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La Révolte des anges/24

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 274-277).


CHAPITRE XXIV


Embrassant les vicissitudes par lesquelles passa le Lucrèce du Prieur de Vendôme.



Léger-Massieu, successeur de Léger aîné, relieur, rue de l’Abbaye, vis-à-vis le vieil hôtel des abbés de Saint-Germain-des-Prés, où pullulent écoles maternelles et sociétés savantes, employait des ouvriers excellents, mais peu nombreux, et servait avec lenteur une clientèle ancienne et formée à la patience. Six semaines après avoir reçu le train de livres envoyé par M. Sariette, Léger-Massieu ne l’avait pas encore mis en main. Ce fut seulement au bout de cinquante-trois jours révolus que, ayant récolé ces livres d’après l’état dressé par M. Sariette, le relieur les distribua à ses ouvriers. Le petit Lucrèce aux armes du Prieur de Vendôme, ne figurant pas sur cet état, fut supposé provenir d’un autre client. Et comme il ne se trouvait mentionné sur aucune liste d’envoi, il resta enfermé dans une armoire d’où le fils de Léger-Massieu, le jeune Ernest, le retira subrepticement un jour et le coula dans sa poche. Ernest était amoureux d’une lingère du voisinage, nommée Rose. Rose aimait la campagne et se plaisait à entendre les oiseaux chanter dans les bois. Et pour se procurer les moyens de la mener dîner un dimanche à Chatou, Ernest céda le Lucrèce contre la somme de dix francs, au père Moranger, brocanteur rue Saint-X… qui n’était pas curieux de connaître l’origine des objets dont il faisait l’acquisition. Le père Moranger céda, le jour même, ce volume pour soixante francs, à M. Poussard, libraire en chambre dans le faubourg Saint-Germain. Celui-ci fit disparaître du titre le timbre qui trahissait la provenance de ce nonpareil exemplaire et le vendit cinq cents francs à M. Joseph Meyer, amateur bien connu, qui le céda incontinent pour trois mille francs à M. Ardon, libraire, qui l’offrit aussitôt au grand bibliopole parisien, M. R… qui le lui paya six mille et le revendit quinze jours après avec un honnête bénéfice à madame la comtesse de Gorce. Cette dame, bien connue dans la haute société parisienne, est ce qu’on appelait au xviie siècle une curieuse de tableaux, de livres et de porcelaines ; elle conserve dans son hôtel de l’avenue d’Iéna des collections d’objets d’art qui témoignent de ses connaissances variées et de son bon goût. Au mois de juillet, la comtesse de Gorce, étant dans son château de Sarville, en Normandie, l’hôtel de l’avenue d’Iéna, alors inhabité, reçut la visite nocturne d’un cambrioleur qu’on reconnut appartenir à la bande dite des Collectionneurs, qui volent spécialement les objets d’art.

D’après les constatations légales, le malfaiteur s’aida de la conduite de descente des eaux pour monter au premier étage, puis il enjamba le balcon et, avec une pince-monseigneur, fit sauter le volet d’une fenêtre, cassa un carreau de la croisée, fit jouer l’espagnolette et pénétra dans la grande galerie. Là, ayant fracturé plusieurs armoires, il prit les objets qu’il trouva à sa convenance, la plupart de petite dimensions et précieux, des boîtes en or, quelques ivoires du xive siècle, deux riches manuscrits du xve et un livre que le secrétaire de la comtesse désigna succinctement comme « un maroquin armorié » et qui n’était autre que le Lucrèce de la bibliothèque d’Esparvieu.

Le coupable, qu’on soupçonnait être un cuisinier anglais, ne fut pas retrouvé. Or, deux mois environ après le vol, un homme jeune, élégant, entièrement rasé, passant entre chien et loup dans la rue de Courcelles, vint offrir au père Guinardon le Lucrèce du Prieur de Vendôme. L’antiquaire le lui paya cent sous, l’étudia, en reconnut l’intérêt et la beauté et le mit dans la commode en bois de violette où il enfermait les choses précieuses.

Telles furent les vicissitudes par lesquelles passa, en une saison, cet objet charmant.