La Reliure française/1

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D. Morgand & C. Fatout (p. 19-32).
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I


Exposer les qualités que l’on doit demander à une Reliure pour être bien faite, et non faire un « manuel », tel a été notre but dans ce premier chapitre. Nous passerons donc le plus rapidement possible sur cette première partie un peu aride et ingrate d’aborder l’histoire artistique et chronologique de la Reliure, industrie dans laquelle la France a promptement conquis la première place et s’y est maintenue avec une telle supériorité que nulle autre nation n’a pu depuis trois siècles parvenir à la lui disputer.

Les bibliophiles, en s’intéressant chaque jour davantage à la Reliure, sont devenus plus difficiles à satisfaire, et l’honneur des progrès accomplis ces dernières années leur revient pour une très-grande part. Puis, le nombre des bons Relieurs augmentant avec celui des amateurs, la rivalité ou pour mieux dire l’émulation a eu pour résultat de donner naissance à des œuvres tout à fait remarquables. Nous nous sommes donc proposé dans cette Étude, destinée aux bibliophiles, d’augmenter l’étendue de leur connaissances en matière de Reliure proprement dite, et de leur donner pour la décoration des livres la facilité de reconnaître à première vue l’époque à laquelle appartient une reliure quelconque qui leur tomberait sous les yeux.

Entrons immédiatement en matière, en suivant autant qu’il se peut l’ordre du travail.

Le livre vient d’être collationné, il est reconnu complet. Les lavages, encollages, restaurations, retouches ont été faits par une main expérimentée et discrète. Le voici dans l’atelier du Relieur.

Le livre sera replié avec soin et interfolié si l’on a la moindre crainte sur l’état ou la qualité de l’encre. Les encres mauvaises déchargent toujours, que le livre soit d’impression ancienne ou récente ; l’encollage même, qui semblerait devoir les fixer, ne le fait que d’une façon imparfaite. Il sera alors battu légèrement par petites fractions, un peu plus sur les marges que sur le texte ; les papiers à la forme ayant presque toujours sur les bords extrêmes plus épais, donnent des témoins plus forts que le centre de la page, puis le volume très-légèrement « pincé », plus mince sur le devant, a un aspect plus agréable.

On abîme un livre en le battant trop, en faisant revenir à fleur du papier les caractères, qui cessent d’être nets ; l’encre est écrasée, le papier lissé sans grain a perdu tout son charme. Nous ne parlerons pas du laminoir, qui ne doit jamais toucher un livre ancien ou une édition de luxe.

Dans certaines éditions modernes on ne manquera pas de joindre à la reliure le papier de brochure. La couverture est souvent ornée d’un dessin qui ne se retrouve pas reproduit dans le courant du volume, si le livre est illustré, l’œuvre du dessinateur devient incomplète. Ce cas est assez fréquent à l’époque du Romantisme, et ces dessins de couvertures sont souvent du plus vif intérêt.

Les gravures, placées bien dans leur ordre, ne seront jamais battues. Des relieurs, que nous ne nommons pas pour ne pas désobliger des confrères dont les œuvres sont pleines de bonnes qualités, n’ont perdu que depuis peu de temps cette déplorable habitude. Que d’épreuves superbes sont ainsi devenues médiocres, sinon mauvaises ! La pointe fine et élégante des maîtres du dix-huitième siècle ne peut surtout pas résister à ce barbare traitement.

Ajustée, mise à la grandeur, la gravure ne doit pas être collée au fond, elle doit être retenue à sa place à l’aide d’une petite bande de papier très-résistant appelée onglet, dont la première moitié est collée à la gravure et la seconde au cahier ou à la feuille, de façon à pouvoir être prise à la couture. Bien entendu, la gravure descendue au fond même du livre, et non pas seulement collée au bord de cet onglet. Ce travail est long, difficile lorsqu’il y a de nombreuses gravures ; mais un livre n’est bien qu’à cette condition. On n’a pas ainsi le désagrément de le voir s’ouvrir complétement dans les pages de texte, et beaucoup moins profondément si plusieurs planches se trouvent réunies auprès les unes des autres. Lorsqu’une ou deux pièces manquent dans un volume, il faut, si l’on désire l’avoir relié de suite, recommander au relieur de laisser un petit onglet à la place qu’elle devront occuper ; mais rien n’abîme plus une reliure que ces adjonctions de Suites que l’on a pris la coutume de faire après coup. Cette malheureuse habitude est devenue, chez certains collectionneurs, une véritable manie ; ces amateurs ne devraient jamais donner à leurs livres d’autre enveloppe que le classe-feuille à tringle des négociants ; ils pourraient au moins s’offrir chaque matin le plaisir de faire passer leurs gravures d’un exemplaire dans un autre.

Le livre sera cousu sur nerfs ; cela n’est pas indispensable pour les volumes très-minces, mais cela est toujours préférable, l’idéal de la Reliure étant à notre avis que si, pour un motif quelconque, accident ou caprice, le livre devait être dérelié, il se retrouve autant que possible intact, sans blessures dans les fonds. Si avec cela les marges ont été respectées, l’exemplaire peut redevenir aussi beau, tandis qu’un livre mal relié est à peu près perdu.

Les beaux exemplaires des ouvrages du dix-huitième siècle, si recherchés aujourd’hui, sont très-rares parce qu’ils ont été pour la plupart massacrés à la reliure. Une reliure est un habit ; si riche que soit un vêtement, il a d’abord et surtout pour but la conservation du livre.

Que le corps d’ouvrage soit serré, solide, « bien compris », comme celui des livres du dix-septième siècle, mais avec plus de fini et d’élégance. C’est en s’inspirant de la manière de faire de cette époque que le doyen des bons Relieurs modernes, M. Trautz-Bauzonnet, s’est acquis une réputation aussi grande que légitime. Il s’est attaché surtout, et avec raison, à conserver à la reliure cette solidité de corps d’ouvrage qui a fait de tout temps la renommée des vieux artistes français, dont la tradition, un instant brisée après Derome par la tourmente révolutionnaire, fut reprise par Thouvenin et continuée par Bauzonnet ; il a su se garder de la pernicieuse influence qu’a exercée Capé sur la Reliure moderne par une recherche d’extrême élégance qui paraît l’avoir seule préoccupé, dans ces reliures si élégantes mais si fragiles qu’après vingt années seulement d’existence beaucoup d’entre elles sont déjà fatiguées, presque mortes avant d’avoir vécu. M. Trautz semble aujourd’hui à la plupart d’entre nous, par l’irrégularité de sa dorure, un artisan d’un autre âge, égaré au dix-neuvième siècle ; mais s’il a les défauts des anciens, il en a aussi bien souvent les charmes[1].

D’autres relieurs, non sans talent, au lieu de remonter aux sources mêmes, ont copié, contrefait sa reliure, exagérant les légers défauts dont personne n’est exempt, sans parvenir à s’assimiler ses grandes qualités.

Lorsqu’on étudie un objet d’art quel qu’il soit, ancien ou moderne, c’est pour s’en inspirer ; il faut bien se garder de le copier servilement ; il n’y a pas d’art là où il n’y a pas de personnalité !

Le plus difficile en reliure, comme en toute chose de ce monde, c’est de garder le juste milieu. On faisait en général, il y a vingt ans, deux genres de reliures : les unes lourdes, grossières, en même temps que flasques et molles, trop lâches de corps d’ouvrage, mais solides en réalité quand elles étaient cousues à nerfs ; les autres élégantes, finies en ce qui frappait les yeux, solides en apparence, mais aussitôt brisées qu’ouvertes. « Il nous faut, dirent avec raison les bibliophiles, des volumes de construction p lus sérieuse. » On se mit donc à coudre les volumes à nerfs et, revenant aux méthodes primitives, à coller des parchemins sur les dos, qui devinrent solides, résistants, et conservèrent la souplesse nécessaire, la couture soignée permettant aux cahiers de se développer régulièrement et sans fatigue au moment de l’ouverture, puis le parchemin forçant le dos à reprendre sa forme quand on refermait le livre. Il ne restait plus qu’à perfectionner les détails : on était rentré dans la bonne voie. On faisait bien ; on voulut faire mieux, plus dur encore. L’amateur faisant autorité, il fallait le satisfaire, et le relieur de coller papier sur papier, de tendre outre mesure les ficelles qui maintiennent les cartons. « Plus dur encore ! — Mais ne craignez-vous pas que le volume ne s’ouvre plus ? — Allez toujours ! » L’amateur, enfin satisfait, emporte en triomphateur la reliure qu’il a rêvée[2].

Voyez-le montrer à un visiteur un livre de sa bibliothèque ; il le saisit de la main droite, puis de la gauche presse fortement, plus fortement encore l’extrémité du dos : la coiffe résiste, un sourire de satisfaction illumine son visage. Il place alors le volume sur la table, et au lieu d’entendre ce choc sonore et agréable à l’oreille que produit une bonne vieille reliure en se posant d’elle-même bien à plat, vous voyez avec surprise le livre tourner sur lui-même. « Regardez, s’écrie l’amateur, comme il est ovale ! comme il fait l’œuf ! » Enfin le livre s’est arrêté. Il soulève alors avec un effort affecté le carton, qui consent à se lever de quelques centimètres. « C’est du délire, hein, mon cher ! Quelle reliure ! Il n’y a décidément que maître X… qui vous bâtisse un livre comme cela ! — Mais, faites-vous observer, c’est un livre. — Et un fameux ! il n’y en a que deux exemplaires de connus. — Pardon, ajoutez-vous timidement, je voulais dire : Puisque c’est un livre, ne devrait-il pas s’ouvrir ? »

Malheureux ! qu’avez-vous fait ? Le bibliophile vous jette un regard indéfinissable : vous êtes pour lui un homme jugé ; vous ne serez jamais qu’un profane, indigne d’apprécier une reliure bien faite. Le but a été dépassé, et si l’on persévère dans cette manière, d’ici deux ans le comble de l’art sera de faire un livre qui se ferme, mais ne s’ouvre pas. Que le dos soit ferme et la coiffe résistante, rien de mieux ! que le livre soit plutôt bombé que creux au milieu, très-bien ! qu’il reste fermé et ne bâille pas, parfait ! Mais cela ne constitue pas les seules qualités que l’on doit exiger d’une reliure, et c’est surtout dans ce qui échappe à un premier examen qu’il faut se montrer difficile.

Toutes les opérations successives du corps d’ouvrage devront être faites lentement, c’est-à-dire en laissant un intervalle de plusieurs jours, quelquefois même de plusieurs semaines, entre chaque partie du travail. Le livre en cours d’exécution ne doit jamais être abandonné à lui-même ; il faut toujours qu’il soit pressé ou chargé. C’est ainsi que l’on obtient une reliure bien en main et pas soufflée. Telle reliure, charmante derrière une vitrine, ne supporte pas l’examen ; dès que l’on y touche, on s’aperçoit qu’il n’y a le plus souvent que l’enveloppe, l’épiderme, et au-dessous, rien.

Il faut veiller à ce que le volume soit rogné d’équerre, en laissant toujours des témoins s’il n’a jamais été relié (dans le cas contraire, il faut se borner à corriger sans chercher la perfection des tranches), le respect absolu des marges étant le premier des soins. La gouttière donnera à l’œil la répétition de la rondeur du dos qui doit être seulement demi-rond. La grosseur des cartons sera proportionnée au format ; les chasses seront bien égales ; trop grandes, le livre prend l’apparence d’une boîte ; trop petites, la tranche ne serait plus isolée, protégée ; la reliure semblerait fatiguée et tombée. Les mords devront être francs, nets, offrant au carton une place qui lui permette de fonctionner sans saillir ni rentrer. La construction d’une reliure exige des soins de tous les instants ; tout est détail, mais tous les détails sont également importants.

Le maroquin, dont la couleur sera claire ou foncée, triste ou gaie, selon la nature de l’ouvrage, ne doit pas être trop aminci ; cela enlève toute solidité aux angles qui supportent à eux seuls presque tout le frottement.

Une reliure artistique n’est pas un paroissien ordinaire que l’on use et renouvelle comme un objet de toilette ; elle doit donc être comprise d’une tout autre façon, et il ne faut pas trop sacrifier à l’élégance !

Le livre fini doit être brillant, plus ou moins écrasé selon les goûts, mais laissant voir le grain du maroquin qui doit avoir conservé le même aspect dans toutes ses parties et ne pas avoir été fatigué.

Le véritable amateur ne manque jamais d’ailleurs d’exercer une surveillance judicieuse sur la confection de son livre, et d’exiger que toutes ces conditions de premier ordre soient scrupuleusement remplies. Puis, quand viendra le moment de le décorer, il aidera au bon résultat en faisant dans les bibliothèques publiques des recherches de modèles, ou, s’il est l’heureux propriétaire de belles reliures anciennes, en les confiant à son relieur, qui pourra les étudier à son aise pour les reproduire ou tout au moins s’en inspirer.

Il ne faudrait cependant pas pousser trop loin cette surveillance du travail et aller jusqu’à imiter un bibliophile connu, en envoyant dépêche sur dépêche à un artiste qu’il avait chargé de faire des dessins pour l’illustration d’un livre favori. « Je crois que le bras élevé ferait bien », disait la première missive. — « Décidément je préfère le bras plié et la main sur la poitrine », portait la seconde. Nous n’avons pas eu connaissance de la troisième ; mais que dire de la quatrième : « Mettez la main où vous savez » ! L’admirateur, le collectionneur des Contes de la Fontaine se révélait tout entier ; il venait de confier au télégraphe avec une légère variante le dernier vers de l’Anneau d’Hans Carvel !

Le modèle de décoration une fois choisi, il reste à l’exécuter. La première des qualités de la dorure est la rectitude, la correction de l’exécution, puis le brillant, la force et l’éclat de l’or.

Tous les fers employés sur un même plat doivent être également enfoncés ; mais quoi de plus contraire à la raison que de demander de la dorure également profonde dans tous les genres ? Autant les fers pleins des Aldes, tous les fers donnant beaucoup d’or, gagneront en aspect, en reflets, autant les fers légers deviendront pâteux et lourds. Que demande-t-on d’abord à l’épreuve d’une gravure ? De la netteté. Soyons logiques, et ayons en dorure la même appréciation. Le Gascon enfonçait-il, lui, le délicat par excellence ? Il faut donc que la dorure soit mâle et nourrie, mais non pâteuse et lourde.

Quant au choix de la décoration, nous allons dire en quelques lignes tout notre avis à cet égard. Nous prions à l’avance le lecteur dont nous choquerions les habitudes de ne voir, dans l’ardeur avec laquelle nous exprimons nos idées, que l’expression de notre amour pour notre art, la sincérité de convictions fondées sur une longue pratique de la Reliure, et des études toutes particulières de cette branche si intéressante de notre industrie nationale.

Si la fortune nous permettait de former un jour la collection de nos rêves, elle serait choisie parmi les belles impressions de tous les siècles dans des reliures de leur temps. Si nous faisions reproduire une reliure ancienne, ce serait toujours sur un livre de la même époque ou traitant de l’art de cette époque, préférant à un Antoine Vérard de 1498 richement relié au dix-huitième siècle, comme celui de la Bibliothèque nationale, un Daphnis de 1718 habillé par le même relieur, le livre du quinzième siècle eût-il cent fois plus de valeur, et des romantiques sortant des mains de Bauzonnet à des livres gothiques aussi rares que précieux sur lesquels il aurait poussé des fers du dix-septième siècle. Pour des exemplaires de choix des livres récemment publiés, nous demanderions aux relieurs une décoration nouvelle, et non des copies d’anciennes reliures, à moins que le livre ne soit une réimpression.

Les relieurs n’ont pas cherché une autre voie parce qu’ils n’y ont pas été engagés, et qu’il est de mode aujourd’hui de ne trouver bien que les reliures anciennes. Après avoir regardé avec indifférence pendant de longues années les œuvres des relieurs anciens, on s’est pris tout à coup pour eux d’une passion folle, irraisonnée ; on admire telle reliure parce qu’elle est ancienne, et l’admiration n’a plus de bornes si ce volume a fait partie de la collection d’un amateur célèbre. Il y a un choix à faire, et les anciens n’ont pas produit que des merveilles !

Certes le nombre des amateurs d’élite dont l’éducation artistique est des plus complètes augmente heureusement chaque jour ; mais combien d’autres encore hésitent à payer un prix modique des œuvres que l’on couvrirait d’or si elles avaient essuyé déjà le feu des enchères !

Il est inutile de chercher, vous ne ferez pas mieux que les anciens, dit-on ; mais, encore une fois, il ne s’agit pas que de faire mieux, il faut faire aussi bien qu’eux, autre chose !

Si de Thou, qui dans sa jeunesse avait connu Grolier et admiré à son aise sa merveilleuse collection de livres, de Thou, le célèbre amateur, sous le patronage duquel s’est placée avec raison la Société des bibliophiles français, avait dédaigné les recherches de décoration nouvelle des relieurs de son temps, il aurait imposé aux Èves, qui, dit-on, relièrent ses livres, la reproduction des Grolier ou des Maioli. Si plus tard Mazarin, Fouquet ou Séguier, n’avaient pas accepté la révolution faite par le Gascon ; si les amateurs à la fin du dix-septième siècle n’avaient pas encouragé le genre des Boyet, tant apprécié aujourd’hui ; si enfin on avait, au dix-huitième siècle, bafoué les essais des Padeloup et des Derome, nous étions condamnés aux Grolier à perpétuité ! Mais ces illustres bibliophiles vivaient dans le milieu artistique de leur temps, et s’ils aimaient plus particulièrement les livres, ils s’intéressaient à toutes les branches de l’art à leur époque, et lui empruntaient l’ornementation de leurs reliures.

Il faut donc faire des choses anciennes et du temps sur des livres anciens, du nouveau sur les livres modernes.

Avant d’aborder la partie historique de la Reliure, il est indispensable de parler de la mosaïque, procédé à l’aide duquel on a obtenu des effets merveilleux.

La mosaïque doit être une application de cuir, et non une incrustation comme la marqueterie. Il se produisit, sur les couvertures où l’on a cru pouvoir employer la méthode de l’incrustation, un effet auquel on aurait dû s’attendre. Le cuir, avec le temps, se dessèche et se retire. Il resta donc entre le fond découpé et la partie incrustée un vide ; le filet d’or qui cachait le raccord fut brisé promptement et détruit : le résultat final déplorable.

Le procédé d’application n’est pas non plus sans inconvénient. Les ornements terminés en pointe se décollent quelquefois, mais le remède est facile et le dessin est intact ; tandis que dans l’autre méthode le dessin se détruit, les morceaux éclatent et se perdent, puis les vers trouvent des galeries toutes prêtes pour leurs promenades dévastatrices.

Quelques doreurs modernes ont tenté de placer le filet à cheval sur les deux cuirs, au lieu de contourner la mosaïque. L’intention est excellente, mais cela ne permet pas une exécution savante où l’on sente la forme venir sous l’outil ; puis la mosaïque est employée forcément trop mince, le maroquin en est sans grain et ressemble autant à du papier qu’à du cuir.

L’usage de la mosaïque de cuir ne devint général qu’au dix-septième siècle ; ce n’était pas une nouveauté cependant, et nous aurons l’occasion de parler, dans le cours de cette Étude, de volumes du seizième siècle qui sont enrichis de mosaïque de cuir rapporté.

Ce fut par le procédé d’incrustation, déjà connu depuis longtemps, mais rarement employé, que maître le Gascon enrichit ses reliures de compartiments de diverses nuances ; aussi elles ont beaucoup souffert du temps. Tandis que certaines de ses dorures sans mosaïque sont encore d’une fraîcheur extraordinaire, les beaux entrelacs qui forment et entourent les compartiments de couleur sont presque toujours crevassés et noirs ; des morceaux entiers sont perdus. Les tentatives de restauration ont été dans un grand nombre de cas maladroites, et une partie de l’œuvre de cet artiste est ainsi à peu près détruite. On ne saurait trop déplorer qu’il n’ait pas connu le procédé d’application, qui nous aurait conservé intactes toutes ses œuvres ravissantes.

Le procédé d’application date de la fin du dix-septième siècle ; on commençait à employer le cuir aminci pour les pièces du titre, qui tranchaient ainsi sur le maroquin de la couverture.

Les mosaïques du dix-huitième siècle furent faites par cette nouvelle méthode chez les Padeloup, les Derome, les Dubuisson, etc. ; l’incrustation des cuirs ne se retrouve plus guère que dans les productions baroques des Monnier et sur les couvertures à découpages, où l’on mélangea aux maroquins l’écaille, le talc, les papiers métalliques : essais bien vite abandonnés, et qui ne donnèrent que des œuvres du plus m auvais goût.

Les effets de coloration variée étaient presque toujours obtenus dans les ornements de la Renaissance à l’aide d’une pâte-vernis liquide, dont l’éclat et la fraîcheur devaient être merveilleux à l’origine. Avec le temps, ces entrelacs, ces arabesques se fendillaient, éclataient ; et comme la pâte formait une couche assez épaisse, les cassures aux arêtes vives blessaient les livres voisins en bibliothèque.

On a connu aussi de bonne heure, pour obtenir des couleurs sur des veaux, l’emploi des acides mordants. Ce procédé, avec lequel on fit au dix-huitième et au dix-neuvième siècle tant de plats imitant le marbre, les agates, est une invention diabolique ; le cuir, brûlé, désagrégé, ne tarde pas à tomber en poussière. Les veaux dits racinés eurent moins à souffrir, les acides employés étant très-étendus d’eau. Ce sont, du reste, des procédés de reliure courante, et il ne fut jamais rien fait de sérieux de cette manière.



  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, la mort a enlevé notre excellent confrère, en novembre 1879.
  2. L’amateur savait-il que, pour arriver à contenter cette exigence outrée, on n’allait pas hésiter à employer un procédé barbare, qui consiste à tremper de longues heures le dos de colle pour frotter ensuite les cahiers, réduits à l’état de pâte, avec un instrument de fer ? Le dos devient alors un bloc, un monolithe de carton-pierre ; mais les fonds, que sont-ils devenus ? Ils sont coupés, détruits !