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La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 03

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 288-299).
2e partie


III

Zéphyr ! à la baïonnette !


Un quart d’heure après, on aurait pu rencontrer Pistolet flânant, le nez au vent, dans la rue de la Monnaie et regardant les dames à travers la fumée de son cigare à paille.

Il pensait :

— L’homme a sa destinée, selon la croyance des contrées fatalistes où j’ai voyagé. Me voilà encore lancé malgré moi dans une affaire de surveillance et de découvrez-moi-ça. C’est drôle que j’y vas avec plaisir, malgré ma crainte du déshonneur, auprès des femmes, qui ne peuvent pas souffrir la police. Mèche, ma Calabraise, l’abominait… et dans tout le sexe qui passe aux alentours on n’en trouverait pas une qui ait de l’œil comme Mèche ! Elle me coûtait bon, avalant des six et dix sous de bière et gâteaux par soirée, mais je ne la remplacerai pas pour la séduction et l’atout. Qué gale ! c’était le chic des chics ce monstre-là, y a pas à dire, je l’idole encore !

— À deux sous le gros tas, à deux sous ! cria en avant de lui une voix éraillée.

— Domino ! fit Pistolet qui cambra aussitôt avec plus d’élégance encore sa taille dégingandée. Voilà Choufleur ! je ne serai pas obligé d’aller jusqu’à la halle !

Choufleur, qui s’appelait de son nom Clémentine, était une bonne grosse marchande des quatre-saisons, jeune encore, mais ne portant déjà plus d’âge sur sa figure bronzée. Elle traînait sa charrette lourdement, jetant son cri d’une voix rauque et laissant échapper de son madras posé à la diable des cheveux qui ressemblaient à une broussaille.

Chose singulière, ce Pistolet, malgré son incontestable laideur, plaisait réellement aux dames. Aussitôt que Choufleur l’aperçut, elle donna un coup de main à son madras, lissa ses cheveux révoltés et rétablit de son mieux les plis terriblement désordonnés de son corsage.

Ce fut d’une voix presque douce qu’elle chanta :

— À deux sous le gros tas, à deux sous !

— Bonjour, Mame Landerneau, lui dit Pistolet, qui se découvrit avec galanterie ; comment vous va aujourd’hui ? Je vous cherchais justement dans le quartier.

Choufleur devint rouge comme une pivoine et montra les dents saines et assez blanches qu’elle avait, en un énorme sourire.

— Vraiment, Monsieur Clampin ? répondit-elle. Vous n’en manquez pas, de personnes à fréquenter, pourtant, dans tous les quartiers.

— Je vas vous dire, Mame Landerneau, c’est des bêtises. Un jeune homme n’est pas né pour courir, ou du moins faut une liaison pour l’âme. J’avais Mèche…

— Ah ! oui, la grande, marquée de la vérette !

— Pas beaucoup, Mame Landerneau, et de l’œil ! approchant comme vous.

La marchande baissa les yeux avec coquetterie en murmurant :

— Vous êtes bien honnête tout de même, Monsieur Clampin.

— Enfin, je l’avais, reprit Pistolet, et je veux voir à la remplacer pour me fixer fidèlement, jusqu’à la mort.

— Quoi qu’elle est donc devenue, au fait, c’te grande Mèche ? demanda Choufleur, qui oubliait désormais d’offrir ses légumes aux passants.

Pistolet minauda d’un air modeste.

— M’ayant absenté pour un voyage de long cours, répondit-il, on présuppose qu’elle en est périe naturellement ou suicidée. Sa tendresse pour son amant ne connaissait pas de bornes.

— Pauvre fille ! soupira Choufleur, dont les paupières sensibles se mouillèrent. Est-ce que vous accepteriez n’importe quoi sur le comptoir, Monsieur Clampin ?

— Je paye pour les dames, répondit noblement le gamin ; c’est mon caractère, Clémentine.

Il offrit en même temps son bras.

— Attendez voir ! dit la marchande, qui empoigna vigoureusement les deux bras de sa charrette et la poussa sous une porte-cochère. Les sergents de ville, ça ne pense qu’à faire de la peine au monde.

Le couple entra chez le marchand de vin voisin : Pistolet un peu honteux, Clémentine heureuse et fière.

On prit une prune et on causa.

Pistolet, dès qu’il lui était permis de causer, apprenait bien vite ce qu’il voulait savoir ; mais il se trouva que Clémentine, la pauvre femme, qu’elle fût ou non légitimement mariée à Landerneau, ignorait la principale industrie de ce dernier.

Elle ne connaissait ni Coterie, ni Coyatier.

Un instant, le gamin resta déconcerté, mais son imagination fertile aidant, il improvisa un autre plan.

— Je vas vous dire, Clémentine, murmura-t-il à l’oreille de la marchande en trinquant pour la troisième fois, mon inclination vous a choisie, quoi donc, on reparlera de ça dans le mystère, cabinet et tout ; mais il s’agit présentement d’une délicatesse. Soyez muette comme la tombe avec vot’époux. C’est tout ce qu’il y a de plus affaire de confiance. Voilà l’histoire en succinct : Un jeune homme, enlevé à sa famille éplorée… passage Saint-Roch : pas les parents de la victime, mais bien le tyran qui l’opprime, rapport à ce qu’il est payé par les oncles qui comptent hériter du père. Je ne dirais pas ça à mon notaire ! Vous seule au monde en avez le secret. Et que c’est dangereux pour moi de me montrer aux alentours de l’établissement parce qu’on m’y connaît… Alors, dans le besoin pressant que j’ai d’y jeter un coup d’œil, j’ai songé à vous.

— À moi ! répéta la marchande étonnée.

Pistolet se compromit jusqu’à lui toucher le menton.

— Farceuse de petite mère ! dit-il, vous l’avez encore plus coquin que Mèche : j’entends l’œil ! M’aimera-t-on un petit peu, Clémentine ?

Clémentine éclatait d’orgueil et de joie.

— Alors, en route ! commanda le gamin. Zéphyr ! Pas accéléré ! On va vous expliquer la chose à la maison.

— Chez vous, monsieur Clampin ?

— Chez vous, Mame Landerneau. Vous y possédez les moyens de me tirer d’embarras en sauvant la jeune victime, duquel la famille vous en aura une reconnaissance éternelle.

Clémentine reprit ses brancards et roula vers la rue Aubry-le-Boucher où était son domicile. Tout le long de la route, dans son triomphe sentimental, elle rebutait les acheteurs.

— Vous repasserez, ma poule, disait-elle ; une autre fois, mon bijou ! Au jour d’aujourd’hui je n’arrête pas, le feu est à la maison.

L’établissement de Mme Landerneau se composait d’une chambre sous les toits, et, au rez-de-chaussée, d’un hangar couvert où elle remisait sa voiture.

Pistolet la rejoignit à la porte du hangar et lui dit :

— Entrons, la petite mère, c’est ici qu’on va vous révéler le secret des secrets.

Mme Landerneau entra, laissant la voiture à la porte.

Pistolet ajouta :

— La voiture aussi ! Elle fait partie intégrante des mystères. Allez-y, Clémentine.

Clémentine, modèle d’obéissance, y alla et introduisit la charrette au milieu des légumes amoncelés.

— Les salades y auront part aussi, au secret, dit Pistolet, et les carottes. On va monter une mécanique qu’aurait du succès au théâtre. Courez me chercher une vrille et un paillasson, amour que vous êtes, pendant que je vas décharger tout ça. En avez-vous des attraits, bijou de femme !

Clémentine resta un instant indécise.

— Une vrille ! murmura-t-elle. Un paillasson ?…

— Demain, répliqua Pistolet, on échangera les serments de s’aimer jusqu’à l’éternité aux Barreaux-Verts. Aujourd’hui, c’est l’ouvrage du dévouement. Allez-y, idole de Clémentine ! C’est pour le malheureux jeune homme, ravi à ses parents !

— Faut faire tout ce qu’il veut, ce démon-là ! grommela la marchande.

Pistolet déchargeait déjà la charrette. Quand Mme Landerneau revint, la charrette était vide.

Pistolet prit la vrille et pratiqua cinq ou six trous à la paroi gauche, après s’être couché au fond bien commodément et avoir pris la mesure de l’endroit où portait sa tête.

La marchande le regardait faire et demandait de temps en temps avec une curiosité croissante :

— Quoi que vous allez brocanter, Monsieur Clampin ? C’est trop drôle !

— Pas de secrets pour vous, la petite mère, répondit Pistolet. Vous en êtes une moitié de moi-même, quoi ! C’est le commencement de l’opération. Est-ce qu’on voit les trous en dehors ?

— Pas beaucoup.

— Virez un petit peu l’embarcation ; qu’on juge l’effet.

Quand les trous pratiqués à la vrille se trouvèrent en face de la porte, Pistolet commanda halte, et y appliqua ses yeux en dedans.

— On sera là en loge grillée, dit-il joyeusement. Au paillasson, maintenant !

— C’est pour mettre sous vous, le paillasson, Monsieur Clampin ?

— Non, idole, c’est pour mettre sur moi.

— Et pour quoi faire, Monsieur Clampin ?

— Pour empêcher les différents légumes de m’étouffer à la fleur de mon âge, ma compagne.

— Des légumes ! fit Clémentine. Ah çà ! ah çà ! expliquez-vous ! je suis sur le gril, moi, dites donc !

— Mame Landerneau, prononça gravement le gamin, vous allez participer à une anecdote curieuse, et ça vous fera plaisir, plus tard, de vous rappeler ces instants. Les commencements de notre connaissance que nous allons nouer ensemble indélébile se mélangent à un travail honorable. Ça portera bonheur à not’félicité. Voilà l’ordre et la marche du secret : ayez la bonté d’écouter attentivement.

La marchande était tout oreilles. Pistolet reprit en lui envoyant un baiser :

— Moi, dessous, pas vrai ! Dessus, le paillasson ; et encore par dessus, les légumes. Est-ce clair ?

— Et après ?

— Après, vous prenez vos brancards et la rue Saint-Honoré jusqu’au passage Saint-Roch, dont il a été mention, vous entrez dans le passage et vous stationnez devant la porte de la Grande-Bouteille, qu’est un cabaret, tenu par un citoyen nommé Joseph Moynet, en ayant soin que le côté gauche de votre voiture soit tourné vers l’entrée du marchand de vins, à cette fin, que moi, dans mon confessionnal, je puisse y jeter, à l’intérieur, le coup d’œil de l’amitié… comprenez-vous ?

— Oui, répondit la marchande.

— Et qu’en dites-vous ?

— Que vous êtes rudement malin, mais…

Clémentine hésitait.

— Mais, quoi ? demanda Pistolet.

— C’est que… on dit comme ça que vous flânez pas mal autour de la rue de Jérusalem, Monsieur Clampin.

Le gamin sauta hors de la voiture et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Clémentine, dit-il avec une noble tristesse, adieu pour toujours ! Ma tendresse au vis-à-vis de vous égalait vos attraits : je m’en prive, prêt à tout, excepté d’être insulté dans mon honneur par les femmes !

Il se dirigea vers la porte.

Mme Landerneau se lança sur lui et l’entoura de ses robustes bras.

— Je n’y ai pas cru, Monsieur Clampin ! s’écria-t-elle. C’est les mauvaises langues. On fera tout ce que vous voudrez !

Pistolet résista un instant, mais enfin l’émotion l’emporta et il remonta dans la charrette en disant :

— Vous l’emportez, idole, mais souvenez-vous que je préférerais la mort à être méprisé par celle qu’on aime !

Il se coucha ; Clémentine, repentante et zélée, lui étendit le paillasson sur le dos. Au moment où les légumes amoncelés cachaient déjà le paillasson, une voix avinée cria dans la cour :

— Mame Landerneau ! oh hé !

— Tiens ! fit Pistolet, voici Trente-troisième. Je lui ai gagné dix-huit sous au bouchon, ce matin. Amour, dites-lui qu’il se donne la peine d’entrer.

— Je vais me coucher, femme, dit le chiffonnier à la porte du hangar. Tu sais, le Pistolet en est, décidément ; je l’ai surpris, ce matin. Fais-lui bonne mine, on lui jettera une boulette, un soir, au clair de la lune.

— C’est bon, gronda la marchande. N’y a que les voleurs qu’en veulent aux gendarmes.

— Ayez pas peur, Monsieur Clampin, ajouta-t-elle quand le chiffonnier eut disparu. Je ne veux plus de cet homme-là ; il me fait peur… et si vous en étiez, après ? Je m’y mettrais, quoi ! jusqu’au cou, pour pas me séparer d’un jeune homme, que je me sens capable de le suivre partout, comme Orphée aux Enfers !

— Pas besoin, répondit le gamin à travers ses trous de vrille. Allons sauver la victime du tyran ! En route !

Clémentine, entièrement subjuguée, s’attela et l’équipage partit.

Il s’arrêta, selon les instructions de Pistolet, juste devant la porte du cabaret de la Grande-Bouteille, et Clémentine se mit à ranger ses choux en criant :

— À deux sous les gros tas d’escarole ! navets, poireaux, carottes !

Pistolet était à son poste.

Il pouvait voir l’intérieur du cabaret, sombre et sale où trois ou quatre couples de joueurs battaient des cartes noirâtres en buvant du vin violet.

Au comptoir, il y avait une femme de mauvaise mine qui ravaudait une paire de chaussettes en loques.

Sans faire semblant de rien, Clémentine regardait aussi de tous ses yeux.

Jusqu’à présent, elle n’apercevait ni le tyran ni la victime.

Il régnait dans le cabaret une sorte de crépuscule, incessamment assombri encore par la fumée des pipes. Au-dessous de la fenêtre principale, un soupirail vitré laissait sourdre une lueur.

L’attention de Pistolet fut attirée tout de suite par cette lueur.

À force de regarder, il distingua à travers les vitres enfumées du soupirail des ombres qui se mouvaient.

La véritable industrie du maître de la maison devait être là et non point dans la salle du rez-de-chaussée à demi vide.

Pistolet se demandait déjà comment il pourrait pénétrer dans cet antre. Son imagination travaillait.

Il fut distrait par l’entrée en scène d’un personnage qui sortit lentement de l’ombre au fond de la salle commune et se dirigea vers la porte.

Tout d’abord, Pistolet se dit :

— C’est le marchef.

Mais, à mesure que le personnage avançait, le doute venait et Pistolet pensa :

— Si c’est le marchef, il est rudement changé.

Quand le personnage atteignit le seuil et parut en pleine lumière, Pistolet affirma :

— Ce n’est pas le marchef.

C’était un vieillard, non pas chétif, mais voûté, cassé et marchant avec une peine extrême. Il portait des lunettes vertes, habillées de soie sur le côté, et un large garde-vue de la même couleur.

Les lunettes garnies et la visière pouvaient être un déguisement, mais il était bien difficile de feindre cette décrépitude.

Le vieillard descendit les deux marches qui étaient au-devant de la porte et s’approcha de la charrette pour tâter les salades.

Pistolet cessa de le voir parce que, désormais, il était trop près.

Mais il l’entendit qui disait à une femme entrant dans le cabaret :

— Bonjour madame Mahuzé, vous êtes en retard aujourd’hui.

Ce n’était pas la voix du marchef.

Mme Mahuzé avait cette tournure indéfinissable et souverainement malheureuse de la femme qui boit. C’est assez rare dans nos mœurs ; du moins, cela passe pour être assez rare.

La femme qui boit n’est pas la femelle de l’ivrogne. C’est un être à part, maussade, solitaire, lugubre.

Mme Mahuzé sauta aux yeux de Pistolet comme une révélation. Il se souvint d’avoir vu passer, depuis dix minutes qu’il était là, deux ou trois autres femmes, marquées au même cachet, odieux et navrant.

La destination de la salle souterraine, éclairée par le soupirail vitré, ne fut plus un mystère pour lui, et il se dit :

— C’est une licherie pour dames.

En ce moment le vieillard marchandait des laitues d’une voix faible et cassée qui, certes, ne pouvait appartenir à ce robuste coquin, Coyatier, dit le marchef.