La Russie dans le Caucase/03

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La Russie dans le Caucase
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 297-335).
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LA RUSSIE
DANS LE CAUCASE

III.
SHAMYL, SA MISSION RELIGIEUSE ET POLITIQUE, SA CHUTE ET SA CAPTIVITE.

I. Pätédzka ke volnouyou Svanettiou (Voyage dans le Souanêth indépendant), par M. le général de Bartholomeï, attaché à l’état-major de l’armée du Caucase ; Tiflis 1854. — II. Materialy dlia opiçaniia nagornavo Daghestana (Matériaux pour une description du Daghestan montagneux), par M. A. Bergé ; Tiflis 1859. — III. O Muridakh i o Muridizmê (Sur les Murides et le Muridisme), par M. N. de Khanikof ; Tiflis 1847. — IV. Schest déciat lêt Kavkazskoï voïny (Soixante Années de guerre dans le Caucase), par M. R. Fadeïef ; Tiflis 1860 — V. Extrait du rapport du commissaire du gouvernement auprès de Schamyl, prisonnier à Kalouga, par M. A. Rounovskii, dans le Voîennyi Sbornik (Revue Militaire), 1859. — VI. Schamyl, biographitcheskii otcherk (Schamyl, esquisse biographique), par le même, dans la Kavkazskii kalendar (Annuaire du Caucase) ; Tiflis 1861.

I. — LE MURIDISME ET SES APÔTRES, MOLLAH-MOHAMMED, GAZY-MOLLAH, HAMZAT-BEK ET SCHAMYL.

L’islamisme, importé dans le Caucase oriental par les conquérans arabes des premiers temps de l’hégire, c’est-à-dire au VIIe siècle, y a jeté des racines plus profondes que partout ailleurs dans ces montagnes ; il s’y est conservé pur de tout alliage avec d’autres croyances. Dans le Daghestan surtout, on l’a vu produire de savans oulémas et de célèbres écoles de théologie : son influence politique a été immense, puisqu’il a réuni sous un même drapeau un essaim de tribus que tout contribuait à séparer, et qu’il a soutenu si longtemps leur faiblesse contre les plus formidables agressions.

Ce principe de cohésion et de résistance est dû à l’introduction parmi ces tribus, il y a une quarantaine d’années, de la réforme religieuse connue sous le nom de muridisme. Auparavant, la rivalité du dogme orthodoxe ou sunnite, professé par les Osmanlis, et de l’hérésie schyyte, à laquelle les Persans ont adhéré, divisait aussi les montagnards. Les Tchetchenses, convertis par les Turks et les Tartares du voisinage, étaient pour la plupart sunnites, tandis que les peuples du Daghestan avaient été en très grande partie entraînés, par leur proximité de la Perse, vers les doctrines de ce dernier pays. Le muridisme était destiné à rallier ces dissidences dans une vaste et forte unité.

L’islamisme, tel que son fondateur l’a conçu et l’a enseigné, est une doctrine réaliste et pratique, réfractaire aux spéculations métaphysiques comme aux entraînemens du mysticisme et aux caprices de l’allégorie. Mahomet, témoin de l’ascétisme contemplatif des moines chrétiens de l’Orient, l’avait proscrit, dès le commencement de sa carrière, par une négation absolue, exprimée par la parole suivante, qu’a consacrée la tradition écrite (hadits) : « Pas de monachisme dans l’islam » (la réhbaniê fi’l islâm) ! Néanmoins, comme toutes les religions, celle de Mahomet a été pénétrée dans la suite des âges par différens courans d’idées ; elle a été livrée aux interprétations les plus diverses, les plus opposées, suivant le caractère des nations qui l’ont adoptée. Malgré la défense formelle du prophète, elle s’est laissé dominer par le penchant à la rêverie vague et abstraite qui est dans la nature des Orientaux, et par ces tendances spéculatives qui représentent la réaction du génie de la race aryenne contre le génie sémitique. Ce penchant, qui dès la plus haute antiquité nous apparaît comme ayant son foyer dans l’Inde et la Perse, et qui tenta d’envahir le christianisme par le gnosticisme et le système dualiste de Manès, s’est fait jour aussi dans la doctrine du Koran ; il a créé cette sorte d’islamisme mystique qui, suivant les lieux et les temps, a revêtu les formes que nous lui voyons chez les soufis, les ismaéliens ou assassins, les Druses, etc. En même temps les ordres religieux (derviches) naquirent et se multiplièrent parmi les nations musulmanes autres que celles d’origine arabe.

Le muridisme procède du même mouvement d’idées. Il se fonde, il est vrai, comme l’islamisme pur, sur la révélation contenue dans le Koran ; sa profession de foi est la même que celle des orthodoxes : il n’y a de Dieu qu’Allah, et Mahomet est son prophète ; mais il distingue dans l’explication du texte sacré deux sens, l’un littéral, l’autre allégorique ; deux doctrines, l’une exotérique, pour le commun des fidèles, l’autre ésotérique, pour ceux qui aspirent à une haute perfection, pour les initiés. Il admet dans l’éducation religieuse de l’homme quatre degrés qui conduisent des préceptes de la morale simple et usuelle jusqu’à l’extase, la contemplation de la Divinité, et l’absorption en elle : — le scharyat (la loi extérieure), — le tharikat (la voie), — le hakikat (la vérité), — le marifat (la science).

Le premier degré est celui où le croyant acquiert le simple mérite que procure l’observation stricte des préceptes renfermés dans le Koran ou dans les paroles traditionnelles du prophète, et des pratiques extérieures, la prière, les ablutions, le jeûne, l’aumône, etc. Dans le second degré, le néophyte s’étudie à devenir aussi vertueux que Mahomet en imitant en tout sa manière d’agir. Il y parvient par une suite d’exercices enseignés aux disciples (murides) par le professeur ou le guide (mourschid) ; il s’élève peu à peu, par une force et une vertu spirituelles, jusqu’à l’adoration intellectuelle de Dieu, au lieu de s’astreindre simplement aux observances légales. Le troisième degré est celui où l’âme se purifie au point de devenir semblable à l’âme pure du prophète, et par suite capable de penser et de sentir comme lui. Une méditation constante de la nature, la connaissance, acquise par l’étude et la réflexion, de la substance des choses, prêtent à l’homme des notions surnaturelles, et le plongent dans une vision extatique (hâl) où il entrevoit la vérité (hakikat). Cet état d’exaltation s’accuse de plus en plus, jusqu’à ce qu’enfin l’initié entre en communication directe et immédiate avec Dieu. Il touche alors au plus haut terme de la science. Dans ce dernier état, l’âme rompt les liens qui l’attachent à la terre : elle est suspendue entre l’être et le non-être ; la paupière charnelle est close, mais le regard intérieur vient donner à l’homme l’intuition sans voile et complète de la Divinité.

La partie essentielle de cet ensemble de préceptes est, à proprement parler, le tharikat, qui indique la direction vers la perfection. Pour atteindre à ce point culminant, il y a dans cette voie, suivant les théologiens musulmans, cinq stations correspondant à cinq périodes de l’histoire de l’humanité, en marche vers sa perfectibilité morale. Ces cinq périodes ont eu chacune pour législateur un prophète marqué du sceau divin et élu parmi leurs contemporains les mieux doués des grâces d’en haut : Adam, Abraham, Moïse, Jésus et Mahomet. Ce dernier est le type d’une perfection telle qu’au-delà il ne reste plus qu’à s’identifier à l’essence de Dieu. Ces indications tracent dans l’instruction des murides cinq divisions. Au sortir de la première, ils sont ce que les musulmans appellent « revêtus du caractère d’Adam. » Successivement ils passent par le caractère d’Abraham, de Moïse, de Jésus et de Mahomet. Les exercices spirituels ont pour base la formule sacramentelle de l’islamisme : La ilahi illa Allah (il n’y a de Dieu qu’Allah ), et consistent à prononcer les quatre mots de cette profession de foi par le cœur, le cerveau, l’épaule droite et la rate ou les poumons. Un savant voyageur russe, M. Nicolas de Khanikof, qui nous fournit ce résumé de la doctrine du muridisme, raconte que cette récitation bizarre se pratique de la manière suivante. L’adepte doit d’abord, en retenant son haleine, chasser de son cœur, organe de la pensée chez les musulmans, toute idée autre que celle de Dieu, et faire en sorte qu’il entende distinctement retentir dans son cœur le son la. Par un second effort d’imagination, il fera prononcer à son cerveau le mot ilahi, puis à l’épaule droite le mot illa) et à la rate ou aux poumons Allah. Il doit répéter le même acte de dévotion sans reprendre haleine, aussi souvent qu’il le peut. M. de Khanikof raconte qu’il a eu l’occasion de voir à Bokhara des gens qui prétendaient exécuter ce tour de force soixante-dix fois de suite en retenant leur respiration. Il ajoute qu’il ignore si ce temps était suffisant pour répéter ainsi mentalement soixante-dix fois le symbole musulman ; mais personne ne devait être tenté d’en faire autant sans une très grande habitude : il arrive en effet que des dévots, emportés au-delà des bornes du possible, paient cet excès de ferveur par une congestion qui les étouffe.

Du muridisme découlent dans l’ordre social et politique le dogme de l’égalité absolue de tous les hommes entrés dans la voie du salut, et par suite le néant de toute distinction ou prérogative entre eux. L’esprit républicain de ce dogme se prêtait trop bien aux habitudes démocratiques des clans montagnards pour ne pas gagner rapidement parmi eux de nombreux prosélytes. En quelques années, il les rallia tous dans la même pensée religieuse et dans un même sentiment de haine contre les giaours russes. À la classification des rangs, déterminée par la naissance, le pouvoir ou la richesse, il substitua une hiérarchie purement théocratique, dont les degrés correspondaient à ceux de l’avancement dans l’initiation : le scharyat était réservé au peuple, qui a besoin du frein de l’autorité extérieure, le tharikat aux disciples ou murides, qui, pour accomplir des actes méritoires, peuvent se passer de la sanction de la loi, le hakikat aux naïbs ou vicaires de l’imâm, et enfin le marifat à l’imâm ou pontife suprême.

C’est par un Boukharien appelé Gazi-Mahoma, homme d’une rare énergie, que le muridisme pénétra dans le Daghestan. Un mollah de Kurdomir, village du Schirvan, appelé Hadji-Effendi-Ismayl, le communiqua, sous la forme d’une révélation céleste, à un savant et vertueux kadhi, Mollah-Mohammed, de l’aoûl (village) de Yarakh. Mollah-Mohammed annonça la nouvelle doctrine avec un enthousiasme et un zèle entraînans. Il prêcha la réforme des mœurs, l’oubli des dissensions et des rancunes particulières, l’union de tous, l’observation rigoureuse des préceptes de Dieu et du prophète, l’affranchissement obligatoire pour le musulman du joug honteux et impur des chrétiens, et, comme conséquence, le gazavat ou la guerre sainte, la guerre à outrance. Les murides de l’aoûl de Yarakh prirent pour signe de ralliement des sckaschkas (sabres) de bois, et, se répandant dans les rues et sur les places publiques, firent retentir ces cris à chaque instant du jour : « Musulmans, guerre aux infidèles ! mort aux giaours ! » Cette ardente provocation se répandit, un peu avant 1828, comme une traînée de poudre enflammée, d’aoûl en aoûl, et bientôt tout le district de Kurin fut en feu. Cet appel des murides pénétra jusque dans le nord du Daghestan, où se trouvait alors le général Yermolof, gouverneur du Caucase, avec un corps de troupes. Aussi fin politique qu’habile capitaine, il avait profité des anciennes dissensions des montagnards pour soumettre une grande partie du Daghestan et la Tchetchenia. À la nouvelle inattendue de cette insurrection, il manda auprès de lui à Kouba, sa résidence momentanée, Arslan, khan du Khazi-Koumoukh, province où la première explosion avait éclaté. Chargé de s’enquérir des causes qui l’avaient produite, Arslan-Khan, allié des Russes, avec le grade de colonel et plus tard de général-major, se rendit par ordre d’Yermolof à l’aoûl de Tchacin-Kent, dans le district de Kurin. Il convoqua le kadhi Mollah-Mohammed et les principaux murides. Dans cette conférence, le kadhi ayant reproché en termes assez vifs à Arslan-Khan de s’être fait l’esclave des Russes, celui-ci s’emporta si violemment qu’il le frappa à la figure. Mollah-Mohammed resta impassible à cet outrage et pardonna. C’était en effet un saint homme ; son aspect imposant, sa parole vive et éloquente, sa science profonde, sa vie austère, son habitude de dormir sur un cercueil en guise de couche, lui avaient attiré la vénération de tous. Arslan-Khan lui-même ne put résister à son ascendant, le repentir toucha son âme et lui fit trahir les devoirs de sa mission. Il revint auprès du général russe et l’endormit dans une fausse sécurité en lui donnant l’assurance que les désordres du Khazi-Koumoukh étaient apaisés, tandis que lui-même entretenait de secrètes connivences avec les chefs de la secte.

Sur ces entrefaites, Yermolof, rappelé à Saint-Pétersbourg, eut pour successeur Paskievitch, et l’attention du gouvernement russe fut détournée du Caucase par la guerre qu’il eut à soutenir contre la Perse en 1828 et l’année suivante contre la Turquie. Cette circonstance fut favorable au développement du muridisme. Dès 1829, Gazy-Mollah comptait ses adhérens par milliers. C’était un des disciples les plus fervens de Mollah-Mohammed. Celui-ci, que son grand âge rendait peu propre à l’action, le désigna comme chef des montagnards et en même temps lui conféra le caractère sacré d’imâm ; il fut le premier pontife du muridisme. Intrépide guerrier, ardent prédicateur, il s’annonça à tous comme l’envoyé de Dieu, chargé de les affranchir du joug odieux des Russes. Son activité tenait du prodige, elle éclatait par les coups les plus hardis, les plus soudains, aux extrémités opposées de la chaîne du Caucase. L’habileté, la prudence avec lesquelles il les dirigeait, lui étaient inspirées par les conseils et l’expérience prématurée d’un jeune muride qui s’était déjà fait connaître par sa vie studieuse et austère, par sa supériorité dans le maniement des armes et les exercices gymnastiques, son intrépidité dans les combats et sa haute intelligence, et qui par ces qualités avait gagné l’entière confiance de l’imâm. Ce jeune muride était Schamyl. Né, comme Gazy-Mollah au village de Himry, dans le nord du Daghestan, il comptait seulement trois ou quatre ans de moins que luI. Le voisinage de leurs habitations les avait réunis pour les jeux de l’enfance et avait développé entre eux une amitié que les mêmes convictions religieuses et patriotiques rendirent de plus en plus étroite à mesure qu’ils avancèrent tous les deux vers l’âge viril. Dans sa jeunesse, Gazy-Mollah, était entré si avant dans la vie contemplative qu’il lui arrivait souvent de passer plusieurs jours de suite dans une silencieuse méditation, les oreilles bouchées avec de la cire pour rester complètement étranger au monde extérieur, immobile et muet comme une pierre, suivant l’expression de Schamyl. La voix publique désignait celui-ci comme le bras droit de l’imâm, comme le seul digne de le remplacer. Les éventualités de cette succession pouvaient se réaliser à chaque instant au milieu des périls que Gazy-Mollah se faisait un jeu d’affronter. En effet, au bout de deux ans d’apostolat, il périt dans Himry, assiégé par les Russes sous les ordres du général Véliaminof. M. Bodensted a tracé, dans un récit empreint d’une sombre et magnifique poésie, la fin du héros montagnard. Suivant la version qui l’a guidé, lorsque l’aoûl où s’était retranché Gazy-Mollah, et où il se défendit avec un courage désespéré contre des forces écrasantes, foudroyé par l’artillerie, ne présenta plus qu’un monceau de ruines fumantes et ensanglantées, lorsque les murides qui étaient autour de lui eurent tous succombé, il se prosterna pour faire sa dernière prière, et c’est dans cette attitude, les yeux levés au ciel, la main droite tendue vers l’orient comme vers la source de la lumière et de la liberté, qu’il reçut la balle qui lui donna la mort.

Mais nous savons aujourd’hui, par le seul témoin oculaire qui ait survécu au drame de Himry, que cette version n’est qu’un roman, imaginé sans doute après coup pour rehausser la gloire de Gazy-Mollah, mort martyr de sa foi. La scène suprême de ce drame, telle que l’a racontée Schamyl, est peut-être encore plus extraordinaire et plus émouvante dans la vérité de ses détails. Un officier de l’armée du Caucase, M. Rouhovskii, qui s’est imposé la tâche d’étudier de près l’intéressant prisonnier de Kalouga et qui a obtenu de son gouvernement la permission de se mettre en communication journalière avec lui, a publié dans son Esquisse biographique de Schamyl les confidences qu’il a reçues, et il les a écrites, ainsi qu’il nous l’apprend dans son introduction, sous sa dictée. On peut considérer cette esquisse comme les mémoires de l’imâm déchu et son testament politique. Naturellement Schamyl s’est attaché à se disculper de tous les actes violens et odieux qui pouvaient lui être imputes, et à présenter son apologie. Son biographe a reproduit ces conversations avec une fidélité tellement scrupuleuse, que l’on serait porté à soupçonner en lui un désir involontaire de trouver son héros irréprochable et de nous le montrer réhabilité. Quoique le témoignage de Schamyl soit très discutable, lorsqu’il raconte à son point de vue particulier ou qu’il explique en sa faveur des faits qui lui sont personnels, on peut l’accepter avec confiance pour ceux où sa responsabilité n’est pas directement en jeu. Le récit de la mort de son ami est surtout curieux, parce qu’il nous fait connaître un incident important dans la carrière politique de Schamyl, et la cause qui retarda pour quelque temps son avènement à la dignité d’imâm et la fit échoir à un autre disciple de Mollah-Mohammed, le vaillant et ambitieux Hamzat-Bek[1].

Cerné de tous côtés dans Himry par les Russes, et après avoir perdu dans des combats longs et acharnés ou par la désertion et la fuite les six cents hommes qui s’y étaient renfermés avec lui, Gazy-Mollah se retira avec Schamyl et quinze murides dans une saklia (maison) en forme de tour fortifiée, qui s’élevait en dehors de l’enceinte du village. Les Russes, postés derrière d’énormes blocs de rochers entassés pour protéger la maison, commencèrent une vive fusillade, pendant qu’une partie d’entre eux, escaladant la toiture, s’efforçaient de la démolir. Gazy-Mollah ne comptait plus que sept ou huit de ses murides encore debout : il leur proposa de sortir résolument contre les assiégeans et de mourir en vendant leur vie aussi chèrement que possible. Il se précipite le premier ; en même temps une pierre, lancée du haut de la toiture, l’atteint à la nuque et le renverse ; à l’instant il est achevé à coups de baïonnettes. Schamyl, qui se tenait immédiatement derrière lui, inspiré par sa merveilleuse présence d’esprit et son génie fertile en expédiens, jette d’abord un regard furtif à travers la porte, et aperçoit à dix pas de distance de la maison deux soldats qui couchaient en joue le premier qui apparaîtrait. Il se glisse jusqu’auprès du seuil en se dissimulant, et, rapide comme l’éclair, d’un bond, passant par-dessus la tête des soldats ébahis, va retomber derrière eux. Profitant de leur surprise, il les attaque et les tue : un troisième, qui cherchait à fuir, a le même sort ; mais, pendant qu’il était aux prises avec ce dernier, un quatrième survient, et avec sa baïonnette lui traverse la poitrine et le dos de part en part. Saisissant fortement le fusil que tenait son adversaire, il attire celui-ci à lui et l’abat à ses pieds ; puis, arrachant le fer qui était demeuré fixé dans sa poitrine et bouchant d’une main sa blessure, il continue de l’autre à combattre contre un groupe qui s’était formé. Dans l’intervalle, une pierre de la grosseur de la tête d’un homme le frappe au flanc droit et lui brise les côtes et l’omoplate. Les Russes le tenaient serré de si près qu’ils ne purent faire usage de leurs fusils contre lui ; remarquant dans leurs mouvemens quelque hésitation et du désordre, il redouble d’efforts, les repousse avec son schaschka, et, les forçant à reculer, se fait jour et se sauve par un des sentiers dérobés de la montagne. Là un nouvel ennemi l’attendait : un montagnard du parti des Russes, embusqué, tira sur lui, et sa balle siffla aux oreilles de Schamyl. Pendant qu’il s’acharnait contre cet agresseur imprévu, garanti contre ses coups par les plis d’un épais bourka (manteau), il entend retentir derrière lui les pas précipités d’un fuyard et une voix saccadée murmurer le nom d’Allah ; il se retourne et reconnaît Mahomet-Aly, un de ses compagnons de défense dans la tour, échappé, comme lui, par miracle au massacre. Il s’attache à son bras, s’en fait un appui ; mais à peine a-t-il fait quarante pas, qu’épuisé par la perte de son sang et à bout de forces, il se laisse aller contre un rocher et s’évanouit. La bise, dont le souffle âpre et pénétrant est dans ces montagnes l’avant-coureur du crépuscule, la bise vint, au bout de quelque temps, ranimer ses sens éteints ; il rouvrit les yeux : les hautes cimes du Caucase, sous leur dôme de neige et de glace éternelles, resplendissaient des derniers rayons du soleil en se détachant, dans l’azur du ciel, sur les teintes sombres que la nuit commençait à répandre dans le fond des vallées : c’était l’heure où la voix sonore et cadencée du muezzin appelle du haut des minarets les fidèles à la prière du soir. Le pieux musulman essaya, par un pénible effort, de se soulever pour faire son namaz[2] ; mais, vaincu par la douleur, il retomba lourdement en vomissant des flots de sang. Mahomet-Aly, blotti tout auprès et qui ne le perdait pas de vue, jugeant par le silence qui régnait à l’entour que les Russes s’étaient éloignés, sortit de sa cachette pour venir à son aide ; il banda ses plaies comme il put et le transporta à Ountsoukoul, où vivait le beau-père de Schamyl, Abdoul-Aziz, réputé comme le plus habile chirurgien du Daghestan. Par malheur, Abdoul-Aziz était absent. À l’approche des Russes, il avait cherché, comme tous les habitans des environs, un asile dans les bois. Schamyl resta vingt-cinq jours sans secours, dans les angoisses de la souffrance, suspendu entre la vie et la mort. Enfin son beau-père rentra : un premier pansement, fait avec un onguent de sa1 composition, rendit au pauvre blessé un peu de repos. Vingt-quatre heures d’un sommeil réparateur produisirent un mieux sensible ; en trois semaines, il fut hors de danger, mais il fallut trois mois pour achever sa convalescence. Il se disposait à partir, lorsqu’arriva d’Aschilta sa sœur Fathime, qui avait sauvé dans le désastre de Himry les bijoux et les objets précieux de Schamyl ; elle venait les lui rendre. Ayant appris à son frère qu’elle portait ces objets sur elle, Fathime le vit se troubler, pâlir et devenir sombre. Schamyl s’était rappelé un préjugé populaire qui fait considérer comme un présage funeste la présence dans la maison qu’habite un malade de matières d’or ou d’argent. À ce souvenir évoqué subitement, Fathime éperdue court dans une pièce voisine pour se débarrasser du fatal talisman ; mais il était trop tard, la vertu magique du pernicieux métal avait agi sur Schamyl : la fièvre se ralluma plus ardente que jamais, sa blessure de la poitrine se rouvrit, et il fut encore deux mois gravement malade. Enfin sa bonne constitution prit le dessus, peu à peu les forces lui revinrent, et les soins affectueux et habiles d’Abdoul-Aziz lui rendirent la plénitude de la santé.

Pendant qu’il gisait inactif sur son lit de douleur, les événemens avaient marché dans le Daghestan. Harcelés et pressés par des attaques continuelles, les montagnards n’avaient pu se passer d’un chef, et le vieux Mollah-Mohammed avait consacré Hamzat-Bek comme imam à la place de Gazy-Mollah. La cérémonie se fit avec une pompe solennelle à Irgana. En apprenant le choix de celui dans lequel il aurait pu voir avec envie un rival heureux, Schamyl montra combien son âme était peu accessible à ces sentimens d’ambition qu’on lui a si souvent reprochés, combien ses intérêts personnels avaient peu de prix à ses yeux, pourvu qu’il lui fût permis de contribuer au succès de la pensée de toute sa vie, l’affranchissement de son pays et le triomphe de l’islamisme. Il fit éclater une joie vive et sincère de ce choix, qu’il regardait comme excellent. Aussitôt il se mit en route pour Himry, et, après avoir consacré quelques jours à ses affections de famille, il alla présenter ses félicitations au nouvel imam et mettre ses services, sans réserve, à sa disposition. Hamzat-Bek, appréciant toute la valeur de Schamyl et son immense influence sur les montagnards, certain en outre de sa loyauté et de son aversion pour toute intrigue tendant a le supplanter, Hamzat-Bek l’accueillit à bras ouverts, le nomma son lieutenant et le prit auprès de lui. Au dire de Schamyl, Hamzat-Bek l’emportait par sa bravoure sur tous les guerriers du Caucase ; mais, tel que nous le peint M. Rounovskii, c’était un homme d’une portée d’esprit médiocre, peu propre à la direction suprême des affaires, ignorant tout à fait l’art des combinaisons stratégiques, et incapable d’agir seul sans les conseils de Schamyl. Les escarmouches qu’il dirigea lui-même contre les Russes pendant les quelques mois qu’il fut au pouvoir étaient si mal concertées qu’il ne rencontrait jamais l’ennemi. Il avait résolu avant tout de se fortifier en s’emparant de l’Avarie, l’un des états du Daghestan, dont les khans avaient toujours repoussé le muridisine et inclinaient vers la Russie. Il marcha contre Khounzakh, capitale de ce pays, défendue par l’intrépide Bakou-Bika, veuve du dernier souverain, et ses trois fils. La ville fut prise d’assaut, et Bakou-Bika, alors sexagénaire, ainsi que les jeunes princes, furent impitoyablement égorgés.

Toute l’Avarie se courba sous la volonté du vainqueur ; mais les habitans de Khounzakh n’avaient pu contempler sans douleur l’extermination de la famille de leurs souverains bien-aimés. Deux frères de lait d’Omar-Khan, l’un des princes immolés, — Osman et Hadji-Mourad, — l’un âgé de vingt-deux ans et l’autre de vingt, jurèrent sur le Koran de venger la mort des victimes. À l’heure où l’imâm venait d’entrer dans la mosquée de Kounzakh, édifice massif, à la toiture écrasée, au jour sombre et douteux, pour faire la prière publique du vendredi et s’avançait vers la chaire (minbar), les deux frères tirèrent sur lui leurs pistolets à bout portant. Hamzat-Bek, atteint en pleine poitrine, s’affaissa sur lui-même et expira à l’instant[3]. Un tumulte effroyable s’éleva ; les murides firent une décharge générale de leurs armes sur les meurtriers, et Osman tomba criblé de balles. Hadji-Mourad, conservant son sang-froid au milieu du désordre, se jeta la face contre terre et esquiva la mort. Aussitôt les habitans de Khounzakh, fondant sur les murides, les massacrèrent ; les murs de la maison de Dieu furent rougis de sang. Ceux qui échappèrent coururent chercher un asile dans le palais en bois des khans ; le feu y fut mis aussitôt, et tous périrent dans les flammes ou sous les coups de la fusillade dirigée contre les fuyards qui tentaient de se précipiter par les fenêtres. D’après un renseignement inexact, recueilli par M. Bodensted, Schamyl aurait été du nombre des murides qui s’étaient renfermés dans le palais des khans et se serait enfui inaperçu et sain et sauf ; mais il était trop fin, trop prévoyant pour se laisser envelopper dans le désastre de Khounzakh, qu’il avait entrevu depuis longtemps. Il se trouvait alors chez lui, à Himry. Vainement il avait averti à plusieurs reprises Hamzat-Bek de quitter Khounzakh pour aller s’établir en sûreté dans l’aoûl de Gotsatl, vainement il lui avait prédit que tôt ou tard il serait la victime de la sourde et implacable rancune des gens de Khounzakh : Hamzat-Bek n’avait rien voulu écouter. Il répondait à toutes les observations de son lieutenant par ce proverbe du Daghestan : « A présent ma herse laboure dans la bonne terre, à présent elle ne s’accroche plus à des pierres. » Une pensée de vanité le retenait à Khounzakh ; il s’imaginait qu’en fixant le siège de son pouvoir dans cette ville il obtiendrait le prestige de passer pour le successeur d’une antique et illustre famille de souverains dont il avait été jadis le sujet et le serviteur. Un jour Schamyl lui envoya un message ; d’après son calcul, son envoyé, Houceïn, devait mettre trois jours à remplir sa mission. Vers le milieu de la nuit suivante, s’étant réveillé pour faire sa prière, il entendit heurter à la porte de sa maison : il alla ouvrir et reconnut la femme de Houceïn qui venait lui annoncer que son mari était déjà de retour, mais que la fatigue de la marche l’empêchait de venir se présenter lui-même. À ces paroles, Schamyl comprit qu’un grave événement s’était passé : « Hamzat-Bek a été tué ! » s’écria-t-il. Le rapport de Houceïn, le lendemain matin, confirma son pressentiment. Cette mort laissait l’autorité tout entière entre les mains de Schamyl. Avant de savoir comment il l’exerça, nous avons à retourner un peu en arrière. Quels avaient été les commencemens du jeune disciple de Gazy-Mollah, du successeur de Hamzat-Bek ? C’est ce qu’il faut dire pour mieux faire connaître l’homme dont le combat de Himry a pu déjà nous révéler la valeur.

Les commencemens de Schamyl ne furent point infimes et obscurs, comme on l’a cru pendant longtemps[4]. Un officier de l’armée russe, M. Daragan[5], auteur d’un travail sur la guerre du Caucase, prétend que l’on se souvient encore de lui dans la ville de Temir-Khan-Schoura comme d’un petit marchand de raisins et d’un intrépide danseur de la lezghinka. D’autres ont affirmé qu’il avait été dans sa jeunesse danseur de corde, d’après une opinion accréditée par son extrême agilité et son habileté sans pareille dans les exercices gymnastiques[6]. Tous ces bruits sont faux, et Schamyl, qui en a eu connaissance depuis sa captivité, les a démentis formellement, en donnant des détails précis sur sa famille et sa naissance. Il vit le jour à Himry, vers le commencement de moharrem, premier mois de l’année musulmane, en 1212 de l’hégyre, date qui correspond à la fin de juin 1797. Par conséquent il est maintenant dans sa soixante-quatrième année, ou dans sa soixante-septième, comme il le dit lui-même, en comptant par années lunaires. Son père, Dengau-Mohammed, avait le rang d’ouzden (homme libre ou noble) et une assez grande aisance qui lui venait de ses jardins ou vergers. Sa mère, Bakhou-Mécédou, était la fille d’un bek (prince) appelé Pir-Boudakh. Ils n’eurent, outre Schamyl, d’autre enfant qu’une fille, Fathime, qui fut mariée deux fois, et laissa du premier lit une fille, nommée aussi Mécédou ; deux enfans de cette dernière, un garçon, Mahomet, et une fille, Moumina, petits-neveux par conséquent de Schamyl, habitent encore en ce moment Himry. Fathime mourut tragiquement en 1839. Assiégé dans l’aoûl d’Akhoulgo, Schamyl. avait alors sa sœur auprès de lui ; il lui remit, ainsi qu’à chacune des femmes de son harem, un kindjal (poignard), en leur ordonnant de se donner la mort, ou, si elles n’en avaient pas le temps, de se précipiter dans le Koïçou, qui coule au pied d’Akhoulgo, plutôt que de tomber entre les mains des Russes. Fathime, fidèle aux injonctions de son frère, se jeta dans la rivière et périt engloutie dans la profondeur de ses eaux.

Les souvenirs de Schamyl sur son enfance ne remontent pas au-delà de sa quinzième année ; tout ce qu’il sait d’antérieur lui a été raconté par ses parens. Faible et maladif, ils n’épargnèrent aucun soin, aucun remède pour lui rendre la santé. Comme rien ne réussissait, ils eurent recours à un moyen que la médecine cabalistique des montagnards indique comme souverain, un changement de nom ; ils lui avaient donné à sa naissance celui d’Aly, ils l’appelèrent Schamyl[7], en souvenir du frère de sa mère. Dès lors il porta les deux noms de Schamyl-Aly ; mais le premier a prévalu et lui resta seul. Le hasard voulut que cette pratique superstitieuse eût un plein succès : peu à peu l’enfant acquit de la vigueur, et son tempérament devint sain et robuste. Les actes de sa vie de jeune homme qu’il se rappelle sont peu nombreux, mais le caractérisent suffisamment. Il dit qu’il était d’une vivacité et d’une pétulance extrêmes, mais qui n’avaient rien d’agressif et d’importun, et qu’il concentrait tout entières sur lui-même. Son ami Gazy-Mollah était au contraire sérieux et taciturne. Remplissant les fonctions de kadhi à Akouscha, il passait à juste titre pour un des hommes les plus savans : il possédait à fond la science du Koran et la connaissance de la langue arabe. Schamyl se mit en premier lieu sous sa discipline, et il dit aujourd’hui que c’est le maître duquel il a le plus appris ; ensuite il étudia, et toujours avec ardeur, sous les oulémas du Daghestan les plus en renom pour leur savoir théologique et leur piété, jusqu’à l’âge de trente-trois ans, époque où il sortit de sa retraite pour aller rejoindre les drapeaux de Gazy-Mollah, qui avait pris l’initiative de la guerre sainte.

Les exercices gymnastiques et l’escrime occupaient, avec la prière et l’étude, tous ses instans. Il était sans rival pour le maniement du sabre et du poignard. Sauter au-dessus d’une corde-que deux hommes tenaient de leurs mains tendues en l’air, franchir des fossés de douze archines (8 mètres et demi) de large, ce n’était qu’un jeu pour lui. Nul ne pouvait lui résister à la lutte corps à corps ou l’atteindre à la course. Pour fortifier sa constitution, il s’exposait à toutes les intempéries des saisons, nu-pieds, la poitrine découverte. C’est là peut-être la cause, fait observer M. Rounovskii, pour laquelle l’imâm, plus que sexagénaire, ne ressent en rien dans ses anciennes blessures l’action des vicissitudes atmosphériques, ordinairement si douloureuses pour ceux qui portent sur leur corps les honorables cicatrices des combats, à moins qu’il ne faille attribuer cette cause à la méthode curative employée par les montagnards.

Sa quinzième année était à peine révolue, il n’avait pas encore quitté le toit paternel, que la fermeté de son caractère et son ascendant moral s’étaient déjà révélés par un triomphe éclatant. Son père, Dengau-Mahomet, comme tous les autres habitans du Daghestan, était adonné à l’ivrognerie. La vigne croît presque partout dans ce pays, et le vin y est abondant. Le précepte du Koran qui interdit sévèrement toute boisson fermentée était complètement oublié. Les grandes propriétés de Dengau-Mahomet lui fournissaient amplement de quoi satisfaire sa passion. Le jeune Schamyl ne cessait de faire des remontrances à ce sujet à son père ; il épiait le moment où son ivresse était dissipée pour paraître devant lui, le livre sacré à la main, et placer sous ses yeux les passages qui prononcent la damnation éternelle contre les infracteurs de ce précepte. Sept fois de suite, Dengau-Mahomet jura de se corriger, mais les sermens d’ivrogne ont apparemment au Daghestan la même valeur que dans notre Europe. Il revenait toujours avec le même entrain à son habitude invétérée, et ses voisins ne lui épargnaient ni les railleries ni les rires moqueurs. Schamyl, blessé dans son amour-propre filial et dans sa foi religieuse, déclara au vieillard qu’au premier excès d’intempérance dont il serait témoin, il se donnerait la mort sous ses yeux. La tendresse excessive de Dengau-Mahomet pour son fils, alarmée d’une résolution devant laquelle il savait qu’il ine reculerait pas, lui donna la force de se vaincre ; il jura de ne plus boire désormais une goutte de vin, et cette fois il tint parole jusqu’à sa mort, qui arriva vingt ans plus tard.


II. — SCHAMYL BEN-MOHAMMED, TROISIEME IMAM, CHEF POLITIQUE ET LEGISLATEUR.

Au début de la vie de Schamyl comme chef politique et législateur doit trouver place un épisode relatif aux événemens qui suivirent la mort inopinée de Hamzat-Bek et au choix de son successeur, parce qu’en nous présentant ces événemens d’une manière différente de tout ce que l’on savait jusqu’ici, cet épisode jette aussi un jour nouveau sur le caractère de celui qui s’y trouva mêlé en sa qualité de vicaire de l’imâm. L’ambitieux aux allures violentes ou hypocrites, prêt à tout pour saisir un pouvoir convoité, s’efface pour ne nous laisser apercevoir que le patriote honnête et désintéressé, acceptant la première place de la libre volonté de ses concitoyens légalement exprimée, et après une résistance modeste qui ne céda qu’à l’amour de la patrie. En ceci, comme le fait observer l’auteur russe, Schamyl est d’autant plus croyable que, dans sa situation nouvelle, il n’a aucun intérêt à déguiser la vérité, et qu’il n’ignore pas qu’il existe encore nombre de personnes qui pourraient le démentir. Le jour même où il apprit de Houceïn que Hamzat-Bek venait d’être assassiné, il fit partir des courriers dans toutes les directions pour convoquer les anciens des tribus, les kadhis et tous les hommes marquais par leurs talens militaires ou leur savoir. Le rendez-vous fut fixé à Gotlokatl, au milieu de la chaîne des monts Araktau. Le surlendemain, tous ces chefs, suivis d’une nombreuse population, se trouvèrent réunis.

Dans le conseil, tenu immédiatement, Schamyl fut proclamé imâm à l’unanimité. Il refusa formellement en déclarant que la gestion des affaires publiques, dans les circonstances présentes, était un fardeau trop lourd et trop difficile à porter pour qu’il pût s’en charger, qu’il était prêt néanmoins à seconder de toutes ses forces l’élu de la nation. Il proposa donc de choisir Saghid d’Igala, personnage recommandable par l’étendue de ses connaissances. Saghid avoua franchement que la faiblesse de son caractère le rendait inhabile à des fonctions qui exigeaient surtout une volonté active et inflexible. Schamyl prononça alors le nom de Gazio de Karata. Le candidat proposé répondit qu’il fallait un homme d’une expérience consommée, d’un courage éprouvé, et ayant mérité déjà par des services éminens la confiance et la sympathie générales, et que Schamyl seul réunissait ces conditions. Il le conjura au nom de tous de se décider. Schamyl resta inébranlable et proposa tour à tour chacun des assistans, puis chacun des chefs influens du pays. Gazio, fatigué de ses refus, l’interpella directement : « Les Russes, lui dit-il, nous entourent de tous côtés ; c’en est fait de nous, si nous n’avons personne pour nous commander ; le peuple a hâte de se retirer ; une fois dispersé, il sera impossible de le réunir de nouveau, et il ne va plus savoir à qui obéir. Es-tu donc, toi aussi, notre ennemi ? »

La réponse de Schamyl fut une autre variation du thème qu’il avait mis en avant. Il objecta qu’il lui paraissait impossible de gouverner des tribus indisciplinées et de soutenir en même temps la guerre contre un ennemi terrible. Lui ou tout autre échouerait inévitablement dans cette double tâche. Si elle pouvait être entreprise et menée à bien, il fallait qu’elle fût accompagnée d’une réforme radicale des institutions et des mœurs, opérée d’après les bases du Koran. Il ajouta que si lui-même était jamais imâm, il se croirait obligé en conscience de faire observer la loi de Dieu dans toute sa rigueur, et que ce zèle ne manquerait pas de lui attirer une foule d’ennemis. — Tous lui répondirent qu’ils étaient disposés à obéir aveuglément à ses ordres, et qu’ils répondaient de la docilité de la nation. Sur ces assurances réitérées, Schamyl donna enfin son adhésion. À l’instant, les membres du conseil lui offrirent leurs remercîmens et leurs hommages, et, après s’être prosternés tous ensemble pour faire la prière, ils allèrent annoncer cette nomination au peuple rassemblé et impatient : elle fut saluée et ratifiée par un immense hourra et des transports de joie. C’était le 20 septembre (2 octobre) 1834.

Une fois investi de l’autorité, Schamyl apparut à tous, non point en partisan aventureux comme Gazy-Mollah, ni en vengeur de sa cause personnelle comme Hamzat-Bek, mais comme un profond politique, un guerrier expérimenté et un habile administrateur. Les tribus éparses dans le Caucase oriental n’avaient d’autre lien entre elles que le principe religieux enseigné par le muridisme ; leurs associations momentanées ne duraient que le temps pendant lequel elles étaient sous les armes. Les réunir sous une même forme de gouvernement, sous une même loi acceptée et respectée par tous, faire enfin de ces membres épars un corps entier, doué d’une vie collective, une nationalité, tel est le plan qu’il se proposa. Il fallait d’abord confirmer sa mission par un gage visible, éclatant ; ce gage, ses premiers succès militaires le lui donnèrent, et lui valurent la confiance et le dévouement des populations ; la victoire le consacra comme l’élu du ciel. Prêtre avant tout, il dut appuyer son pouvoir sur une base théocratique ; c’est au nom de Dieu et du prophète qu’il dictait ses ordres et prescrivait une obéissance absolue. Son premier devoir était d’organiser la guerre sainte ; il en fit le but direct ou indirect de toutes ses institutions. Au milieu des périls et des occupations sans nombre que la direction de cette guerre lui attirait, son activité et son génie pourvurent à tout. Il abolit les injonctions brutales et sanguinaires de l’adat pour y substituer un code régulier ; il transforma des bandes indisciplinées en une armée permanente, docile et aguerrie ; du sein du chaos, il fit surgir un système de gouvernement civil et d’administration. Son œuvre avorta par la catastrophe qui livra l’imâm à ses ennemis ; mais la grandeur du résultat, une résistance soutenue pendant vingt-cinq ans, avec les plus faibles moyens, contre des ressources inépuisables, atteste la puissance du génie qui l’avait conçue et en partie réalisée. Nous voudrions essayer de décrire ses principales réformes, en consultant les communications directes et verbales qu’il a faites à l’auteur de sa biographie.

Pour l’assister dans la décision des affaires, Schamyl avait créé auprès de lui un conseil suprême (divan), dont il avait la présidence, et composé de ses murides les plus éclairés et les plus dévoués, des principaux chefs de la montagne et de ses secrétaires (mirzas). En 1840, ce conseil siégeait à Dargo, dans la Grande-Tchetchenia. Plus tard, en 1845, il le transporta dans sa résidence de Véden. Nous connaissons plusieurs de ses membres les plus considérables : Akhverdi-Mahoma, Hadji-Mourad, le meurtrier de Hamzat-Bek, et ancien régent de l’Avarie, Kibit-Mahoma et Daniel-Bek, sultan d’Yeliçoui[8]. Le savant Taschav-Hadji, un des hommes les plus influens de la Tchetchènia, avait la direction de la justice et le jugement définitif des procès.

La personne sacrée de l’imâm était sous la garde d’une troupe d’élite qui ne le quittait jamais, et recrutée parmi les murides les mieux éprouvés et convaincus de la sainteté de sa mission ; ils étaient au nombre de cent vingt, dont une partie continuellement en vigie autour de sa demeure, et l’escortant lorsqu’il se rendait à la mosquée pour présider à la prière. Chacun de ces hommes devait renoncer à tous les liens qui attachent à l’existence : garçons, rester dans le célibat ; mariés, s’interdire toute relation avec leur famille pendant la durée de leur service. Leur organisation était la même que celle du reste de l’armée, d’après la division décimale en usage chez la plupart des nations asiatiques : dix soldats pour un chef, dix chefs pour un officier supérieur, et ainsi de suite jusqu’à mille. Outre ses devoirs militaires, chaque soldat de cette troupe privilégiée était tenu de donner à ses frères d’armes l’exemple de l’accomplissement rigoureux des préceptes de la religion et du zèle à propager le muridisme. Ils étaient chargés aussi de la police secrète de l’imâm, police rendue vigilante et soupçonneuse par un état permanent de troubles et la crainte des défections, pénétrant dans l’intérieur de la vie privée, et surveillant même les kadhis et les mollahs.

Le territoire était divisé en circonscriptions, dont le nombre a varié suivant les vicissitudes de la fortune de l’imâm ; au moment de son apogée, vers 1844 et 1845, ce nombre était de vingt-quatre à vingt-cinq. À la tête de chacune était un lieutenant (naib)[9] investi de fonctions à la fois religieuses, politiques, militaires et administratives, chargé de percevoir l’impôt, de recruter des soldats, de faire observer strictement le scharyat (la loi extérieure), de vider les différends et d’arrêter le cours des vengeances personnelles. Chaque naïbat était subdivisé en cercles sous la juridiction d’un chef (debir), et les cercles en communes sous la direction d’un mollah, magistrat politique et judiciaire. Le nombre des aoûls compris dans un naïbat et l’étendue plus ou moins grande de cette lieutenance variaient de deux mille à sept mille familles, suivant le plus ou moins de pouvoir que l’imâm voulait confier à son représentant. Il s’était réservé la décision des affaires les plus importantes et de la peine à prononcer contre les grands criminels. Au-dessous du tribunal du naïb, il y avait la justice des kadhis, en même temps officiers de police, chargés d’avertir régulièrement le naïb de tous les événemens de quelque gravité, et de donner aux proclamations et aux ordres de Schamyl la plus grande et la plus prompte publicité.

Les naïbs entretenaient un corps de cent à trois cents cavaliers (mourtaries) pour leur garde et leur police particulière. Le corps des mourtaries se recrutait ainsi : chaque dizaine de maisons d’un aoûl fournissait un homme, et, tant qu’il vivait, sa famille était exempte d’impositions. Son équipement et son entretien incombaient aux neuf autres familles. En cas de rassemblement pour une expédition, le naïb était obligé de se trouver prêt, au lieu et au temps indiqués, avec un contingent pris parmi les habitans, et dont le chiffre était déterminé à l’avance. Ceux-ci pouvaient être appelés sous les drapeaux depuis l’âge de quinze ans jusqu’à soixante ; ils devaient savoir à fond le maniement des armes et l’exercice du cheval, et en tout temps être pourvus de cent cartouches au moins. Chacun était tenu de s’équiper à ses frais, et, à l’entrée en campagne, de s’approvisionner de vivres. Il n’y avait d’exception que pour ceux qui prouvaient qu’ils avaient été ruinés par une invasion de l’ennemi ; ils recevaient alors tout ce qui leur manquait, armes ou chevaux, aux frais du trésor public (beït-el-mâl).

Les invalidés, les vieillards, les femmes et les enfans étaient envoyés avec les bestiaux et les meubles au fond des forêts, dans des retraites ignorées et sûres, tandis que les habitations, les réserves de grains et les moissons étaient incendiées. Le pays entier, livré à la destruction, ne présentait plus à l’ennemi en marche que des ruines et la solitude.

Quelques détachemens organisés en colonnes volantes furent un des moyens stratégiques les plus efficaces qu’employa Schamyl dans les commencemens de la guerre. Ces colonnes, menaçantes et rapides comme la foudre prête à éclater sur la tête des montagnards douteux ou rebelles, lui servaient à les contenir dans le devoir. Bans leurs mouvemens insaisissables, elles harcelaient les bataillons russes s’avançant péniblement à travers des lieux impraticables, et traînant le lourd fardeau de leurs convois et de l’artillerie. En 1843, Schamyl avait une cavalerie de cinq mille hommes, soldés comme sa garde et constituant le fonds et la force principale de son armée.

D’après un renseignement fourni par lui-même, dans une soirée qu’il passa chez M. l’aide-de-camp-général de G…, pendant son séjour à Pétersbourg en 1859, l’imâm a eu jusqu’à cinquante mille hommes à la fois sous les armes. Dans la conversation, le nom d’Abd-el-Kader ayant été mis en avant, Schamyl demanda combien d’années l’émir avait résisté et le chiffre de ses troupes : on lui dit seize ans et seize mille hommes. Il sourit, comme s’il eût cherché à établir une comparaison à son avantage, et pour le temps pendant lequel il avait combattu (vingt-cinq ans), et pour le nombre de ses soldats.

Afin de régulariser ses rapports avec les naïbs et de leur transmettre ses ordres, il avait établi des préposés ou officiers-généraux (moudirs). Ces fonctions, qui ont été remplies successivement par les hommes en qui il avait le plus de confiance, étaient en dernier lieu entre les mains de son fils, Gazy-Mahomet. Ce n’est pas tout : voulant protéger les populations contre les exactions des naïbs et empêcher les concussions, il avait des surveillans (mouhtécibs) qui remplissaient leur mission secrètement. Leur nombre était indéterminé ; ils n’avaient pas de résidence fixé, et se transportaient d’un aoûl à l’autre, partout où ils soupçonnaient l’existence de quelque prévarication. L’institution des moudirs et des mouhtécibs est un emprunt qu’il avait fait à l’administration turque, d’après les conseils d’un Tchetchense, nommé Youçouf-Hadji, qui avait longtemps résidé à Constantinople.

La création de son artillerie, qui remonte à 1841, prouve seule combien il était supérieur à tout ce qui l’entourait, car il eut à vaincre alors l’opposition et les préjugés superstitieux des membres de son conseil suprême. Il fit d’abord mettre en état une vieille pièce du calibre de six qui était restée dans les montagnes. Les événemens de 1843 dans le Daghestan mirent en sa possession un nombre assez considérable de pièces de campagne ou de position. Il en garnit tous les points importans, qu’il fortifia avec le plus grand soin. Enfin en 1845 il établit une fonderie à Véden, où furent coulés, pendant les vingt-cinq années de son administration, une cinquantaine de canons. Les procédés de fabrication que lui-même a décrits dans une de ses conversations avec le commissaire du gouvernement placé auprès de lui à Kalouga sont tout ce que l’on peut imaginer de plus primitif ; aussi ces canons étaient-ils bientôt hors de service. Quatre seulement ont paru répondre à toutes les conditions qu’exige l’art de la balistique. Chaque canon portait le sceau de l’imâm avec cette inscription : « fondu par ordre de Schamyl. » Il avait trois poudrières en activité : à Ountsoukoul, Gounib et Véden, cette dernière mise en mouvement par un appareil hydraulique. À Véden, on fondait les boulets et on fabriquait les fusées de guerre. Les boulets portaient d’un côté le nom de Schamyl, et de l’autre ces mots : « que Dieu augmente et exalte sa gloire ! » Les fusées étaient si mal faites et produisirent si peu d’effet, qu’il ne tarda pas à y renoncer. La poudre était remise aux murides seulement. Lorsqu’il y avait un déploiement de forces extraordinaire et urgent, Schamyl en envoyait une certaine quantité aux naïbs, pour la distribuer aux habitans. En temps ordinaire, ceux-ci la fabriquaient eux-mêmes. Il n’y avait pas de village dans le Daghestan où ils ne produisissent celle qui était nécessaire à leur consommation usuelle ; ils en fournissaient aux Tchetchenses, qui ignoraient l’art de la fabriquer, et qui l’achetaient en donnant deux balles pour une cartouche.

Une autre réforme qui date de 1842 fut celle de l’ancienne hiérarchie militaire, que Schamyl essaya de remplacer par le nizâm (troupes régulières) sur le modèle de l’infanterie russe. Il conféra le grade de général à ses trois principaux naïbs, Akhverdi-Mahoma, Schwaïb-Mollah et Ouloug-Bey, avec le droit de porter sur chaque côté de la poitrine, comme insigne, deux demi-étoiles en argent. Les autres naïbs et plusieurs chefs de sa cavalerie reçurent le titre de capitaine que faisait reconnaître une plaque ovale ; une plaque plus petite caractérisait les substituts des naïbs, les kadhis et les anciens des aoûls. Cette tentative d’organisation militaire n’eut aucun succès ; son nizâm fut écrasé et détruit en 1851 par le prince Bariatinskii, alors général-major, auprès de Schalty, sur la rivière Bassa, et Schamyl abandonna l’idée d’avoir des troupes régulières. Il ordonna même à ses naïbs de ne marcher jamais contre les Russes par masses compactes, mais de les harceler continuellement, sachant que les montagnards sont incapables de soutenir pendant longtemps le feu, particulièrement celui de l’artillerie, et d’affronter en ligne des colonnes serrées.

La discipline était des plus sévères et l’obéissance devait être aveugle ; ses ordres, transmis hiérarchiquement, parvenaient de lui jusqu’au dernier officier. Suivant les circonstances, la plus légère infraction pouvait être punie de mort. Un morceau de feutre gris attaché autour du bras droit était le signe d’infamie pour la lâcheté dans un combat ; une pièce de la même étoffe cousue dans le dos indiquait celui qui avait pris la fuite. Tout homme qui portait le feutre accusateur était exclu du commerce avec les femmes, et il fallait une suite d’actions d’éclat pour qu’il fût réhabilité.

Comme contre-partie des punitions, il y avait un ordre gradué de récompenses et de gratifications ; dans l’origine, elles consistaient en dons en nature, armes, vêtemens, chevaux, bœufs et moutons, quelquefois en sommes d’argent. En 1840, il institua des décorations : une médaille ronde en argent pour les youz-baschis (chefs de cent hommes), avec une inscription attestant que c’était le prix de la bravoure, une plaque triangulaire pour les utsch-youz-baschis (chefs de trois cents), et enfin pour les besch-youz-baschis (chefs de cinq cents) des épaulettes en argent, avec un porte-épée du même métal. Chacune de ces distinctions conférait des honneurs en proportion de sa rareté et de sa valeur. La troisième donnait le rang de bek et de grands avantages pécuniaires.

En ce qui touche la législation civile, réglée par le Koran et suivie dans tous les pays musulmans, à part de légères variations de jurisprudence, il n’y avait rien à innover. Schamyl ne pouvait se proposer d’autre mission que de faire prévaloir le scharyat sur la loi traditionnelle (adat ), et cette mission, il l’accomplit avec zèle par la proscription de l’adat comme offensant la volonté de Dieu et du prophète. Les Russes, en se substituant à lui vis-à-vis des montagnards, ont pris à tâche de remettre en vigueur ces antiques coutumes toujours chères au peuple, et en cela il faut voir un trait de politique habile, puisque l’adat est contraire à l’influence de l’islamisme, le plus énergique ressort de la résistance qu’ils ont rencontrée. La législation pénale seule reçut quelques modifications, mais d’un caractère purement réglementaire. Une amende en argent, — à défaut d’argent, en produits du sol, — proportionnée d’ailleurs à la nature du délit, punissait la violation des préceptes du scharyat et des ordres de l’imâm. Elle était double lorsque le voleur était pris en flagrant délit ; une moitié était attribuée à la personne lésée, l’autre moitié au trésor public. Contre les fautes plus graves, il y avait l’emprisonnement et la séquestration dans un souterrain ; l’adultère, le meurtre, la trahison ou l’espionnage étaient passibles de la peine de mort par la décollation, ou quelquefois, pour les murides, par la fusillade ou le poignard. Afin d’empêcher les relations secrètes avec l’ennemi, la population de la Tchetchenia avait été divisée en dizaines, chacune solidairement responsable pour tous ses membres ; en cas de trahison ou de fuite de l’un d’eux, une amende de 50 roubles était infligée à la dizaine dont il faisait partie, sans préjudice de la peine de mort pour le coupable, s’il était arrêté.

Les revenus publics provenaient de diverses sources : 1° la dîme du produit de chaque propriété foncière (zekat), 2° la capitation sur les familles, 3° la cinquième partie (khoums) du butin fait sur l’ennemi, 4° les amendes et les confiscations. La comptabilité était tenue par le trésorier de Schamyl, Khadjio ; elle n’était pas, comme on peut facilement le supposer, des plus compliquées : Khadjio se bornait à enregistrer les recettes et les dépenses sur des morceaux de papier qu’il serrait dans un coffre et qui servaient ensuite à établir les comptes définitifs. De cette manière les dépenses étaient faites assez régulièrement, et la caisse publique, comme la caisse particulière de l’imâm, suffisamment garantie contre toute tentative de soustractions.

La seule monnaie qui ait cours au Caucase oriental est la monnaie russe, principalement celle d’argent. Les pièces d’or, comme les demi-impériales et les ducats dits de Hollande, sont mises en réserve pour la parure des femmes. Quant aux pièces de billon ou aux roubles-assignats, les montagnards cassent les premières, lorsqu’elles tombent entre leurs mains, ou déchirent les autres. Un des projets auxquels Schamyl tenait le plus était celui de faire battre monnaie à son effigie, mais il était arrêté par la crainte d’éveiller des idées de luxe parmi des populations auxquelles il voulait conserver leur antique simplicité, et c’est dans cette prévision qu’il avait interdit l’exploitation des mines dont le Daghestan est si richement pourvu[10]. Cette défense était si absolue, qu’elle s’étendait même aux mines qui auraient pu fournir le plomb, indispensable aux besoins de la guerre. Les montagnards devaient y suppléer en ramassant, comme ils l’ont fait du reste de tout temps, les projectiles russes égarés de côté ou d’autre.

Les ressources publiques étaient affectées aux frais de la guerre sainte, à la solde de la cavalerie et de la garde de l’imam, à l’entretien des mosquées, des veuves et des orphelins. Le trésor de l’état fut transporté successivement dans les résidences qu’occupa Schamyl : à Dargo en 1840, depuis 1845 à Véden.

Le bruit courait qu’il avait accumulé d’immenses richesses, enfouies dans des cachettes, au milieu des forêts de l’Itschkéry, à Andi et à Véden ; mais, si l’on songe aux dépenses énormes qu’entraînait une guerre continuelle, on jugera sans peine de l’état peu florissant de ses finances par ce qui lui restait au moment de sa chute. Au mois d’août 1859, lorsqu’il courait se réfugier dans son dernier asile, à Gounib, son escorte fut attaquée dans les forêts de Karakh par les habitans de Tilitl, qui lui enlevèrent 15,000 roubles argent (60,000 francs), des effets précieux, ainsi que cinquante bêtes de somme, butin que les assaillans se partagèrent entre eux. En dernier lieu, quand il fut fait prisonnier, on ne trouva en sa possession qu’un petit sac contenant à peu près 7,000 roubles en monnaies d’or et d’argent ; lui et les siens manquaient de vêtemens, au point qu’il fallut les habiller à leur arrivée à Temir-Khan-Schoura. D’ailleurs, si dans son intérieur, tel que nous l’a dépeint une curieuse relation publiée il y a cinq ans[11], l’imâm était d’une simplicité patriarcale, s’il rivalisait par sa tenue modeste, par sa vie frugale, avec le dernier de ses soldats, il n’hésitait point à se montrer généreux jusqu’à la prodigalité lorsqu’il s’agissait de récompenser une noble action, de gagner à son parti une tribu puissante ou de faire l’aumône.

Rigoureux à rendre la justice, toute plainte contre l’oppression était accueillie et obtenait satisfaction. Nul ne trouvait grâce devant lui, et il n’a pas hésité devant le sacrifice même de quelques-uns de ses plus proches parens. Pour contenir des tribus rivales ou jalouses l’une de l’autre, accoutumées à une liberté sans frein, et celles aussi que la considération de leurs intérêts froissés ou ruinés par la guerre ou la crainte des Russes inclinait vers eux, il employait les moyens les plus terribles d’intimidation : l’incendie, l’extermination de la population virile, la captivité des femmes et des enfans. Celles dont la fidélité lui paraissait chancelante ou douteuse étaient forcées d’émigrer et reléguées au loin dans des lieux qu’il leur assignait pour demeure. Les défections accomplies ou projetées lui étaient aussitôt révélées par sa police, et prévenues ou châtiées immédiatement ; aussi son nom était-il devenu l’objet d’une crainte en quelque sorte superstitieuse. Ce régime de terreur organisée devait provoquer des réactions secrètes et lui susciter des ennemis : aussi ne lui ont-ils pas manqué ; mais la plus grande prudence veillait au choix de ceux qui entouraient sa personne ou qui étaient admis à l’approcher. Jamais il ne se montrait à la foule qu’escorté de ses murides ; il n’était que très difficilement accessible, et seulement pour ses intimes. Dans sa maison, il y avait une chambre réservée qui lui servait à la fois d’oratoire et de cabinet de travail et où il prenait seul ses repas ; c’est là qu’il se retirait quand il voulait consacrer la nuit à la prière ou à la lecture des livres saints. Son fils Gazy-Mahomet et son trésorier Khadjio avaient seuls le droit d’y pénétrer ; son beau-père, le docte mollah Djemâl-Eddin, son maître vénéré, l’oracle de tout le Daghestan, n’y était admis que rarement[12].

Depuis son avènement, les Tchetchenses, autrefois la nation prédominante et les instigateurs de tous les mouvemens contre les Russes, avaient cédé le pas aux Lezghis, compatriotes de Schamyl. Les premiers, légers par caractère, moins enclins à croire à son infaillibilité, supportaient avec moins de docilité leur subordination. Aussi, tout en demeurant habituellement parmi eux, l’imâm ne se séparait point de ses fidèles Lezghis. Lorsqu’il méditait avec leur concours une entreprise de quelque importance, il s’enfermait dans sa chambre particulière, et l’entrée en était gardée à vue. Pendant quinze jours ou trois semaines de suite, il passait les jours et les nuits dans le jeûne, la prière et la lecture du Koran, attendant une révélation d’Allah et un entretien face à face avec le prophète, et, après l’avoir obtenu, il apparaissait à ses murides, aux naïbs, aux kadhis, aux mollahs convoqués, pour leur annoncer la décision du ciel. S’il rencontrait chez une tribu de la résistance à ses volontés, ou s’il remarquait un refroidissement de zèle, il se vouait pareillement à une retraite de cinq ou six jours dans la mosquée, après quoi il en sortait, et en présence du peuple assemblé il prêchait l’amour de Dieu, la haine des Russes avec tant de force et d’enthousiasme, que l’attachement pour lui et sa doctrine se rallumait avec plus d’ardeur. Au milieu de sa péroraison, il apostrophait ses naïbs, leur reprochant leurs injustices et leurs oppressions, menaçant le peuple de la colère céleste, s’il accueillait les Russes, et lui annonçant que les mosquées seraient changées en églises, les femmes déshonorées, et les plus vaillans hommes faits soldats ou serfs.

Pour propager sa doctrine, il avait fondé auprès de chaque mosquée une école où les enfans étaient élevés dans les principes du muridisme. L’indépendance sauvage dans laquelle vivaient les tribus du Daghestan avait réagi d’une manière fâcheuse sur les mœurs publiques, quittaient très relâchées ; Schamyl entreprit de les réformer et de les ramener à la pureté qu’enseigne la loi religieuse. Il prescrivit à ses naïbs de favoriser les mariages précoces, mais en intervenant dans ces négociations délicates avec les égards dus aux familles. Malheureusement cette mesure, dictée par les meilleures intentions, devint, malgré lui, une source d’abus par la cupidité de ceux à qui il en avait remis l’exécution. Les naïbs dépêchaient de divers côtés des matrones chargées de s’informer des filles nubiles, et ils forçaient les parens à les marier à des jeunes gens qui obtenaient leur connivence moyennant une somme préalablement stipulée. Schamyl était intraitable dans la répression de ces manœuvres coupables ; le naïb était destitué à l’instant, sans préjudice de peines plus rigoureuses. C’est dans le même esprit qu’il menaça d’une amende toute femme qui serait surprise sans porter le schalvar (pantalon), insigne de la pudeur féminine dans l’Orient, et il flétrit publiquement celles de l’aoûl d’Inkhoulu qui, allant à la rivière chercher de l’eau, se baignaient en déposant leur schalvar sur le bord. Avant lui, il y avait quelques tribus (Akoual, Kalalal, Kidatl et autres) dont les femmes étaient notées d’infamie dans tout le Caucase, précisément parce qu’elles s’étaient déshabituées de revêtir le schalvar. La volonté ferme et persévérante de l’apôtre fît cesser au moins publiquement ces désordres.

Tous ses efforts tendaient à faire prévaloir dans la vie domestique des montagnes les règles du scharyat. Ces règles difficiles et austères condamnent le luxe sous toutes les formes possibles : les parures ondaines, les vêtemens de soie, les bijoux, la danse, la musique, etc. ; l’emploi des pierres précieuses n’est toléré que pour l’ornementation des armes et des livres traitant de sujets de théologie ou de dévotion. Elles tendent à faire de l’homme une sorte d’ascète et de moine au milieu de la vie de famille. Il semble que par ces réformes il aspirait à réaliser un idéal impossible ; mais la meilleure preuve qu’elles étaient opérées avec un admirable bon sens pratique, et qu’elles répondaient à un besoin réel, c’est qu’il s’est maintenu pendant vingt-cinq ans à la tête des populations auxquelles il les avait fait accepter, et qu’elles l’ont vu s’éloigner avec un profond regret.

La durée de la domination de Schamyl, trop courte pour lui permettre d’achever son œuvre de régénération, a été suffisante néanmoins pour laisser dans le Caucase une trace profonde et ineffaçable. Les germes d’organisation et de civilisation qu’il y a déposés ne sont pas perdus et profiteront à ceux qui sont appelés à lui succéder. La dictature dont il était armé a été violente, mais nécessitée par les exigences de sa position vis-à-vis des tribus indomptables qu’il avait à tenir sous le frein, par un état de guerre et de défense à outrance, par le besoin de se prémunir sans cesse contre la trahison et les rancunes particulières. Elle a été bienfaisante aussi pour ces tribus, en leur apprenant la discipline du commandement et de la loi, en faisant taire leurs haines particulières, en les forçant au respect de la vie et de la propriété d’autrui, et en leur enseignant à chercher la sanction de la justice, non dans l’usage de la force brutale, mais dans le recours à une autorité supérieure, impartiale et tutélaire pour tous. Si sa sévérité fut inexorable, on ne saurait lui reprocher aucun acte de cruauté inutile[13]. Les Russes ont proclamé eux-mêmes son humanité envers ses prisonniers ; plus ils étaient près de sa personne, plus leur sort était doux. Ceux qui étaient échus à ses naïbs et qui avaient à se plaindre leur étaient retirés aussitôt qu’il apprenait leurs griefs, et il les tenait désormais sous ses yeux.

En recherchant quels services le gouvernement de Schamyl a pu rendre aux montagnards, nous avons à constater aussi sa funeste influence sur leur indépendance extérieure, influence qui ne s’est trahie qu’à la longue et telle que l’imâm n’avait pu la prévoir ; en les courbant sous une autorité absolue, unique, il a affaibli leur ressort le plus puissant, l’initiative individuelle et la résistance spontanée. Cette force immense que la concentration du pouvoir entre ses mains lui avait donnée d’abord recelait une cause d’affaiblissement. En poursuivant le vol, le brigandage et la vendetta, en comprimant les dissensions et les rivalités, Schamyl a détruit les habitudes qui entretenaient l’esprit guerrier des Tchetchenses et des Lezghis et formaient des chefs de parti braves, rusés et entreprenans. Ses meilleurs naïbs, Akhverdi-Mahoma, Schwaïb-Mollah, Mohammed-Mouça-Kaï, etc., avaient été dans leur jeunesse des brigands avérés. Morts les armes à la main, ils n’avaient point laissé de successeurs élevés à la même école, et les nouveaux chefs, qui n’avaient pas reçu l’éducation aventureuse de la razzia, se sont trouvés hors d’état de lutter contre les Cosaques de la ligne et les masses compactes des bataillons russes. La décadence de Schamyl était sensible depuis quelques années, et lui-même, qui en prévoyait la triste et inévitable issue, avait pris en dégoût, à ce qu’il a dit depuis lors, sa dignité d’imâm ; il ne la conservait que par le sentiment d’un devoir impérieux. Soit fatigue physique ou morale, soit toute autre raison, il est certain qu’en dernier lieu il donnait beaucoup moins de sa personne dans les combats ; ce n’est que dans les grandes occasions qu’il chargeait lui-même, comme autrefois, à la tête des siens. Il avait pris l’habitude de se faire remplacer par ses naïbs, qu’il dirigeait du fond de sa retraite, toujours, il est vrai, avec une parfaite sûreté de coup d’œil et d’après les combinaisons qu’il avait méditées. On ne peut dire de lui qu’il ait été un profond stratégiste, un grand capitaine. L’éducation lui avait manqué, et la nature des lieux ne comportait pas de vastes et savantes évolutions : d’ailleurs je crois que cette gloire profane aurait peu touché l’apôtre qui n’avait d’autre ambition que d’assurer, par n’importe quel moyen, le triomphe de la cause sacrée dont il s’était fait le vengeur ; mais on ne saurait lui contester d’avoir été, les armes à la main, un admirable chef de partisans, un guerillero d’une habileté et d’une expérience consommées : nul ne savait mieux que lui éventer et déconcerter les plans de l’ennemi, le harceler et l’inquiéter sans relâche, se montrer et disparaître avec une soudaineté inattendue, discipliner et électriser les bandes dont il était le chef. Quoique le relief de ces montagnes, avec ses mille accidens de terrain, ait été pour lui un puissant auxiliaire, il n’est pas douteux que jamais il n’aurait prolongé sa défense comme il l’a fait sans des talens militaires supérieurs.

Le héros du Caucase succomba enfin dans un effort suprême et désespéré, abandonné de tous et resté seul avec une poignée de murides, trahi par la fortune, victime d’une surprise qui rendit les Russes maîtres du plateau sur lequel il s’était retranché. Des quatre cents hommes renfermés avec lui à Gounib, quarante-sept seulement survivaient à ce désastre ; les cadavres des montagnards et ceux des Russes encombraient le sommet du rocher. Schamyl, acculé dans une saklia (maison) taillée dans le roc, résistait encore, lorsque le commandant en chef, prince Bariatinskii, arrivant sur le terrain et ayant fait cesser le feu, le somma de se rendre. Il ne restait plus à l’imâm d’autre parti que d’obéir, et, sortant de sa retraite, il s’avança avec dignité.

« Es-tu Schamyl ? lui dit le prince. — Oui, je le suis, répondit-il. — Eh bien ! tu as la vie sauve ; tu garderas tes femmes et tes richesses. Demain je t’enverrai à Pétersbourg. C’est de l’empereur qu’il dépend de régler définitivement ton sort. » Le prisonnier baissa la tête sans proférer une parole. Il se regardait comme destiné à une mort immédiate, et lorsqu’il fut emmené au camp russe, il s’arrêta deux fois en chemin pour faire sa prière. Ce ne fut qu’en entrant dans la tente qui lui était réservée, et en voyant le thé préparé dans un service d’argent, qu’il commença à se tranquilliser.

C’est ainsi qu’il tomba, mais sans rien perdre du prestige de la grandeur que lui avait imprimée une lutte héroïque d’un quart de siècle, en conservant le respect et l’estime de ceux qui l’avaient combattu. La générosité avec laquelle il a été traité n’est pas moins honorable pour le vainqueur qui la lui a témoignée que pour le vaincu qui a su l’inspirer. Accueilli partout en Russie avec une curiosité respectueuse et un empressement sympathique, il n’a paru ni emprunté ni gêné au milieu d’une société raffinée, si étrange pour lui. On l’y a vu déployer un tact et un à-propos parfaits dans la situation nouvelle où il avait été jeté si brusquement, et cette dignité calme et aisée de l’homme habitué à exercer le commandement et à recevoir publiquement des hommages.


III. — SCHAMYL PRISONNIER A KALOUGA.

Présenté à l’empereur Alexandre II, qui parcourait alors la Russie méridionale, à Tchougouïev, ville du gouvernement de Kharkov, Schamyl reçut un accueil qui dut le rassurer entièrement sur son sort et qui le toucha profondément. Le monarque avait voulu que, dans cette entrevue, l’imâm conservât sur lui toutes ses armes, respectant le point d’honneur, plus cher que la vie au montagnard, qui l’oblige à ne les déposer jamais. Il lui assigna une pension annuelle de 10,000 roubles, et pour résidence Kalouga, de toutes les villes russes, la plus attrayante peut-être pour un enfant du Caucase. La campagne aux environs, couverte de forêts, de buissons et de broussailles, coupée par des ravins et sillonnée par de petites rivières, imite à s’y méprendre les sites verdoyans et sauvages de la Tchetchenia. Plus d’une fois, en contemplant de sa fenêtre le panorama qui lui rappelle de si doux souvenirs, Schamyl s’est écrié, dans les transports de son illusion : Tchatchen ! vallah Tchatchen ! khop Tchalchen[14] !

La maison qui lui a été donnée pour habitation a été disposée, sous la direction de M. le prince Vadborskii, de manière à recevoir avec toutes les convenances possibles le harem de l’imâm et les jeunes ménages de ses deux fils, Gazy-Mahomet et Mohammed-Scheffi : trois familles, trois étages. Elle a été décorée et meublée suivant le désir et les indications de Schamyl, qui en a exclu tout ce qui pouvait choquer ses habitudes d’extrême simplicité ou ses préjugés religieux, glaces, tableaux, soieries, tentures à représentations humaines ou d’animaux, qu’interdit la loi musulmane. Une seule pièce au premier étage, le salon de réception, a été décoré dans le goût européen, mais du reste assez simplement. Par une condescendance qui a dû coûter au vieil imâm bien des soupirs arrachés par l’idée de la décadence des mœurs et de la foi antiques, une exception a été autorisée pour le local réservé à la femme de son fils Gazy-Mahomet, la belle Kerima, fille de Daniel-Bek, la rose du Caucase, comme l’a surnommée Khadjio, l’ancien trésorier de Schamyl à Véden et investi aujourd’hui des mêmes fonctions à Kalouga. Cet appartement a été approprié aux instincts élégans et aristocratiques d’une jeune femme d’une illustre naissance : ameublement européen, mêlé d’une façon pittoresque à des divans bas, à la mode asiatique, tapis fins et veloutés, draperies de soie, glaces disposées avec art, papiers de tenture au goût oriental, rien n’a été négligé, et s’il faut en croire Khadjio, véritable dandy, à l’esprit tant soit peu frondeur, aux idées très jeunes et très avancées, jamais la charmante Kerima n’aura été servie plus à souhait.

Au commencement de son séjour à Kalouga, Schamyl aimait à se rendre le soir dans des réunions intimes où il était sûr d’être reçu avec bonhomie. Comme la musique, pour laquelle il est passionné, l’attirait principalement, il s’informait toujours d’avance si on jouerait du piano ; mais bientôt, et dès le second bal auquel il assista, il s’aperçut qu’une veillée prolongée le fatiguait : il déclara qu’il voulait reprendre sa vie du Caucase, cette vie qu’il menait depuis soixante-quatre ans, s’endormir au coucher du soleil et se lever dès l’aube. Une autre raison le retenait chez lui : inflexible sur l’étiquette musulmane, qui séquestre les femmes et leur défend de sortir sans voile et de les regarder dans cet état, le pudique imâm déclarait que l’usage pour les hommes de porter des fracs, et pour les dames d’avoir la figure découverte et les épaules nues, était une indécence révoltante. On rapporte que, dans son trajet du Caucase à Pétersbourg, étant, arrivé à Kharkov, il fut invité chez le gouverneur de cette ville. En y entrant, le spectacle des toilettes de bal alarma sa conscience timorée : il recula de quelques pas et se mit à prier. Comme quelqu’un lui demandait l’impression que cette fête avait produite sur lui, il fit une réponse où il sut donner à l’expression franche de ses scrupules religieux la tournure de la plus aimable galanterie : « Vous autres Russes, dit-il, vous n’irez pas en paradis, car vous en avez un sur la terre, plus beau que celui que Mahomet nous a promis dans le ciel. » Rendu à lui-même et vu de près dans l’intérieur de la vie privée, loin du théâtre des agitations et des combats où s’écoula sa périlleuse existence, et qui lui dictèrent tant de sévérités terribles, tel enfin que nous le montre M. Rounovskii[15], Schamyl a paru métamorphosé : c’est le lion dans un calme majestueux. Le chef dont le nom seul répandait l’effroi n’est plus qu’un simple et naïf enfant de la nature. Il s’est résigné avec cette force d’âme qu’il puise dans son intelligence supérieure, dans ses sentimens religieux, et avec cette facilité que le dogme du fatalisme prête aux Orientaux. Il est gai et souriant d’habitude, à moins que le réveil soudain de quelque souvenir ne vienne répandre un nuage de tristesse sur sa physionomie ordinairement sereine. Pour éviter ces douloureux retours, il a recours à la prière et à un redoublement de ferveur. Il a porté de cinq, qui est le chiffre canonique et obligatoire, jusqu’à neuf le nombre de ses namaz journaliers. Ame droite et honnête, cœur chaud et généreux, il gagne l’affection de tous ceux qui l’approchent, et lui-même se montre très sensible aux témoignages de sympathie qui lui sont adressés. Il s’était attaché si vivement à M. le colonel Bogouslavski, qui pendant deux mois avait été chargé de veiller sur lui, que, lorsque le colonel dut partir pour aller reprendre ses fonctions à Pétersbourg et céda sa place à son successeur, cette séparation fut aussi pénible à l’imâm que celle d’un frère, et le plongea pendant plusieurs jours dans un profond chagrin. Dans son intérieur, il est constamment doux et tranquille ; jamais il ne gronde ou n’élève la voix ; il fait si peu de bruit et cause si peu d’embarras que l’on n’y soupçonnerait pas même sa présence. Lorsqu’il éprouve quelque contrariété domestique, aucune parole de mécontentement ne sort de sa bouche, seulement une ride profonde qui sépare ses deux sourcils se contracte légèrement ; mais au bout de quelques minutes sa figure reprend son aspect de calme habituel. Pour les siens, il est réservé et assez peu expansif ; cependant il les aime tendrement. Un jour où il déplorait avec un profond chagrin et les paupières humides la perte des parens et des amis qu’il avait vus tomber à ses côtés, et l’ingratitude de tant de gens qu’il avait comblés de bienfaits : « Mon. fils, ajouta-t-il, mon Gazy-Mahomet, que je préfère à tout dans ce monde, mon fils lui-même a abandonné son vieux père pour vouer son cœur tout entier à une femme. » Comme les montagnards du Caucase, il a une prédilection instinctive pour les petits enfans et leur témoigne avec effusion une bonté paternelle. Lorsqu’il va dans une famille russe, il les appelle à lui, les prend sur ses genoux, les caresse, leur distribue les friandises qu’on lui offre, comme le ferait un bon vieux grand-père, et, bientôt familiarisés avec sa longue barbe, son turban et ses armes effrayantes, ces petits êtres s’aventurent à jouer avec lui.

Combien de fois n’a-t-il pas été taxé de fanatisme par les écrivains qui ont eu à parler de lui à l’époque de la guerre ! Cette épithète semblait l’accompagnement obligé de son nom. Un trait cité par son biographe prouve que, s’il a été un rigide et fervent apôtre du muridisme, comme chef politique il entendait et pratiquait largement la tolérance religieuse. Dans l’opinion de M. Rounovskii, c’est plutôt un starovère (vieux croyant), expression qui dans la pensée de l’auteur répond à l’idée que suggère pour nous le mot de puritain. Un grand nombre de sectaires (raskolniki) russes s’étaient réfugiés dans les montagnes, et vivaient en colonies, auprès de Véden et dans le Daghestan, sous la protection de l’imâm. Ils avaient la permission de construire de nouvelles églises, de réparer les anciennes et de pratiquer les cérémonies de leur culte en toute liberté, sans être astreints envers Schamyl à aucune redevance ou à aucun acte de soumission. Les troupes russes étant arrivées auprès de Véden, Schamyl fit transporter les raskolniki plus loin, à Schoubouty, où il leur assura un asile.

Sa charité pour les pauvres va jusqu’à la prodigalité. Maintes fois il a fallu prémunir son inexpérience contre les stratagèmes d’une pauvreté simulée et les obsessions du vice qui tend la main. Son trésorier, le fidèle Khadjio, en parcourant la ville, répandait l’argent en charités à tort et à travers ; souvent même ces largesses tombaient sur des drôles qui, après les avoir reçues, en faisaient sous ses yeux l’usage le moins édifiant et allaient les porter immédiatement au cabaret. Schamyl, étant allé faire une visite à l’archimandrite, recteur du séminaire de Kalouga, vit dans la bibliothèque de cet ecclésiastique un Évangile en langue arabe. S’étant fait prêter ce livre, il s’enferma chez lui et se mit à le lire avidement. « Khop yaktchi (bien ! très bien !), dit-il, il y a là de très belles choses, mais beaucoup aussi que vous ne mettez pas en pratique. Il est écrit là dedans qu’il faut faire l’aumône de la main droite avec tant de discrétion que la gauche ne s’en doute point. Ce doit être très bien ! » Et il donna ses ordres en conséquence à Khadjio. Sur le soir, le commissaire du gouvernement, étant sorti pour faire un tour de promenade, aperçut le muride sur le trottoir, en tête-à-tête avec un homme qui lui prodiguait les salamaleks en présentant la main. C’était un vieillard couvert d’un manteau gris de laine grossière, sentant l’oignon et l’eau-de-vie. Khadjio, debout devant lui, la main gauche soigneusement cachée derrière le dos, tenait à la main droite un porte-monnaie d’où il retirait un rouble avec ses dents. Il fallut l’intervention du nouvel arrivant pour faire retirer l’effronté mendiant, qui se hâta d’empocher la pièce de monnaie et s’éloigna en grommelant. « Veux-tu savoir où va ton argent maintenant ? dit à Khadjio son interlocuteur. Eh bien ! regarde ! » Et il lui montrait le manteau gris disparaissant à l’entrée d’une maison dont la porte était surmontée de cette enseigne : débit d’eau-de-vie. « Donner ainsi de quoi aller au cabaret, n’est-ce pas comme si tu y allais toi-même ? — En vérité tu as raison, s’écria le trésorier de Schamyl, stupéfait et frappé de la logique de ce raisonnement ; sois tranquille, je lui raconterai sans faute ce que j’ai vu aujourd’hui. » Cette petite leçon aura-t-elle profité à l’imâm ? C’est ce dont il est permis de douter ; il a sur la charité sa théorie bien arrêtée, qui n’admet ni distinctions, ni restrictions, et qui ne se préoccupe nullement de l’indignité de celui qui reçoit l’aumône ou de l’emploi qu’il en fait. D’ailleurs, suivant son éternelle réponse et l’argument, par lequel il tranche en dernière analyse toutes les discussions : « Rien de tout cela n’est écrit dans ses livres. »

Par un de ces contrastes qu’offre le caractère tout primitif de Schamyl, cette extrême naïveté s’allie à une instruction théologique et littéraire assez étendue. Il connaît très bien l’arabe, l’idiome sacré de l’islamisme. Sa langue maternelle, celle qu’il parle en famille, paraît être le dialecte de la province où il est né, l’Avarie ; mais il se sert aussi facilement du tartare-koumoukh, qui est très répandu dans le nord du Caucase. Dans une visite qu’il fit le 3 (15) octobre 1859 à M. Kazem-Beg, professeur à l’école des langues orientales de Saint-Pétersbourg, il montra qu’il connaissait les bons ouvrages de la littérature arabe, et en examinant la bibliothèque du savant professeur, il raconta tristement que ce qu’il regrettait le plus dans son désastre était sa belle collection de manuscrits, pillée complètement par ses propres murides.

Nous ne craindrons pas de multiplier ces détails intimes. Ce n’est pas un homme seulement que nous ferons ainsi connaître, c’est le peuple même dont Schamyl est à la fois le chef et comme la personnification. Après avoir montré sous son vrai jour le caractère de l’imâm, on nous permettra donc de décrire de plus près encore sa physionomie. Quoiqu’il soit aujourd’hui plus que sexagénaire, il paraît encore robuste ; très haut de taille, il a les épaules carrées, la ceinture mince. On avise tout de suite en lui un de ces types si caractéristiques du Caucase : tête ovale, traits réguliers, yeux gris, nez long, extrémités du corps fines, surtout les pieds. Sa démarche est posée et ne manque pas de dignité ; elle est un peu alourdie par l’âge, les fatigues de la guerre et par les dix-neuf blessures qu’il a reçues, et dont la plus grave est le coup de baïonnette qui lui transperça la poitrine et entama le poumon[16]. La méditation, les austérités et les agitations de son existence ont sillonné sa figure de rides profondes. Si on l’étudie dans l’excellente photographie due à un artiste habile de Tiflis, M. Moritz, lors du passage de Schamyl dans cette ville, et qui est entre nos mains, il est impossible de ne pas être frappé de l’air calme et austère dont elle est empreinte, sans exclure cependant une nuance de bonté. L’œil caché sous d’épais sourcils annonce l’alliance de la résolution et de l’audace ; levé vers le ciel, il semble appeler et attendre l’inspiration. Le caractère de cette physionomie est, si je puis m’exprimer ainsi, tout spiritualiste ; on croirait voir un de ces ascètes chrétiens transfigurés par la prière et la contemplation, ou, si l’on aime mieux, un de nos anciens chevaliers de la milice du Temple au beau temps de cet ordre ; le vêtement blanc de l’imâm prête encore à l’illusion. Ce caractère ressort encore mieux, par son contraste, avec celui de la figure de Mohammed-Amyn, l’agent de Schamyl dans le Caucase occidental : type montagnard magnifiquement accentué, au profil d’aigle, mais où le bas de la figure lourd et massif trahit des penchans bas et vulgaires, et a quelque chose de bestial.

M. Rounovskii a soulevé un coin du voile qui cachait l’intérieur du harem de l’imâm, et nous allons l’y suivre en profitant d’une indiscrétion qui nous permet de compléter les détails que l’on doit à Mme Anna Drancey dans le récit de sa captivité à Véden, et à l’auteur d’une intéressante relation écrite en russe, M. Verderevski[17]. Il a eu huit femmes, dont voici les noms dans l’ordre suivant lequel il les a épousées : Khoria de Himry ; Fathime, fille d’Abdoul-Aziz, chirurgien d’Ountsoukoul, et mère des cinq premiers enfans de Schamyl ; Djavgarad ; Schouanat, de Mozdok ; Zaghidat ou Zeïdat, de Kazy-Koumoukh, fille du mollah Djemâl-Eddin ; une autre Fathime de Himry, déjà vieille quand il la prit ; Aminat, de la tribu kiste, et Zaïnab, la Tchetchense. Avec la première de ses femmes, Khoria, Schamyl vécut trois jours ; avec la dernière, Zaïnab, trois heures. Il épousa la vieille Fathime parce qu’il la savait bonne ménagère et capable de mettre de l’ordre dans sa maison, livrée à l’inexpérience et à l’incurie de ses jeunes femmes. Au bout de quelques années, et il y a déjà longtemps, il perdit la première Fathime, celle qu’il a le plus tendrement aimée. Dans une circonstance où il avait les Russes sur les bras, il apprit que Fathime, qui était alors dans la Tchetchenia, à l’aoûl Alistandji, était gravement malade ; aussitôt il partit pour se rendre auprès d’elle, quittant tout et laissant le commandement de ses troupes à un de ses naïbs, le Tchetchense Eldor. La fille de Djemâl-Eddin, Zeïdat, qui est la plus âgée, tient aujourd’hui le premier rang. Par son caractère difficile et acariâtre, c’est une véritable peste domestique, insupportable à tous ceux qui l’approchent. Schamyl la souffre, quoique vieille et maussade, comme un mal nécessaire, par une ancienne habitude qui date de dix-sept à dix-huit ans, et parce qu’elle est la source de la prospérité de sa maison. Elle a d’ailleurs pour père un homme auquel il a voué un respect sans bornes, et qui jouit du plus grand crédit dans la montagne. Schouanat est Arménienne et chrétienne de naissance ; elle fut enlevée à sa famille à Mozdok, lors de la prise de cette ville par Schamyl en 1838. En entrant dans le harem, elle est devenue musulmane, de gré ou de force, c’est ce qu’elle n’a jamais avoué, un vrai croyant ne pouvant épouser une infidèle. Elle est d’un caractère doux et inoffensif, bonne personne, sans autre prétention que de complaire au maître, bien différente d’Aminat, la plus jeune, encore jolie et sémillante, véritable enfant gâtée par le sentiment qu’elle a de sa beauté. Ses malices et ses désobéissances réitérées envers l’épouse en titre, Zeïdat, ont forcé Schamyl à la répudier. S’il fallait s’en rapporter à cette mauvaise langue de Khadjio, le vieil imâm au fond du cœur serait enchanté que quelqu’un eût la bonne idée de convertir Zeïdat au christianisme, et lui fournît un prétexte légitime de s’en débarrasser en la renvoyant au Caucase et de rappeler la pétulante Aminat, contre laquelle il témoigne en apparence tant d’irritation.

Il a eu de Fathime, la fille d’Abdoul-Aziz, cinq enfans ; l’aîné était Djemâl-Eddin, qu’il donna en otage aux Russes à l’âge de neuf ans, et qui reçut à Pétersbourg une excellente éducation. Rendu à son père en 1854, comme appoint de la rançon des princesses géorgiennes Tchatchavadzé et Orbélian, enlevées au château de Tsinondal, dans la Kakhétie, ensuite marié à la fille du naïb Talkhik, Djemâl-Eddin est mort il y a deux ans. Du sein d’une société chrétienne et polie transporté dans les âpres rochers du Caucase, étranger désormais aux habitudes d’une vie simple et grossière, il contracta la maladie de langueur à laquelle il a succombé. Son frère Gazy-Mahomet, âgé aujourd’hui de vingt-huit ans, le favori de son père et son compagnon d’armes, partagea son sort à la prise de Gounib. L’époux de la belle Kerima est loin, sous le rapport physique, d’être en harmonie avec la rose du Caucase. Son visage est criblé de marques de petite vérole ; ses yeux gris, qui brillent sous la fourrure de son bonnet noir, n’ont rien d’attrayant, ils expriment plutôt la ruse que l’intelligence. Il est, comme son père, de haute taille, bien découplé, et le type du cavalier parfait. — Mohammed-Scheffi, le troisième fils, est âgé de vingt et un ans ; il est aussi marié. — Ses deux sœurs, Napizat et Fathime, sont plus jeunes que lui, l’une d’un an, l’autre de trois. — Le dernier enfant de Schamyl, la petite Zeïdat, qu’il a eue de Schouanat, vint au monde en 1854, lors du séjour des princesses géorgiennes à Véden.

Au commencement de l’année 1860, la famille de l’imâm était encore dans le Caucase, à Ternir-Khan-Schoura, et Gazy-Mahomet avait été envoyé pour la faire revenir. À cette époque, l’absence de nouvelles de la mission dont il avait chargé son fils tenait l’imâm dans une impatiente anxiété et une vive inquiétude. Il craignait quelque obstacle à la réunion d’une famille composée d’élémens si hétérogènes : Schouanat pouvait être tentée de revenir au christianisme, et dès lors elle était perdue pour lui. Il était encore dominé par l’impression pénible que lui avait laissée la scène qui s’était passée au camp russe lorsque les prisonniers y furent amenés de Gounib. Kerima, sa belle-fille, étant allée prendre congé de son père Daniel-Bek, celui-ci fit dire qu’il retenait la jeune princesse, et qu’il ne voulait plus la rendre. À cette nouvelle, Schamyl entra en fureur et proféra des menaces de mort contre Daniel-Bek. Celui-ci, de son côté, jurait que, malgré son respect pour l’imâm, son chef, il poignarderait sa fille de sa propre main plutôt que de la laisser à Gazy-Mahomet. Le colonel Trampovskii, chef de la chancellerie de campagne du commandant en chef, eut toutes les peines du monde à calmer l’un et l’autre ; enfin sa conciliante intervention mit fin à cette altercation de famille, et le fils de Schamyl conserva sa femme. L’imâm a réuni maintenant tous les siens auprès de lui, et il mène avec eux une existence tranquille et très retirée.

Un jour, le commissaire du gouvernement lui ayant apporté les trois premiers mois d’avance de sa pension, Schamyl s’assit sur le tapis pour écrire le reçu et signa : « Schamyl, serviteur de Dieu. » sans autre qualification. « Quel imâm suis-je maintenant ? ajouta-t-il en courbant la tête ; je ne puis plus être utile en rien à ceux dont le choix m’avait décerné ce titre. Quel imâm suis-je ? » Dans une autre circonstance, il disait : « Il ne me reste plus maintenant qu’à prier pour l’empereur et la prompte pacification du Caucase. » Touchantes et mélancoliques paroles, aveu d’une âme résignée avec fermeté, révélation d’un esprit net et sensé et qui a l’intuition de l’avenir ! Avec sa profonde et lucide perspicacité, Schamyl a compris que tout rôle politique est fini non-seulement pour lui, mais encore pour toute ambition qui aurait la prétention de le remplacer et de continuer sa mission. Si, comme doctrine religieuse, le muridisme compte encore des adhérens au Caucase, s’il inspire à des âmes inflexibles ou passionnées un amour indomptable de l’indépendance et une haine inextinguible du nom chrétien, — comme dogme agressif et militant, il a cessé de régner. Il a fallu des hommes profondément convaincus de la sainteté de leur apostolat, capables de tout sacrifier et de tout braver, doués du talent de commander, de se faire craindre à la fois et aimer, apparaissant avec la double auréole du pontife vénéré et du guerrier victorieux, pour grouper autour d’eux une poignée de pâtres pauvres et grossiers et les retremper dans cet unanime élan qui les a poussés à de si grandes choses. Or les hommes de la valeur de Gazy-Mollah, cet intrépide et habile partisan, ou de Schamyl, génie militaire et politique, ne se produisent que rarement, et pour que leur activité puisse se déployer et réussir, il faut le concours favorable des circonstances et l’aide de la fortune. Ces circonstances ont cessé d’exister. L’état des esprits tend chaque jour à changer au Caucase, et l’aigle à deux têtes a saisi dans ses serres la proie qu’elle ne laissera plus échapper. Le cœur des montagnards tressaille encore sans doute au souvenir d’un chef dont ils étaient fiers ; les populations n’ont encore peut-être rien perdu de ces sentimens de respect et d’amour qu’elles firent éclater, lorsque, sur la route de Gounib à Temir-Khan-Schoura, elles se précipitaient à la rencontre de Schamyl prisonnier, — les femmes poussant des clameurs et pleurant leur imâm, les hommes empressés de baiser le pan de ses vêtemens. Comment ce souvenir subsisterait-il iongtemps, vivace et actif, chez une jeunesse qui a tous les instincts que fait éclore le printemps de la vie ? Le devoir dicté par une bouche impérieuse et sacrée, l’émulation militaire, l’enthousiasme de la liberté, habilement développés et entretenus, pliaient cette jeunesse à un ascétisme exagéré et la rendaient docile à de dures prescriptions ; fumer, danser, jeter un regard même furtif sur une femme, étaient des péchés graves aux yeux de l’apôtre. Tout en convenant que c’est par cette austère et mâle discipline que Schamyl l’avait élevée jusqu’à l’héroïsme, elle ne pouvait s’empêcher de regimber intérieurement contre le frein mis aux séductions de l’âge, aux penchans les plus doux du cœur. Des compagnons enjoués, esprits fins et sceptiques, comme le trésorier Khadjio, quelle que soit leur bravoure personnelle, ne sont point taillés pour devenir de puissans agitateurs, des chefs entraînans et obéis.

Ce n’est pas tout : une partie des populations du Daghestan est livrée à l’industrie. Ruinées par la guerre ou troublées dans l’exercice de leur pacifique activité, elles se taisaient sous un joug de fer ; elles s’arrangeront d’un autre régime, favorable à leurs intérêts matériels, avec cette facilité égoïste que le culte de ces intérêts suscite et entretient. Au Caucase, comme partout ailleurs, le montagnard est âpre au gain. L’appât de l’or, distribué sous forme de pensions ou de gratifications, l’attrait des distinctions honorifiques, la perspective d’une carrière ouverte et d’un avancement dans les rangs de l’armée russe ou dans le service civil, sont des séductions d’un effet non moins puissant. Habilement employées et répandues avec profusion, elles ont déjà déterminé plus d’une abjuration. Schamyl lui-même a préparé à son insu ce travail d’asservissement en détruisant les chefs et les clans indépendans ou opposés à ses volontés, et la Russie, triomphant par la chute d’un seul homme, n’a plus maintenant qu’à se substituer à lui.

Avant 1845, les expéditions ne consistaient qu’en de grandes razzias, dirigées sans un plan d’ensemble, contre une tribu ou un aoûl rebelle ; elles se bornaient à l’invasion d’un point déterminé ; mais ce point, sur lequel le détachement en campagne était parvenu à grand’peine à s’établir, isolé de toute communication et de tout secours, ne tardait pas à être abandonné, et le résultat obtenu se bornait à une gloire stérile et coûteuse. Le prince Yorontzof, à partir de 1845, donna à cette guerre de montagnes une direction savamment conçue, et qui a été suivie par son successeur avec une habileté justifiée par le succès. Vorontzof inaugura la colonisation des lieux occupés par les troupes, la création des lignes stratégiques dont le réseau enveloppe maintenant presque tout l’isthme caucasien. Des percées ont été pratiquées dans ces forêts séculaires sur une largeur de deux portées de canon, des ponts jetés sur les principales rivières ; des routes d’un parcours facile aux convois militaires, à l’artillerie, aux mouvemens des troupes, s’ouvrent dans toutes les directions. Ces travaux de défense, la présence d’une armée nombreuse et aguerrie, la vigilance infatigable des Cosaques et de la police militaire, sont comme une menace permanente suspendue sur la tête des montagnards, un avertissement que toute tentative d’insurrection serait promptement étouffée. Dans peu, ils seront partout sous la main de leurs dominateurs. Sans doute, malgré ce luxe de précautions, quelques étincelles s’échapperont des entrailles encore incandescentes de ce volcan violemment comprimé. Le muridisme relèvera encore la tête quelquefois tant que la vieille et énergique génération des fidèles croyans ne sera pas descendue au tombeau. Le mouvement qui a éclaté naguère dans la partie nord de la Grande-Tchetchenia met ce fait hors de doute. Néanmoins un soulèvement général est désormais impossible, et le Caucase peut être considéré comme acquis à la Russie.

Dans le cours du long et pénible enfantement qui a produit un tel résultat, on a entendu souvent demander dans quel dessein une puissance dont le territoire est déjà si vaste s’acharnait ainsi à la conquête de quelques lieues de rochers stériles et contre de misérables populations. Cette question suppose, ou de singulières préoccupations, ou une absence complète de vues sur l’état de l’Orient tel que l’ont fait les événemens accomplis depuis un siècle, et qu’ont provoqués l’invasion et la domination européennes. Partagée entre la Russie et l’Angleterre, la majeure partie de l’Asie est entrée dans la sphère de leurs intérêts actifs et réels, et la solidarité entre la métropole et son empire colonial est devenue si étroite et si complexe, que ces intérêts ne sauraient être en souffrance ou prospères de part ou d’autre sans qu’une commotion réciproque et profonde ne se produise à l’instant. Le contre-coup qu’a ressenti l’Angleterre de l’insurrection de l’Inde et ses efforts énergiques pour la combattre en sont la plus évidente démonstration. C’est en ce sens que l’on peut dire avec vérité aujourd’hui que toute question d’Orient est une question européenne.

Et d’ailleurs est-ce un médiocre accroissement de forces pour la Russie que d’être allégée du fardeau d’une guerre comme celle du Caucase, des préoccupations et des dépenses que cette guerre entraînait, et de pouvoir tourner ailleurs sans obstacle une partie de l’armée considérable qu’elle y entretient ? Placé entre sa frontière méridionale et ses vastes provinces formées des anciens royaumes de Géorgie et d’Arménie, le Caucase, devenu une position intérieure, s’élevait comme un mur de séparation infranchissable, comme un obstacle à des communications journalières. Cette position ne pouvait rester à découvert et hostile sans compromettre la sécurité de l’un des points les plus importans de l’empire. La Russie a donc été conduite à cette conquête par les mêmes motifs qui ont porté la France dans l’Algérie jusqu’aux limites de la Kabylie, l’Angleterre dans l’Inde jusqu’au Népal et au Pendjab. Au lieu d’admettre avec des adversaires de parti-pris une ambition démesurée et sans raison, ou avec de plats et niais apologistes des vues sentimentales et philanthropiques, on doit reconnaître que chaque état est subordonné à une loi d’expansion et de développement externe que lui imposent et sa situation géographique ou politique, et les besoins de son commerce ou de sa défense, ou bien encore des instincts de race. Si l’on veut chercher dans l’histoire la raison des progrès territoriaux de la Russie, on trouvera qu’elle a obéi à cette même loi dans le Caucase, comme l’Angleterre, la France et tous les grands états l’ont fait ailleurs. La libre navigation de la Mer-Caspienne, le maintien de la ligne du Volga, cette grande et magnifique voie fluviale qui relie Saint-Pétersbourg et la Baltique avec l’Asie, sollicitaient, comme un complément nécessaire, la possession du flanc gauche du Caucase, véritable tête de pont qui rattache le continent asiatique à la Russie d’Europe. On conçoit ainsi comment le tsar Ivan Vasiliévitch, après avoir détruit les royaumes de Kasan et d’Astrakan, et avoir vu l’autorité de son nom s’étendre jusque dans les profondeurs de la Sibérie, fut appelé à tourner ses armes vers le Caucase oriental, et comment ses successeurs ont constamment suivi la même direction. Après trois siècles d’efforts, la pensée d’Ivan a eu sa réalisation, et il nous a été donné d’en être les témoins. Lors même que le Caucase conquis ne serait point un beau fleuron ajouté au diadème des tsars, il serait, comme prix et couronnement d’une politique éternelle dans sa persévérance, un grave enseignement pour l’Europe, et l’un des plus remarquables événemens contemporains.


EDOUARD DULAURIER.

  1. Un autre fait de la vie de Schamyl qui appelle notre attention, et sur lequel ses révélations récentes ont porté la lumière, est son attitude pendant la guerre de Crimée. Il était resté, disait-on, dans une inexplicable inaction malgré des invitations réitérées de seconder les alliés contre l’ennemi commun. À cet égard, il s’est parfaitement justifié, et voici ce qu’il nous apprend. Dans les commencemens de cette guerre, les généraux commandant les forces turques à Kars et sur le littoral de la Mer-Noire lui firent proposer de venir les rejoindre dans l’Iméreth, à l’ouest de la Géorgie, et de combiner ensemble leurs opérations, tout en conservant pour lui son action principale dans le Caucase oriental. On faisait briller à ses yeux l’espoir de délivrer à ce prix son pays de la domination russe. Aussitôt l’imâm fit un appel général dans la montagne et convoqua tous les hommes en état de porter les armes. Il en réunit 12,000 environ 7,000 de cavalerie et 5,000 d’infanterie. Au printemps de 1854, il se mit en campagne, et, traversant le Daghestan dans une direction sud-ouest, il s’avança vers le cordon militaire qui forme la ligne lezghine des Russes, avec l’intention de surprendre Tiflis. Son plan était d’opérer une diversion en attirant les Russes du Caucase oriental vers les frontières de la Turquie d’Asie ; mais préalablement il crut devoir donner avis du mouvement qu’il projetait au pacha de l’Abkhazie Omer-Pacha très probablement, quoique Schamyl ne se rappelle plus au juste le nom du général turk avec lequel il fut en rapport dans cette occasion. La réponse du pacha ne se fit pas attendre ; mais, à la très grande surprise de Schamyl, au lieu des remercîmens auxquels il croyait avoir droit, elle ne contenait que des reproches, conçus en termes tolérables à peine vis-à-vis d’un simple subordonné, sur ton zèle, qui était qualifié d’intempestif. L’imâm fut vivement froissé ; mais, concentrant son dépit en lui-même, il jura que, dans toutes les occurrences possibles, il resterait spectateur passif de la lutte. Il envoya l’ordre à son fils Gazy-Mahomet, qu’il avait envoyé en avant avec sa cavalerie, de rentrer immédiatement et de venir le retrouver, à Véden, pendant que lui-même se dirigeait vers cette résidence en congédiant en route les troupes qui l’avaient accompagné.
  2. C’est la prière canonique obligatoire avec les ablutions, pour tous les musulmans, cinq fois par jour, à l’aurore, vers midi et trois heures du soir, au coucher du soleil et dans la nuit.
  3. Suivant une autre version, ce fut à coups de kindjals poignards que les deux frères frappèrent Hamzat-Bek.
  4. Je n’entends nullement faire ici allusion aux biographies apocryphes de Schamyl publiées à Paris à l’époque de l’expédition de Crimée, accompagnées de son portrait, le plus fantastique et le plus à contre-sens que l’on puisse imaginer. Les auteurs de ces singuliers écrits auraient de quoi être amplement satisfaits et d’eux-mêmes et de leur travail, si jamais ils ouvraient la brochure de M. le comte W. Sollohub, le Caucase dans la question d’Orient, Saint-Pétersbourg 1855, ou s’il leur était possible de lire une autre brochure qui a paru à la même époque, en russe, sous le titre de Schamyl vu du Caucase et Schamyl vu de Paris !
  5. Borba se muridizmom i Schamilem Lutte avec le muridisme et Schamyl.
  6. Cette agilité fut mise à l’épreuve dans une circonstance qui m’a été racontée par un ancien officier de l’armée du Caucase, et qui mérite d’être connue. C’était au siège d’Akhoulgo en 1839. Après des combats affreux et des pertes considérables, les Russes, commandés par le général Grabbe, étaient parvenus au sommet de la montagne au pied des murailles de l’aoûl ; ils le cernaient de tous côtés, excepté sur un point où la roche surplombe à une hauteur immense le cours du Koïçou. Schamyl, réduit aux abois, proposa, pour gagner du temps, des pourparlers. Le général Pullo fut chargé de s’aboucher avec lui ; l’imâm promit de se soumettre et remit son fils en otage amanat. Comme les conférences traînaient en longueur, une attaque définitive fut résolue. Pour le coup, on tenait enfin cet ennemi qui défiait depuis si longtemps toutes les poursuites. En entrant dans Akhoulgo, le premier soin des Russes fut de fouiller toutes les maisons, toutes les anfractuosités du rocher, de sonder toutes les cachettes. Vaines recherches ! Schamyl avait disparu. Les soldats crurent décidément qu’il avait fait un pacte avec le diable, ou qu’il était le diable lui-même. La vérité est qu’il s’était sauvé par un prodige d’audace et d’adresse. Pendant la nuit qui précéda l’assaut, il avait fait réunir et ajuster bout à bout les sangles et les brides des chevaux, les bretelles des fusils et les ceinturons des sabres, et, glissant par cette corde improvisée, suspendu sur l’abîme, il avait pris pied sur une barque, et s’était dérobé à la faveur des ténèbres de la nuit.
  7. Schamyl est la prononciation vulgaire du mot Schamouyl, qui n’est autre que le nom de Samuel, sous une forme arabe. Le titre qu’il prenait lorsqu’il était à la tête des montagnards est émir-el-mouménin we-imâm el-mouttakin, « le commandeur des croyans et l’imâm de ceux qui craignent Dieu. »
  8. Kibit-Mahoma, comme Daniel-Bey, a fait sa soumission en 1859. Akhverdi-Mahoma était l’un des soldats les plus intrépides de Schamyl. On l’a vu souvent se précipiter seul, le schaschka en main, sur les bataillons russes, bravant la mort, qui a fini par l’atteindre à Schatyl, aoûl du pays des Khevsours, il y a une quinzaine d’années. La fin de Hadji-Mourad, l’un des chefs de la cavalerie de l’imam, est encore plus dramatique. Il s’était soumis et avait été distingué par le prince Vorontzof, qui l’admettait à sa table. En 1852, près de Noukha, dans la Transcaucasie, Hadji-Mourad se promenait avec trois des siens, sous l’escorte de deux Cosaques de la suite du prince et appartenant au régiment de Mozdok. On passe devant un tombeau. Le montagnard s’informe ; on lui dit que là repose un chef mort les armes à la main en refusant de se rendre. À ce souvenir, qui réveille en lui le caractère indomptable de sa race, il s’arréte comme si un vertige l’avait saisi. On le voit descendre de cheval, se promener devant le tombeau, puis s’arrêter en murmurant une sorte de prière. Soudain il saute en selle, décharge ses pistolets sur les deux Cosaques et prend la fuite. Bientôt cerné, il se défendit longtemps avec ses compagnons. Seul survivant, criblé de blessures, il tire son poignard, et, se dressant par un suprême effort, il crie : « Coupez ma tête maintenant ! » M. de Gilles, Lettres sur le Caucase, p. 133-134 : — Dans ces derniers temps, le conseil de Schamyl comptait six membres effectifs, Mohammed-Effendi de Kazy-Koumoukh, Radjabil-Mahoma de Tcherkef, Yahïa-Khadjio, chef de l’artillerie, Djemâl-Eddin, beau-père de l’imam, Khadjio-Debir de Karana, et Mittlik-Mourtazali, commandant des murides gardes du corps ; — de plus, deux secrétaires, Mohammed-Khadi et Amir-Khan.
  9. Les Russes ont maintenu ce système de circonscriptions et de gouvernement local par des naïbs, que nomme l’empereur, avec un officier russe pour adjoint, relevant du commandât militaire du district. Ils ont laissé autant que possible aux montagnards leurs institutions démocratiques, leurs mehkémé assemblées populaires et leurs anciens pour chefs.
  10. Ayant découvert l’existence d’ateliers de faux monnayeurs, il se contenta d’abord de confisquer leurs ustensiles de fabrication et de leur infliger une amende, faisant réflexion que les montagnards, ne devaient pas regarder comme un crime énorme de contrefaire la monnaie de l’ennemi ; mais, comme cette mesure fut inefficace et que cette industrie prenait des développemens, il menaça les coupables de la peine de mort.
  11. Souvenirs d’une Française captive de Schamyl Mme Anne Drancey, par Édouard Merlieux ; Paris 1857.
  12. Cette habitude de manger toujours en a parte date de l’époque où il habitait Dargo 1840-1845. Sa famille lui ayant fait remarquer alors que sa présence intimidait ses convives et les empêchait de s’abandonner à leur appétit, il s’abstint désormais de paraître parmi eux. Même lorsqu’il allait passer la nuit avec l’une de ses femmes, et que le lendemain matin il prenait le thé chez elle, l’étiquette voulait que celle-ci n’eût d’autre rôle que de le servir, en se tenant devant lui dans une attitude respectueuse.
  13. Je n’entends nullement affirmer que Schamyl n’a pas été quelquefois cruel et impitoyable de sang-froid dans des circonstances où il croyait que sa politique lui en faisait une nécessité ; d’ailleurs les Orientaux, placés en dehors du christianisme et des principes d’humanité qu’il inspire, ont sur ce point des idées toutes différentes des nôtres. Depuis qu’il est à Kalouga, il a cherché à expliquer sa conduite et à se disculper ; mais malgré tout ce qu’il a pu dire à son biographe, on est porté à le soupçonner d’avoir pris une part active, avec son prédécesseur Hamzat-Bek, au massacre de la famille dos khans d’Avarie. Les raisons qu’il a données aussi pour justifier le meurtre de trente-quatre officiers russes, ses prisonniers, parmi lesquels était le lieutenant-colonel Vecclitskii, paraissent non-seulement insuffisantes, mais encore misérables. C’était à l’époque de l’expédition contre Dargo, en 1845. Des pourparlers avaient été entamés pour l’échange des prisonniers, et on avait promis à l’imâm de lui envoyer dans un très court délai la liste des siens que l’on se proposait de lui rendre ; mais dans l’intervalle les officiers captifs reçurent un billet dissimulé dans une motte de beurre et où on leur disait de prendre courage et d’avoir de la patience, parce que les troupes russes étaient sur le point de marcher contre Dargo et de venir les délivrer Schamyl, qui avait intercepté ce billet, n’en témoigna aucun mécontentement, considérant comme naturelles toutes les tentatives de la part des prisonniers pour obtenir la liberté, et de la part de leurs compatriotes pour la leur procurer. Seulement il leur déclara qu’il allait les faire transférer dans un lieu sûr, avec la promesse de les laisser partir plus tard, mais que si l’armée russe, en survenant immédiatement, ne lui en laissait pas le temps, il leur faudrait se préparer à mourir. Cependant les troupes russes se mirent en marche, et, arrivées auprès de Dargo, elles reçurent la soumission de toutes les tribus des environs. Dans les conférences qui eurent lieu avec les anciens de ces tribus, quelques personnes du côté des Russes traitèrent Schamyl de brigand en disant que l’on venait le châtier comme un criminel vulgaire. Ces paroles imprudentes furent rapportées par l’un de ces anciens à Schamyl en présence des membres de son conseil suprême. Son amour-propre en fut profondément blessé, et ses conseillers insistèrent pour que les prisonniers fussent immédiatement mis à mort. Il assure aujourd’hui que ce ne fut qu’à regret et malgré lui qu’il céda à leurs instances. Les trente-quatre officiers furent aussitôt décapités.
  14. « Par Dieu, c’est la Tchetchenia ! oui, c’est bien la Tchetchenia ! »
  15. Dans son extrait du rapport du commissaire du gouvernement auprès de Schamyl. Cet opuscule, publié en russe dans le Voiennyi Sbornik Revue militaire, a été traduit en français par M. F. Bonnet et inséré en feuilleton dans le Journal français de Saint-Pétersbourg n° du 3-15 mars 1800. Un autre travail sur Schamyl par M. Zössermann a paru dans la livraison de juillet 1860 du Contemporain Sovremennik. Lu en traduction à Schamyl et à ses fils, il obtint leur approbation sans réserve pour la plus grande partie des faits dont il contient le récit. Nous aurions consulté volontiers les ouvrages de M. le général Milutine, de MM. Nevêrovski et Ogolnitchi sur la guerre du Caucase ; mais nous n’avons pu encore les recevoir, et en disant cela nous n’étonnerons probablement aucune des personnes qui connaissent les difficultés et l’extrême lenteur des communications avec la Russie.
  16. Pas une de ces dix-neuf blessure ne provient d’une arme à feu. Ce sont des coups de baïonnette, de sabre ou de toute autre arme blanche, et le meilleur certificat de la bravoure de celui qui les a reçus face à face avec l’ennemi, et en le serrant de près.
  17. Voyez cette relation dans la Revue du 1er mai 1856.