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La Révolte des anges/26

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 288-299).


CHAPITRE XXVI


Délibération.



Ce jour-là, convoqués par Arcade et Zita, les anges révoltés se réunirent sur les bords de la Seine, à la Jonchère, dans une salle de spectacle abandonnée et décrépite, que le prince Istar avait louée à un gargotier nommé Barattan. Trois cents anges se pressaient sur les gradins et dans les loges. Une table, un fauteuil et des chaises étaient placés sur la scène où pendaient les lambeaux d’un décor champêtre. Les murs, peints à la détrempe de fleurs et de fruits, salpêtrés et lézardés, tombaient par plaques. La vulgarité misérable du lieu rendait plus frappante la grandeur des passions qui s’y agitaient. Quand le prince Istar demanda à l’assemblée de former son bureau et de nommer d’abord un président d’honneur, le nom qui remplit le monde vint à la pensée de tous les assistants ; mais un respect religieux ferma les bouches. Et après un moment de silence, Nectaire absent fut élu par acclamation. Invité à prendre place au fauteuil entre Zita et un ange japonais, Arcade prit aussitôt la parole :

— Fils du ciel ! compagnons ! vous vous êtes affranchis de la servitude céleste ; vous avez secoué le joug de celui qu’on nomme Iahveh, mais à qui nous devons rendre ici son véritable nom d’Ialdabaoth, car il n’est pas le créateur des mondes, mais seulement un démiurge ignorant et barbare qui, s’étant emparé d’une infime parcelle de l’Univers, y a semé la douleur et la mort. Fils du ciel, je vous demande de dire si vous voulez combattre et détruire Ialdabaoth ? »

Une voix unique, faite de toutes les voix, répondit :

— Nous le voulons.

Et, plusieurs, parlant à la fois, juraient d’escalader la montagne d’Ialdabaoth, de renverser les murailles de jaspe et de porphyre et de plonger le tyran des cieux dans les ténèbres éternelles.

Mais une voix de cristal perça la sombre rumeur :

— Impies, sacrilèges, insensés, tremblez ! Le Seigneur étend déjà sur vous son bras redoutable.

C’était un ange fidèle qui, dans un élan de foi et d’amour, enviant la gloire des confesseurs et des martyrs, jaloux, comme son Dieu lui-même, d’égaler l’homme dans la beauté du sacrifice, s’était jeté au milieu des blasphémateurs pour les braver, les confondre et tomber sous leurs coups.

L’assemblée tourna vers lui sa fureur unanime. Les plus proches le frappèrent.

Il disait d’un accent vif et pur :

— Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu !

Un rebelle lui serra le cou et lui brisa dans la gorge les louanges du Seigneur. Il fut renversé, foulé aux pieds.

Le prince Istar le ramassa, le prit entre deux doigts par les ailes, puis se dressant comme une colonne de fumée, ouvrit un vasistas que nul autre n’aurait pu atteindre et fit passer l’ange fidèle au travers. L’ordre se rétablit aussitôt.

— Compagnons, reprit Arcade, maintenant que nous avons affirmé notre résolution, il nous faut rechercher les moyens d’agir et choisir les meilleurs. Vous aurez donc à examiner si nous devons attaquer l’ennemi de vive force ou s’il ne vaut pas mieux, par une longue et assidue propagande, gagner les peuples du ciel à notre cause.

— La guerre ! la guerre ! cria l’assemblée.

Et l’on croyait entendre le son des clairons et les roulements des tambours.

Théophile, que le prince Istar avait traîné de force à l’assemblée, se leva, pâle et défait, et dit d’une voix émue :

— Mes frères, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire. C’est l’amitié que j’ai pour vous qui m’inspire. Je ne suis qu’un pauvre musicien. Mais croyez-moi : vos desseins se briseront encore une fois contre la sagesse divine qui a tout prévu.

Théophile Belais s’assit sous les huées. Et Arcade reprit :

— Ialdabaoth prévoit tout : je ne le conteste pas. Il prévoit tout ; mais pour nous laisser notre libre arbitre, il agit à notre égard absolument comme s’il ne prévoyait rien. Il est à chaque instant surpris, déconcerté ; les événements les plus probables le prennent au dépourvu. Cette obligation où il s’est mis de concilier avec sa prescience la liberté des hommes et des anges le jette constamment dans des difficultés inextricables et des embarras terribles. Il ne voit jamais plus loin que le bout de son nez. Il ne s’attendait pas à la désobéissance d’Adam et il avait si peu pressenti la méchanceté des hommes, qu’il se repentit de les avoir faits, et les noya dans les eaux du déluge, avec tous les animaux auxquels il n’avait rien à reprocher. Pour l’aveuglement, il est comparable au seul Charles X, son roi préféré. Si nous gardons quelque prudence, il sera facile de le surprendre. Je crois que ces réflexions sont propres à rassurer mon frère.

Théophile ne répondit pas. Il aimait Dieu, mais il craignait le sort de l’ange fidèle.

Un des esprits les plus lettrés de l’assemblée, Mammon, n’était pas tout à fait rassuré par les réflexions de son frère Arcade.

— Songez-y, dit cet esprit : Ialdabaoth a peu de culture générale, mais il est soldat dans les moelles. L’organisation du Paradis est une organisation toute militaire, fondée sur la hiérarchie et la discipline. L’obéissance passive y est imposée comme une loi absolue. Les anges forment une armée. Comparez ce séjour avec les Champs-Élysées que vous peint Virgile. Dans les Champs-Élysées, tout est liberté, raison, sagesse ; les ombres heureuses conversent ensemble dans les bois de myrtes. Dans le ciel d’Ialdabaoth, il n’y a pas de population civile ; tout le monde est enrégimenté, immatriculé, numéroté. C’est une caserne et un champ de manœuvres. Songez-y !

Arcade répliqua qu’il fallait se représenter l’adversaire sous son véritable aspect, et que l’organisation militaire du paradis rappelait beaucoup plus les villages du roi Gléglé que la Prusse du grand Frédéric.

— Déjà, dit-il, lors de la première révolte, avant le commencement des temps, la bataille dura deux jours et le trône d’Ialdabaoth fut ébranlé. Le démiurge pourtant l’emporta. Mais à quoi dut-il sa victoire ? Au hasard d’un orage qui éclata durant le combat. La foudre, tombée sur Lucifer et ses anges, les abattit noirs et brisés. Ialdabaoth dut la victoire à la foudre. La foudre est son arme unique. Il en abuse. C’est au milieu des éclairs et des tonnerres qu’il promulgua sa loi. « Le feu marche devant lui », dit le Prophète. Or, Sénèque le Philosophe a dit que la foudre, en tombant, apporte du péril à un très petit nombre, à tous de la crainte. Cette remarque était vraie pour les hommes du premier siècle de l’ère chrétienne ; elle ne l’est plus pour les anges du xxe. Ce qui prouve que, en dépit de son tonnerre, il n’est pas bien fort, c’est la peur affreuse que lui fit une tour de brique crue et de bitume. Lorsque des myriades d’esprits célestes, munis des engins que la science moderne met à leur disposition, donneront l’assaut au ciel, pensez-vous, compagnons, que le vieux maître du système solaire, entouré de ses anges, armés comme au temps d’Abraham, pourra leur résister ? Les guerriers du démiurge portent encore, à cette heure, des casques d’or et des boucliers de diamant. Michel, son meilleur capitaine, ne connaît pas d’autre tactique que celle des combats singuliers. Il en est encore aux chars des pharaons et n’a jamais entendu parler de la phalange macédonienne.

Et le jeune Arcade prolongea longtemps le parallèle entre le bétail armé d’Ialdabaoth et les milices conscientes de la Révolution. On agita ensuite la question des ressources pécuniaires.

Zita affirma qu’on avait assez d’argent pour commencer la guerre, que les électrophores étaient commandés, qu’une première victoire donnerait du crédit.

La discussion se poursuivit, violente et confuse. Dans ce parlement angélique, comme dans les synodes des hommes, les vaines paroles coulèrent abondamment. Les tumultes devenaient plus vifs et plus fréquents à mesure qu’on approchait du vote. Il était hors de conteste que le commandement suprême serait remis à Celui qui avait levé le premier l’étendard de la révolte, Mais comme tous aspiraient à servir de lieutenants à Lucifer, chacun, en décrivant l’homme de guerre qu’il fallait préférer, faisait son propre portrait. C’est ainsi qu’Alcor, le plus jeune des anges rebelles, prononça ces paroles rapides :

— Heureusement que dans l’armée d’Ialdabaoth le commandement échoit à l’ancienneté. De cette manière, il y a peu de chance qu’il soit exercé par de grands foudres de guerre. Ce n’est pas par une longue obéissance qu’on apprend à commander ni par l’application aux menus détails qu’on se prépare à embrasser de vastes ensembles. Nous voyons dans les histoires ancienne et moderne que les plus grands capitaines furent des rois comme Alexandre et Frédéric, des aristocrates comme César et Turenne ou de mauvais militaires comme Bonaparte. Un homme de métier sera toujours inférieur ou médiocre. Camarades, donnons-nous des chefs intelligents, dans la fleur de l’âge. Un vieillard peut avoir gardé l’habitude de vaincre ; mais il faut être jeune pour l’acquérir.

Un séraphin philosophe remplaça Alcor à la tribune.

— La guerre ne fut jamais, dit-il, une science certaine ni un art défini. Toutefois le génie d’une race ou la pensée d’un homme s’y faisaient sentir. Mais comment définir les qualités nécessaires à un général en chef dans la guerre future, où il faudra considérer plus de masses et de mouvements que l’intelligence d’un homme n’en peut concevoir ? La quantité toujours croissante des moyens techniques, en multipliant à l’infini les causes d’erreur, paralyse le génie des chefs. À un certain degré d’expansion militaire, que les Européens nos modèles sont près d’atteindre, le chef le plus intelligent et le chef le plus ignare deviennent égaux par leur insuffisance. Un autre effet des grands armements modernes, c’est que la loi du nombre tend à s’y imposer avec une inflexible rigueur. En effet, il est certain que dix anges révoltés valent plus que dix anges d’Ialdabaoth ; il n’est plus certain du tout qu’un million d’anges révoltés vaillent plus qu’un million d’anges d’Ialdabaoth. Les grands nombres, dans la guerre comme ailleurs, annihilent l’intelligence et les supériorités individuelles au profit d’une sorte d’âme collective très rudimentaire.

Le bruit des conversations couvrit la voix de l’ange philosophe, qui termina son discours au milieu de l’indifférence générale.

La tribune retentit ensuite d’appels aux armes et de promesses de victoire. On y célébra l’épée qui défend les justes causes. Le triomphe des anges révoltés y fut vingt fois célébré par avance, aux applaudissements d’une foule en délire. Les cris de : « Vive la guerre ! » montèrent vers les cieux muets.

Au milieu de ces transports, le prince Istar se hissa sur l’estrade et le plancher gémit sous son poids.

— Compagnons, dit-il, vous voulez la victoire, et c’est un désir bien naturel. Mais il faut que vous soyez pourris de littérature et de poésie pour la demander à la guerre. L’idée de faire la guerre ne peut plus entrer aujourd’hui que dans des cervelles de bourgeois abrutis ou de romantiques attardés. Qu’est-ce que la guerre ? Une mascarade burlesque devant laquelle s’exalte stupidement le lyrisme des guitaristes patriotes. Si Napoléon avait eu une intelligence pratique, il n’aurait pas fait la guerre : mais c’était un rêveur, enivré d’Ossian. Vous criez : « Vive la guerre ! » Vous êtes des songe-creux. Quand deviendrez-vous des intellectuels ? Les intellectuels ne demandent pas la force et la puissance à toutes les rêveries qui constituent l’art militaire : tactique, stratégie, fortifications, artilleries et autres balivernes. Ils ne croient pas à la guerre qui est une fantaisie ; ils croient à la chimie, qui est une science. Ils savent l’art d’enfermer la victoire dans une formule algébrique.

Et, tirant de sa poche une petite bouteille qu’il montra à l’assemblée, le prince Istar s’écria avec un sourire triomphant :

— La victoire, la voilà !