La Révolte des anges/13

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 122-132).


CHAPITRE XIII


Où l’on entend la belle archange Zita exposer ses superbes desseins et où l’on voit les ailes de Mirar mangées aux vers dans un placard.



Ainsi conversant, les deux anges avaient atteint le boulevard Rochechouart. À la vue d’une brasserie qui jetait sur la voie, dans la brume, une lumière dorée, Théophile se rappela soudain l’archange Ithuriel, qui, sous les dehors d’une femme belle et pauvre, habitait un méchant garni sur la Butte et venait chaque soir lire les journaux dans cette brasserie. Le musicien l’y rencontrait souvent. Elle s’appelait Zita. Il n’avait jamais eu la curiosité de connaître les opinions de cette archange. Mais elle passait pour une nihiliste russe et il la croyait comme Arcade athée et révolutionnaire. Il avait entendu tenir sur elle des propos étranges : on disait qu’elle était androgyne et que, le principe actif et le principe passif se réunissant en elle dans un équilibre stable, elle constituait un être parfait, qui trouvait en lui-même une entière et constante satisfaction, malheureux dans son bonheur d’ignorer le désir.

— Mais, ajouta Théophile, j’en doute beaucoup. Je la crois femme et sujette à l’amour, comme tout ce qui respire dans l’univers. Au reste, on l’a surprise, un jour, donnant des signes d’amante à un paysan robuste.

Il offrit à son compagnon de le présenter à elle.

Les deux anges la trouvèrent qui, seule, lisait. À leur approche, elle leva de grands yeux où dans de l’or liquide jaillissaient des étincelles. Ses sourcils formaient ce pli sévère, qu’on voit au front de l’Apollon pythien, son nez parfait descendait droit ; ses lèvres serrées imprimaient à tout son visage une moue hautaine. Ses cheveux fauves, à reflets ardents, se tordaient sous un chapeau noir, qui portait négligemment les restes dépenaillés d’un vaste oiseau de proie ; ses vêtements flottaient, sombres et sans forme. Elle appuyait son menton sur une petite main négligée.

Arcade, qui avait entendu parler naguère de ce puissant archange, lui témoigna une haute estime et une entière confiance, lui exposa sans tarder les progrès de son esprit vers la connaissance et la liberté, ses veilles dans la bibliothèque d’Esparvieu, ses lectures philosophiques, ses études de la nature, ses travaux d’exégèse, sa colère et son mépris, quand il avait reconnu les mensonges du démiurge, son exil volontaire parmi les hommes et son projet de fomenter la révolte aux cieux. Prêt à tout oser contre un maître cruel, qu’il poursuivait d’une haine inextinguible, il exprima sa joie profonde de rencontrer en Ithuriel un esprit capable de le conseiller et de le soutenir dans la grande entreprise.

— Vous n’êtes pas encore bien vieux dans la révolte, lui dit Zita en souriant.

Toutefois elle ne doutait ni de la sincérité, ni de la force de la résolution qu’il annonçait, et elle le félicitait de son audace intellectuelle.

— C’est ce qui manque le plus à notre peuple, dit-elle : il ne pense pas.

Et elle ajouta presque aussitôt :

— Mais sur quoi les intelligences pourraient-elles s’aiguiser dans un pays où le climat est doux et l’existence facile ? Ici même, où le besoin sollicite les esprits, rien n’est plus rare qu’un être pensant.

— Toutefois, répliqua l’ange gardien de Maurice, les hommes ont créé la science. Il importe de la faire pénétrer dans le ciel. Quand les anges posséderont des notions de physique, de chimie, d’astronomie, de physiologie, lorsque l’étude de la matière leur fera apparaître des univers dans un atome, et un atome dans des myriades de soleils, et qu’ils se verront perdus entre ces deux infinis, lorsqu’ils pèseront, mesureront les astres, en analyseront la substance, en calculeront les orbites, ils croiront que ces monstres obéissent à des forces que nuls esprits ne peuvent définir, ou qu’ils ont chacun leur démon topique, leur dieu indigète ; et ils concevront que les dieux d’Aldébaran, de Bételgeuse, de Sirius sont plus grands qu’Ialdabaoth. Lorsque, jetant ensuite un regard profond sur le petit monde auquel ils demeurent attachés, et creusant l’écorce de la terre, ils observeront la lente évolution des flores et des faunes et les rudes origines de l’homme qui, dans les abris sous roche et dans les cités lacustres, n’eut pas d’autre Dieu que lui-même, lorsqu’ils auront découvert que, unis, par les liens de l’universelle parenté, aux plantes, aux animaux, aux hommes, ils revêtirent successivement toutes les formes de la vie organique, depuis les plus simples et les plus grossières, pour devenir enfin les plus beaux des enfants du Soleil, ils reconnaîtront qu’Ialdabaoth, obscur démon d’un petit monde perdu dans l’espace, les abuse quand il les prétend sortis à sa voix du néant, qu’il ment en se disant l’Infini, l’Éternel et le Tout-Puissant, et que, loin d’avoir créé les univers, il n’en connaît ni le nombre ni les lois ; ils s’apercevront qu’il est semblable à l’un d’eux, ils le mépriseront et, secouant sa tyrannie, le précipiteront dans la géhenne où il a plongé ceux qui valaient mieux que lui.

— Puissiez-vous dire vrai ! fit Zita en soufflant la fumée de sa cigarette… Cependant ces connaissances, sur lesquelles vous comptez pour affranchir les Cieux, n’ont pas détruit le sentiment religieux sur la terre. Dans les pays où furent constituées, où sont enseignées cette physique, cette chimie, cette astronomie, cette géologie, que vous croyez propres à délivrer le monde, le christianisme a gardé presque tout son empire. Si les connaissances positives ont une si faible influence sur les croyances des hommes, il n’est pas probable qu’elles en exercent une plus grande sur les opinions des anges et rien n’est moins sûr que l’efficacité de la propagande par la science.

Arcade se récria.

— Quoi ! vous niez que la science ait porté des coups mortels à l’Église. Est-ce possible ? L’Église en juge autrement que vous. Cette science, que vous croyez sans pouvoir sur elle, elle la redoute, puisqu’elle la proscrit. Elle en condamne les exposés depuis les dialogues de Galilée jusqu’aux petits manuels de monsieur Aulard. Et ce n’est pas sans raison. Autrefois, composée de tout ce qu’il y avait de grand dans la pensée humaine, l’Église gouvernait les corps en même temps que les âmes et imposait par le fer et le feu l’unité d’obédience. Aujourd’hui son pouvoir n’est plus qu’une ombre et l’élite des esprits s’est retirée d’elle. Voilà l’état où la science l’a réduite.

— Peut-être, répliqua la belle archange, mais combien lentement ! avec quelles alternatives ! et au prix de quels efforts et de quels sacrifices !

Zita ne condamnait pas absolument la propagande scientifique ; mais elle n’en attendait pas des effets prompts et sûrs. Pour elle, il n’était pas question d’éclairer les anges : il s’agissait de les affranchir. À son avis, on n’exerce une forte action sur les individus quels qu’ils soient, qu’en éveillant leurs passions et en faisant appel à leurs intérêts.

— Persuader aux anges qu’ils se couvriront de gloire en renversant le tyran et qu’ils seront heureux quand ils seront libres, voilà ce qu’il y a de plus efficace à tenter ; et, pour ma part, je m’y applique de tout mon pouvoir. Ce n’est pas facile assurément parce que le royaume des cieux est une autocratie militaire, et qu’il n’y existe pas une opinion publique. Malgré tout, je ne désespère pas d’y déterminer un courant d’idées. Sans me flatter, personne ne connaît aussi bien que moi les différentes classes de la société angélique.

Zita, jetant sa cigarette, réfléchit un moment ; puis, dans le bruit des billes d’ivoire qui se choquaient sur le billard, le tintement des verres, la voix brève des joueurs annonçant leur point, la réponse monotone des garçons aux appels des clients, l’archange dénombra le peuple entier des esprits glorieux.

— Il ne faut pas compter sur les Dominations, les Vertus ni les Puissances, qui composent la petite bourgeoisie céleste. Je n’ai pas besoin de vous le dire, car vous n’ignorez pas plus que moi l’égoïsme, la bassesse et la lâcheté de la classe moyenne. Quant aux grands dignitaires, aux ministres, aux généraux. Trônes, Chérubins, Séraphins, vous les connaissez : ils laisseront faire. Soyons les plus forts, nous les aurons avec nous. Car si les autocrates ne se laissent pas facilement renverser, une fois tombés, toutes leurs forces se retournent contre eux. Il sera bon de travailler l’armée. Toute fidèle qu’elle soit, elle se laissera entamer par une habile propagande anarchiste. Mais notre plus grand et plus constant effort doit porter sur les anges de votre catégorie, Arcade, les anges gardiens, qui habitent la terre en si grand nombre. Ils occupent les plus bas degrés de la hiérarchie, sont, pour la plupart, mécontents de leur sort et plus ou moins imbus des idées du siècle.

Elle s’était déjà concertée avec les anges gardiens de Montmartre, de Clignancourt et des Filles-du-Calvaire. Elle avait conçu le plan d’une vaste association d’Esprits sur la terre, en vue de conquérir le ciel.

— Pour accomplir cette tâche, dit-elle, je me suis établie en France. Ce n’est pas que j’aie la sottise de me croire plus libre dans une république que dans une monarchie. Bien au contraire, il n’y a pas de pays où la liberté individuelle soit moins respectée qu’en France. Mais le peuple y est indifférent en matière de religion ; c’est pourquoi je ne serais nulle part aussi tranquille.

Elle invita Arcade à joindre ses efforts aux siens et ils se séparèrent à la porte de la brasserie, quand déjà le tablier de tôle descendait en grondant sur la devanture.

— Avant tout, dit Zita, il faut que vous connaissiez le jardinier Nectaire. Je vous mènerai un jour à sa maison rustique.

Théophile, qui avait dormi tout le long de la conversation, supplia son ami de venir fumer une cigarette chez lui. Il habitait tout proche, au coin de la petite rue de Steinkerque, qu’on apercevait, dévalant sur le boulevard.

Arcade verrait Bouchotte ; elle lui plairait.

Ils montèrent cinq étages. Bouchotte n’était pas encore rentrée. Il y avait une boîte de sardines ouverte sur le piano. Des bas rouges serpentaient sur les fauteuils.

— C’est petit, mais c’est gentil, dit Théophile.

Et, regardant par la fenêtre qui s’ouvrait sur la nuit rousse, pleine de lueurs :

— On voit le Sacré-Cœur.

La main sur l’épaule d’Arcade, il répéta plusieurs fois :

— Je suis content de te voir.

Puis, entraînant son ancien compagnon de gloire dans le couloir de la cuisine, il posa son bougeoir, tira une clef de sa poche, ouvrit un placard et, soulevant une toile, découvrit deux grandes ailes blanches.

— Tu vois, dit-il, je les ai conservées. De temps en temps, quand je suis seul, je vais les regarder, cela me fait du bien.

Et il essuya ses yeux rougis.

Après quelques instants d’un silence ému, approchant la bougie des longues pennes qui se dépouillaient, par endroits, de leur duvet :

— Elles se mangent, murmura-t-il.

— Il faut mettre du poivre, dit Arcade.

— J’en ai mis, répondit en soupirant l’ange musicien. J’ai mis du poivre, du camphre, des sels. Mais rien n’y fait.