La Revanche du passé/Partie 1/Chapitre IV

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 71-83).

CHAPITRE IV


Le surlendemain, Mme Georges accompagnait sur le palier un petit homme grisonnant, les cheveux en brosse, à l’allure vive et impatiente.

— De l’anémie, déclarait-il, rien de grave.

Au bruit des voix, la locataire d’en haut, qui avait aperçu dans la rue le coupé du docteur, était venue au-dessus de l’escalier, et elle se penchait sur la rampe pour bien entendre.

Mme Georges, aux paroles rassurantes du docteur, respira. En voyant cet inconnu se pencher sur Élisabeth avec tant d’attention, une poignante inquiétude l’avait saisie, une peur affreuse de découvrir chez son enfant quelque mal sérieux, véritable, quelque danger défini menaçant sa vie.

Le médecin répéta :

— Non, rien de grave pour le moment, à moins que cette excessive pauvreté du sang ne vienne d’un travail de l’esprit, d’une constante préoccupation pénible.

Le visage de Mme Georges s’empourpra, elle sentit tout son sang monter à ses joues. Le médecin, étonné de cette brusque émotion, ajouta d’un ton bref :

— Il faut avant tout la satisfaire.

Tout de suite, sous la sollicitude excessive, cet œil étranger avait perçu entre cette mère et cette fille, un désaccord, un antagonisme transparent. Élisabeth s’était montrée presque récalcitrante à son examen, elle n’avait pas une seule fois desserré les dents.

Il ajouta froidement :

— Oui, il faut la satisfaire, ou, moi, je ne réponds de rien.

Et il s’en alla, sûr d’avoir touché juste dans sa banale supposition. Cette belle blonde rousse exerçait certainement sur sa fille une de ces pressions maternelles sans entrailles.

Dès qu’il eut disparu, la voisine descendit, pressée d’avoir, sur l’état d’Élisabeth, des détails précis.

— Ce n’est rien, balbutia Mme Georges… un peu d’anémie, rien de grave, merci…

Et elle regretta d’avoir entr’ouvert l’enceinte fermée où elle vivait avec sa fille.

Par cette brèche étroite, une curiosité étrangère était entrée et serait toujours aux aguets autour d’elles.

Pensive, elle rentra chez elle, tenant entre ses doigts une feuillé volante avec une ordonnance griffonnée au crayon. Au moment où elle allait franchir le seuil, ses yeux tombèrent sur la plaque de cuivre que Gertrude entretenait toujours brillante à côté de la sonnette, et elle y lut les trois mots gravés en noir, tout au long : « Madame Veuve Georges. »

Toute son honorabilité vis-à-vis du monde tenait sur ce feuillet de cuivre, dans trois mots qui tous les trois mentaient !

Elle frissonna de la tête aux pieds, comme si son sang se glaçait tout à coup devant ce mensonge banal qui avait abrité sa vie de l’ignominie, et qu’un jour l’œil dessillé d’Élisabeth lirait librement sur ce bout de métal.

Cacher à jamais la vérité ! Non. Cela était impossible. Mais si elle pouvait reculer l’heure effrayante longtemps encore, jusqu’à ce que la confiance d’Élisabeth fût assez solide, pour que rien au monde ne pût l’ébranler !

Elle hâta le pas. L’affreuse prophétie du docteur sonnait si menaçante à ses oreilles qu’elle s’attendait presque à la trouver déjà en voie de réalisation, et Élisabeth appelée à payer de sa propre vie la dette d’une autre.

Au moment où elle franchissait le seuil, Élisabeth se leva. La mère demanda :

— Où vas-tu ?

— Dans ma chambre, un moment… Je reviendrai…

Mme Georges n’essaya pas de la retenir. Elle resta seule dans le demi-jour crépusculaire. Elle avait vu sur le visage énigmatique et pâle d’Elisabeth l’expression agressive qu’elle connaissait si bien, et elle redoutait plus que tout le reste ce tête-à-tête distant, où l’âme de sa fille lui échappait absolument.

Elle se mit à réfléchir en regardant très loin, dans le bleu pâle du ciel, s’allumer les premières étoiles vacillantes, puis, à mesure que les ténèbres s’épaississaient, toutes les autres, les grandes et les petites, une à une.

Toutes les réalités douloureuses de sa vie s’adoucissaient. Même sa souffrance actuelle perdait quelque chose de son acuité rongeante, en face de la paix profonde qui descendait du ciel.

Ce qu’il y a d’éphémère même dans les grandes douleurs inconsolables, n’était-il pas écrit en lettres de feu sur cette voûte brillante où, de siècle en siècle, le même spectacle éternel se déroule quelques jours sous l’œil de fuyantes générations ?

Il lui sembla peu à peu que l’épreuve de son passé, aussi bien que l’ardente appréhension de quelque chose de pire la menaçant de tout près, pour demain, allaient se noyer, se dissoudre, s’abîmer, comme de chétifs et insignifiants accidents, au milieu de la paix superbe de la fête nocturne.

Elle se dessaisissait d’elle-même dans une de ces courtes minutes de communion avec la nature où jette l’abandon passager de tout espoir défini ; un moment son âme désemparée cherchait autre chose dans la profondeur du ciel étoilé que l’accomplissement du même désir ardent et obstiné.

Elle joignit les mains sur son front, et elle sentit, comme elle ne l’avait jamais fait, la responsabilité de sa faute. En même temps l’apaisement qui naît de toutes les certitudes, même de celle du malheur, la pénétrait. Sous le souffle de la nécessité elle sentait un courage venir à elle lentement du fond de la nuit, de toute cette poussière d’or semée dans l’espace, comme si de chacun de ces points lumineux un rayon encourageant descendait jusqu’à elle et infiltrait dans ses veines une fiévreuse énergie.

Avait-elle le droit de garantir plus longtemps son cœur d’un choc, d’ailleurs nécessaire, inévitable, dont demain le menacerait toujours ? Elle se disait :

— Si je ne parle pas, sans que je sache pourquoi, son cœur est perdu pour moi ! Si je parle !…

Il sonnait dix heures lorsque Élisabeth rentra. Elle vint se mettre à côté de sa mère, en face de la nuit pleine d’étoiles. Il était impossible de saisir l’expression de ce visage si cruellement variable, mais le retour volontaire de la jeune fille constituait une sorte d’avance, une muette reconnaissance de torts. Elle restait silencieuse, comme si elle attendait de sa mère un mot, un signe pour l’aider ainsi qu’à l’ordinaire à franchir le premier pas difficile.

La mère réfléchit quelques secondes, puis elle se décida :

— Autrefois, quand je revenais le soir, nous restions ensemble, Elisabeth, mais… maintenant… tu…

Elle s’interrompit, saisit les longues mains juvéniles et acheva sourdement :

— Ta pauvre mère… Est-ce que tu ne l’aimes plus ?

Le cœur d’Elisabeth bondit. Elle hésita l’espace d’une seconde, puis, doucement, elle dégagea ses mains, détourna la tête et répondit froidement :

— Mais si.

Il y eut un instant de silence pénible.

— J’aurais tant voulu te rendre heureuse, reprit enfin Mme Georges, mais je ne réussis pas… Une malédiction pèse sur mes efforts… Non… tu n’es pas heureuse ! Si au moins je savais pourquoi, si tu parlais… Dis-le-moi ce soir, Élisabeth, dis-le-moi pendant le silence de cette belle nuit, qu’est-ce que tu as ?

Élisabeth devint nerveuse :

— Pourquoi me persécuter avec toutes ces questions ? dit-elle à voix basse ; je n’ai rien.

Et elle alla s’asseoir au fond de la chambre, où son visage maladif dessina sur le velouté pourpre de la tapisserie un ovale très blanc.

Mme Georges la suivit, et elle aussi s’assit. L’œil sombre d’Elisabeth, l’œil méfiant des mauvais jours glissa sur elle.

— Ne me regarde pas ainsi, Élisabeth. Si tu me regardes ainsi, je ne pourrais pas, non. Il faut m’écouter avec ton cœur, comme quand tu étais toute petite et que tu venais te blottir contre moi comme si jamais, jamais rien ne pourrait nous séparer.

Elle attendit un moment, sûre qu’Élisabeth dirait quelque chose, mais la jeune fille resta muette. La mère reprit, la voix tremblante :

— Et maintenant j’ai peur de toi, oui… j’ai peur !

En même temps elle se leva, les joues pourpres, et elle retourna à la fenêtre, espérant, vaguement, qu’Élisabeth la suivrait, mais la jeune fille resta clouée à sa place. Les paroles de sa mère la paralysaient d’anxiété et d’impatience. Elle n’éprouvait rien d’autre dans ce moment que le désir fébrile de tenir la vérité, quelle qu’elle fût, et de la retourner de tous côtés entre ses doigts soupçonneux, jusqu’à ce que fût apaisée cette âpre et obsédante envie.

Mme Georges resta seule un moment en face de la belle nuit sereine où naguère elle avait puisé l’héroïque courage de la confession, puis lentement elle vint se rasseoir à côté de sa fille. Elle balbutia :

— C’est affreux ce que tu me forces à faire.

Et elle attendit de nouveau, espérant encore qu’Élisabeth parlerait, mais les lèvres pâles restaient obstinément fermées. Alors, d’une voix basse et rapide, la mère se décida :

— L’autre jour, dit-elle, les yeux fixés dehors sur le ciel profond, tu m’as demandé… Je n’ai pas compris ton intention… tu m’as demandé pourquoi tu t’appelais Élisabeth ? Ta question, cette question…

Elle s’interrompit effrayée et reprit sourdement :

— Elisabeth, si dans le passé j’avais eu un tort envers toi, un tort si grand que je ne pourrais jamais, jamais l’effacer, pourrais-tu pardonner, toi ? Aurais-tu le courage de pardonner ? Non, non, ne réponds pas encore… pas encore… il faut me laisser finir à présent, ou je ne pourrais plus…

Elle se recueillit quelques secondes, tâchant de dominer son agitation, et elle reprit du même ton sourd et saccadé :

— Pouquoi tu t’appelles Élisabeth ? Tu n’as pas d’autre nom, comprends-tu ?… Comprends-tu ?… Parle-moi, dis-moi quelque chose, mon enfant… mon enfant…

Il y eut dans l’obscurité quelques minutes de silence écrasant, comme si Élisabeth eût reçu sur le crâne un coup de massue qui la rendait stupide. Enfin elle murmura faiblement :

— Maman… Maman !

Elle n’avait pas eu un instant d’incertitude. Sans hésiter, son imagination, depuis si longtemps active autour de toutes les possibilités, lui présentait tout entière la décevante réalité ; mais soit que la certitude la détendît du long supplice de doute et de soupçon qui avait troublé toute son enfance, soit qu’elle devinât quelque chose du martyre d’amour qu’elle venait d’infliger à sa mère, elle se laissa prendre sans résistance dans les bras maternels, et elle se sentit enveloppée d’une caresse nerveuse, fébrile, tandis que son sang pauvre allait et venait dans ses veines, fouetté par une sensation nouvelle, aux dessous encore obscurs, mais déjà irritants.

— Élisabeth, ma chérie, murmurait Mme Georges, mon enfant, ma petite Élisabeth bien-aimée ! Moi qui avais si peur de toi, si peur ! Je ne croyais pas, vois-tu, que j’oserais jamais te parler. J’avais si peur. Si j’avais pu croire, prévoir…

Mais elle s’arrêta. Entre elle et Élisabeth, les mots nécessaires à exprimer sa pensée avaient un son cru, insupportable. Elle ne pouvait pas débattre froidement le passé avec sa fille, non, cela était impossible. Elle se tut, et sous l’attitude intime une gêne glissa, très subtile, comme si des pensées incompatibles se heurtaient déjà dans la nuit et que ce choc dût rester enveloppé de mystère…

Elles se séparèrent brusquement quand Gertrude entra enfin avec de la lumière, et tout de suite Élisabeth regarda le visage de sa mère. Il lui sembla différent de celui de tous les jours. Sa régulière beauté l’impressionna pour la première fois d’une façon pénible. Une envie de pleurer lui vint, lui serra la gorge à l’étrangler, et voyant Gertrude s’attarder autour des volets, les fermer avec une lenteur agaçante, elle s’échappa.

Mme Georges l’attendit jusqu’à minuit, puis elle rentra chez elle sans bruit.