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La Route du bonheur/02/03

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 159-163).


III

Les quatre K
de l’« Idéal » allemand


À Mlle Gretchen von B…


Eh bien ! non, ma cousine, votre idéal n’est pas le nôtre, et la femme dont vous tracez le portrait, à l’aide de quatre K, peut vous sembler parfaite — elle doit l’être, puisque tel est l’avis de S. M. l’impératrice d’Allemagne, — mais, à coup sûr, nous ne la jugerons pas idéale.

Et, d’abord, entendez-vous bien ce joli mot français, dans lequel il entre de la raison, soulevé par toutes les grâces de la poésie ; mot charmant à prononcer et qui fut créé et mis au monde pour qualifier les femmes de chez nous, séduisantes entre toutes, parce qu’elles ne sont pas toujours parfaites, mais souvent idéales ?

Or, chère Gretchen, en quatre K et huit syllabes, vous résumez le summum des vertus féminines, et, à vous en croire, il n’en faudrait pas plus, dans votre pays, pour scruter les profondeurs de votre âme. Kinder, Kleider, Kirche, Küche : Enfants, Vêtements, Église, Cuisine, voilà les quatre devoirs dont se repaît votre imagination. Ce qui revient à dire que, lorsqu’une femme a donné le jour à une bourrée d’enfants, qu’elle a rapetassé leurs habits en conscience, fréquenté le temple ou l’église et soigné la choucroute de son mari elle a mérité de la patrie le surnom de femme Idéale.

Vertueuse, peut-être, mais idéale ! Ah ! ma cousine !

Vous ne vous doutez pas combien cet horizon borné serait peu du goût de nos seigneurs et maîtres Ils chercheraient d’abord, à travers tous ces K, quel est celui qui se rapporte à leur personne, et demeureraient fort surpris de ne point le rencontrer ; et ce ne sont, je vous jure, ni les Kinder, ni les Kleider, ni les Kirche, ni même les Küche, qui suffiraient à les retenir à la maison. Certes, ils ne manqueraient pas d’éprouver de l’estime pour la compagne obscure et dévouée, si bien pénétrée de son humble tâche ; mais, tout en lui rendant hommage, ils ne se feraient aucun scrupule de l’abandonner chaque soir, se disant le cœur en paix : « Je laisse ma chère femme à ses dignes occupations. » Après quoi, ils iraient rire un brin, en compagnie d’amis plus accessibles à la gaieté. Voyez-vous, Gretchen, en France, rien ne nous déplaît plus que l’étalage indiscret, des grandes vertus. Je pourrais vous citer l’exemple d’une admirable mère de famille, maîtresse de maison accomplie, qui se rendit insupportable à son mari, odieuse à ses amis, par l’excès de zèle qu’elle déployait, en toutes circonstances, dans ce qu’elle appelait pompeusement son ministère de l’intérieur.

Il semblait qu’avant elle, on eût toujours ignoré l’art de tenir une maison, et qu’elle dût en emporter le secret dans la tombe ; les mots, en passant par sa bouche, prenaient des proportions gigantesques et des significations inconnues : ma maison, ma lingerie, ma cuisine, mes enfants, mon oncle, mon organisation, mes comptes, mes raccommodages, mes confitures. Chez cette matrone impeccable, tout marchait à la baguette. Cependant, de temps à autre, on la voyait poindre, le chapeau sur l’oreille, la tête en feu, l’œil inspiré.

— Ma chère, vous disait-elle, du ton dont elle eut annoncé la découverte d’un sixième monde, j’ai révisé mon dernier règlement, je l’ai pioché jusqu’à deux heures de la nuit, je n’en puis plus.

Et l’on apprenait, avec des preuves attestant les progrès réalisés, que la blanchisseuse, désormais, viendrait le mercredi, que la leçon d’écriture de la jeune Simone serait donnée à sept heures trois quarts du matin, tout de suite après le bain du petit dernier. Et, quoique les intentions fussent louables, elles nous paraissaient simplement ridicules, parce qu’on peut fort bien ordonner une maison, élever des enfants, sans se donner des airs de jongler à bras tendus avec des poids de mille kilos.

La femme ne commence à être véritablement idéale que lorsqu’elle sait oublier ses occupations multiples et ses préoccupations particulières, pour ne songer qu’à celles que le mari apporte, en rentrant, et les effacer d’un sourire.

Son domaine est bien la maison, les enfants et la cuisine ; mais son rôle est de reconquérir chaque jour, par sa grâce propre, par les charmes de son cœur et de sa beauté, un mari toujours un peu fuyant : et voilà, ma Gretchen, ce que vos K n’expriment nulle part. Et je vous avouerai qu’ils me font un peu l’effet, ces grands K majestueux, d’un dîner où quatre rôtis se suivraient, sans l’agrément des épices, sans la chatterie des bonbons et des fruits, sans la note claire des fleurs et du linge blanc. Et vous le voyez, chère cousine, en France, nos estomacs supportent mal les plats indigestes et ce sont les desserts que nous aimons le mieux. C’est peut-être pour toutes ces choses qui nous séparent, Gretchen, que vous pensez souvent beaucoup de mal de nous, alors que nous ne le méritons pas ; vous nous prenez pour des créatures frivoles, alors que nous avons seulement la pudeur des vertus qu’on honore, chez vous, à grand renfort de K.

Nous aimons passionnément nos enfants ; mais nous nous glorifions moins de nos maternités — et c’est peut-être là un tort. Mais, tandis que vous vous contentez d’être mères et bonnes ménagères, nous tâchons d’être et de rester femmes. À l’occasion, nous savons être un peu coquettes, nous cultivons notre intelligence, non pour devenir pédantes, mais pour être en état de mieux comprendre celui qui partage notre vie et que nous avons choisi ; et notre ambition est d’être adorée trois fois, puisque nous voulons l’être comme femme, comme mère, comme amie. Nous n’y parvenons pas toutes, hélas ! car le rêve serait trop beau ; mais c’est ainsi que nous comprenons la femme idéale. Et si j’osais, ma chère Gretchen, j’écrirais à Sa Majesté Augusta pour la prier humblement d’ajouter, au tableau sur lequel se modèlent ses fidèles sujettes, un K. — celui qui vous rendrait tout à fait charmantes.