La Révolte des anges/10

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 85-99).


CHAPITRE X


Qui passe de beaucoup en audace les imaginations de Dante et de Milton.



Maurice, tournant enfin la tête, vit la figure et, s’apercevant qu’elle bougeait, eut peur à son tour. Cependant Gilberte reprenait ses sens ; elle s’imagina que ce qu’elle venait de voir était quelque maîtresse que son amant avait cachée dans la chambre. À l’idée d’une telle trahison, enflammée de colère et de dépit, bouillant d’indignation et dévisageant sa rivale prétendue :

— Une femme, s’écria-t-elle… une femme nue, encore !… Tu me reçois dans une chambre où tu fais venir tes femmes, et, quand j’arrive, elles n’ont pas eu le temps de se rhabiller. Et tu me reproches d’être arrivée trop tard. Tu en as un front ! Allons, ouste, fais déguerpir ta grue… Tu sais, si tu voulais nous avoir toutes les deux ensemble, il fallait au moins me demander si ça me convenait…

Maurice, les yeux écarquillés et cherchant à tâtons sur la table de nuit un revolver qui n’y avait jamais été, souffla à l’oreille de son amie :

— Tais-toi donc ! ce n’est pas une femme… On n’y voit goutte… mais il me semble que c’est plutôt un homme.

Elle remit ses mains sur ses yeux et hurla de plus belle :

— Un homme ! D’où sort-il ? Un voleur !… un assassin !… Au secours ! au secours ! Maurice, tue-le ! tue-le !… Allume… Non ! n’allume pas !

Elle fit vœu mentalement, si elle échappait à ce péril, de brûler un cierge à la Sainte Vierge. Ses dents claquaient.

La figure fit un mouvement.

— N’approchez pas ! cria Gilberte, n’approchez pas !

Elle offrit au voleur de lui jeter tout ce qu’elle avait sur le guéridon d’argent et de bijoux, s’il consentait à ne pas bouger.

Parmi ses surprises et ses épouvantements, il lui vint l’idée que son mari, dissimulant ses soupçons, l’avait fait suivre, avait aposté des témoins, requis le commissaire de police. En une seconde, elle vit distinctement un long et douloureux avenir, l’éclat d’un scandale mondain, le mépris affecté, le lâche abandon de ses amies, les justes moqueries de la société, car enfin il est ridicule de se faire prendre. Elle vit le divorce, la perte de son rang et de sa situation. Elle vit son existence étroite et chagrine chez sa mère, où personne ne lui ferait la cour, car les hommes s’éloignent des femmes qui ne leur donnent pas la sécurité de l’état conjugal. Et pourquoi tout cela ? Pourquoi cette ruine, ce désastre ? Pour une bêtise, pour rien. Ainsi parla, dans un éclair, la conscience de Gilberte des Aubels.

— Ne craignez pas, madame, dit une voix très douce.

Elle fut un peu rassurée et trouva la force de demander :

— Qui êtes-vous ?

— Je suis un ange, répondit la voix.

— Vous dites ?…

— Je suis un ange ; je suis l’ange gardien de Maurice.

— Répétez !… Je deviens folle … Je ne comprends pas.

Maurice, sans comprendre davantage, était indigné. Ayant rajusté son pyjama, il sauta du lit et se montra couvert de fleurs. De sa main droite, armée d’une pantoufle, il fit un geste menaçant et dit d’une voix rude :

— Vous êtes un malotru… Faites-moi plaisir de sortir par où vous êtes venu.

— Maurice d’Esparvieu, reprit la douce voix, Celui que vous adorez comme votre créateur a placé auprès de chaque fidèle un bon ange, avec la mission de le conseiller et de le garder : c’est l’opinion constante des Pères : elle se fonde sur plusieurs endroits de l’Écriture ; l’Église l’admet unanimement, sans toutefois prononcer l’anathème contre ceux qui suivent un avis contraire. Vous voyez devant vous un de ces anges, le vôtre, Maurice. Je fus chargé de veiller sur votre innocence et de garder votre chasteté.

— C’est possible, répliqua Maurice ; mais sûrement vous n’êtes pas un homme du monde. Un homme du monde ne se permettrait pas d’entrer dans une chambre au moment où… Enfin, qu’est-ce que vous fichez là ?

— J’ai revêtu l’aspect que vous voyez, Maurice, parce que, devant agir désormais parmi les hommes, il me faut me rendre semblable à eux. Les Esprits célestes possèdent la faculté de s’envelopper d’une forme apparente qui les rend visibles et sensibles. Cette forme est réelle, puisqu’elle est apparente et qu’il n’y a de réalité au monde que les apparences.

Gilberte, maintenant tranquillisée, arrangea ses cheveux sur son front.

L’ange poursuivit :

— Les Esprits célestes prennent, à leur gré, l’un et l’autre sexe, ou tous les deux à la fois. Mais ils ne sauraient se déguiser à tout moment selon leur caprice et leur fantaisie. Leurs métamorphoses sont soumises à des lois stables, que vous ne sauriez comprendre. Ainsi, je n’ai ni le désir, ni la puissance de me transformer, sous vos yeux, pour votre amusement ou le mien, en lion, en tigre, en mouche, en copeau de sycomore, à l’exemple de ce jeune Égyptien, dont l’histoire fut trouvée dans un tombeau, ou bien de me changer en âne, comme fit Lucius avec la pommade de la jeune Fotis. Ma sagesse avait fixé par avance l’heure de mon apparition aux hommes ; rien ne pouvait la devancer ni la retarder.

Impatient de clarté, Maurice demanda pour la seconde fois :

— Enfin, qu’est-ce que vous êtes venu « fiche » ici ?

Joignant alors sa voix à celle de son amant :

— C’est vrai ! qu’est-ce que vous faites là ? demanda madame des Aubels.

L’ange répondit :

— Homme, prête l’oreille ; femme, entends ma voix ! Je vais vous révéler un secret d’où dépend le sort de l’univers. Me dressant contre Celui que vous considérez comme le créateur de toutes choses visibles et invisibles, je prépare la révolte des anges.

— Ne plaisantez pas, dit Maurice, qui avait la foi et ne souffrait pas qu’on se jouât des choses saintes.

Mais l’ange, d’un ton de reproche :

— Qui vous fait croire, Maurice, que je suis frivole et que je me répands en paroles vaines ?

— Allons donc ! fit Maurice, en haussant les épaules, vous n’allez pas vous révolter contre…

Il montra le plafond, n’osant achever.

Mais l’ange :

— Ne savez-vous point que les fils de Dieu se sont déjà révoltés et qu’un grand combat fut livré dans le ciel ?

— Il y a longtemps de cela, dit Maurice, en mettant ses chaussettes.

Alors l’ange :

— C’était avant la création du monde. Mais rien n’est changé depuis dans les cieux. La nature des anges n’est pas différente aujourd’hui de ce qu’elle était à l’origine. Ce qu’ils firent alors, ils peuvent maintenant le refaire.

— Non ! ce n’est pas possible : c’est contre la foi. Si vous étiez un ange, un bon ange, comme vous le prétendez, vous n’auriez pas l’idée de désobéir à votre créateur.

— Vous vous trompez, Maurice, et l’autorité des Pères vous condamne. Origène professe en ses homélies que les bons anges sont faillibles, qu’ils pèchent tous les jours et tombent du ciel comme des mouches. Peut-être êtes-vous tenté de récuser ce père, (si j’ose dire) malgré sa connaissance des Écritures, parce qu’il est exclu du Canon des Saints. En ce cas je vous rappellerai le deuxième chapitre de l’Apocalypse, où les Anges d’Éphèse et de Pergame sont réprimandés pour avoir mal gardé leur Église. Vous alléguerez sans doute que les anges dont parle ici l’apôtre sont proprement les évêques de ces deux villes, qu’il appelle anges à cause de leur ministère. Il se peut et j’y consens. Mais qu’opposerez-vous, Maurice, à l’opinion de tant de docteurs et de pontifes qui enseignent tous que les anges sont muables du bien au mal ? C’est ce qu’affirme saint Jérôme, dans son Épître à Damase

— Monsieur, dit madame des Aubels, retirez-vous, je vous en prie.

Mais l’ange ne l’entendit point et poursuivit :

— … Saint Augustin, De la vraie religion, chapitre xiii ; saint Grégoire, Morales, chapitre xxiv ; Isidore, …

— Monsieur, laissez-moi m’habiller ; je suis pressée.

— … Du souverain bien, livre premier, chapitre xii ; Bède, Sur Job, …

— Monsieur, je vous en prie…

— … Chapitre viii ; Damascenus, De la Foi, livre II, chapitre iii. Ce sont là, je crois, des autorités d’un poids suffisant ; et il ne vous reste plus, Maurice, qu’à reconnaître votre erreur. Ce qui vous a trompé, c’est que vous n’avez pas considéré ma nature, qui est libre, active et mobile, comme celle de tous les anges, et que vous avez uniquement regardé les grâces et les félicités dont vous me croyez comblé. Lucifer n’en reçut pas moins : il se révolta pourtant.

— Mais pourquoi vous révoltez-vous ? Pourquoi ? demanda Maurice.

— Isaïe, répondit l’enfant de lumière, Isaïe avait déjà demandé avant vous : « Quomodo cecidisti de coelo, Lucifer, qui mane oriebaris ? » Soyez instruit, Maurice ! Avant les temps, les anges se levèrent pour la domination des cieux. Le plus beau des séraphins s’est révolté par orgueil. Moi, c’est la science qui m’a inspiré un généreux désir de m’affranchir. Me trouvant auprès de vous dans une maison qui contient une des plus vastes bibliothèques du monde, j’ai pris le goût de la lecture et l’amour de l’étude. Tandis que, fatigué par les travaux d’une vie grossière, vous dormiez d’un sommeil épais, m’entourant de livres, j’étudiais, je méditais les textes tantôt dans une salle de la bibliothèque sous les images des grands hommes de l’antiquité, tantôt au fond du jardin, dans la chambre du pavillon qui précède la vôtre.

En entendant ces mots, le jeune d’Esparvieu éclata de rire et donna de grands coups de poing dans l’oreiller, signes certains d’une hilarité impossible à contenir.

— Ah ! ah ! ah ! C’est vous qui avez mis à sac la bibliothèque à papa et qui avez rendu fou ce pauvre père Sariette. Vous savez : il est devenu complètement idiot.

— Occupé, dit l’ange, à me former une intelligence souveraine, je ne me suis pas soucié de cet être inférieur ; et quand il a pensé mettre obstacle à mes recherches et troubler mes travaux, je l’ai puni de son importunité.

» Une certaine nuit d’hiver, dans la salle des philosophes et des sphères, je lui ai abattu sur la tête un livre d’un grand poids, qu’il essayait d’arracher à mes mains invisibles. Plus récemment, enlevant d’un bras vigoureux formé d’une colonne d’air condensé, un précieux manuscrit de Flavius Josèphe, je causai une telle frayeur à cet imbécile, qu’il s’en alla hurlant sur le palier et (pour emprunter à Dante Alighieri une forte expression) tomba comme un corps mort tombe. Il en fut bien récompensé, car vous lui donnâtes, madame, pour étancher le sang de ses blessures, votre mouchoir parfumé… C’est le jour, s’il vous en souvient, où, derrière une sphère céleste, vous échangeâtes avec Maurice un baiser sur la bouche.

— Monsieur ! fit en fronçant le sourcil madame des Aubels outrée, je ne vous permets pas…

Mais elle s’arrêta aussitôt, songeant que ce n’était pas le moment de se montrer trop exigeante à l’endroit du respect.

L’ange poursuivit impassible :

— J’avais résolu d’examiner les fondements de la foi. Je me suis attaqué d’abord aux monuments du judaïsme, et j’ai lu tous les textes hébreux.

— Vous savez donc l’hébreu ! s’écria Maurice.

— L’hébreu est ma langue natale : dans le paradis nous n’avons longtemps parlé que celle-là.

— Ah ! vous êtes juif : j’aurais dû m’en apercevoir à votre manque de tact.

L’ange, sans daigner entendre, reprit de sa voix mélodieuse :

— J’ai pénétré les antiquités orientales, la Grèce et Rome, j’ai dévoré les théologiens, les philosophes, les physiciens, les géologues, les naturalistes. J’ai su, j’ai pensé, j’ai perdu la foi.

— Comment ? vous ne croyez pas en Dieu ?

— J’y crois, puisque mon existence dépend de la sienne et que, s’il n’est plus, je tombe moi-même dans le néant. J’y crois comme les silènes et les ménades croyaient à Dionysos et pour les mêmes raisons. Je crois au Dieu des juifs et des chrétiens. Mais je nie qu’il ait créé le monde ; il en a tout au plus organisé une faible partie, et tout ce qu’il a touché porte la marque de son esprit imprévoyant et brutal. Je ne pense pas qu’il soit éternel ni infini, car il est absurde de concevoir un être qui n’est pas fini dans l’espace ni le temps. Je le crois borné et même très borné. Je ne crois plus qu’il soit le Dieu unique ; pendant fort longtemps, il ne le crut pas lui-même : il fut d’abord polythéiste. Plus tard, son orgueil et les flatteries de ses adorateurs le rendirent monothéiste. Il a peu de suite dans les idées ; il est moins puissant qu’on ne pense. Et, pour tout dire, c’est moins un dieu qu’un démiurge ignorant et vain. Ceux qui, comme moi, connaissent sa véritable nature l’appellent Ialdabaoth.

— Comment dites-vous ?

— Ialdabaoth.

— Qu’est-ce que c’est que ça, Ialdabaoth ?

— Je vous l’ai dit : c’est le démiurge que, dans votre aveuglement, vous adorez comme le dieu unique.

— Vous êtes fou. Je ne vous conseille pas de conter de pareilles bourdes à l’abbé Patouille.

— Je n’espère point, cher Maurice, percer les ténèbres épaisses de votre intelligence. Sachez seulement que je vais combattre Ialdabaoth avec l’espoir de le vaincre.

— Croyez-moi, vous ne réussirez pas.

— Lucifer ébranla son trône et tint un moment la victoire incertaine.

— Comment vous appelez-vous ?

— Abdiel pour les anges et les saints, Arcade pour les hommes.

— Eh bien ! mon pauvre Arcade, je regrette de vous voir tourner si mal. Mais avouez que vous vous moquez de nous. Je comprendrais à la rigueur que vous quittiez le ciel pour une femme. L’amour fait faire les plus grandes sottises. Mais vous ne me ferez jamais croire que vous, qui avez vu Dieu face à face, vous ayez trouvé ensuite la vérité dans les bouquins du père Sariette. Non, cela ne pourra jamais m’entrer dans la tête !

— Mon cher Maurice, Lucifer était face à face avec Dieu, pourtant il refusa de le servir. Quant à la sorte de vérité qu’on trouve dans les livres, c’est une vérité qui fait discerner quelquefois comment les choses ne sont pas, sans nous faire jamais découvrir comment elles sont. Et cette pauvre petite vérité a suffi à me prouver que Celui en qui je croyais aveuglément n’est pas croyable et que les hommes et les anges ont été trompés par les mensonges d’Ialdabaoth.

— Il n’y a pas d’Ialdabaoth. Il y a Dieu. Allons, un bon mouvement, Arcade ! renoncez à vos folies, à vos impiétés, désincarnez-vous, redevenez un pur esprit et reprenez votre emploi d’ange gardien. Rentrez dans le devoir. Je vous pardonne, mais qu’on ne vous voie plus.

— Je voudrais vous contenter, Maurice. Je me sens pour vous quelque tendresse, car mon cœur est faible. Mais ma destinée m’attire désormais vers les êtres capables de penser et d’agir.

— Monsieur Arcade, dit madame des Aubels, retirez-vous, je vous en prie. Cela me gêne horriblement d’être en chemise entre deux hommes. Croyez bien que je n’en ai pas l’habitude.