La Route fraternelle/4

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La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 11-17).


LES FEMMES DE JÉRUSALEM

À Marie-Louise et Émilie T…


I


La sentence est rendue… et le drame commence ;
Et le Juste, escorté d’une foule en démence,
A pris du Golgotha le montueux chemin.
Tous à la tragédie inique ont mis la main.
Kaïphe a fait le coup ; Pilate a laissé faire ;
Et le Romain poltron, et le Juif sanguinaire,
Comme l’on pousserait un agneau vers les loups,
Abandonnent le Sage à la fureur des fous ;
Et sur l’humaine hostie, à défaut de morsures,
Jaillissent les crachats et pleuvent les injures.
Cortège de bourreaux, partout. Mais les amis.
Où sont-ils ? Simon Pierre avait pourtant promis
Au Maître le secours d’une fidèle épée ;
Mais d’un vulgaire acier son âme encor trempée
À l’heure du combat déserte le drapeau :
Loin des autres brebis, meurt le chef du troupeau ;
Et lorsqu’il va suant sa suprême agonie,
Celui-ci s’est caché, celui-là le renie.

Et toi le plus aimé parmi les Douze, Jean,
Qui souvent reposas sur son cœur indulgent
Ta tête harmonieuse aux purs bandeaux de vierge,
On ne voit pas encor que ton visage émerge
Sur le fauve océan de ces sinistres fronts,
Comme un sourire éclos au milieu des affronts.
Et toi, Lazare, et toi, pitoyable fantôme,
As-tu déjà revu le nocturne royaume
D’où l’ami lumineux et bon te rappela ?
Ou si tu vis encor, pourquoi n’es-tu pas là ?
Et lorsque la victime échouait accablée
Sous la croix, qui de vous, pêcheurs de Galilée,
Offrit son bras loyal, plutôt que d’en charger
Le mercenaire bras d’un passant étranger ?
Ne méprisez pas tant l’Iscariote infâme ;
L’or a tenté sa main, mais la peur prit votre âme ;
Et trahissant le Maître autrefois adoré,
Si lui seul l’a vendu, vous l’avez tous livré…
Mais où l’homme a failli, la femme sera forte.


II

Dans les sombres reflux de sa haineuse escorte,
Le douloureux marcheur, par intervalles, sent
Une ombre qui le suit, au pas compatissant,
Et, comme le rayon d’une invisible étoile,
Un regard affligé, qui pleure sous un voile.
Il sent tout près de lui, fugitives douceurs,
Ou sa mère divine, ou ses terrestres sœurs.

Mais le sang, de son front tout déchiré d’épines,
Coulait sur son visage en taches purpurines.
Alors, des rangs du peuple, on vit soudain sortir
Une femme, qui vint tout droit vers le martyr ;
Et simplement, d’un voile elle essuya la face.
Efface la souillure, ô Véronique, efface ;
Car ces gouttes de sang, ces gouttes de sueurs,
Deviendront sur ton nom d’immortelles lueurs ;
Et ce morceau d’étoffe où désormais s’imprime
En intangibles traits le visage sublime,
Humble, resplendira plus adorablement
Que l’éclatant peplum de Pallas, car vraiment
Ton emblème vaut mieux que l’emblème hellénique.
« Orgueil » disait Pallas ; « Pitié » dit Véronique.


III

Mais le porteur de croix, sous son pesant fardeau,
Une nouvelle fois tombe. Un groupe nouveau
De femmes, affrontant les soldats et les armes,
S’approcha de Jésus, et répandit des larmes,
Car leur cœur de sanglots fut soudainement plein
Devant ce lamentable et sanglant pèlerin ;
Et sur cette torture entrevue au passage,
Sur l’errante victime au résigné visage,
Elles pleuraient. Si tel était le châtiment,
Quel crime pesait donc sur cet homme ? et comment,
Et pourquoi sur un seul à la face honnie
Retombait tant de haine et tant d’ignominie ?

Elles ne savaient pas, elles ne jugeaient pas ;
Elles pleuraient. Jésus vers elles fit un pas.
« Ne pleurez pas sur moi, pleurez sur votre ville »
Leur dit-il, car déjà de cette cité vile
Qui le faisait mourir, il prévoyait la mort,
Et d’Israël détruit l’impitoyable sort.
Courbe, Jérusalem, ta criminelle tête,
Car si proche est le coup, si sûre est la tempête,
Qui du haut de tes tours doit te précipiter,
Que tu ne saurais plus désormais racheter,
Ô ville réprouvée entre toutes les villes,
Le forfait de tes fils par les pleurs de tes filles.
Mais ces pleurs toutefois ne coulent pas en vain.
Pour avoir été douce au paria divin,
La Juive, en tout pays, toujours restera belle.
Grâce et pardon d’un peuple à la Pitié rebelle,
Partout elle verra ses pleurs inoubliés,
Sur son cou s’égrenant en précieux colliers
Devenir sa parure aux rives étrangères ;
Immortels diamants, ces larmes passagères
Seront sous tous les cieux, par toute nation,
Vos joyaux de l’exil, ô femmes de Sion !


IV

Le Christ jusqu’à la lie a vidé son calice ;
Et le supplicié sur le bois du supplice
Va mourir. C’est alors qu’en un cruel moment
De détresse, levant les yeux au firmament,

Vers son Père lointain et la nature vide,
Il laissa s’échapper de sa bouche livide
Ces mots : « Mon Dieu, pourquoi m’avoir abandonné ! »
Mais comme retombait son front, le condamné,
Du regard que filtraient ses paupières mourantes,
Sous la croix aperçut trois figures pleurantes,
Trois grands deuils par sa mort produits et rapprochés,
Et sur ce dur calvaire aux stériles rochers,
Trois sources de pitié ruisselante, intarie.
Il les connaissait bien : c’étaient les trois Marie :
Celle que du doux nom de mère il appela,
Et celle qui grandit au bourg de Magdala,
Et celle qui naquit au bourg de Béthanie.
Douces comme un tercet de quelque litanie,
Elles laissaient monter vers le cher mutilé
Le souffle alternatif, de leur âme exhalé.
Ô triple fleur d’amour à la pieuse haleine !
Chacune à sa façon parfumait. Madeleine,
La femme aux blonds cheveux, les déroulait encor
Sur les genoux du Christ ainsi qu’un linceul d’or ;
Et la sœur de Lazare, en extase, en silence
Regardait ; et le sein percé d’une âpre lance
Vous connûtes alors, Reine des Sept Douleurs,
L’infini des pitiés et l’infini des pleurs !
L’agonisant alors eut l’âme rafraîchie,
De voir cette suave et touchante élégie
Qui s’enlaçait autour de l’arbre de la croix ;
Et le Fils, oubliant ses terribles effrois,
Trouvait doux maintenant de s’en aller au Père,
En des soupirs de sœurs et des larmes de mère.

Il voulut s’acquitter par un paiement divin ;
Et comme Jean lui-même apparaissait enfin,
Il prononça ces mots qui firent que la femme,
Jusque-là vaine idole ou marchandise infâme,
Au rang de l’être humain élevée à son tour,
Méritât désormais le respect et l’amour :
« Mère, voici ton fils ; ô fils, voici ta mère ! »


V

Socrate, réponds-moi, quand la ciguë amère
Jusqu’en ton cœur glacé fit descendre la mort,
Et quand partit ton âme, en un suprême accord,
Pourquoi donc écarter la femme, comme indigne
D’assister à l’adieu du sage, au chant du cygne ?
En cela tu faillis, ô subtil précurseur ;
Et pour cela surtout, tes rêves de penseur,
Tes symboles si purs, tes souffles si sublimes,
De l’humaine forêt n’ont touché que les cimes.
Tu n’es pas descendu jusqu’à ses profondeurs,
Où germe l’avenir dans l’humble sein des fleurs ;
Et la femme manquant à ton œuvre féconde,
Sais-tu ce qui manquait ? c’est la moitié d’un monde.
Mais Jésus, pour bâtir son souple monument,
Comprit bien que des pleurs il fallait le ciment,
Que la femme avait place en sa future Église,
Qu’elle serait la grâce où Pierre était l’assise,
Et que rêvant un temple, il devait l’étayer
Sur la svelte colonne unie au fort pilier,

Afin que sa maison, vivante symphonie,
Aux cœurs pacifiés enseignât l’harmonie !…
Une veilleuse luit sous vos nefs nuit et jour,
Cathédrales du Christ : c’est l’Étoile d’Amour !