La Révolte des anges/15

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Calmann-Lévy (p. 149-160).


CHAPITRE XV


Où l’on voit le jeune Maurice regretter jusque dans les bras d’une amante son ange perdu et où nous entendons M. l’abbé Patouille repousser comme abus et vanité toute idée d’une nouvelle révolte des anges.



C’était quinze jours après l’apparition de l’ange dans la garçonnière. Pour la première fois, Gilberte avait précédé Maurice au rendez-vous. Maurice était sombre, Gilberte maussade. La nature avait repris pour eux sa triste monotonie. Leurs regards, qu’ils échangeaient mollement, se tournaient sans cesse vers l’angle qui s’ouvrait entre l’armoire à glace et la fenêtre, où la forme pâle d’Arcade s’était formée naguère et qui, maintenant, ne montrait que la cretonne bleue de la tenture.

Sans le nommer (il n’en était pas besoin), madame des Aubels demanda :

— Tu ne l’as pas revu ?

Lentement, tristement, Maurice tourna la tête de droite à gauche et de gauche à droite.

— Tu as l’air de le regretter, reprit madame des Aubels. Pourtant, avoue-le : il t’a fait une peur affreuse et tu étais choqué de son incorrection.

— C’est vrai qu’il était incorrect, fit Maurice sans nul ressentiment.

Assise au milieu du lit, demi-nue, le menton sur les genoux et les mains jointes sur les jambes, elle regarda son amant avec une curiosité aiguë.

— Dis donc, Maurice, ça ne te dit plus rien de me voir seule ?… Il te faut un ange pour t’inspirer. C’est malheureux, à ton âge !…

Maurice sembla ne pas entendre et demanda gravement :

— Gilberte, est-ce que tu sens sur toi la présence de ton ange gardien ?

— Moi ? pas du tout. Je n’y ai jamais pensé, à mon… Et, pourtant, j’ai de la religion. D’abord, ceux qui n’en ont pas sont comme des bêtes. Et puis, on ne peut pas être honnête sans religion ; c’est impossible.

— Eh bien, oui, c’est cela, dit Maurice, les yeux sur les raies violettes de son pyjama sans fleurs ; quand on a son ange gardien, on n’y pense seulement pas. Et quand on ne l’a plus, on se sent bien seul.

— Alors, tu regrettes ce…

— C’est-à-dire que…

— Si ! si ! tu le regrettes… Eh bien, mon cher, un ange gardien comme celui-là, la perte n’en est pas grande. Oh ! non, il ne vaut pas cher, ton Arcade. Le fameux jour, pendant que tu lui achetais des frusques, il n’en finissait pas d’agrafer ma robe, et j’ai très bien senti sa main qui me… Enfin, ne t’y fie pas.

Maurice alluma une cigarette et demeura songeur. Ils parlèrent de la course cycliste de six jours au vélodrome d’hiver et du salon de l’aviation au cercle de l’automobile de Bruxelles, sans y trouver aucun divertissement. Alors, ils essayèrent de l’amour comme d’une distraction facile et ils réussirent à s’y absorber suffisamment, mais au moment même où elle eût dû garder une attitude plus participante et des sentiments plus mutuels, Gilberte s’écria, dans un soubresaut inattendu :

— Mon Dieu ! Maurice, que c’est donc bête de m’avoir dit que mon ange gardien me voit. Tu ne peux pas te figurer comme cette idée me gêne.

Maurice, déconcerté, rappela, d’une façon un peu brutale, son amante au recueillement. Elle déclara qu’elle avait des principes qui l’empêchaient d’accepter l’idée d’une partie carrée avec des anges.


Maurice aspirait à revoir Arcade et n’avait pas d’autre pensée. Il se reprochait amèrement d’avoir, en le quittant, abandonné sa trace, et il réfléchissait jour et nuit au moyen de le retrouver.

À tout hasard, il fit insérer dans la petite correspondance d’un grand journal un avis ainsi conçu : « Maurice à Arcade. Revenez. » Les jours se passèrent et Arcade ne revint point.


Un matin, à sept heures, Maurice alla entendre, à Saint-Sulpice, la messe de M. l’abbé Patouille, puis, comme le prêtre sortait de la sacristie, il l’aborda et lui demanda de l’écouter un moment. Ils descendirent ensemble les degrés de l’église et se promenèrent, sous le ciel clair, autour de la fontaine des Quatre-Évêques. Malgré le trouble de sa conscience et la difficulté de rendre croyable un cas si extraordinaire, Maurice conta comment son ange gardien, lui apparaissant, avait annoncé la résolution funeste de se séparer de lui et de fomenter une nouvelle révolte des esprits glorieux. Et le jeune d’Esparvieu demanda au respectable ecclésiastique le moyen de retrouver le céleste protecteur dont il ne pouvait supporter l’absence, et de ramener son ange à la foi chrétienne. M. l’abbé Patouille répondit, sur le ton d’une affectueuse tristesse, que son cher enfant avait rêvé, qu’il prenait pour la réalité une hallucination maladive, et qu’il n’est pas permis de croire que les bons anges peuvent se révolter.

— On se persuade, ajouta-t-il, qu’on peut mener impunément une vie de désordre et de dissipation. On se trompe. L’abus des plaisirs corrompt l’intelligence et trouble l’entendement. Le diable s’empare des sens du pécheur pour pénétrer jusque dans son âme. Il vous a abusé, Maurice, par de grossiers artifices.

Maurice soutint qu’il n’était pas du tout victime d’une hallucination, qu’il n’avait pas rêvé, qu’il avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles son ange gardien. Il insista :

— Monsieur l’abbé, une dame, qui se trouvait alors près de moi, et qu’il est inutile de nommer, l’a également vu et entendu. Et, de plus, elle a senti les doigts de l’ange qui se… qui s’égaraient sous… Enfin, elle les a sentis… Croyez-moi, monsieur l’abbé, rien n’est plus vrai, rien n’est plus réel, rien n’est plus sûr que cette apparition. L’ange était blond, jeune, très beau. Sa peau claire paraissait dans l’ombre comme baignée d’une lumière laiteuse. Il parlait d’une voix douce et pure.

L’abbé interrompit vivement :

— Cela seul, mon enfant, prouverait que vous avez rêvé. De l’avis de tous les démonologues, les mauvais anges ont la voix rauque et qui grince comme une serrure rouillée ; et alors même qu’ils réussissent à donner à leur visage quelque apparence de beauté, ils ne parviennent pas à imiter la voix pure des bons esprits. Ce fait, attesté par de nombreux témoignages, est de toute certitude.

— Mais, monsieur l’abbé, je l’ai vu ; il s’est assis tout nu dans un fauteuil sur une paire de bas noirs. Que faut-il vous dire de plus ?

L’abbé Patouille ne parut nullement ébranlé par cette affirmation :

— Je vous le répète, mon enfant, il faut rapporter au déplorable état de votre conscience ces illusions funestes, ces rêves d’une âme profondément troublée. Et je crois pouvoir discerner la circonstance occasionnelle qui a fait trébucher votre esprit chancelant. Cet hiver, vous êtes venu en de mauvaises dispositions, avec monsieur Sariette et votre oncle Gaétan, visiter dans cette église la chapelle des Anges, alors en réparation. On ne saurait trop rappeler, comme je le disais, les artistes aux règles de l’art chrétien ; on ne saurait trop leur imposer le respect des saintes Écritures et de leurs interprètes autorisés. Monsieur Eugène Delacroix n’a pas soumis son génie fougueux à la tradition. Il n’en a fait qu’à sa tête et il a exécuté dans cette chapelle des peintures sulfureuses, pour reprendre une expression connue, des compositions violentes, terribles, qui, loin d’inspirer aux âmes la paix, le recueillement, la quiétude, les jettent dans une sorte d’agitation pleine d’effroi. Les anges y montrent des visages irrités ; leurs traits sont farouches et sombres. On dirait Lucifer et ses compagnons méditant leur révolte. Eh bien, mon enfant, ce sont ces images qui, agissant sur votre esprit déjà affaibli et délabré par toutes sortes de désordres, y ont porté le trouble auquel il est en proie.

Maurice se récria :

— Oh ! non, monsieur l’abbé, non, non ! ne pensez pas que j’ai été troublé par les peintures d’Eugène Delacroix. Je ne les ai pas seulement regardées. Cet art-là m’est totalement indifférent.

— Enfin, mon cher enfant, croyez-moi ; il n’y a rien de vrai, rien de réel dans tout ce que vous venez de raconter. Votre ange gardien ne vous est point apparu.

— Mais, monsieur l’abbé, reprit Maurice, à qui le témoignage des sens inspirait une confiance absolue, je l’ai vu nouer les souliers d’une dame et enfiler la culotte d’un suicidé !…

Et, frappant du pied l’asphalte, Maurice attestait de la vérité de ses paroles le ciel, la terre, toute la nature, les tours de Saint-Sulpice, les murs du grand séminaire, la fontaine des Quatre-Évêques, le chalet de nécessité, le kiosque des fiacres et des taxis et le kiosque des autobus, les arbres, les passants, les chiens, les moineaux, la fleuriste et ses fleurs.

L’abbé avait hâte de terminer l’entretien :

— Erreur, fausseté, illusion que tout cela, mon enfant. Vous êtes chrétien ; pensez en chrétien. Un chrétien ne se laisse pas séduire par de vaines apparences. La foi le garde contre les séductions du merveilleux ; il laisse la crédulité aux libres penseurs ! Il n’est pas de bourdes qu’on ne leur fasse avaler. Mais le chrétien porte une arme qui dissipe les illusions diaboliques : le signe de la croix. Rassurez-vous, Maurice, vous n’avez pas perdu votre ange gardien. Il veille toujours sur vous. C’est à vous à ne pas lui rendre cette tâche trop difficile ni trop pénible. Bonjour, Maurice. Le temps va changer, car je sens à l’orteil une douleur cuisante.

Et M. l’abbé Patouille s’en alla, son bréviaire sous le bras, en boitant avec une dignité qui présageait un évêque.


Ce même jour, accoudés au parapet qui borde l’escalier de la Butte, Arcade et Zita contemplaient les fumées et les brumes qui s’élevaient au-dessus de la ville immense.

— L’esprit peut-il concevoir, dit Arcade, ce qu’une grande ville contient de douleurs et de souffrances ? Je crois que si un homme parvenait à se le représenter, l’horreur de cette vision serait telle qu’il tomberait foudroyé.

— Et pourtant, répondit Zita, tout ce qui respire dans cette géhenne aime la vie. C’est un grand mystère !

— Malheureux tant qu’ils existent, il leur est affreux de cesser d’être ; ils ne cherchent pas dans l’anéantissement une consolation ; ils n’y prévoient pas même de repos. Leur folie leur rend redoutable le néant même : ils l’ont peuplé de fantômes. Et voyez ces frontons, ces clochers, ces dômes et ces flèches qui percent la brume, surmontés d’une croix étincelante !… Les hommes adorent le démiurge qui leur a fait une vie pire que la mort et une mort pire que la vie.

Zita demeura longtemps pensive et dit enfin :

— Il faut, Arcade, que je vous fasse un aveu. Ce n’est pas le désir d’une justice plus juste ni d’une loi plus sage qui précipita Ithuriel sur la terre. L’ambition, le goût de l’intrigue, l’amour des richesses et des honneurs me rendaient insupportable la paix du ciel, et je brûlais de me mêler à la race agitée des hommes. Je vins et, par un art ignoré de presque tous les anges, je sus me faire un corps qui, changeant à mon gré d’âge et de sexe, me permit de connaître les fortunes les plus diverses et les plus étonnantes. Cent fois, je pris un rang illustre parmi les maîtres de l’heure, les rois de l’or et les princes des peuples. Je ne vous révélerai pas, Arcade, les noms fameux que je portai ; sachez seulement que je dominai par les sciences, les arts, la puissance, la richesse et la beauté, dans toutes les nations du monde. Enfin, il y a peu d’années, voyageant en France, sous la figure d’une célèbre étrangère, tandis que j’errais, un soir, dans la forêt de Montmorency, j’entendis une flûte qui disait les tristesses du ciel. Sa voix pure et douloureuse me déchira l’âme. Je n’avais encore rien entendu de si beau. Les yeux mouillés de larmes, la gorge pleine de sanglots, j’approchai et vis au bord d’une clairière un vieillard pareil à un faune, qui soufflait dans un tuyau rustique. C’était Nectaire. Je me jetai à ses pieds, baisai ses mains, ses lèvres divines, et m’enfuis…

Dès lors, sentant la petitesse des grandeurs humaines, lasse du néant tumultueux des affaires terrestres, humiliée de mon travail énorme et vain et proposant désormais un but plus haut à mon ambition, je levai les yeux vers ma patrie sublime et me promis d’y rentrer en libérateur. Je quittai mes titres, mon nom, mes biens, mes amis, la foule de mes adulateurs, et, devenue l’obscure Zita, travaillai dans l’indigence et la solitude à l’affranchissement des cieux.

— Moi aussi, dit Arcade, j’ai entendu la flûte de Nectaire. Mais qu’est-ce donc que ce vieux jardinier qui donne à un grossier tuyau de bois une voix si touchante et si belle ?

— Vous le saurez bientôt, répondit Zita.