La Renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France/02

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La Renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 872-905).
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LA RENONCIATION
DES
BOURBONS D'ESPAGNE
AU TRONE DE FRANCE

II.[1]
LA SECONDE PENSÉE DE LOUIS XIV. — RÉSISTANCE DE PHILIPPE V. SA RÉSOLUTION DÉFINITIVE.


VI

Bien que Louis XIV, ainsi qu’on l’a vu précédemment, ne partageât en rien les illusions de Philippe, et qu’il considérât ses prétentions comme absolument chimériques, il voulut essayer d’en tirer parti et tenter un suprême effort dans l’intérêt des deux monarchies.

Le vieux roi était un joueur trop expérimenté pour ne pas savoir que la partie peut se rétablir par un coup heureux, au moment où on la croit perdue, et pour l’abandonner avant d’avoir joué toutes les caries, bonnes ou même douteuses, que maniaient, avec une savante dextérité, ses mains habiles. Tandis qu’il prenait soin de désabuser son petit-fils et de lui faire comprendre, par les avis péremptoires de son représentant en Espagne, qu’il ne pouvait attendre aucune concession de ses ennemis, il plaidait énergiquement sa cause à Utrecht, et particulièrement à Londres. Après tout, le sacrifice, auquel voulaient bien consentir sa tendresse pour son aïeul et son amour pour le repos de l’Europe, n’était-il pas purement conditionnel ? N’avait-il pas le droit de demander, d’imposer même de larges compensations ? Il ne refuserait pas certainement à l’Angleterre les avantages qu’elle demandait pour son commerce ; mais pouvait-elle exiger absolument qu’il abandonnât toutes les Indes, toute l’Italie, dont plusieurs places importantes étaient encore sous sa domination, la moitié de son empire, en un mot, au moment où la fortune lui prodiguait ses faveurs, au moment où elle venait de lui soumettre, après la belle et décisive victoire de Villaviciosa, tout le territoire de la Péninsule, sauf quelques villes de la Catalogne, où elle venait de raffermir les bases chancelantes de son trône ? Le roi de France avait-il entre les mains les moyens de l’y contraindre ? Et en supposant que ce jeune prince, refusant de conserver une monarchie ainsi réduite et déshonorée, de porter plus longtemps une couronne mutilée, optât pour celle de France, était-il admissible qu’après avoir régné douze ans en Espagne, il revint à Versailles prendre simplement son rang parmi les fils de France et y attendre, tandis que son neveu, quoique faible et maladif, vivait encore. « la succession incertaine » de son aïeul ? Pouvait-on lui imposer cette humiliation ? N’était-elle pas indigne du noble pays dont l’assistance chevaleresque allait rendre la paix au monde ? Une solution si mesquine et si dure amoindrirait assurément une œuvre si magnifique et si généreuse !

Contre toute attente, les ministres de la reine ne se montrèrent point insensibles à ce langage. Au lieu d’y opposer, ainsi que le craignait Louis XIV, les exigences impitoyables de leurs alliés et de s’en tenir uniquement à l’option pure et simple qu’ils avaient demandée tout d’abord, ils produisirent inopinément, le 16 mai, un nouveau projet qui surprit vivement le vieux monarque, charma un instant ses regards par de douces perspectives, et modifia brusquement ses résolutions. Dès le surlendemain, il en rendit compte lui-même au marquis de Bonnac :

« J’ai tellement rejeté la proposition qui m’avait été faite d’obliger mon petit-fils à quitter l’Espagne et à revenir auprès de moi mener une vie privée dans l’attente incertaine d’une succession, s’il voulait conserver ses droits sur la mienne, que le gouvernement d’Angleterre s’est enfin déterminé à me proposer un moyen de faire régner le roi catholique et de lui conserver, en même temps, les droits de sa naissance. Les lettres venues de Londres contiennent une proposition nouvelle de lui laisser le royaume de Sicile, d’y ajouter les états du duc de Savoie, c’est-à-dire le Piémont, les duchés de Savoie et le Montferrat avec le duché de Nice, et de céder au duc de Savoie l’Espagne et les Indes. »

En conséquence, Philippe, ainsi que les princes français, c’est-à-dire le duc de Berry, son frère, et le duc d’Orléans, son cousin, renonceront mutuellement et formellement, pour eux et leurs descendans, l’un au trône de France, les autres au trône d’Espagne : dans ce cas, il conservera l’Espagne et les Indes sans pouvoir recouvrer ses provinces italiennes ; — ou bien, tout en conservant ses droits à la couronne de France et la certitude de succéder à son aïeul, si son neveu, le second fils du duc de Bourgogne, vient à mourir, il abandonnera immédiatement le trône d’Espagne au duc de Savoie et régnera sur ses anciennes possessions d’Italie, augmentées du Piémont, du Montferrat, des duchés de Savoie et de Nice, en attendant une succession, probable sans doute, mais encore incertaine, qui ferait incontestablement du royaume de France, sous le sceptre de Philippe VII, la plus puissante monarchie de l’Europe. Toutefois, le Milanais serait formellement réservé à l’empereur, et la possession de la Sicile lui demeurerait acquise dans le cas on Philippe monterait un jour sur le trône de France. Telle est la redoutable alternative que le gouvernement de la reine vient de soumettre à Louis XIV, en lui donnant quelques jours seulement pour la résoudre.

Si ce nouveau problème n’est guère moins vaste ni moins complexe que celui dont le testament de Charles II lui avait imposé le périlleux examen, les données en sont bien différentes. L’espoir que l’on avait sagement conçu de fortifier la monarchie française par l’alliance intime de la monarchie d’Espagne ne s’est pas réalisé. Compromise, dès le début, par des actes imprudens, l’expérience avait eu les plus douloureux résultats. L’Espagne avait vécu pendant douze années à nos dépens. Le trône fragile de Philippe V se fut écroulé sans nos incessans et ruineux sacrifices. Qui avait payé en grande partie ses armées ? n’était-ce pas l’or de la France ? Qui avait vaincu à Almanza et à Villaviciosa ? n’étaient-ce pas des soldats et des généraux français ? Que deviendrait l’Espagne si nous lui retirions notre appui ? Que deviendrait la France si elle continuait à soutenir l’Espagne ? Le second traité de partage, auquel on a préféré le don fatal de Charles II, cette robe de Nessus qui dévore notre propre substance, nous attribuait, en Italie, des possessions lointaines qu’il nous eût été impossible de conserver. L’Angleterre nous offre maintenant, outre Naples et la Sicile, la Savoie, le Piémont, le Montferrat, le Mantouan, c’est-à-dire une vaste extension du territoire national, dans un pays riche et facile à défendre. Comment Philippe V hésiterait-il, alors que toutes les probabilités lui réservent, par droit de naissance, le trône de ses ancêtres, entre la monarchie espagnole, diminuée de toute l’Italie, et la monarchie française, si largement, si puissamment accrue ?

Ainsi raisonne Louis XIV ; ainsi doit parler Bonnac à Madrid, d’après les instructions que lui trace l’importante dépêche du 18 mai, et qui diffèrent si essentiellement des premières directions qu’il a reçues.

…………………………………..

« Cet échange est si peu proportionné, que je comprends aisément que le premier mouvement du roi mon petit-fils soit de le refuser… Mais, s’il réfléchit sur l’avenir, cette nouvelle proposition lui doit paraître préférable à la conservation de l’Espagne… La conclusion prochaine de la paix, la conservation des droits de la branche aînée de ma famille, si le dauphin vient à mourir, et le repos de mes peuples assuré, sont les principaux motifs qui me déterminent à conseiller au roi d’Espagne de traiter sur ce nouveau plan. Il en ressentira lui-même un très grand avantage, si dans l’avenir il me succède ; car, dans ce cas, les Anglais conviennent qu’il gardera tous les états qui appartiennent aujourd’hui au duc de Savoie, et qu’ils seront réunis à la couronne de France ; que le seul royaume de Sicile sera remis à la maison d’Autriche.

« Ainsi le roi d’Espagne ne doit pas comparer l’Espagne et les Indes aux seuls états du duc de Savoie, mais il doit comparer la France, augmentée des états du duc de Savoie, à la possession de l’Espagne et des Indes, et, lorsqu’il mettra l’un et l’autre dans la balance, il n’hésitera pas sur le choix.

« Il peut me répondre, — c’était là, en effet, le côté faible de la situation, — qu’il n’y a pas trois semaines encore que je vous ordonnais d’employer les raisons les plus pressantes pour lui persuader de s’en tenir à la possession de l’Espagne,.. et que je remarquais la volonté de Dieu déclarée à lui conserver une couronne que la divine Providence a mise sur sa tête… Mais, si je lui conseillais de renoncer à ses droits sur la France, c’était parce qu’il ne pouvait les conserver qu’en descendant du trône et se réduisant à la vie privée. Il n’est plus question, présentement, de quitter la couronne et de venir dans mon royaume attendre un événement incertain. Il continuera de régner, et, si les états qu’on lui offre sont moins étendus que ceux qu’il possède, le royaume qu’il possédera vraisemblablement un jour sera de beaucoup plus considérable que celui qu’on lui propose de quitter…

«… Il ne doit point espérer d’obtenir, au moyen de cette renonciation (au trône de France), qu’aucun des états qu’il a perdus lui soit restitué, ni même garder la Sicile. L’Angleterre n’oserait seulement en faire la proposition… Il faut donc choisir : ou de se contenter de l’Espagne et des Indes, en renonçant à toutes prétentions sur la France, ou bien de conserver les droits de sa naissance et d’accepter, avec le royaume de Sicile, l’échange des états du duc de Savoie.

« Pressez-le de se déterminer sur cette alternative ; vous ne pouvez me rendre un plus grand service.

« Je fais cependant écrire en Angleterre que je ne puis décider avant que d’avoir la réponse du roi mon petit-fils ; mais je promets, en même temps, que la paix sera faite sur le fondement de l’une ou de l’autre des deux alternatives proposées.

« Ne perdez pas de temps à me renvoyer le courrier que je vous dépêche. Il peut arriver chaque jour des événemens capables de changer la face des affaires, et l’on ne doit attendre de suspension d’armes que lorsque je pourrai rendre une réponse positive sur la résolution que prendra le roi d’Espagne.

«… J’envoierais auprès de lui quelqu’un exprès pour lui faire connaître mes intentions et pour être en état de répliquer aux réponses qu’il pourra faire, si je n’avais éprouvé, depuis que vous êtes auprès de lui, que vous avez réussi dans toutes les commissions que je vous ai données. »

Une lettre autographe de Louis XIV accompagnait la dépêche qu’on vient de lire. Au langage de la raison politique, il avait voulu joindre les accens de l’effusion paternelle :

«… Je vous avoue que, nonobstant la disproportion des états, j’ai été sensiblement touché de penser que vous continueriez de régner, que je pourrais toujours vous regarder comme mon successeur, et que votre situation vous permettrait de venir, de temps en temps, auprès de moi. Jugez, en effet, du plaisir que je me ferais de pouvoir me reposer sur vous pour l’avenir, d’être assuré que, si le dauphin vit, je laisserais, en votre personne, un régent accoutumé à commander, capable de maintenir l’ordre dans mon royaume et d’en étouffer les cabales ! que, si cet enfant vient à mourir, comme sa complexion faible ne donne que trop sujet de le croire, vous recueillerez ma succession suivant l’ordre de votre naissance ; que j’aurais la consolation de laisser à mes peuples un roi vertueux et qui, me succédant, réunirait à sa couronne des états aussi considérables que la Savoie, le Piémont et le Mont ferrât… Si la reconnaissance et la tendresse pour vos sujets sont pour vous des motifs pressans de demeurer avec eux, je puis dire que vous me devez les mêmes sentimens ; vous les devez à votre maison, à votre patrie, avant que de les devoir à l’Espagne. »

Les circonstances étaient trop graves pour que Torcy, qui entretenait une correspondance réglée avec Mme des Ursins, pût se dispenser de lui en écrire. Mais, tout en se montrant ému et pénétré, ainsi qu’il convenait, de leur importance, il fit preuve, cette fois, d’une extrême réserve, soit qu’il eût été réellement sensible aux véhémentes observations que lui avait adressées, quelques jours auparavant, la camarera-mayor, soit plutôt qu’il jugeât prudent de ne pas découvrir son opinion personnelle sur les mérites d’une affaire aussi décisive.

« Les lettres arrivées de Londres avant-hier, madame,.. donnent matière à une délibération bien sérieuse et bien importante pour Leurs Majestés catholiques. M. de Bonnac aura l’honneur de vous dire de quoi il est question. Il vous rendra compte, en même temps, des sentimens du roi. Je crois, madame, que vous ne me conseillez pas de donner mon avis sur une décision aussi capitale… Je souhaite seulement que celle que prendra le roi d’Espagne soit pour sa gloire, pour son bonheur et pour le bien général de l’Europe. »

Il a fallu tout prévoir. En plus d’une circonstance, Philippe s’est montré tenace dans ses résolutions, rebelle à tous les avis. Si, refusant, malgré les touchantes exhortations de son aïeul, la nouvelle royauté qu’on lui offre et qui lui ouvre de si glorieuses perspectives, il se contente, purement et simplement, de l’Espagne et des Indes, Louis XIV verra, non sans douleur, un beau projet s’évanouir, mais l’Angleterre sera satisfaite, et elle accordera la suspension d’armes qu’il attend comme le salut de la France. Si, persistant dans sa première décision, le jeune roi déclare de nouveau qu’il ne veut pas descendre du trône d’Espagne et qu’il ne renoncera pas à la couronne de France tant qu’on ne lui aura pas restitué l’Italie aussi bien que Gibraltar, alors toute négociation est brisée. L’Angleterre met de nouveau ses soldats, son or, sa diplomatie, au service de la coalition ; le prix de tant de sang, de tant d’efforts, est perdu. Ce sera l’humiliation, la ruine, le démembrement peut-être de la monarchie. Contre cette effrayante éventualité, Louis XIV a voulu armer, de ses propres mains, le marquis de Bonnac. Les résistances que l’on n’a pu vaincre par le raisonnement et la tendresse seront brisées, au besoin, par la menace. C’est pourquoi il a joint à la dépêche du 18 mai, sous une enveloppe séparée et revêtue de son sceau, cette lettre autographe :

« Ne perdez pas de temps à me renvoyer le courrier que je vous dépêche, car il faut une prompte réponse, et si le roi, mon petit-fils, refusait, contre mon attente, d’accepter aucune des deux propositions que je lui fais, rendez-lui la lettre que vous trouverez dans celle que je vous écris de ma main. Ne le faites cependant qu’à l’extrémité, et ne parlez jamais à qui que ce soit, sans exception, de cet ordre que je vous donne. Ne le dites pas même à la princesse des Ursins, quoique je vous aie ordonné d’avoir une entière confiance en elle. « Je m’assure que vous m’obéirez exactement et que vous ne voudrez pas encourir mon indignation en manquant au secret que je vous impose.

« Si vous ne rendez pas la lettre, comme j’espère que vous n’y serez pas obligé, vous me la renverrez fermée comme elle est. »

Ce pli redoutable, dont Bonnac, lui-même, ne devait connaître le secret qu’à la dernière extrémité, recelait les lignes solennelles qu’on va lire, et que la main de Louis XIV n’eût jamais écrites, si elle n’avait été guidée par le sentiment impérieux d’un danger suprême :

« Je suis bien fâché de voir que tout ce que j’ai fait pour vos intérêts devienne inutile par la résistance que vous apportez à ce que j’avais ménagé pour vous. Mais, après avoir donné à votre Majesté toutes les marques possibles de la tendresse que j’ai pour Elle, il est juste que je songe à mon royaume et que je finisse une guerre qu’il est hors d’état de soutenir davantage, Ne vous étonnez donc pas si vous apprenez que je signe la paix sans vous, aux conditions que mes ennemis me proposent. »

Honor onus, dit un vieux proverbe. La confiance des souverains est parfois un accablant fardeau. Celle que le roi de France témoignait au marquis de Bonnac lui parut, sans doute, infiniment honorable, et le fit peut-être frémir d’orgueil, mais on peut croire qu’elle le fit, en même temps, tressaillir d’effroi et qu’il eût salué avec une vive satisfaction la venue de l’ambassadeur extraordinaire que Louis XIV avait voulu, tout d’abord, expédier en Espagne. Ce pli mystérieux, scellé des armes royales, lui brûlait les doigts ; la pensée qu’il pouvait encourir sans le vouloir, par une parole imprudente, par une allusion risquée, la terrible indignation de son maître, lui était insupportable. Persuader à Philippe qu’il devait échanger, avec son beau-père, le trône d’Espagne contre le trône de Savoie, dans l’espoir fort incertain de régner un jour sur la France, alors qu’il l’avait supplié, quelques jours auparavant, au nom de son grand-père, au nom de l’intérêt des deux monarchies, de conserver la couronne d’Espagne, lui paraissait à peu près impossible. Faire comprendre au jeune roi que, s’il voulait garder cette couronne, il devait renoncer, non-seulement à celle de France, mais encore à toutes ses provinces d’Italie, alors que, pour prix de son sacrifice, il en réclamait hautement la restitution, était chose particulièrement ardue. Si Bonnac parvenait à éluder l’indignation de Louis XIV, c’est-à-dire quelques années de Bastille, ou, pour le moins, la perte de son emploi, il ne pourrait, suivant toute apparence, éviter ni son mécontentement ni la colère de son petit-fils. Hâtons-nous de dire toutefois, pour rassurer nos lecteurs à son égard, que, s’il ne réussit pas pleinement dans sa redoutable mission, il sut la remplir avec beaucoup de zèle, de savoir-faire, de courage, et ne démériter ni du petit-fils ni de l’aïeul.

Si Louis XIV avait conçu, s’il entretenait le doux espoir de persuader à Philippe que l’abandon de l’Espagne pour l’Italie serait un acte de grande et féconde politique, c’est qu’il comptait assurément sans les virils avis, sans les ambitieux calculs des conseillers du jeune roi, sans la puissance des liens sympathiques, presque indissolubles, par lesquels sont enchaînés ceux qui ont souffert, lutté, vaincu ensemble. Philippe pensait en souverain et il agissait trop souvent en esclave, parce que des volontés plus fortes que la sienne lui imposaient leurs décisions. Quand ces volontés se trouvaient d’accord avec ses propres inspirations, il faisait presque toujours grand et noble. Roseau pliant sous le souffle impérieux de la princesse des Ursins, il ne manquait ni de persévérance, ni de bravoure, ni de cœur. Pendant onze années tout entières, pour garder sa couronne, il a soutenu, contre les armées de l’Autriche, de l’Angleterre et du Portugal, contre les conspirations incessantes des grands et des moines, tout dévoués à l’Autriche, contre le pouvoir envahisseur de l’inquisition, contre la trahison et la pauvreté, contre la mauvaise fortune de la France succombant sous le poids de ses propres revers et devenue incapable de le secourir, une lutte inégale, douloureuse, désespérée. Deux fois chassé de sa capitale, en 1706 et 1710, il y a été ramené par l’amour de son peuple ; et c’est au moment où toutes les résistances sont terrassées, où sa noblesse est devenue fidèle, où son clergé est contenu, où son trône repose enfin sur des bases inébranlables, où il ne lui reste plus à recouvrer, sur tout le territoire de la Péninsule, que Barcelone et deux ou trois bourgades de Catalogne, où des impôts régulièrement perçus vont remplir ses coffres épuisés, lui permettre de payer ses soldats et de refaire sa marine, qu’il lui faudrait abandonner le fruit magnifique de tant d’épreuves, quitter, pour ainsi dire, en vaincu et en fugitif, le royaume qu’il vient de conquérir, voir se dresser de nouveau contre lui, insultantes et triomphantes, toutes les audaces qu’il a domptées, tenter une expérience nouvelle qui ne sera, sans doute, ni moins difficile, ni moins périlleuse que la première. Une telle perspective, dont le langage habile de Mme des Ursins évoque, dans son imagination impressionnable et troublée, les navrantes tristesses, fait défaillir son courage et saigner son cœur.

Comment n’userait-elle pas de toute son influence pour détourner Philippe du fatal parti auquel on veut l’entraîner ? Il y va de l’écroulement soudain d’une fortune politique dont s’étonne l’Europe entière, qui lui a coûté de prodigieux efforts d’intelligence et d’énergie, qui l’a portée au faite des grandeurs humaines, malgré tant d’envieux et tant d’ennemis. Cette fortune a failli sombrer en 1704, sous les coups de la tempête que les manœuvres calomnieuses de ses rivaux et ses propres imprudences ont soulevée. Rappelée brusquement d’Espagne pour avoir violé ouvertement les secrets d’une correspondance hostile et perfide, elle avait encouru la disgrâce royale, le pire de tous les maux qui la pouvaient frapper. La cour lui fermait ses portes ; on songeait à la renvoyer en Italie. L’appui que lui prêtaient les plus puissans de ses amis, la duchesse de Noailles, le marquis de Torcy, Mme de Maintenon elle-même, était devenu réservé, timide, hésitant. On feignait de ne plus la connaître ; on baissait les yeux sur son passage ; son crédit semblait perdu sans ressources. Enfin, à force d’humiliations, de prières, d’habiletés, elle avait obtenu une audience du roi. Louis XIV lui avait permis de venir, en sa présence, expliquer ses indiscrétions, justifier sa conduite et, dès qu’il s’était trouvé devant elle, il avait subi les charmes irrésistibles de cette adroite et belle parleuse, qui gagnait toutes les causes quand elle prenait la peine de les plaider, par la chaleur insinuante de ses paroles, par les séduisantes distinctions de ses manières et de sa personne. La confiance du roi lui fut rendue, et la faveur nouvelle dont il l’honorait publiquement devint bientôt si brillante qu’elle porta ombrage à sa toute-puissante amie. Louis XIV hésitait à la renvoyer en Espagne, sentant bien que, tôt ou tard, elle échapperait à ses directions et reprendrait son indépendance. On a dit que les instances égoïstes de Mme de Maintenon vainquirent ces judicieux scrupules et décidèrent le retour de la princesse, ardemment sollicité par Philippe et par Louise-Marie de Savoie ; ce retour avait été le plus flatteur, le plus éclatant des triomphes.

Après un interrègne de quinze mois (avril 1704, — août 1705), sa main avide et ferme avait ressaisi les rênes flottantes du pouvoir. Gouvernant, comme elle avait fait jadis, le roi par la reine et l’état par le roi, s’appuyant sur des hommes capables et hardis dont l’intérêt personnel lui assurait le dévoûment, ranimant les courages aux jours de défaillance par des conseils hardis et patriotiques, faisant surgir d’heureux et féconds expédiens lorsque les ressources manquaient de toutes parts, elle avait rendu à Philippe des services immenses, vaincu toutes les oppositions, brisé toutes les résistances, acquis un pouvoir presque absolu. Chaque jour, ce pouvoir devenait plus incontestable, plus irrésistible, plus audacieux. Elle en goûtait maintenant, avec une voluptueuse sécurité, les ineffables douceurs, après avoir subi les angoisses de l’exil et les désespoirs de la disgrâce. Était-il possible qu’elle consentit à y renoncer pour courir à des aventures nouvelles ?

Appelés par ses conseils aux fonctions publiques, les hommes qui gouvernaient l’état sous sa direction officieuse et qu’elle protégeait de son influence, le financier Orry, le cardinal del Giudice, grand inquisiteur d’Espagne, Ronquillo, corrégidor de Madrid, les ministres, les membres du despacho, étaient liés d’autant plus étroitement à sa fortune, qu’ils étaient condamnés d’avance, pour la plupart, à perdre leur situation si elle quittait l’Espagne. Ils pensaient donc et parlaient comme elle. On conçoit que, dans de telles conditions et de telles circonstances, la tâche du marquis de Bonnac fût particulièrement ingrate, et que ses démonstrations politiques dussent être médiocrement goûtées.

Nous l’eussions laissé assurément exposer de sa main, à nos lecteurs, les curieux incidens de la journée du 29 mai 1712, pendant laquelle il plaida longuement et à diverses reprises, soit devant la princesse des Ursins, soit devant Philippe et la reine, la grande cause que lui avait confiée Louis XIV, s’il ne nous avait paru qu’en reproduisant ici tout entière la dépêche de vingt-cinq pages[2] qui en rend compte au roi, nous dépasserions les limites de cette étude, et qu’il fallait, par conséquent, nous contenter d’une simple et fidèle analyse. Mais nous permettrons à Bonnac de parler, lui-même, toutes les fois qu’il pourra le faire sans allonger démesurément notre récit.

C’est par Mme des Ursins que Bonnac commence, le 29 mai, aux premières heures du jour, les grandes manœuvres de la périlleuse journée dont l’issue, quelle qu’elle puisse être, doit avoir de si graves conséquences pour l’Europe et pour les Bourbons. Si la camarera-mayor peut être gagnée aux désirs de Louis XIV, la forteresse sera bientôt conquise, puisqu’elle en a la clé dans sa poche. Après lui avoir exposé ces désirs, il lui exprime en termes convaincus a la confiance que Sa Majesté prenait en son zèle pour son service. » Pendant qu’elle répond à cette chaleureuse invite par quelques banales assurances de dévoûment et de respect, la porte de la salle où délibère en ce moment le conseil, sous la présidence de Philippe, vient à s’ouvrir. Le jeune roi paraît inopinément. Il reçoit, des mains du ministre de France, la lettre qui contenait les affectueux avis de son aïeul, lui exprime le regret de ne pouvoir lui parler en ce moment et lui promet de l’accueillir à quatre heures du soir. Cette première audience dure à peine une demi-heure. Après avoir écouté, sans interrompre, les développemens par lesquels le ministre commente la dépêche royale : « L’affaire est d’une grande importance, dit Philippe, et demande une mûre délibération ; elle ne sera pourtant pas longue. Vous avez deux courriers ; expédiez-en un aujourd’hui pour annoncer que l’autre emportera dans deux jours ma réponse définitive. »

A quatre heures, le marquis de Bonnac est reçu de nouveau par Mme des Ursins. Elle se borne à lui faire connaître, en quelques paroles, que « le roi a pris son parti sur-le-champ, qu’il a déjà fait sa lettre pour Sa Majesté, et que, décidément, il préfère la conservation de l’Espagne et des Indes à toute autre considération ; » puis elle l’introduit dans le cabinet de Philippe, qui attendait sa visite.

Le roi lui dit « qu’il ne croyait pas que, sur des espérances incertaines et qu’il souhaiterait n’être jamais accomplies, il pût abandonner un état comme l’Espagne pour devenir roi de Sicile et de Savoie ; qu’il appuyait ses sentimens sur les intérêts mêmes de la France et sur la gloire de la maison royale ; que, connaissant, comme il le faisait, le duc de Savoie, il le regardait comme un voisin très dangereux pour la France ; que, s’il avait causé tant d’embarras avec les petits états qu’il possédait, on pouvait juger de ce qu’il ferait s’il était le maître de l’Espagne ; qu’en un mot, l’honneur de la maison royale était engagé à se maintenir dans la possession des deux couronnes ; qu’il faisait pour cela les plus grands sacrifices qu’on pouvait attendre d’un prince de son rang ; que le roi d’Espagne prétendait qu’on dût reconnaître à cette conduite son amour pour Sa Majesté, son zèle pour la gloire de la maison royale et son attention au propre intérêt de la France. »

Congédié assez brusquement après ces nobles paroles, qui l’ont ému sans le décourager, Bonnac entreprend, à nouveau, le siège de la camarera-mayor. Il la trouve dans l’antichambre, flanquée de son confident d’Aubigny, et l’entreprend, sans plus tarder, sur les intérêts de sa royale maîtresse, « si particulièrement, si fortement engagés dans la question. » La reine, répond Mme des Ursins, envisage cette affaire avec beaucoup de calme, considérant que, quelle qu’en soit la solution, l’honneur sera sauf. « Mais, s’écrie l’envoyé de France, compte-t-elle donc pour rien, dans cette occasion, l’honneur de sa maison ? — Elle n’y est pas insensible, dit la princesse, mais elle veut, avant tout, la satisfaction du roi d’Espagne. Au reste, ils ont résolu l’un et l’autre, pour prendre parti avec plus de circonspection, de faire leurs dévotions et de consulter avec Dieu une chose de si grande importance, ne voulant, d’ailleurs, prendre conseil de personne. Toutefois, je pense que le roi ne changera rien à sa résolution. » Ceci dit, elle rentre dans l’appartement de la reine. Louise-Marie terminait une grossesse ; elle gardait prudemment le lit depuis plusieurs jours, à la suite d’un léger accident qui avait causé quelque inquiétude à ses médecins. Philippe lui tenait compagnie et s’entretenait avec elle des nouvelles propositions de son aïeul. Dès qu’il apprend que le marquis de Bonnac est encore dans l’antichambre, attendant probablement une nouvelle occasion de lui parler, il se lève, ouvre la porte, va au-devant de lui et reprend résolument l’entretien, comme s’il n’eût pas été interrompu. « Il est venu à moi et m’a dit avec un air plus ferme qu’il n’a accoutumé d’avoir en parlant : J’avais souhaité que vous fassiez partir un des deux courriers ce soir, afin qu’on ne fût point inquiet de deux ou trois jours de temps que je croyais être obligé d’employer à dépêcher l’autre ; mais mon parti est pris, ma lettre au roi mon grand-père est prête, et vous pouvez dépêcher dès ce soir vos deux courriers. — J’ai répondu à Sa Majesté catholique que j’admirais cette diligence dans an cas si imprévu et si important, que j’espérais qu’Elle avait accepté la nouvelle proposition des Anglais, me paraissant qu’il n’y avait point à délibérer sur le choix des deux partis proposés, que l’un était infiniment meilleur et préférable à l’autre en toute chose, mais principalement parce que votre Majesté le trouvait le meilleur et le plus convenable à sa gloire comme aux intérêts de la maison de France. »

« Le roi d’Espagne m’a répondu que ce n’était pourtant pas celui que je croyais qu’il avait pris ; qu’il pensait différemment de votre Majesté sur ce sujet ; qu’il ne pouvait pas croire qu’un prince comme M. le duc de Savoie pût être un voisin convenable à la France, s’il devenait roi d’Espagne, et, qu’après tous les efforts qu’on avait faits, il serait honteux d’abandonner la couronne d’Espagne dans un temps où l’on était sûr, comme votre Majesté le marquait elle-même, de faire la paix en conservant les deux couronnes. »

Bonnac lui ayant fait observer avec une respectueuse insistance qu’il changerait probablement d’avis si le jeune dauphin venait à mourir avant la conclusion de la paix, et Philippe ayant répondu assez négligemment qu’il ne savait pas ce qu’il ferait dans ce cas : « Je le sais bien, moi, réplique vivement l’envoyé de Louis XIV, vous ferez perdre à la France la Savoie et le Piémont, car ce qu’on vous offre maintenant en vue des incertitudes de l’avenir, on vous le refusera quand la couronne de France vous sera assurée. — vous raisonnez positivement, me dit froidement le roi d’Espagne, sur un cas qui n’arrivera peut-être pas, auquel je ne pense pas et je ne veux pas penser. Contentez-vous de ce que je vous dis, que mon parti est pris pour le présent, que rien n’est capable de m’en faire changer, puisque les raisons que vous m’avez dites de la part du roi ne l’ont pas fait, non plus que les lettres qu’il m’a écrites de sa main, qui sont conçues dans les termes les plus tendres et les plus propres à me déterminer. »

On voit par ces réserves de Philippe V qu’en ce moment il n’avait pas encore renoncé à l’espoir de gouverner, un jour, les deux royaumes, soit comme roi de France et régent d’Espagne, soit comme roi d’Espagne et régent de France. C’était l’ambitieuse pensée que le marquis de Bonnac avait surprise, et qui, soigneusement entretenue par Mme des Ursins, fortifiée par les calculs et les conseils d’Albéroni, devait conduire un jour, comme on l’a fait déjà remarquer, à la folle entreprise de Cellamare.

Tant qu’il peut entrevoir quelque chance d’obtenir l’adhésion de Philippe aux désirs de son aïeul, Bonnac n’abandonne pas la partie. Il déclare à son royal interlocuteur que, « si on ne peut pas le faire changer de sentiment en le prenant du côté du cœur, il espère être plus heureux en parlant à sa conscience. « Il rappelle alors, en termes chaleureux, les malheurs sans nombre dont souffre la France depuis le commencement de la guerre. Certes, si on ne peut dire que le roi catholique en a été la cause, « on ne peut nier, tout au moins, qu’il en ait été l’occasion ; il s’agit de retirer le royaume du gouffre des infortunes où il se trouve présentement plongé pour l’amour de lui, et de prévenir celles où il pourrait tomber à l’avenir. » Sans doute, le souvenir des unes et la crainte des autres s’effaceront bientôt si sa majesté catholique défère au vœu de son aïeul ; « mais les unes et les autres demeureront sur son compte devant Dieu et devant les hommes, si Elle s’obstine à préférer des vues et des convenances peut-être personnelles à de si grands et justes motifs. » Quelle gloire cependant pour elle de régner sur la monarchie française accrue du Piémont, du Montferrat, de la Savoie et du duché de Nice ! Comment pourrait-elle se montrer insensible à de si magnifiques perspectives ! a Je la suppliai encore une fois, poursuit Bonnac, d’examiner les motifs qu’Elle avait de prendre une résolution que j’osais dire précipitée ; je la suppliai de croire et votre Majesté et toute la France quand elles lui expliquaient les véritables intérêts du royaume, dans la supposition qu’Elle en serait un jour le maître. »

Cette touchante et pressante allocution n’a pas converti sa majesté catholique. Quelques paroles de sympathie pour les désastres de son pays natal et de gratitude pour les bontés de son grand-père tombent lentement de ses lèvres ; mais elle répète avec une insistance marquée « que tout ce qu’on pourrait lui dire dorénavant sur ce sujet serait inutile, qu’Elle ne donnerait sa réponse pour Sa Majesté qu’après avoir fait ses dévotions, qu’Elle pouvait d’ailleurs m’assurer, par avance, qu’elle serait telle qu’Elle me l’avait déjà expliquée. »

Bonnac, cependant, tente un suprême effort : Philippe ignore-t-il donc que, s’il repousse les propositions de la reine, s’il conserve la couronne d’Espagne, on ne lui rendra pas « un pouce de territoire en Italie, » qu’on ne lui restituera pas Gibraltar, et que le gouvernement anglais produira des exigences dont la satisfaction ruinera fatalement le commerce espagnol ? Comme il commence à développer cette argumentation qu’il jugeait de nature à effrayer l’imagination du jeune roi et à modifier ses intentions, celui-ci coupe court brusquement à sa nouvelle harangue en lui déclarant d’un ton décidé « que, s’il n’avait d’autres motifs que ceux de ses inclinations,.. il prendrait d’autres résolutions, mais qu’il ne se conduisait uniquement, en cette occasion, que par l’idée qu’il avait de l’intérêt des deux couronnes. » Il ajoute qu’il fera connaître dans la soirée, au représentant de son aïeul, sa résolution définitive, et lui fait signe de se retirer.

Mme des Ursins était restée présente pendant toute la durée de cette mémorable entrevue ; il lui importait essentiellement, dans les circonstances, de ne pas déplaire à Louis XIV ; aussi, quoiqu’en réalité elle fût parfaitement d’accord avec Philippe, avait-elle paru ne pas désapprouver les discours du marquis. Elle avait même été plus loin, voulant plaider, elle-même, sa propre cause devant le ministre du roi de France, et acquérir, à ses yeux, de nouveaux mérites : « Mme des Ursins a fortifié mes représentations et a parlé certainement avec beaucoup d’esprit et de zèle ; mais rien n’a été capable d’ébranler Sa Majesté catholique… Je crains bien, écrit tristement Bonnac, à la fin de la longue dépêche, qu’après avoir eu quelque succès dans des choses très difficiles auprès du roi d’Espagne, je n’échoue présentement que j’ai moins à combattre ses véritables intérêts que son goût et des passions particulières qui se réveillent à l’occasion des changemens proposés. »

Philippe, en effet, après avoir accompli pieusement ses dévotions et médité, pendant un temps convenable, dans sa chapelle, le fit appeler, dès le soir même, pour lui déclarer nettement et définitivement, cette fois, qu’il maintenait sa décision. Il ajouta cependant, après quelque hésitation, que, tout en maintenant ses prétentions sur l’Italie et sur Gibraltar, il n’en ferait pas un obstacle à la conclusion de la paix[3].

C’était une demi-victoire. Le marquis de Bonnac avait dans sa poche le pli mystérieux que lui avait confié Louis XIV et dont il ne devait se de faire qu’à la dernière extrémité. Pendant que Philippe lui faisait part de ses scrupules et se refusait encore à s’expliquer positivement sur l’Italie et sur Gibraltar, il avait été sur le point de le lui remettre. Ses vives instances qu’il se borne, d’ailleurs, à mentionner dans sa seconde lettre du 29 mai, sans donner aucun détail précis sur son dernier entretien avec Philippe, — « les circonstances ne permettant aucun retard dans l’expédition des courriers, » — avaient obtenu du jeune souverain, non pas son adhésion complète aux vues de son aïeul, — c’eût été le plus beau et le plus inespéré des triomphes, — mais, tout au moins, la formelle assurance qu’il acceptait l’une des deux propositions de l’Angleterre. La satisfaction du gouvernement de la reine, et, par conséquent, la signature de la suspension d’armes, se trouvaient ainsi garanties. Dans la pensée de Louis XIV, c’était le salut de la France.

Aux dépêches chiffrées par lesquelles Bonnac lui rendait compte des entretiens importans qu’il venait d’avoir avec sa majesté catholique il joignit une enveloppe séparée qu’il cacheta lui-même et qui contenait, outre le pli scellé du roi de France, le billet suivant écrit de sa main :


« Sire,

« J’ai reçu, avec le profond respect que je dois, les ordres que votre Majesté a bien voulu me donner de sa main, et je les ai exécutés, en ce qui regarde le secret, avec toute la soumission et la fidélité possibles. Il n’a pas été nécessaire de rendre au roi d’Espagne la lettre de la main de votre Majesté. S’il n’a pas pris le parti le plus convenable, il en a pris un, et ce n’est qu’au cas qu’il n’en prit aucun que votre Majesté me prescrivait de lui rendre cette lettre. C’est ce qui fait que, pour me conformer à ses ordres, je la joins à celle-ci.

« J’ai l’honneur d’être, etc.


La lettre autographe, destinée par Louis XIV à briser les dernières résistances de Philippe V, ne fut donc lue ni par celui-ci ni même par l’envoyé de France en Espagne. En marge de la copie dont le reste a été reproduit plus haut, et que nous avons retrouvée aux Archives des affaires étrangères, on voit les lignes suivantes : « Cette lettre n’a point été rendue au roi d’Espagne ; M. de Bonnac l’a renvoyée en original, suivant l’ordre que Sa Majesté Lui avait donné de le faire, au cas où elle fût inutile, et elle a été brûlée. »

Pour que le grand roi mit ainsi entre les mains de son ministre un si compromettant et redoutable secret, pour qu’il se crût dans la nécessité de recourir à un tel moyen vis-à-vis de son petit-fils, il fallait vraiment que, dans son opinion, le salut de la France et de sa couronne dépendit du résultat de la négociation si vaillamment conduite par le marquis de Bonnac,

Donnons maintenant la parole au roi d’Espagne pour exposer à son grand-père les considérations qui ont motivé sa décision, et à la princesse dés Ursins pour faire part au marquis de Torcy des sentimens que cette décision lui inspire :

« Madrid, 29 mai 1112.

« L’idée que votre Majesté me met devant les yeux de pouvoir me retrouver auprès d’Elle serait bien flatteuse pour moi… Mais il me semble qu’il est bien plus avantageux qu’une branche de notre maison règne en Espagne que de mettre la couronne sur la tête d’un prince de l’amitié duquel Elle ne pourrait s’assurer, et cet avantage me paraît bien plus considérable que de réunir un jour à la France la Savoie, le Piémont et le Montferrat. Je crois donc vous marquer mieux ma tendresse et à mes sujets en me tenant à la résolution que j’ai prise,.. et je suis, en même temps, le parti qui me paraît le plus convenable à ma gloire et au bien de mes sujets, qui ont si fort contribué, par leur attachement et leur zèle, à me maintenir la couronne sur la tête.

« PHILIPPE. »


« Je n’ose réfléchir, monsieur, sur le parti que le roi d’Espagne vient de prendre. Jamais affaire ne m’a paru plus difficile. Cependant, elle n’a point embarrassé Sa Majesté,.. et jamais résolution n’a peut-être coûté moins de peine. Elle n’est pas conforme aux insinuations que j’ai cru apercevoir dans la lettre du roi. Je me figure que Dieu seul ne l’a pas voulu, et j’y trouve d’autant plus d’apparence qu’il n’est pas moins étonnant que la reine, par pure complaisance, contribue aujourd’hui à ôter à M. de Savoie une couronne que la France voulait lui donner. Tout cela ne se peut voir, ce me semble, sans reconnaître un ressort supérieur qui force le cœur des hommes « et qui agit sensiblement en certaines occasions. M. de Bonnac a représenté, en habile homme, toutes les raisons solides qui pouvaient faire quelque impression sur l’esprit du roi. J’ai, de mon été, si je l’ose dire, parlé en mère et en suppliante ; mais tous nos efforts ont été également inutiles contre une résolution que Sa Majesté trouve convenir à la religion, à son honneur, à l’intérêt même de la France, »

Ce langage de mère et de suppliante avait-il été bien sincère et bien éloquent ? Le doute à cet égard est permis. Il n’est pas facile de faire pénétrer dans les esprits honnêtes et droits, comme l’était celui de Philippe, des convictions absolument contraires à celles que l’on a d’abord introduites. S’il était habile à la camarera-mayor de bien jouer son rôle de confidente et de complice en présence du représentant de Louis XIV, elle eût commis, pour ce qui la concernait, une lourde faute en conseillant à Philippe de quitter l’Espagne ; et ce fut, nous en sommes convaincu, avec une satisfaction sans mélange, qu’elle put constater que, dans cette circonstance, la volonté divine et l’impulsion de « ce ressort supérieur qui force le cœur de l’homme » s’étaient trouvés tout à fait d’accord avec les intérêts bien entendus de la princesse des Ursins.

Quelques jours après, le 7 juin, Louise-Marie de Savoie accouchait heureusement d’un second enfant, et la princesse se hâtait d’annoncer au roi de France cette heureuse nouvelle, espérant, sans doute, qu’elle calmerait son mécontentement et adoucirait quelque peu ses tristesses :


« Sire,

« La reine vient de donner à votre Majesté un petit-fils, gros et grand, et peut-être plus beau encore que le prince des Asturies. Le travail a duré si peu, qu’on peut dire que jamais accouchement n’a été plus heureux. Je prends la liberté, Sire, de vous en marquer ma joie, qui est d’autant plus grande que je suis persuadée qu’on ne saurait guère vous donner une plus agréable nouvelle.

« Je suis avec le plus profond respect, etc. »

Un mois plus tard, une proclamation solennelle, lue par les autorités municipales dans toutes les villes de la Péninsule, et affichée sur les principaux édifices, faisait connaître officiellement au peuple espagnol l’importante résolution que son roi venait de prendre. En voici les principaux passages, tels que la traduction mise sous nos yeux aux Archives des affaires étrangères les fait connaître :


« A Madrid, le 8 de juillet 1712.

« L’assurance que les couronnes d’Espagne et de France ne seront jamais mises sur une même tête… a été comme le préliminaire dans les vues qu’on a eues pour la paix, et principalement dans les propositions qui en ont été faites en Angleterre… C’est sur ce point et d’autres préliminaires qu’on est convenu du congrès qui se tient à Utrecht,.. pendant lesquelles négociations les morts imprévues des dauphins notre frère et de son fils aîné étant survenues, l’Angleterre… vint à proposer et à soutenir… qu’il fallait que je renonçasse, en mon nom et en celui de tous mes descendans, dès maintenant et à toujours, à la monarchie d’Espagne ou à celle de France, de telle sorte que, si je demeurais en Espagne, aucun de mes successeurs ne pourrait jamais succéder à celle de France, et que ceux qui règnent ou régneront en France, ni tout autre prince qui est issu de cette famille ou qui en naîtra, ne pourront jamais posséder la couronne d’Espagne.

« Je n’hésitai pas un moment sur le parti que j’avais à prendre, et aussi on ne me laissa pas le moindre loisir de prendre conseil et de délibérer. Mon affection pour les Espagnols, la connaissance des obligations que je leur ai, les fréquentes expériences que j’ai faites de leur fidélité, et la reconnaissance que je dois avoir pour la Providence divine pour m’avoir placé et maintenu sur le trône et donné des sujets si illustres et d’un si haut mérite, furent les seuls motifs et les seules raisons qui eurent accès dans mon esprit et influèrent dans ma résolution, laquelle, lorsque je l’eus fait connaître, ne demeura pas sans être combattue par d’autres propositions et avantages qu’on me voulait faire envisager comme plus considérables que ceux qui m’avaient déterminé. Mais tout cela n’a servi qu’à m’affermir dans mon dessein et à me mettre en état de pousser et terminer cette affaire, afin qu’il n’y ait rien qui ne puisse plus m’empêcher de vivre et de mourir avec mes chers et fidèles Espagnols…

« Moi LE Roi. »


Il y avait sans doute, dans ces royales et généreuses assurances, plus d’une expression, plus d’une allusion qui firent froncer quelque peu les sourcils olympiens de Louis XIV et qui sonnèrent assez désagréablement aux oreilles de Bonnac, quand il les entendit retentir sur les places publiques de Madrid. Mais, lorsqu’il les vit, de ses propres yeux, imprimées, signées du sceau royal, affichées sur les églises et les palais, il se sentit enfin délivré des inquiétudes mortelles que n’avaient pu dissiper entièrement les assurances verbales de Philippe V. Son émotion, péniblement accrue par le sentiment de l’accablante responsabilité qui pesait sur lui, par la crainte d’encourir la redoutable colère de son maître, dont la confiance à son égard s’était exprimée dans des termes si solennels et si sévères, avait été vive et cruelle. On peut croire qu’elle ne fut pas étrangère à la maladie dangereuse qui le tint, pendant plusieurs semaines, éloigné de Madrid, et qui faillit priver la France d’un de ses bons serviteurs.

« Ma maladie est une fièvre double quarte qui a été violente et même très dangereuse les premiers jours… Mais le danger est passé ; il n’y a que la faiblesse qui reste et le dégoût. J’ai perdu entièrement le goût pour le café et le tabac ; il y a aujourd’hui cinq semaines que cela dure, c’est-à-dire que j’ai été malade pendant les plus cruelles chaleurs de ce pays-ci[4]. »

La capitale affaire des renonciations n’était pas terminée. Elle avait fait un grand pas sans doute ; mais Louis XIV attendait encore, de son envoyé en Espagne, plus d’une démarche difficile, plus d’un pénible effort. Il était important que le marquis de Bonnac reprit promptement ses forces, afin qu’il pût suffire à la lourde besogne que les événemens lui préparaient.


VII

Harley et Saint-John n’attendaient pas avec moins d’impatience que Louis XIV le résultat des négociations de Madrid. En Angleterre, toute résistance semble brisée. La création opportune de quelques nouvelles pairies a conquis au gouvernement la majorité dans la chambre des lords. Décidément, la nation est fatiguée de la guerre. Le spectre d’un nouveau Charles-Quint étendant sa domination redoutable, aux yeux de l’Europe humiliée et tremblante, sur l’Autriche, l’Empire, l’Espagne et les Indes, hante l’imagination britannique. Au long discours par lequel Anne lui a exposé, le 17 juin, avec une légitime confiance, les avantages qu’elle était sûre d’obtenir pour son pays, les engagemens souscrits par Louis XIV et « les bienfaits abondans de la paix future, » la chambre des communes a répondu par des applaudissemens enthousiastes dont tous les échos retentissent encore, et qui sont, pour les ministres, des ordres péremptoires. Ceux-ci n’auraient plus qu’à leur obéir si, ratifiant la promesse de son aïeul, Philippe V renonçait au trône de France ou à celui d’Espagne. Mais on sait, à Londres, que le jeune monarque a fait dépendre son assentiment de conditions à peu près inadmissibles, et l’inquiétude qui agite les conseillers de fa reine commence à gagner le public. Le refus de Philippe trompera l’attente de toute la nation et la mettra dans la nécessité cruelle de continuer la guerre, car elle est bien résolue à ne pas souffrir que l’Espagne soit jamais réunie à la France ou à l’Autriche.

Sur le continent, la situation est extrêmement tendue. Le duc d’Ormond, qui commande en chef les forces britanniques depuis la disgrâce de Marlborough, a reçu des instructions équivoques et indécises qui l’exposent aux plus graves difficultés. Il a l’ordre de se tenir soigneusement sur la réserve, de ralentir autant qu’il le pourra les hostilités, d’éviter prudemment de combattre, à moins qu’il n’y voie un avantage apparent et considérable. Il est même autorisé à se mettre en relation, s’il le juge convenable et utile, avec le maréchal de Villars, entre les mains duquel Louis XIV a remis les suprêmes ressources de la France. Mais cet ordre et cette autorisation doivent rester, tant que les circonstances l’exigeront, absolument secrets. Jamais généralissime ne s’est trouvé dans une position plus gênée et plus fausse. Ses collègues le suspectent et le surveillent ; leurs émissaires accompagnent partout ses pas ; les regards profonds et soupçonneux du prince Eugène sont fixés sur lui. Il ne peut agir et il ne peut parler. Il compte les heures ; son impatience est intolérable.

Cependant, le traité qui réglera les conditions de l’armistice entre l’Angleterre et la France n’attend pins, à Utrecht, que la signature des plénipotentiaires chargés d’y défendre les intérêts des deux nations[5]. Les clauses, rédigées en quatre articles, sont de la plus haute importance. Elles stipulent que les hostilités seront interrompues pendant deux et même quatre mois, si les circonstances l’exigent ; — que, dans cet intervalle, les renonciations de Philippe V et des princes français seront ratifiées solennellement par les pouvoirs du royaume) — que les lettres patentes consenties, en 1700, par Louis XIV au roi d’Espagne, pour maintenir ses droits à la couronne de France, seront rayées du registre du parlement, abolies et annulées, — que les troupes anglaises occuperont Dunkerque le jour même où commencera la suspension d’armes, et que ses fortifications, aussi bien que ses écluses, seront démolies ; — enfin que, pendant cette occupation, l’administration civile sera conservée aux autorités françaises et que le commerce maritime ne sera point interrompu. Louis XIV consent, sans murmure, à ces durs sacrifices, que d’inexorables nécessités imposent à sa haute raison. La suspension d’armes qui détachera, pendant quelques mois, l’Angleterre de la grande alliance, et qui conduira infailliblement à la conclusion d’une paix définitive, portera, suivant toute apparence, à la coalition, moralement et matériellement, un coup mortel, tandis que, si elle n’est point dissoute, la France, à bout de forces et de ressources, est irrémédiablement condamnée. Les irrésolutions de Philippe V tiennent donc en suspens la solution dont dépend uniquement et fatalement le salut de la monarchie française.

Enfin, on reçoit à Versailles et on expédie en Flandre, sans perdre une minute, la copie officielle de la proclamation qui a fait connaître au peuple espagnol la renonciation de son roi au trône de France. Cette proclamation, comme on l’a vu, portait la date du 8 juillet. Elle ne laissait aucun doute sur la résolution formelle de Philippe V. Dès le 17, en conséquence, le traité d’armistice est signé. L’évêque de Bristol se hâte d’en prévenir le congrès, après, toutefois, qu’une dépêche expédiée secrètement est partie pour l’armée. Libre de ses mouvemens, d’Ormond lève le masque. Le 18, les troupes anglaises abandonnent le camp des alliés, établi, en ce moment, dans les environs d’Avesnes, et prennent, à marches forcées, la direction de l’ouest. Quelques jours après, le pavillon britannique flottait à Gand, à Bruges et à Dunkerque. Munie de tels gages, dont l’importance augmente encore le poids de son autorité, satisfaite autant qu’elle peut l’être, avant la signature des conventions qui s’élaborent à Utrecht, dans ses appétits politiques et mercantiles, l’Angleterre peut attendre avec patience, l’arme au bras, sans délier sa bourse, l’issue des négociations du congrès et de la lutte sanglante qui se poursuit dans les plaines flamandes entre les soldats de l’Autriche, de l’empire, des états-généraux, et la dernière armée de la France. Elle a conquis une situation magnifique. Devenue décidément l’arbitre de la paix européenne, Anne vient de récompenser, par la pairie, les grands services que ses deux principaux ministres, Harley et Saint-John, ont rendus à leur pays. Aussi bons lettrés que fins politiques, le comte d’Oxford et le vicomte de Bolingbroke, tout en goûtant les paisibles douceurs de l’égoïsme satisfait et rassuré, pensèrent peut-être au poète latin qui les a si puissamment décrites :


Suave, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.


La défection de l’Angleterre, toute prévue qu’elle pût être, consterna ses alliés ; mais, si l’effet moral en fut grand, les conséquences matérielles en furent presque nulles. Dans le camp des coalisés, le nombre des soldats de la Grande-Bretagne était fort peu considérable. Elle nous combattait surtout par ses subsides. En vain, le duc d’Ormond avait-il essayé d’entraîner à sa suite les Allemands qui servaient sous ses ordres en les menaçant de supprimer leur solde. Les habiles manœuvres du prince Eugène avaient déjoué ses efforts. Gagnés par ses chaleureux avis et par ses généreuses promesses, leurs chefs étaient restés fidèles à l’empereur. Deux fois, les ordres formels de leur général en chef furent méconnus. Le prince d’Anhalt-Dessau, qui commandait les troupes prussiennes, lui fit savoir qu’il devait, avant tout, suivre les ordres de son maître. « Allez dire au duc, répondit le prince de Hesse-Cassel, que mes soldats ne souhaitent rien tant que de marcher, pourvu que ce soit contre les Français. » C’est à peine si deux ou trois milliers d’hommes, plus besogneux que les autres (un bataillon, quatre escadrons de Holstein et de Walef) avaient suivi la retraite des Anglais. En réalité, nos frontières étaient toujours assiégées par une armée formidable que dirigeait Eugène de Savoie, le plus habile homme de son temps, diplomate rusé et retors, général prudent jusqu’à la timidité ou audacieux jusqu’à la témérité, suivant les circonstances, tant il était maître absolu de lui-même, devenu, en ce moment, d’autant plus hardi que la nouvelle attitude de l’Angleterre obligeait ses anciens alliés, sous peine de perdre en grande partie les avantages de leurs dernières campagnes, à remporter sans délai de décisives victoires. Notre armée est à peu près égale à celle de nos adversaires, mais elle compte de nombreuses recrues. Elle est moins disciplinée et moins aguerrie, mal équipée, insuffisamment pourvue ; elle a perdu l’habitude de vaincre, et, par conséquent, la confiance en elle-même. Le vaillant homme qui la commande est contraint, tout d’abord, de se borner à la plus sage des défensives, bien qu’il soit le plus entreprenant des généraux. Au début de la campagne, les succès de l’ennemi sont foudroyans : Le Quesnoy s’est rendu ; l’ennemi a pénétré jusqu’au cœur de la Champagne ; on l’a vu aux environs de Reims ; il a brûlé un faubourg de Verdun, pillé les environs de Metz. Eugène a mis le siège devant Landrecies, « la seule place qui restât pour couvrir les provinces et la capitale de la France. » Les historiens, qui ont méconnu l’importance du service que devait lui rendre à Denain, quelques jours après, la glorieuse épée du maréchal de Villars, avaient sans doute perdu de vue la gravité des périls qui menaçaient, au commencement du mois de juillet 1712, l’indépendance nationale.

Louis XIV en appréciait, en frémissant, toute l’étendue. La défection de l’Angleterre, qu’il avait si chèrement payée, n’aura donc été qu’une manœuvre trompeuse et inféconde. Elle a procuré au gouvernement de la reine, par les conditions du traité d’armistice, par l’occupation de Dunkerque, de Gand et de Bruges, d’inappréciables avantages, sans diminuer sensiblement le nombre de nos ennemis. Le navire désemparé, qui porte la fortune de la France, va-t-il donc sombrer au moment d’entrer au port ? A la vérité, Anne nous a promis que, si l’empereur et les états-généraux se refusent à suivre les conseils de ses ministres, elle traitera directement avec nous, dès que les renonciations auront reçu la sanction qu’elle sollicite, et la perspective des profits considérables que pourra lui procurer une alliance particulière avec la Grande-Bretagne, charme les pensées de Louis. Mais il sait qu’une convention secrète, conclue à Londres, le 22 décembre 1711, entre les états-généraux et l’Angleterre, a renouvelé les engagemens de la reine envers la coalition, affirmé sa fidélité à la cause commune, consacré le maintien des traités conclus, en 1701 et 1703, avec l’empereur. A-t-on le droit de compter sur les scrupules politiques d’un Saint-John et d’un Harley ? Si Landrecies succombe, quelles ne seront pas les exigences de la Hollande et de l’empire, les prétentions mêmes de l’Angleterre ? Du fond de son cabinet, où, les yeux fixés sur la carte des Flandres, il médite les conseils que Voysin, son ministre de la guerre, envoie chaque jour à Villars, le vieux roi, mécontent et irrité, surveille, avec une anxiété fiévreuse, les progrès de la formidable lutte engagée sur les rives de l’Escaut. Denain va dissiper ses mortelles angoisses. Voysin a donné, au nom du roi, des indications pressantes et des conseils impatiens :

« Je souhaite que votre projet sur le camp de Denain réussisse promptement ; mais, si cela manquait, vous auriez peut-être regret d’avoir laissé aux ennemis le temps de rassembler toutes leurs troupes… Toutes vos lettres sont pleines de réflexions sur le hasard d’une bataille, mais peut-être n’en faites-vous pas assez sur les tristes conséquences de n’en point donner et de laisser pénétrer les ennemis dans le royaume[6]. »

Villars hésite. Il a tenté vainement de secourir Landrecies. De cruelles et légitimes perplexités l’assiègent, lui, l’homme le plus confiant et le plus décidé du royaume.

« Je tâcherai d’exécuter le projet de Denain, qui serait d’une grande utilité ; s’il ne réussît pas, nous irons sur la Sambre… Les batailles sont, comme vous savez, dans les mains de Dieu, et de celle-ci dépend le salut ou la perte de l’état, et je serais un mauvais Français et un mauvais serviteur du roi si je ne faisais les réflexions convenables[7]. »

Il arrête enfin, dans la soirée du 23 juillet, le plan mystérieux, dont l’heureuse exécution, confiée, sous son commandement, à des chefs habiles, Montesquiou, Albergotti, Vieux-Pont, Broglie, Brendlé, Dreux, Isenghien, Mouchy[8], doit rendre la victoire à nos drapeaux humiliés par tant de revers. Le 24, les fortifications du camp retranché qui garde, à Denain, a le chemin de Paris, » et qui protège les communications de l’armée du prince Eugène avec la ville de Marchiennes, d’où elle tire toutes ses provisions, sont emportées après une défense héroïque. Sur 12,000 hommes qui le gardaient, 10,000 sont tués ou se noient dans l’Escaut. Leur général, le comte d’Albemarle, est fait prisonnier. En moins de six semaines, Villars restaure la barrière de la France. Le 30 juillet, Marchiennes capitule et tous les magasins de l’ennemi tombent ainsi en notre pouvoir. Saint-Amand et Mortagne se sont rendus le 26. Nous reprenons Douai le 8 septembre, Le Quesnoy et Bouchain les 4 et 10 octobre. Les soldats d’Eugène sont démoralisés ; ils se débandent, désertent, se livrent ouvertement au pillage. Ne pouvant plus tenir la campagne, le prince de Savoie lève le siège de Landrecies et recule sur Mons. « Jamais, écrit son intrépide adversaire, miracle ne fut mieux marqué, ni révolution plus subite ; il y a trois mois que nous étions sans troupes, sans munitions, sans artillerie et sans voitures, et ne pouvant qu’être spectateur de ce que M. le prince Eugène voulait faire. Il est maintenant spectateur à Mons[9]. »

On a nié plusieurs fois, de nos jours, l’importance des résultats politiques du célèbre combat de Denain. On a contesté, du temps même de Louis XIV, les mérites de Villars. Les uns, et particulièrement le duc de Saint-Simon, ont attribué l’honneur de la victoire à Montesquiou, son lieutenant, qui aurait imaginé, conseillé et dirigé l’attaque ; d’autres ont prétendu que les mouvemens des troupes françaises avaient été combinés, réglés d’avance dans le cabinet du roi, et que le général en chef n’avait fait qu’obéir. Admirant la grandeur des événemens que produisent parfois les plus infimes des causes, Voltaire, sans rabaisser, d’ailleurs, la gloire du maréchal, dont il fut longtemps le commensal et le familier, a raconté « qu’un curé et un conseiller de Douai… imaginèrent les premiers qu’on pouvait aisément attaquer Denain et Marchiennes,.. que le conseiller donna son avis à l’intendant de la province, et celui-ci au maréchal de Montesquiou, qui commandait sous le maréchal de Villars. « Il raconte aussi a qu’une Italienne fort belle, qu’il vit lui-même à La Haye et qui était alors entretenue par le prince Eugène, était dans Marchiennes et qu’elle avait été la cause qu’on avait choisi ce lieu, — beaucoup trop éloigné de Landrecies, — pour servir d’entrepôt. » Laissons Louis XIV faire justice, lui-même, de ces envieuses calomnies et de ces appréciations superficielles :


« Fontainebleau, 27 juillet 1712.

« Mon cousin, j’ai appris avec une extrême satisfaction, par les lettres que vous m’avez écrites les 24 et 25 de ce mois, que vous avez battu et entièrement défait le camp que commandait le comte d’Albemarle, à Denain… On ne peut trop louer la manière dont vous en avez formé le dessein, de concert avec le maréchal de Montesquiou, le secret avec lequel vous l’avez conduit et tout ce que vous avez fait pour l’exécuter avec autant de succès… Rien n’est plus capable de favoriser et d’avancer les négociations de la paix… que de reprendre cette supériorité que mes troupes avaient eue pendant si longtemps et qu’elles avaient malheureusement perdue depuis quelques années. Les puissances qui délibèrent présentement, et qui paraissent résolues à s’engager dans une nouvelle ligue, deviendront plus traitables lorsqu’elles verront que toutes les espérances dont le prince Eugène les a flattées pour pénétrer dans mon royaume s’évanouissent. C’est le fruit que j’espère retirer du service très important que vous venez de me rendre.

« Indépendamment des réponses d’Angleterre, — écrivait le lendemain, 28 juillet, Louis XIV à Bonnac, — je vous aurais dépêché un courrier pour informer plus promptement le roi et la reine d’Espagne de l’avantage que mes troupes ont remporté en Flandre… Vous pouvez juger de l’importance dont il est d’abaisser la fierté de mes ennemis, dans le temps qu’ils se croient en état de soutenir tout le poids de la guerre sans l’assistance de l’Angleterre. »

Lorsqu’un général en chef examine avec prudence les avis qu’il reçoit, pèse, décide, sous sa responsabilité, organise, ordonne, dirige l’exécution, paie lui-même vaillamment de sa personne, est-il juste de lui contester les mérites du succès, parce que ses lieutenans se sont montrés dignes de lui ? Une plume plus autorisée que la nôtre et guidée par la main d’un maître, celle de M. le marquis de vogué[10], a tracé dernièrement l’émouvant récit du drame militaire qui fut couronné par le triomphe du 24 juillet 1712[11]. Nous ne nous étendrons donc pas davantage sur ce triomphe. Mais, puisque l’occasion s’en présentait, nous avons pensé qu’il pouvait nous être permis de rendre, en passant, un hommage convaincu à la mémoire du vaillant homme de guerre qui, en dépit de ses détracteurs, et suivant le mot si connu de Napoléon, « sauva la France à Denain. »


VIII

Ce ne fut point sans un vif déplaisir que Louis XIV apprit la résolution définitive que Philippe V venait de prendre, malgré ses paternelles et pressantes exhortations. Mais il n’était pas homme à perdre son temps en regrets stériles et à récriminer, par de vaines plaintes, contre la fatalité des événemens. Personne ne savait prendre son parti des nécessités de la politique avec plus de promptitude, de dignité et de bonne grâce. Lorsque les faits s’étaient accomplis en dépit de ses prévisions, de sa volonté et de ses efforts, il se consolait en pensant que les rois eux-mêmes, fussent-ils Louis le Grand, ne peuvent lutter avec succès contre les mystérieux desseins de la Providence. L’ange n’avait pu vaincre Jacob. Bien qu’un roi de France fût assurément beaucoup plus qu’un patriarche, il n’était pas encore de force à se mesurer avec Dieu.

« Vous décidez, par votre lettre du 29 du mois dernier, la plus importante affaire que vous puissiez jamais avoir à délibérer. Je ne puis m’empêcher d’admirer et de louer l’élévation de vos sentimens, quoique j’eusse souhaité, vous aimant tendrement, que vous eussiez pris un autre parti. » Telle est la réponse que Louis adressa, en quelques lignes, au roi d’Espagne, le 13 juin 1712 ; un compliment, un simple regret, et ce fut tout. La veille, il avait écrit au marquis de Bonnac :

……………………………..

« Lorsque toutes les représentations qui ont été faites & mon petit-fils se trouvent inutiles, que son intérêt même n’est pas capable de le persuader et que l’attachement qu’il a pour ses sujets l’emporte sur toute autre considération, je veux croire que Dieu, qui l’a appelé à régner en Espagne, ne veut pas qu’il en sorte, et que ce serait agir contre l’ordre de la Providence que de renouveler sur ce sujet des instances désormais inutiles. »

Toutefois, de vagues soupçons ont pénétré dans l’esprit méfiant du vieux monarque. Il n’a pas oublié les révélations que lui a faites, il y a quelques mois à peine, son représentant en Espagne, sur les ambitions secrètes de son petit-fils. Est-il possible qu’un homme sensé, dans les veines duquel le généreux sang des Bourbons coule à pleins bords, renonce ainsi de gaîté de cœur, sans arrière-pensée, à ce qu’il y a de plus magnifique et de plus grand dans ce monde, à la couronne de France embellie, agrandie, ennoblie par Louis XIV ? On suspecte à la cour la sincérité du roi d’Espagne, et le langage ambigu du comte de Bergueick fortifie ces fâcheuses conjectures. On prétend que la renonciation de Philippe V est limitée par des clauses secrètes, tout au moins par des réserves mentales ; que, s’il a renoncé définitivement au trône de ses ancêtres, en faveur du duc de Berry, il est résolu à ne point permettre que son cousin, le duc d’Orléans, qui a conspiré jadis contre lui en Espagne, gouverne jamais la France ; que si, un jour, son frère et son neveu viennent à disparaître, il franchira les Pyrénées et viendra certainement réclamer ses droits. On dit encore que Louise-Marie, dont la volonté dicte les décisions de son époux, désavoue le sacrifice auquel il a consenti, et que, sensible avant tout aux intérêts de sa maison, avide d’honneur et de gloire, elle espère encore voir son père gouverner l’Espagne, tandis qu’elle régnera elle-même sur la France et la Savoie.

Interrogés par Louis XIV et par Torcy, Bonnac et Mme des Ursins protestent contre de telles suppositions.

« Le roi d’Espagne m’a répété dix fois de suite qu’il n’avait jamais songé à ces restrictions, et il m’a certainement dit la vérité, » écrit Bonnac au roi, le 11 juillet. Trois semaines plus tard, il supplie, à nouveau, Philippe de lui faire connaître nettement ses projets, et il lui demande ensuite la permission de lui lire la dépêche par laquelle il en rend compte à Torcy : « Je pris ma minute dans ma poche et je commençai à la lire. Je disais, pour me résumer, qu’il ne me paraissait pas qu’il eût passé jusqu’à présent autre chose dans la tête du roi d’Espagne, si ce n’est, au cas où M. le dauphin vînt à mourir, de passer personnellement dans le royaume et de laisser la reine en Espagne. — C’était un piège que Bonnac tendait au jeune roi ; il plaidait le feux pour savoir le vrai. « Le roi m’arrêta tout court là-dessus : — Cela ne m’a pas passé du tout par la tête, et vous ne devez pas l’écrire. — Mais, lui dis-je, Sire, considérez-vous que ma lettre sera lue devant le roi votre grand-père et même des ministres, et témoigne du peu d’empressement de votre Majesté pour sa nation ? — Il me dit : — Cela n’importe ; je ne veux point abandonner les Espagnols, ni qu’on écrive ni dise rien qui puisse le faire soupçonner[12]. »

« Sa Majesté est fort éloignée de pareils sentimens, écrit, dans une épître indignée qui porte la date du 27 juin, la princesse des Ursins à Torcy ; je ne puis m’empêcher d’être étonnée qu’il y ait des gens qui jugent aussi mal cette rare princesse dont toutes les actions, sans se démentir, ont été droit à l’honneur et à la raison ; on se lassera peut-être de ne pas rendre justice à toutes ses merveilleuses qualités. »

Il faut cependant couper court à ces dangereux murmures, qui sont parvenus jusqu’aux oreilles des ministres de la reine. C’est pourquoi Louis XIV presse son petit-fils de rassurer l’Angleterre et ses ombrageux alliés par un nouvel acte qui ne laisse subsister aucun doute quelconque sur le caractère, la sincérité et la validité de sa renonciation. Il ne suffit pas que Philippe l’ait annoncée aux Espagnols par une proclamation généreuse, qu’il leur ait affirmé publiquement sa résolution inébranlable de vivre et de mourir avec eux. On exige qu’elle soit formulée par un document authentique dont la rédaction, soigneusement élaborée à Madrid, approuvée et, au besoin, corrigée à Versailles, sera minutieusement contrôlée et convenablement amendée à Londres, si cela est nécessaire, afin qu’elle n’admette aucune réticence et ne puisse prêter à aucune équivoque ; qu’après avoir été examinée de nouveau et acceptée définitivement par la junte et par le roi d’Espagne, elle soit affirmée par Philippe v, sous la foi du serment, en présence des cortès du royaume et d’un envoyé de sa majesté britannique ; que des expéditions officielles en soient dressées et remises, l’une à cet envoyé, l’autre au ministre du roi de France, pour être expédiées sans délai à leur gouvernement respectif. De là une négociation difficile, qui se poursuivra, pendant plus de trois mois, à Londres, à Utrecht, à Paris, à Madrid, pendant laquelle l’Angleterre usant, en faveur de ses alliés, de la prépondérance que les événemens lui ont acquise, produira de nouvelles demandes auxquelles Philippe sera tenu d’obéir par déférence pour son aïeul, qui conduira lord Bolingbroke à Fontainebleau et lord Lexington en Espagne, qui aboutira enfin à la séance fameuse du 5 novembre 1712, dans laquelle le petit-fils de Louis XIV, la main droite étendue sur l’évangile, jura, devant les représentons du peuple espagnol, qu’il renonçait, pour lui et sus descendons, à la couronne de France. Notre récit serait fastidieux s’il retraçait tous les détails de cette négociation laborieuse, incomplet et obscur s’il n’en présentait point au lecteur les principaux incidens.

« Je n’ai pas perdu de temps, — écrivait de sa main Louis XIV à son petit-fils, dans la dépêche du 13 juin 1712, dont nous avons déjà cité les premières lignes, — à faire savoir en Angleterre votre décision. Elle sera vraisemblablement celle de la paix. Il faut présentement que vous fassiez dresser incessamment le projet de l’acte que cette couronne vous demande et dont le sieur de Bonnac vous parlera. »

Les instructions adressées à celui-ci sont datées de la veille :

« Les alliés désirent que mon petit-fils renonce par un acte particulier, pour lui et pour ses descendans, à ses droits sur ma couronne. Puisque sa résolution est prise et qu’elle est présentement publique, il n’y a pas de temps à perdre à faire dresser cet acte… Faites-lui connaître la nécessité d’en écarter toutes les clauses douteuses et capables de causer quelque embarras à la négociation de la paix. Puisqu’il veut renoncer à ses droits, il faut que cette négociation procure le repos public, et le roi d’Espagne agirait contre ses propres intentions s’il retardait présentement la paix par de vaines difficultés. »

C’est d’ailleurs en Espagne, et non pas en France, que l’acte de la renonciation doit être rédigé. Il faut que Philippe en prenne l’initiative et en dicte les termes lui-même. Si cet acte lui était expédié de Versailles, pour recevoir purement et simplement sa signature, ne pourrait-on pas dire qu’il a été contraint de la donner, et que, par conséquent, sa renonciation, obtenue de force, doit être considérée comme nulle et non avenue ? Il convient aussi de respecter en sa personne la dignité royale, et de ménager la fierté légitime du peuple espagnol : « Je vous prie de presser qu’on envoie au plus tôt l’acte de renonciation, qu’il faut, par toutes sortes de raisons, faire dresser à Madrid et non à Paris… On pourrait dire que Sa Majesté catholique souscrit d’autant plus facilement qu’Elle sait que la renonciation en est nulle et qu’elle ne peut jamais subsister ; ce sont de fort mauvais propos à tenir dans la circonstance[13]. » Philippe, — il faut lui rendre cette justice sans hésitation et sans réticence, — ne faisait alors aucun des calculs que la malveillance des courtisans de son aïeul aurait pu lui attribuer et qui eussent compromis l’œuvre de la pacification. Il avait donné l’ordre à une junte, dans laquelle siégeaient les hommes les plus considérables et les meilleurs jurisconsultes du royaume, le comte de Frigiliana, le duc de Montalto, le cardinal de Giudice, don Garcia Paros de Araciel, don Francisco Portella, don Luis Curiel, d’examiner la demande que lui avait transmise Louis XIV, au nom de l’Angleterre, de décider si les lois du royaume lui permettaient de l’accueillir, et, dans ce cas, de procéder à la rédaction de l’acte par lequel il devait renoncer, en présence des cortès, au trône de France. La junte avait obéi et s’était mise à l’œuvre sans retard. Elle avait opéré promptement et consciencieusement, guidée par des documens authentiques que fournirent les archives nationales et qui constataient les formalités accomplies jadis dans de pareilles circonstances[14]. Elle avait tout d’abord prononcé un avis favorable et rédigé ensuite, avec le plus grand soin, un premier projet que le roi d’Espagne s’était bâté d’expédier du comte de Bergueick pour qu’il en donnât communication à Louis XIV. En le remettant à Philippe, elle lui avait fait observer, avec une respectueuse insistance, que les renonciations des princes français à la couronne d’Espagne ne devaient pas se faire attendre, parce qu’il était nécessaire que la dignité du peuple espagnol fût satisfaite par une évidente et légitime réciprocité. Sur les ordres du roi, elle dressa elle-même, en quelques jours, les deux actes constatant ces renonciations, et les copies en furent envoyées à Versailles.

Louis XIV se fit lire les trois projets ; il les relut lui-même avec une profonde attention et en approuva pleinement le contenu : « Le comte de Bergueick a communiqué les actes de renonciation, mande, le 15 août, Torcy à Bonnac. Ces actes importons n’auraient pas été dressés si bien, à beaucoup près, ici, qu’ils l’ont été à Madrid. Je doute qu’on puisse demander des clauses et des expressions plus fortes que celles qu’ils contiennent. »

Telle n’est pas l’impression du gouvernement de la reine, qui examine, à son tour, les trois projets. Il sait gré certainement à Philippe de son empressement et de son bon vouloir. Mais la rédaction proposée par la junte espagnole ne le satisfait qu’à demi. Il n’en trouve pas les termes suffisamment explicites ; et, après l’avoir soigneusement examinée lui-même, il imagine de la soumettre au contrôle des « savans docteurs de l’université d’Oxford. » Le fait est qu’il désire gagner du temps pour négocier, en faveur de la coalition, des concessions nouvelles, et que, redoutant toujours la versatilité des passions nationales, il désire partager, avec une des corporations les plus respectées du royaume, le fardeau de sa responsabilité. « Une université aussi célèbre que celle d’Oxford ayant été consultée, — écrit Louis XIV à Bonnac, le 26 septembre, — les bien intentionnés pour la paix seront moins exposés aux reproches que leurs ennemis pourraient leur faire à l’avenir, et le sentiment de cette université est une espèce de garantie de leur conduite. »

Depuis quelques semaines, la diplomatie, inactive et expectante à Utrecht, s’agite fiévreusement à Londres. En forçant le camp retranché de Denain, Villars a vaincu les dernières hésitations, les derniers scrupules de l’Angleterre. Entre Ménager et Saint-John, Gautier et Prior, les conférences se multiplient sans interruption, quelquefois orageuses, quoique toujours amicales. Il s’agit d’arrêter les termes d’une convention secrète qui complétera l’armistice déjà conclu, en prolongeant la durée de la suspension d’armes pendant quatre mois au moins et en stipulant qu’elle ne s’appliquera pas seulement aux Pays-Bas, mais comprendra généralement toutes les opérations engagées tant sur mer que sur terre, entre la Grande-Bretagne et la France. La signature de cette convention, qui équivaudrait, en réalité, à celle d’une paix séparée entre la reine Anne et Louis XIV, portera certainement un coup mortel à la grande alliance. Outre que le faisceau en sera rompu, les armées que soudoie, en grande partie, l’or britannique, deviendront impuissantes à servir ses vastes desseins. La France et l’Espagne doivent payer cher de tels avantages. L’Angleterre veut bien leur être utile tout en servant sa propre cause ; elle ne veut pas qu’on puisse l’accuser trop haut d’égoïsme et d’ingratitude. C’est pourquoi de nouvelles prétentions se sont produites. Le roi de France n’a pas d’ennemi qui lui soit plus odieux que le duc de Savoie ; la reine Anne n’a pas d’ami qui lui soit plus cher. Elle demande d’abord qu’on lui constitue une barrière formidable, tandis qu’il avait été convenu qu’il se contenterait d’Exilles, de Fénestrelle et de la vallée de Pragelas. Elle veut ensuite que Philippe V lui cède la Sicile, promise, par Louis XIV, à l’électeur de Bavière, son fidèle allié, pour remplacer ses états perdus, et que celui-ci se déclare satisfait de recevoir la Sardaigne, une lie rocheuse presque inculte, presque déserte, à la place d’un royaume ! Elle exige encore que la « substitution du duc de Savoie au trône d’Espagne, à défaut de Philippe V et de ses descendans, soit insérée dans les actes qui constatent les renonciations réciproques de Philippe et des princes français ; » que ces actes soient consacrés par l’approbation des pouvoirs publics ; enfin que les lettres patentes du mois de décembre 1700, qui mentionnent formellement les droits du duc d’Anjou à la couronne de France, soient rayées des registres du parlement de Paris. On n’a pu s’entendre, à Londres, sur ces points délicats, et Bolingbroke, impatient d’aplanir les dernières difficultés qui retardent la pacification de l’Europe, est venu, lui-même, sur le continent pour en conférer directement avec Torcy, au besoin avec Louis XIV. Elles sont vaincues, en quelques jours, par le commun désir de mettre un terme, dans l’intérêt des deux nations, « aux horreurs de la guerre. » Logé d’abord à Paris, chez la mère du secrétaire d’état aux affaires étrangères, reçu ensuite à Fontainebleau[15], où le roi lui a fait préparer un somptueux appartement, Bolingbroke, éloquent et persuasif, parlant le français presque aussi bien que sa langue maternelle, a séduit tout le monde, à la cour, par les grâces naturelles de sa personne et le charme entraînant de ses discours. Louis XIV s’est départi, en sa faveur, de sa solennité habituelle ; il lui donne audience, dans la matinée du 21, au sortir de la messe, et lui témoigne une affabilité, une bonhomie qui étonnent les courtisans, comme s’il avait résolu d’achever et d’assurer sa conquête. « Le vicomte de Bolingbroke, disent les mémoires de Torcy, s’acquitta de la commission dont la reine, sa maîtresse, l’avait chargé avec autant de grâce que de noblesse et de respect en même temps pour la personne du roi…

« Le roi, qui joignait à ses rares qualités celle de s’exprimer mieux que prince au monde, lui répondit en termes choisis, non recherchés, mais persuasifs… Sa Majesté assura Bolingbroke qu’Elle tiendrait exactement tout ce qu’Elle avait promis, et que le succès de ses armes n’apporterait aucun changement aux conditions dont elle s’était contentée. »

Le soir même, la convention qui stipule l’armistice général est signée. « Bolingbroke partit peu de jours après, — ajoutent les Mémoires, — plein de zèle et de courage pour achever l’œuvre commencée. »

Il laissait en France, sur la demande expresse du roi, son ami, le poète Prior, en qualité de ministre plénipotentiaire, et il emportait pour la reine, sa maîtresse, une lettre de Louis XIV ainsi conçue : « Madame ma sœur, je n’ai jamais douté de la sincérité de vos intentions pour avancer la paix, mais vous avez confirmé la juste opinion que j’en avais en envoyant auprès de moi le vicomte de Bolingbroke, votre secrétaire d’état. Vous ne pouviez choisir un ministre plus capable d’abréger et d’aplanir les difficultés de la négociation. Je suis persuadé que vous serez aussi contente de ce qu’il a fait que j’ai été satisfait, moi-même, de sa conduite, et principalement des assurances qu’il m’a données de vos sentimens pour moi. Quoique je ne doute pas qu’il ne vous rende un compte exact de ceux que je lui ai témoignes : pour vous, je veux encore ajoutée que je n’oublierai rien pour entretenir, avec vous, une amitié parfaite et pour vous montrer, en toute occasion, que je suis, madame ma sœur, votre bon frère.

« LOUIS. »


Le grand roi n’a jamais écrit rien de plus flatteur. Séduit, lui-même, par Saint-John, il voulait achever de le gagner à la cause de la paix par ce témoignage irrécusable d’une confiante sympathie.

La convention du 21 mai réglait, suivant le désir de l’Angleterre, les questions relatives au renvoi du prétendant, à la reconnaissance, par le roi de France, de la succession protestante en Angleterre, aux prétentions de la Savoie sur la Sicile, à l’envoi, en France et en Espagne, de deux ambassadeurs qui devraient tout d’abord s’assurer que l’importante affaire des renonciations est définitivement conclue. L’acquiescement de Philippe était réservé.

« Immédiatement après le retour de Bolingbroke en Angleterre, mande Louis XIV à Bonnac le 22 août, la reine, sa maîtresse, doit envoyer auprès de moi le duc d’Hamilton. Il y demeurera d’abord sans caractère, et le principal motif de son voyage sera de voir arriver et enregistrer dans les parlemens de mon royaume la renonciation du roi d’Espagne… Le comte de Lexington doit, en même temps, partir de Londres et passer en Espagne pour être aussi témoin de l’admission que les états de ce royaume feront de l’acte du duc de Berry et du duc d’Orléans. Il aura ordre de signer l’article secret qui regardera, la cession de la Sicile au duc de Savoie… C’est du roi, mon petit-fils, que dépend présentement la conclusion de la paix par la diligence qu’il apportera dans l’expédition de l’acte de sa renonciation dans la forme, qui lui est demandée, c’est-à-dire portant la substitution du duc de Savoie.

« Vous verrez, mande le même jour de Fontainebleau, le roi de France à Philippe, par le compte que vous rendra le sieur de Bonnac de l’état de la négociation avec l’Angleterre, que la conclusion de la paix dépend présentement de vous et de la diligence que vous y apporterez. Aussi, je n’ai nulle inquiétude du succès, connaissant, également les intérêts et les intentions de votre Majesté. »

Torcy, de son côté, veut se féliciter avec Mme des Ursins de l’heureuse issue de ses négociations, qui lui cause une joie bien légitime. « J’espère, madame, que vous aurez le plaisir de voir l’Angleterre abandonner les vilains Hollandais et faire incessamment sa paix particulière. Elle dépend aujourd’huy du roi d’Espagne, et je crois qu’il ne doit pas être fâché de voir un ministre d’Angleterre nommé pour Madrid, avant même que le traité soit encore conclu. » En vain, Philippe V essaya-t-il de se soustraire à la nouvelle obligation que lui imposaient les nécessités d’une politique inexorable, et d’obtenir, au moins, en retour un avantage de quelque importance. Céder la Sicile à Maximilien-Emmanuel, qui avait perdu, en défendant la France, sa couronne électorale et ses provinces, il l’eût fait sans murmurer ; mais la livrer à son beau-père, le duc de Savoie, pour le récompenser de sa criminelle défection et pour complaire aux Anglais ses ennemis acharnés, il n’y pouvait vraiment consentir sans recevoir une compensation non moins importante que légitime. Que l’Angleterre lui restitue Gibraltar, dût-il acheter cette faveur ; que l’Archiduc le reconnaisse publiquement comme roi d’Espagne et des Indes, il ferait, à ce prix, le sacrifice qu’on lui demande. Philippe exposa lui-même à son aïeul, par une longue épitre, ses doléances et ses prétentions. Louis XIV ne se laissa pas fléchir. Il eût appris, sans doute, avec une vive satisfaction, que son petit-fils avait recouvré Gibraltar, même en le payant fort cher ; mais l’espoir que celui-ci avait conçu d’obliger Charles VI à proclamer sa propre déchéance paraissait avec raison la plus puérile des chimères ; Louis croyait enfin avoir conquis la paix si ardemment désirée, si cruellement achetée par la France. Il n’entendait ni retarder ni compromettre ce triomphe. Convaincu qu’il le devait, en grande partie, au loyal et puissant concours de la reine Anne, il était peiné de voir que Philippe V méconnût la grandeur du service qu’elle avait rendu aux deux couronnes.

« Je crois que vous ne serez pas surpris, avait répondu le roi d’Espagne à la lettre du 22 août, que je trouve le procédé de l’Angleterre d’une extrême dureté à mon égard, puisqu’elle me fait déclarer, à son choix, la succession à la mienne, et qu’elle m’oblige à céder encore un royaume comme celui de Sicile, alors que j’ai cédé déjà tant d’états… Vous comprendrez aisément combien cela doit m’être pénible, et à quel point il m’est fâcheux de recevoir de pareilles conditions d’une nation qui a fait longtemps tous ses efforts pour me faire descendre du trône. »

« Si vous faites attention, réplique Louis XIV, le 5 septembre, aux efforts que l’Angleterre et ses alliés ont faits pour vous faire descendre du trône, vous devez présentement lui savoir gré de se détacher de vos ennemis pour vous y maintenir. Elle ne peut y réussir sans obtenir, de votre Majesté, des conditions pesantes, à la vérité, mais bien différentes de celles que les Hollandais voulaient vous imposer… Ainsi, je ne crois pas que vous ayez lieu de lui reprocher sa dureté, et je regarderais comme une nouvelle marque de votre sagesse le parti que vous prendriez de condescendre à ses demandes. »

Quelques jours plus tard, le roi de France charge Bonnac[16] de faire comprendre à son petit-fils « les raisons » qui ont poussé le ministre de la reine à exiger que la Sicile fût remise au duc de Savoie, et que les droits éventuels de celui-ci à la couronne d’Espagne fussent énoncés formellement dans l’acte de renonciation. Il veut aussi qu’il l’instruise des sentimens de son aïeul au sujet des nouvelles prétentions qu’il a formées. N’est-il pas indispensable, dans les circonstances, de briser les liens qui enchaînent encore Victor-Amédée à la ligue, et n’a-t-il pas affirmé qu’il lui resterait fidèle tant que la perle de la Méditerranée manquerait à sa couronne ? Déclarer qu’il montera sur le trône d’Espagne, si la succession de Philippe V vient à s’éteindre, n’est-ce pas confirmer, du même coup, l’exclusion perpétuelle des deux maisons de France et d’Autriche ? N’est-ce pas là un acte de haute et habile politique ? Comment Sa Majesté catholique ne voit-elle pas, au contraire, qu’en demandant la renonciation formelle de l’empereur, elle reconnaît, par là même, ses droits et ceux de sa famille ? Louis XIV a bien voulu, pour lui complaire, en parler à Prior ; mais il sait que cette démarche ne peut avoir aucun succès : « Je prévois, sans peine, que la réponse sera que la reine, sa maîtresse, ne peut être garante des résolutions de l’archiduc sur un traité que, vraisemblablement, elle fera malgré lui ; qu’ainsi cette condition doit être remise à la paix générale… Quant à Gibraltar, — ajoute Louis XIV, — j’approuve fort l’empressement qu’a le roi d’Espagne de la retirer des mains des Anglais, et je suis persuadé qu’il ne doit pas en laisser échapper l’occasion, quelque prix qu’ils demandent. »

Philippe n’a pas attendu pour courber la tête que les argumens de son grand-père aient porté la lumière et la conviction dans son esprit. La réponse qu’il avait faite à la lettre du 22 août et dont nous avons cité quelques passages se terminait par cette phrase résignée : « Cependant, j’entre dans les raisons que vous avez eues pour agir comme vous l’avez fait, et j’en comprends la nécessité dans les conjonctures présentes. »

Le 4 septembre, il ne songe plus à résister, et il accorde tout ce que la reine exige : « J’ai déjà donné mes ordres pour faire dresser l’acte de la renonciation, en y ajoutant les deux clauses dont vous êtes convenu avec l’Angleterre… J’ai aussi ordonné la convocation des états pour le 6 octobre prochain, et expédié les décrets nécessaires pour faire exécuter le traité de suspension d’armes conclu à Paris dans toute l’étendue de mes états. »


COURCY.

  1. Voyez la Revue du 15 Juillet.
  2. Cette dépêche était entièrement chiffrée, comme toutes celles dont nous citons « tes extraits dans cette étude.
  3. Deuxième dépêche adressée par Bonnac à Louis XIV le 29 mai 1712.
  4. Bonnac à Torcy, 29 août 1712. (Archives des affaires étrangères.)
  5. La France était représentée à Utrecht par le maréchal d’Huxelles, l’abbé de Polignac et l’habile Ménager, le même qui avait négocié les préliminaires de Londres ; l’Angleterre, par le docteur Robinson, évêque de Bristol, et le comte de Strafford, ambassadeur à La Haye.
  6. Voysin à Villars, 23 Juillet 1712.
  7. Villars à Voysin, au camp du Cateau, 21 juillet 1712.
  8. Vieux-Pont et Broglie menaient l’avant-garde, sous la direction du maréchal de Montesquiou.
  9. Villars à Mme de Maintenon. (Gaillardin, Histoire de Louis XIV.)
  10. L’une des sœurs du maréchal, Charlotte de Villars, avait épousé le comte de Vogüé.
  11. Villars diplomate, par M. le marquis de Vogüé. (Revue des Deux Mondes, 1887.)
  12. Bonnac à Torcy, 8 août 1712.
  13. Louis XIV à Bonnac, 29 juillet 1712.
  14. Lors des renonciations au trône d’Espagne de Marie-Thérèse et de Marie-Anne d’Autriche, qui avaient épousé deux rois de France, Louis XIV et Louis XIII, son père.
  15. Le 20 août 1712.
  16. Louis XIV au marquis de Bonnac. Fontainebleau, 19 septembre 1712.