché aux lointaines traditions des aïeux et qui jamais ne s’était joint à ceux qui inclinaient à mépriser les dieux[39], l’empereur fit un discours pour exhorter les membres à renoncer à leur « vieille erreur », comme il l’appelait, et à embrasser la foi chrétienne, laquelle promet aux hommes de laver leurs fautes et de les délivrer de leurs impiétés[40].

Personne ne se rendit à ses suggestions et nul ne consentit à rejeter des rites demeurés traditionnels depuis la fondation de la Ville. « À les observer, remarquèrent-ils, Rome était restée florissante pendant douze cents ans. Pourquoi en prendre d’autres, dont on ne savait quel serait le fruit ? »

Théodose répondit alors que les frais des sacrifices étaient à la charge de l’État ; qu’il ne voulait plus faire une dépense dont il n’approuvait pas l’objet ; qu’au surplus les fonds qu’elle nécessitait lui étaient indispensables pour subvenir aux besoins de l’armée.

Le Sénat riposta que les sacrifices ne pouvaient se parachever dans les conditions requises, si l’État n’en assumait les frais.

Malgré ces remontrances, ils furent abolis, toutes les traditions ancestrales furent abandonnées, — et c’est ce qui amena la décadence graduelle de l’Empire, l’invasion des Barbares, la désolation des provinces, — tout ce changement lamentable de la face de l’Empire, si bien qu’on ne peut même plus repérer l’endroit où s’étendaient autrefois les cités.

En somme, pour Zosime, il est une double équation où s’inscrit la vérité de l’histoire : fidélité aux traditions religieuses païennes = grandeur et prospérité de Rome ; mépris de ces mêmes traditions = décadence et malheurs publics[41].

VI

L’Anthologie grecque renferme quelques pièces curieuses du grammairien Palladas d’Alexandrie : une amertume toute pareille y respire. Palladas est mécontent de sa situation, chichement rémunérée par l’avarice des parents, et qui ne lui garantit aucune sécurité[42]. Mais il est plus consterné encore de voir s’écrouler autour de lui tout ce qui fut le support et la gloire de l’Hellénisme :

Les Grecs n’ont plus qu’une ombre de vie. La vie est pour eux comme un songe. Ils traînent une existence morte[43].

Et ailleurs :

Nous autres, Grecs, nous sommes des gens qui ne sont plus que cendres. Nos espérances sont sous terre, comme celles des morts. Car aujourd’hui tout est sens dessus dessous[44] !

Il s’essaie à lancer aux chrétiens quelques allusions malicieuses. Celle de l’épigramme 528 du livre IX[45] n’est pas d’une clarté parfaite. Palladas semble bien y railler la croyance chrétienne aux joies paradisiaques et aux tourments de l’enfer. Voici qui est plus net :

Si ce sont des « moines », demande-t-il ironiquement, pourquoi y en a-t-il tant ? Et s’il y en a tant, pourquoi sont-ils des solitaires ? Ô multitude de solitaires, qui fait de la solitude un mensonge[46] !

VII

La suprême résistance au christianisme, c’est dans les cercles philosophiques païens, celui d’Alexandrie et surtout celui d’Athènes, qu’elle s’essaya sans grand succès. Le néo-platonisme en resta jusqu’au bout le foyer le plus actif, nouvelle preuve des divergences profondes qui en dressaient les doctrines contre le dogme chrétien.

Ces luttes ne semblent pas avoir été bien virulentes à Alexandrie. La nécessité de recruter des élèves, dans une ville si fortement christianisée, dut incliner les professeurs à certaines concessions, et même à certaines compromissions. Damascius dit d’Ammonius, qui y enseignait aux alentours de 500 : « Ammonius, honteusement avide d’argent et ne regardant qu’à s’en procurer d’une façon quelconque, fit un arrangement avec celui qui surveillait alors (= l’évêque) sur la croyance prépondérante[47]. » — Quant à Hiéroclès, plus jeune qu’Ammonius, on a noté l’éclectisme complaisant avec lequel il admettait certaines idées chrétiennes, par exemple, la création ex nihilo, la notion de μετάνοια (conversion), de πρὸς θεὸν ἐπιστροφή (retour vers Dieu), de συνείδησις (conscience[48]). Il ne s’en attira pas moins, étant à Byzance, la disgrâce des maîtres du jour (οἱ κρατοῦντες[49]). Traduit devant un tribunal, il fut frappé de verges ; et comme le sang coulait en abondance de ses blessures, il en laissa tomber quelques gouttes dans le creux de sa main et les lança sur le juge, en lui criant : « Tiens, Cyclope ! bois du vin, puisque tu manges de la chair humaine ! »

L’École d’Athènes était autrement intransigeante et fanatique.

Elle avait été fondée par Plutarque « le Grand », qui la dirigea jusqu’en 432, et eut comme successeur son élève Syrianus, jusqu’en 450.

Puis ce fut le fameux Proclus qui, pendant trente-cinq ans, en fut l’âme.

Proclus se rattachait à la tradition de Jamblique plus qu’à celle de Plotin. Son biographe et successeur, Marinos de Napolis (en Samarie[50]), le dépeint comme un homme d’une grande piété, qui priait, jeûnait régulièrement, célébrait chaque mois les cérémonies de la Magna Mater, recevait des faveurs spéciales d’Asclépios et de Pan, et conservait fidèlement la tradition des pratiques théurgiques. À ces tendances mystiques, d’une puérilité parfois désolante, il associait une intelligence ordonnatrice, amie de la dialectique, experte à systématiser. Il fut le « scolastique » du néo-platonisme.

Dès vingt-huit ans, dans son Commentaire sur le Timée (88 c[51]), il posait de nouveau la question de la création de l’Univers : « Dans quelle intention, demandait-il aux chrétiens, Dieu, après une paresse d’une infinie durée viendra-t-il à créer ? Parce qu’il pense que c’est mieux ? Mais auparavant, ou il l’ignorait, ou il le savait ; dire qu’il l’ignorait, c’est absurde ; et s’il le savait, pourquoi n’a-t-il pas commencé auparavant ? »

L’ardeur combative de sa foi païenne lui valut un éloignement momentané d’Athènes. Il profita de ce demi-exil pour se mettre au courant des pratiques religieuses asiates, car il était avide de toutes les manifestations du divin[52].

L’idée de l’éternité du monde — nettement opposée à la conception judéo-chrétienne — fut celle autour de laquelle il organisa ses attaques[53]. Nous connaissons ses thèses par deux réfutations qu’en donne au vie siècle Jean Philoponos[54], grammairien et philosophe, lequel était un converti qui devint évêque d’Alexandrie, et fut finalement anathématisé pour ses tendances « monophysites », en 680. Proclus avait mis en forme dix-huit arguments tirés d’Aristote.

VIII

Après Proclus, l’École d’Athènes eut encore une quarantaine d’années de vie précaire et menacée.

En 529, Justinien, théologastre couronné, peu clément et parfois terrible aux dissidents, prit une mesure décisive que le chronographe Jean Malalas enregistre en trois lignes. Une ordonnance impériale interdit d’enseigner désormais, à Athènes, la philosophie et d’y interpréter les lois[55].

Les maîtres n’eurent d’autre parti à prendre que de se disperser. Un certain nombre passèrent en Perse, auprès du roi Chosroës-Noushirvan. Parmi eux, Simplicius, originaire de Cilicie, était regardé comme un des représentants les plus remarquables du néo-platonisme, dont il avait recueilli les traditions en écoutant Ammonius à Alexandrie, Damascius à Athènes. De retour dans cette dernière ville, n’ayant plus le droit d’enseigner, il écrivit des commentaires sur divers traités d’Aristote et sur l’Enchiridion d’Épictète. En plusieurs endroits, il s’y exprime assez vivement sur le compte des chrétiens. À la doctrine du pardon divin des péchés, il oppose celle du Gorgias sur le dommage encouru par le pécheur lui-même, quand il ne subit aucun châtiment[56]. Au culte chrétien « d’hommes morts » — c’est au Christ et aux saints qu’il songe — il oppose également la divinité du Ciel, incompatible avec cette funèbre liturgie, et dont les chrétiens devraient avoir le sentiment, puisqu’ils font du ciel la demeure de leur Dieu[57]. Mais c’est sur l’éternité du monde qu’il insiste avec le plus de force[58], non sans combattre nommément Philoponos ; et il proteste contre les vaticinations chrétiennes qui présentent comme prochaine la fin de l’univers[59].

L’École d’Athènes était frappée à mort. Depuis le début du vie siècle, elle avait d’ailleurs perdu toute vitalité[60]. Le coup brutal, porté par Justinien, fut décisif. Une lumière, déjà bien vacillante, acheva de s’éteindre.

Le long effort antichrétien dont nous avons retracé l’histoire en resta pour longtemps paralysé : « Le néoplatonisme meurt avec toute la philosophie et toute la culture grecque ; le vie et le viie siècle sont des moments de grand silence[61]. »


  1. Ép. xviii, 28.
  2. § 2 (Patrol. gr., 50, 536).
  3. Carmen xviiii, 59 et s. (Hartel, t. II, p. 120).
  4. Voy. p. 341
  5. Édit de 391 (Code Théod., xvi, 10, 10) ; Édit d’Aquilée, cette même année (xvi, 10, 11) ; Édit de 392 (xvi, 10, 12) ; Édit du 7 août 395 (xvi, 10, 13) ; Édit de 396 (xvi, 10, 14) ; Édit de 408 (xvi, 10, 19), etc.
  6. Références dans P. de Labriolle, Hist. de la litt. lat. chr., 2e  éd., p. 743 et dans Wissowa, Rel. und Kultus der Römer, 2e  éd., p. 100.
  7. Patrol. gr., 76, 508.
  8. Sat. I, v.
  9. I, 10.
  10. III, 2.
  11. Cl. Rutilius Namatianus, édition critique accompagnée d’une traduction française et d’un index. Paris, 1904, p. 254.
  12. « Carmine praeposito jam repetamus iter. »
  13. Il l’appelle an ingenious traveller (The history of the decline and fall of the roman Empire, Londres, 1838, t. V, p. 162). Ailleurs il le traite de « froid déclamateur » (Miscell. Works, Londres, 1814, t. V, p. 435).
  14. Miscell. Works, t. III, p. 250 et suiv.
  15. Vers 439 à 452.
  16. Μοναχός, au sens chrétien, apparaît pour la première fois dans le Commentaire d’Eusèbe de Césarée (mort vers 348) sur le psaume 67 (68) (τὸ γοῦν πρῶτον τάγμα τῶν ἐν Χριστῷ προκοπτόντων τὸ τῶν μοναχῶν τυγχάνει· σπάνιοι δέ εἰσιν οὗτοι : « la première catégorie de ceux qui progressent dans le Christ est donc celle des moines : mais ceux-ci sont rares »). C’est saint Jérôme qui l’a employé le premier sous sa forme latinisée monachus (monacha) : pour lui, le « moine n’est essentiellement celui qui est seul ; cf. Ép. 14, 6, ad Heliodorum (Patrol. lat., 22, 583) : « Interpretare vocabulum monachi, hoc est tuum ; quid facis in turba, qui solus es ? »
  17. Le sens de ce vers (Sive suas repetunt factorum ergastula poenas) reste assez douteux, et le texte lui-même n’est pas sûr. Ergastula peut signifier soit lieu de correction, « bagne », soit esclaves punis, détenus, forçats. Outre le sens ci-dessus, on pourrait entendre : « Cherchent-ils donc des ergastules, châtiments des crimes qu’ils ont commis ? »
  18. Vers 515-526.
  19. I, 295-312 ; I, 345-370 ; I, 380-398 ; II, 51-60 (plus, les passages cités ci-dessus).
  20. P. 281.
  21. P. 105.
  22. P. 393-416.
  23. Contra Vigilantium, § 2 : pro nefas ! episcopos sui sceleris dicitur habere consortes.
  24. I, § 2.
  25. Dans Code Théod., XII, i, 63 (loi de Valentinien et Valens, a. 365), il s’agit des curiales qui essayent de se dérober à leurs charges en se réfugiant chez les moines (voy. le commentaire de Godefroy, IV, 433) ; dans Code Théod., IX, xl, 16 (loi d’Arcadius et d’Honorius, a. 398), il s’agit d’interventions indiscrètes de clercs et de moines, qui prétendent soustraire per vim atque usurpationem certains condamnés aux peines qu’ils ont méritées, au lieu d’avoir recours à une provocatio légale (cf. Godefroy, III, 337).
  26. Voy. par ex. I, 67-68 ; I, 236 ; et ses invectives contre la race juive, I, 388 et s. (l’expression radix stultitiae enveloppe certainement une intention assez brutalement hostile à l’endroit de la religion chrétienne, greffée sur la juive).
  27. Ces griefs nous sont connus par saint Ambroise, Ép. lviii, 2-3 ; voy. aussi saint Augustin, Ép. xxxi, 5 ; saint Jérôme, Ép. cxviii, 5 ; saint Jean Chrysostome, Apol. de la Vie monastique.
  28. Voir p. 366.
  29. Cf. plus haut, p. 431.
  30. Voir p. 482.
  31. Voir p. 479.
  32. viii, 34 (Patrol. gr., 83, 1018).
  33. Ibid., viii, 69 : trad. Delehaye, dans les Origines du Culte des Martyrs, Bruxelles, 2e  éd., 1933, p. 413.
  34. Historia nova, ii, 29.
  35. iii, 2.
  36. Historia nova, V, xxiii, 3 (Corp. Script. Hist. Byzant., t. 30, éd. Bekker, p. 278 ; cf. éd. Mendelsohn, p. 244).
  37. Ibid., V, xli.
  38. IV, 59 (Corp. Byz., t. 30, p. 245).
  39. Zosime exagère quelque peu. Voy. ici p. 341.
  40. Cf. II, 29.
  41. Cf. t. 30, p. 52.
  42. Voy. P. de Labriolle, Les Satires de Juvénal, Paris, s. d., p. 251.
  43. Anthol. gr., X, 82 (Duebner, t. II, p. 267).
  44. Ibid., X, 90 (t. II, p. 88).
  45. T. II, p. 109.
  46. XI, 384 : trad. Dehèque, I, 446.
  47. Ap. Photius, fragm. de la Vita Isidori (éd. Hœschel, 1612, p. 1071).
  48. Cf. Praechter, dans la Byzant. Zeitschrift, t. 21 (1912), p. 1 et s.
  49. Valésius (Henri de Valois) a montré dans son édition d’Eusèbe, Hist. Eccl., vi, 7 (Patrol. gr., 20, 319, n. 11) que ces expressions vagues et méprisantes « la croyance prépondérante », les « hommes prépondérants » revenaient souvent sous les plumes païennes pour désigner les choses et les gens du christianisme.
  50. Éd. Boissonade, Biblioth. Firmin-Didot, Paris, 1862, surtout § 19 et 26.
  51. Éd. Diehl, Leipzig, 1903-1906, t. I, p. 288, l. 17 et s.
  52. Marinos, Vita Procli, 15 ; Proclus, Hypotyp. astron. pos., I, 4 (éd. Manitius, Leipzig, 1909).
  53. Suidas le traite à peu près de second Porphyre, Lexique, éd. Th. Gaisford, Oxford, 1834, p. 3097.
  54. Le traité Contre Proclus sur l’Éternité du Monde et le traité Contre les affirmations de Proclus relatives à l’Éternité du Monde : édition Rabe, Leipzig, 1899. Philoponos se plaçait à un point de vue presque strictement philosophique, opposant à Aristote et à Proclus la vraie pensée de Platon dans le Timée. Il consacra ensuite un opuscule spécial à la cosmogonie mosaïque (éd. Reichardt, Leipzig, 1897). — Notons qu’à la fin du ve s. Macrobe avait développé la thèse de l’éternité de l’Univers dans son Comm. sur le Songe de Scipion, 10.
  55. Corpus Script. hist. Byz., 15, p. 451.
  56. Comm. sur l’Enchiridion d’Épictète, 246 c (éd. Duebner, Theophrasti Characteresetc., Paris, 1840).
  57. De Caelo, 370, 29 (éd. J. L. Heiberg, Comment. in Arist. Graeca, vii).
  58. De Caelo, 117, 24 ; 88, 3.
  59. « Ils prétendent que les jours que nous vivons sont pour l’Univers les derniers. »
  60. Jules Simon, Hist. de l’École d’Alex., Paris, 1845, t. II, p. 585 ; Diehl, Justinien, p. 562.
  61. É. Bréhier, Hist. de la Philos., I, ii, p. 484.