La Russie en 1839/Texte entier/Deuxième volume

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Amyot (deuxième volumep. -407).


LA RUSSIE
EN 1839




DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET
9, RUE DE VAUGIRARD




LA RUSSIE
EN 1839
PAR
LE MARQUIS DE CUSTINE


« Tel qu’est le juge du peuple, tels sont ses ministres ; et tel qu’est le prince de la ville, tels sont aussi les habitants. »

Ecclésiastique, chap. x, v. 2)



TOME DEUXIÈME
Séparateur


PARIS
LIBRAIRIE D’AMYOT, ÉDITEUR
6, RUE DE LA PAIX
1846


LA RUSSIE
EN 1839




SOMMAIRE DE LA LETTRE DOUZIÈME.


Note. — Agitation de la vie à Pétersbourg. — Point de foule. — L’Empereur vraiment Russe. — L’Impératrice : son affabilité. — Importance qu’on attache en Russie à l’opinion des étrangers. — Comparaison de Paris et de Pétersbourg. — Définition de la politesse. — Fête au palais Michel. — La grande-duchesse Hélène. — Sa conversation. — Éclat des bals où les hommes sont en uniforme. — Illumination ingénieuse. — Verdure éclairée. — Musique lointaine. — Bosquet dans une galerie. — Jet d’eau dans la salle de bal. — Plantes exotiques. — Décoration tout en glaces. — Salle de danse. — Asile préparé pour l’Impératrice. — Résultat de la démocratie. — Ce qu’en penseront nos neveux. — Conversation intéressante avec l’Empereur. — Tour de son esprit. — La Russie expliquée. — Travaux qu’il entreprend au Kremlin. — Sa délicatesse. — Anecdote plaisante en note. — Politesse anglaise. — Le bal de l’Impératrice pour la famille D***. — Portrait d’un Français. — M. de Barante. — Le grand chambellan. — Inadvertance d’un de ses subordonnés. — Dure réprimande de l’Empereur. — Difficulté qu’on trouve à voir les choses en Russie.


NOTE.

La lettre qu’on va lire a été portée de Pétersbourg à Paris par une personne sûre, et l’ami à qui elle était adressée me l’a conservée à cause de quelques détails qui lui ont paru curieux. Si le ton est plus louangeur que celui des lettres que je gardais, c’est parce qu’une trop grande sincérité aurait pu en certaine occurrence compromettre la personne obligeante qui avait offert de porter ma relation. Je me suis donc cru obligé dans cette lettre, mais seulement dans celle-ci, d’outrer le bien et d’atténuer le mal : si je crois devoir faire cet aveu, c’est parce que le moindre déguisement serait une faute dans un ouvrage dont le prix tient uniquement à l’exactitude scrupuleuse de l’écrivain. La fiction gâte le récit d’un voyage, par la même raison qu’un fait réel encadré et par conséquent plus ou moins dénaturé dans une œuvre d’imagination, la dépare.

Je désire donc que cette lettre soit lue avec un peu plus de précaution que les autres, et surtout qu’on n’en passe pas les notes qui lui servent de correctif.


LA RUSSIE
EN 1839


Séparateur
LETTRE DOUZIÈME.


Pétersbourg, ce 19 juillet 1839.

Le croiriez-vous ? il y a cinq jours que j’ai reçu votre lettre du 1er juillet, et, sans exagération, je n’ai pas eu le temps d’y répondre. Je n’aurais pu le prendre que sur mes nuits ; mais avec les mortelles chaleurs de Laponie qui nous accablent, ne pas dormir serait dangereux.

Il faut être Russe et même Empereur pour résister à la fatigue de la vie de Pétersbourg en ce moment : le soir, des fêtes telles qu’on n’en voit qu’en Russie, le matin des félicitations de cour, des cérémonies, des réceptions ou bien des solennités publiques, des parades sur mer et sur terre ; un vaisseau de 120 canons lancé dans la Néva devant toute la cour doublée de toute la ville : voilà ce qui absorbe mes forces et occupe ma curiosité. Avec des jours ainsi remplis, la correspondance devient impossible.

Quand je vous dis que la ville et la cour réunies ont vu lancer un vaisseau dans la Néva, le plus grand vaisseau qu’elle ait porté, ne vous figurez pas pour cela qu’il y eût foule à cette fête navale ; les quatre ou cinq cent mille hommes qui habitent Pétersbourg sans le peupler, se perdent dans la vaste enceinte de cette ville immense dont le cœur est de granit et d’airain, le corps de plâtre et de mortier, et dont les extrémités sont de bois peint et de planches pourries. Ces planches sont plantées en guise de murailles autour d’un marais désert[1]. Colosse aux pieds d’argile, cette ville d’une magnificence fabuleuse ne ressemble à aucune des capitales du monde civilisé, quoique pour la bâtir on les ait copiées toutes ; mais l’homme a beau aller chercher ses modèles au bout du monde, le sol et le climat sont ses maîtres, ils le forcent à faire du nouveau, même quand il ne voudrait que reproduire l’antique.

J’ai vu le congrès de Vienne, mais je ne me souviens d’aucune réunion comparable pour la richesse des pierreries, des habits, pour la variété, le luxe des uniformes, ni pour la grandeur et l’ordonnance de l’ensemble, à la fête donnée par l’Empereur le soir du mariage de sa fille, dans ce même palais d’hiver brûlé il y a un an, et qui renaît de ses cendres à la voix d’un seul homme.

Pierre le Grand n’est pas mort ! Sa force morale vit toujours, agit toujours : Nicolas est le seul souverain russe qu’ait eu la Russie depuis le fondateur de sa capitale.

Vers la fin de la soirée donnée à la cour pour célébrer les noces de la grande-duchesse Marie, comme je me tenais à l’écart selon mon usage, l’Impératrice, qui m’avait adressé déjà quelques mots gracieux dans l’embrasure d’une fenêtre, m’a fait chercher dans tout le bal pendant un quart d’heure par des officiers de service qui ne me trouvaient pas. J’étais absorbé par la beauté du ciel, et j’admirais la nuit, appuyé contre cette même fenêtre où l’Impératrice m’avait laissé. Depuis le souper je n’avais quitté cette place qu’un instant pour me trouver sur le passage de Leurs Majestés ; mais n’ayant pas été aperçu j’étais retourné dans l’espèce de tribune d’où je contemplais à loisir le poétique spectacle d’un lever de soleil sur une grande ville pendant un bal de cour. Les officiers qui me cherchaient par ordre m’aperçurent enfin dans ma cachette, et se hâtèrent de me mener près de l’Impératrice qui m’attendait. Elle eut la bonté de me dire devant toute la cour : « M. de Custine, il y a bien longtemps que je vous demande, pourquoi me fuyez vous ?

— Madame, je me suis placé deux fois sur le pas sage de Votre Majesté, elle ne m’a pas vu.

— C’est votre faute, car je vous cherchais depuis que je suis rentrée dans la salle de bal. Je tiens à ce que vous voyiez ici toutes choses en détail, afin que vous emportiez de la Russie une opinion qui puisse rectifier celle des sots et des méchants.

— Madame, je suis loin de m’attribuer ce pouvoir ; mais si mes impressions étaient communicatives, bientôt la France regarderait la Russie comme le pays des fées.

— Il ne faut pas vous en tenir aux apparences, vous devez juger du fond des choses, car vous avez tout ce qu’il faut pour cela. Adieu, je ne voulais que vous dire bonsoir, la chaleur me fatigue ; n’oubliez pas de vous faire montrer dans le plus grand détail mes nouveaux appartements, ils ont été refaits sur les idées de l’Empereur. Je donnerai des ordres pour qu’on vous fasse tout voir. »

En sortant elle me laissa l’objet de la curiosité générale et de la bienveillance apparente des assistants.

Cette vie de la cour est si nouvelle pour moi qu’elle m’amuse : c’est un voyage dans l’ancien temps ; je me crois à Versailles et reculé d’un siècle. La politesse magnifique est ici le naturel ; vous voyez combien Pétersbourg est loin de notre pays actuel. Il y a du luxe à Paris, de la richesse, de l’élégance même ; mais il n’y a plus ni grandeur ni urbanité : depuis la première révolution nous habitons un pays conquis où les spoliateurs et les spoliés se sont abrités ensemble comme ils ont pu. Pour être poli, il faut avoir quelque chose à donner : la politesse est l’art de faire aux autres les honneurs des avantages qu’on possède : de son esprit, de ses richesses, de son rang, de son crédit et de tout autre moyen de plaisir : être poli, c’est savoir offrir et accepter avec grâce ; mais quand personne n’a rien d’assuré, personne ne peut rien donner. En France, aujourd’hui rien ne s’échange de gré à gré, tout s’arrache à l’intérêt, à l’ambition ou à la peur ; l’esprit n’a de valeur que d’après le parti qu’on en peut tirer, et la conversation même tombe à plat dès qu’un secret calcul ne l’anime pas.

La sécurité dans les conditions est la première base de l’urbanité dans les rapports de la société et la source des saillies de l’esprit dans la conversation.

À peine reposés du bal de la cour, nous avons eu hier une autre fête au palais Michel, chez la grande duchesse Hélène, belle-sœur de l’Empereur, femme du grand-duc Michel et fille du prince Paul de Wurtemberg qui habite Paris. Elle passe pour l’une des personnes les plus distinguées de l’Europe ; sa conversation est extrêmement intéressante. J’ai eu l’honneur de lui être présenté avant le bal : dans ce premier moment, elle ne m’a dit qu’un mot, mais pendant la soirée elle m’a donné plusieurs fois l’occasion de causer avec elle. Voici ce que j’ai retenu de ses gracieuses paroles :

On m’a dit que vous aviez à Paris et à la campagne une société fort agréable.

— Oui, Madame, j’aime les personnes d’esprit, et leur conversation est mon plus grand plaisir ; mais j’étais loin de penser que Votre Altesse Impériale pût savoir ce détail.

— Nous connaissons Paris et nous savons qu’il s’y trouve peu de gens qui comprennent bien le temps actuel, tout en conservant le souvenir du temps passé. C’est sans doute de ces esprits-là qu’on rencontre chez vous. Nous aimons par leurs ouvrages plusieurs des personnes que vous voyez habituellement, surtout madame Gay et sa fille, madame de Girardin.

— Ces dames sont bien spirituelles et bien distinguées ; j’ai le bonheur d’être leur ami.

— Vous avez là pour amis des esprits fort supérieurs.

Rien n’est si rare que de se croire obligé d’être modeste pour les autres, c’est pourtant une nuance de sentiment que j’éprouvai en ce moment. Vous me direz que de toutes les modesties c’est celle qui coûte le moins à manifester. Égayez-vous là-dessus tant qu’il vous plaira, il n’en est pas moins vrai qu’il me semblait que j’aurais manqué de délicatesse en livrant trop crûment mes amis à une admiration dont mon amour-propre eût profité. À Paris, j’aurais dit tout net ce que je pensais ; à Pétersbourg, je craignais d’avoir l’air de me faire valoir moi-même sous prétexte de rendre justice aux autres. La grande-duchesse insista.

« Nous lisons, dit-elle, avec grand plaisir les livres de madame Gay, que vous en semble ?

— Il me semble, Madame, qu’on y retrouve la société d’autrefois peinte par une personne qui la comprend.

— Pourquoi madame de Girardin n’écrit-elle plus ?

— Madame de Girardin est poëte, Madame, et pour un poëte, se taire c’est travailler.

— J’espère que telle est la cause de son silence, car avec cet esprit d’observation et ce beau talent poétique il serait dommage qu’elle ne fît plus que des ouvrages éphémères[2]. »

Dans cet entretien, je devais m’imposer la loi de ne faire qu’écouter et répondre ; mais je m’attendais à ce que d’autres noms prononcés par la grande-duchesse vinssent encore flatter mon orgueil patriotique et mettre ma réserve d’ami à de nouvelles épreuves.

Mon attente fut trompée ; la grande-duchesse qui passe sa vie dans le pays du tact par excellence, sait mieux que moi sans doute ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire ; craignant également la signification de mes paroles et celle de mon silence, elle ne prononça pas un mot de plus sur notre littérature contemporaine.

Il est certains noms dont le son seul troublerait l’égalité d’âme et l’uniformité de pensée imposée despotiquement à tout ce qui veut vivre à la cour de Russie.

Voilà ce que je vous prie d’aller lire à mesdames Gay et de Girardin : je n’ai pas la force de recommencer ce récit dans une autre lettre, ni matériellement le temps d’écrire à personne. Mais, une fois pour toutes, je veux vous décrire les fêtes magiques auxquelles j’assiste ici chaque soir.

Chez nous, les bals sont déparés par le triste habit des hommes, tandis que les uniformes variés et brillants des officiers russes donnent un éclat particulier aux salons de Pétersbourg. En Russie, la magnificence de la parure des femmes se trouve en accord avec l’or des habits militaires : et les danseurs n’ont pas l’air d’être les clercs de procureur de leurs danseuses.

La façade extérieure du palais Michel, du côté du jardin, est ornée dans toute sa longueur d’un portique à l’italienne. Hier, on avait profité d’une chaleur de 26 degrés pour illuminer les entre-colonnements de cette galerie extérieure par des groupes de lampions d’un effet original. Ces lampions étaient de papier, et ils avaient la forme de tulipes, de lyres, de vases… C’était élégant et nouveau.

À chaque fête que donne la grande-duchesse Hélène, elle imagine, m’a-t-on dit, quelque chose d’inconnu ailleurs ; une telle réputation doit lui peser, car elle est difficile à soutenir. Aussi cette princesse si belle, si spirituelle, et qui est célèbre en Europe par la grâce de ses manières et l’intérêt de sa conversation, m’a-t-elle paru moins naturelle et plus contrainte que les autres femmes de la famille Impériale. C’est un lourd fardeau à porter dans une cour que le renom d’une femme bel esprit. Celle-ci est une personne élégante, distinguée, mais elle a l’air de s’ennuyer : peut-être eût-elle vécu plus heureuse, si, née avec du bon sens, peu d’esprit et point d’instruction, elle fût restée une princesse allemande renfermée dans le cercle monotone des événements d’une petite souveraineté. L’obligation de faire les honneurs de la littérature française à la cour de l’Empereur Nicolas m’épouvante pour la grande-duchesse Hélène.

La lumière des groupes de lampions se reflétait d’une manière pittoresque sur les colonnes du palais et jusque sur les arbres du jardin ; il était rempli de peuple. Dans les fêtes de Pétersbourg, le peuple sert d’ornement, comme une collection de plantes rares embellit une serre chaude. Du fond des massifs plusieurs orchestres exécutaient des symphonies militaires et se répondaient au loin avec une harmonie admirable. Des groupes d’arbres illuminés à feux couverts produisaient un effet charmant : rien n’est fantastique comme la verdure éclairée pendant une belle nuit.

L’intérieur de la grande galerie où l’on dansait était tapissé avec un luxe merveilleux ; quinze cents caisses et pots de fleurs des plus rares formaient un bosquet odorant. On voyait à l’une des extrémités de la salle, au plus épais d’un taillis de plantes exotiques, un bassin d’eau fraîche et limpide d’où jaillissait une gerbe sans cesse renaissante. Ces jets d’eau, éclairés par des faisceaux de bougies, brillaient comme une poussière de diamants et rafraîchissaient l’air toujours agité par d’énormes branches de palmiers humides de pluie et de bananiers luisants de rosée, dont le vent de la valse secouait les perles sur la mousse du bosquet odorant. On aurait dit que toutes ces plantes étrangères, dont la racine était cachée sous un tapis de verdure, croissaient là dans leur terrain, et que le cortège des danseuses et des danseurs du Nord se promenait par enchantement sous les forêts des tropiques. Je croyais rêver. Ce n’était pas seulement du luxe, c’était de la poésie. L’éclat de cette magique galerie était centuplé par une profusion de glaces que je n’avais encore vue nulle part. Les fenêtres donnant sur le portique dont je vous ai décrit l’ingénieuse illumination, restaient ouvertes à cause de la chaleur excessive de cette nuit d’été ; mais, hors celles qui servaient d’issues, toutes les baies étaient cachées par d’énormes écrans dorés, à glaces d’un seul morceau, et le pied des écrans disparaissait dans des corbeilles de fleurs ; les dimensions de ces miroirs encadrés de dorures et rehaussés d’un nombre immense de bougies, m’ont paru prodigieuses. On croyait voir les portes d’un palais de fées. Ces glaces s’adaptaient comme des pièces de marqueterie à l’embrasure de la croisée qu’elles étaient destinées à dissimuler ; c’étaient des rideaux de diamant bordés d’or. Remarquez que la hauteur de la galerie est considérable, et que les jours dont elle est percée sont extrêmement larges. Les glaces remplissaient ces ouvertures sans toutefois intercepter entièrement l’air, car on avait laissé entre les écrans et les châssis ouverts un intervalle de plusieurs pouces, qui ne paraissait pas et qui suffisait cependant pour rafraîchir la température. Sur le panneau opposé à la galerie du jardin, on avait également appliqué des glaces à cadres dorés, de même grandeur que celles des croisées correspondantes. Cette salle est longue comme la moitié du palais. Vous pouvez vous figurer l’effet d’une telle magnificence. On ne savait où l’on était ; les limites avaient disparu ; tout devenait espace, lumière, dorure, fleurs, reflet, illusion : le mouvement de la foule et la foule elle-même se multipliaient à l’infini. Chacun des acteurs de cette scène en valait cent, tant les glaces produisaient d’effet. Ce palais de cristal sans ombres est fait pour fête ; il me semblait que le bal fini, la salle allait disparaître ainsi que les danseurs. Je n’ai rien vu de plus beau, mais le bal ressemblait à d’autres bals et ne répondait pas à la décoration extraordinaire de l’édifice. Je m’étonnais que ce peuple de danseurs n’imaginât pas quelque chose de nouveau à jouer sur un théâtre si différent de tous les lieux où l’on a coutume de danser et de s’ennuyer, sous prétexte de se réjouir. J’aurais voulu voir là des quadrilles, des surprises, des apparitions, des ballets, des théâtres mobiles. Il me semble qu’au moyen âge l’imagination avait plus de part aux divertissements de cour. Je n’ai vu danser au palais Michel que des polonaises, des valses et de ces contredanses dégénérées qu’on appelle des quadrilles dans le français-russe ; même les mazourkes qu’on danse à Pétersbourg sont moins gaies et moins gracieuses que les vraies danses de Varsovie. La gravité russe ne pourrait s’accommoder de la vivacité, de la verve et de l’abandon des danses vraiment polonaises.

Sous les ombrages parfumés de la galerie que je vous ai décrite, l’Impératrice venait se reposer après chaque polonaise ; elle trouvait là un abri contre la chaleur du jardin illuminé, dont l’air, pendant cette orageuse nuit d’été, était tout aussi étouffant que celui de l’intérieur du palais.

Dans cette fête, j’ai eu le loisir de comparer les deux pays, et mes observations n’étaient pas à l’avantage de la France. La démocratie doit nuire à l’ordonnance d’une grande assemblée ; la fête du palais Michel s’embellissait de tous les hommages, de tous les soins dont la souveraine était l’objet. Il faut une reine aux divertissements élégants, mais l’égalité a tant d’autres avantages qu’on peut bien lui sacrifier le luxe des plaisirs ; c’est ce que nous faisons en France avec un désintéressement méritoire ; seulement je crains que nos arrière-neveux n’aient changé d’avis quand le temps sera venu de jouir des perfectionnements préparés pour eux par des grands-pères trop généreux. Qui sait alors si ces générations, détrompées, ne diront pas en parlant de nous : « Séduits par une éloquence fausse, ils furent vaguement fanatiques et nous ont rendus positivement misérables ? »

Quoi qu’il en puisse être de cet avenir américain tant promis à l’Europe, je ne saurais assez vous faire admirer la fête du palais Michel. Admirez donc de toutes vos forces, et ce que je vous décris et ce que je ne puis vous peindre.

Avant l’heure du souper l’Impératrice, assise sous son dais de verdure exotique, me fit signe de m’approcher d’elle : à peine avais-je obéi que l’Empereur vint près du bassin magique, dont la gerbe d’eau jaillissante nous éclairait de ses diamants en nous rafraîchissant de ses émanations embaumées. Il me prit par la main pour me mener à quelques pas du fauteuil de sa femme, et là il voulut bien causer avec moi plus d’un quart d’heure sur des choses intéressantes ; car ce prince ne vous parle pas comme beaucoup d’autres princes, seulement pour qu’on voie qu’il vous parle.

Il me dit d’abord quelques mots sur la belle ordonnance de la fête. Je lui répondis « qu’avec une vie aussi active que la sienne, je m’étonnais qu’il pût trouver du temps pour tout, et même pour partager les plaisirs de la foule.

— Heureusement, reprit-il, que la machine administrative est fort simple dans mon pays : car avec des distances qui rendent tout difficile, si la forme du gouvernement était compliquée, la tête d’un homme n’y suffirait pas. »

J’étais surpris et flatté de ce ton de franchise ; l’Empereur, qui, mieux que personne, entend ce qu’on ne lui dit pas, continua en répondant à ma pensée : « Si je vous parle de la sorte, c’est parce que je sais que vous pouvez me comprendre : nous continuons l’œuvre de Pierre le Grand.

— Il n’est pas mort, Sire, son génie et sa volonté gouvernent encore la Russie. »

Quand on cause en public avec l’Empereur, un grand cercle de courtisans se forme à une distance respectueuse. De là, personne ne peut entendre ce que dit le maître sur lequel s’arrêtent cependant tous les regards.

Ce n’est pas le prince qui vous embarrasse quand il vous fait l’honneur de vous parler, c’est sa cour.

L’Empereur reprit : « Cette volonté est très-difficile à faire exécuter ; la soumission vous fait croire à l’uniformité chez nous : détrompez-vous ; il n’y a pas de pays où il y ait autant de diversité de races, de mœurs, de religion et d’esprit qu’en Russie. La variété demeure au fond, l’uniformité est à la superficie : et l’unité n’est qu’apparente. Vous voyez là près de nous vingt officiers : les deux premiers seuls sont Russes, les trois suivants sont des Polonais réconciliés, une partie des autres sont Allemands, il y a jusqu’à des khans de Kirguises qui m’amènent leurs fils pour les faire élever parmi mes cadets : en voici un, » me dit-il en me montrant du doigt un petit singe chinois, dans son bizarre costume de velours tout chamarré d’or ; cet enfant de l’Asie était affublé d’un haut bonnet roide et pointu, à grands rebords arrondis et retroussés, semblable à la coiffure d’un escamoteur.

« Là, deux cent mille enfants sont élevés et instruits à mes frais avec cet enfant.

— Sire, tout se fait en grand en Russie : tout y est colossal.

— Trop colossal pour un homme.

— Quel homme fut jamais plus près de son peuple ?

— Vous parlez de Pierre le Grand ?

— Non, Sire.

— J’espère que vous ne vous bornerez pas à voir Pétersbourg : quel est votre plan de voyage dans mon pays ?

— Sire, je désire partir aussitôt après la fête de Péterhoff.

— Pour aller ?

— À Moscou et à Nijni.

— C’est bien ; mais vous vous y prenez trop tôt : vous quitterez Moscou avant mon arrivée, cependant j’aurais été bien aise de vous y voir.

— Sire, ce mot de Votre Majesté me fera changer de projet.

— Tant mieux, nous vous montrerons les nouveaux travaux que nous faisons au Kremlin. Mon but est de rendre l’architecture de ces vieux édifices plus conforme à l’usage qu’on en fait aujourd’hui ; le palais trop petit devenait incommode pour moi : vous assisterez aussi à une cérémonie curieuse dans la plaine de Borodino : j’y dois poser la première pierre d’un monument que je fais élever en commémoration de cette bataille. »

Je gardais le silence et sans doute l’expression de mon visage devint sérieuse. L’Empereur fixa ses yeux sur moi, puis il reprit d’un ton de bonté et avec une nuance de délicatesse et même de sensibilité qui me toucha : le spectacle des manœuvres au moins vous intéressera. — Sire, tout m’intéresse en Russie. »

J’ai vu le vieux marquis D*** qui n’a qu’une jambe, danser la polonaise avec l’Impératrice ; tout estropié qu’il est, il peut marcher cette danse qui n’est qu’une procession solennelle. Il est venu ici avec ses fils : ils voyagent vraiment en grands seigneurs : un yacht à eux les a portés de Londres jusqu’à Pétersbourg où ils se sont fait envoyer des chevaux anglais et des voitures anglaises en grand nombre. Leurs équipages sont les plus élégants s’ils ne sont les plus riches de Pétersbourg : on traite ici ces voyageurs avec une bienveillance marquée : ils vivent dans l’intimité de la famille Impériale ; le goût de la chasse et les souvenirs du voyage de l’Empereur à Londres, quand il était grand-duc, ont établi entre lui et le marquis D*** cette espèce de familiarité qui me paraît devoir être plus agréable aux princes qu’aux particuliers devenus l’objet d’une telle faveur. Où l’amitié est impossible, l’intimité me semble gênante. On dirait quelquefois, à voir les manières des fils du marquis envers les personnes de la famille Impériale, qu’ils pensent là-dessus comme moi. Si la franchise gagne les hommes de cour, où la louange se réfugiera-t-elle et la politesse avec elle[3] ?

Vous ne sauriez vous faire une idée de l’agitation de la vie que nous menons ici : le spectacle seul de tant de mouvement serait pour moi une fatigue.

Le jeune*** est à Pétersbourg, nous nous rencontrons partout, et avec plaisir : c’est le type du Français actuel, mais vraiment bien élevé. Il me paraît enchanté de tout : ce contentement est si naturel, qu’il est communicatif ; aussi je crois que ce jeune homme plaît autant qu’il veut plaire ; il voyage bien, il a de l’instruction, recueille beaucoup de faits qu’il suppute mieux qu’il ne les classe, à son âge on chiffre plus qu’on n’observe. Il est très-fort sur les dates, les mesures, les nombres et quelques autres données positives, ce qui fait que sa conversation m’intéresse et m’instruit. Mais quelle conversation variée que celle de notre ambassadeur ! Que d’esprit de trop pour les affaires, et combien la littérature le regretterait si le temps qu’il donne à la politique n’était encore une étude dont les lettres profiteront plus tard. Jamais homme ne fut mieux à sa place, et ne parut moins occupé de son rôle ; de la capacité sans importance : voilà aujourd’hui, ce me semble, la condition du succès pour tout Français occupé d’affaires publiques. Personne, depuis la révolution de Juillet, n’a rempli aussi bien que M. de Barante la charge difficile d’ambassadeur de France à Pétersbourg

Je joins ici le cérémonial observé pour toutes les fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie. Cette lecture vous ennuiera comme celle de tout cérémonial. Mais il n’y a rien que de curieux dans un pays si éloigné du nôtre. La Russie est tellement inconnue chez nous, que les descriptions qu’on nous en fait nous intéressent toujours. La ressemblance de certaines choses m’étonne autant que la différence de certaines autres, et la comparaison entre deux pays séparés par une telle distance, et rapprochés par une influence mutuelle, ne peut manquer de piquer vivement la curiosité[4].

Le grand chambellan est mort avant le mariage.

Cette charge vient d’être donnée au comte Golowkin, ancien ambassadeur de Russie en Chine, où il n’a pu pénétrer. Ce seigneur, entré en fonction à l’occasion des fêtes du mariage, a moins d’expérience que n’en avait son prédécesseur. Un jeune chambellan, nommé par lui, vient d’encourir la colère de l’Empereur, et d’exposer son chef à une réprimande un peu sévère. C’était au bal de la grande duchesse Hélène.

L’Empereur causait avec l’ambassadeur d’Autriche. Le jeune chambellan reçoit de la grande-duchesse Marie l’ordre d’aller inviter, de sa part, cet ambassadeur à danser avec elle. Dans son zèle, le pauvre débutant, rompant le cercle que je vous ai décrit, arrive intrépidement jusqu’à la personne de l’Empereur pour dire devant Sa Majesté elle-même à l’ambassadeur d’Autriche : « Monsieur le comte, madame la duchesse de Leuchtenberg vous prie à danser pour la première polonaise. »

L’Empereur, choqué de l’ignorance du nouveau chambellan, lui dit très-haut : Vous venez d’être nommé à votre charge, Monsieur, apprenez donc à la remplir : d’abord ma fille ne s’appelle pas la duchesse de Leuchtenberg ; elle s’appelle la grande-duchesse Marie[5] ; ensuite vous devez savoir qu’on ne vient pas m’interrompre quand je cause avec quelqu’un[6] ».

Le nouveau chambellan, qui recevait cette dure réprimande de la bouche même du maître, était malheureusement un pauvre gentilhomme polonais. La rigidité de l’Empereur ne se contenta pas de ce peu de mots : il fit appeler le grand chambellan, et lui recommanda d’être à l’avenir plus circonspect dans ses choix.

Cette scène rappelle ce qui se passait assez souvent à la cour de l’Empereur Napoléon. Les Russes achèteraient bien cher un passé de quelques siècles !

J’ai quitté le bal du palais Michel de fort bonne heure ; en sortant, je m’arrrêtai sur l’escalier, où j’aurais voulu demeurer : c’était un bois d’orangers en fleurs. Je n’ai rien vu de plus magnifique, de mieux ordonné que cette fête ; mais je ne connais rien de si fatigant que l’admiration prolongée, quand elle ne porte ni sur les phénomènes de la nature, ni sur les ouvrages de l’art.

Je vous quitte pour aller dîner chez un officier russe, le jeune comte de***, qui m’a mené ce matin au cabinet de minéralogie, le plus beau, je crois, de l’Europe ; car les mines de l’Oural sont d’une richesse incomparable. On ne peut rien voir seul ici ; une personne du pays est toujours avec vous pour vous faire les honneurs des établissements publics, et il y a dans l’année peu de jours favorables pour les bien voir. L’été, on replâtre les édifices dégradés par le froid ; l’hiver, on va dans le monde, on danse quand on ne gèle pas. Vous croirez que j’exagère, si je vous dis qu’on ne voit guère mieux la Russie à Pétersbourg qu’en France. Dégagez cette observation de sa forme paradoxale, vous aurez la vérité pure. Il est certain qu’il ne suffit pas de venir dans ce pays pour le connaître. Sans protection, vous n’auriez l’idée de rien, et souvent la protection vous tyrannise et vous expose à vous former des notions fausses[7].


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SOMMAIRE DE LA LETTRE TREIZIÈME.


Ton des femmes de la cour. — Races diverses. — Les Finois. — Une représentation en gala à l’Opéra. — Entrée de l’Empereur et de sa cour dans la loge Impériale. — Aspect imposant de ce prince. — Son avénement au trône. — Courage de l’Impératrice. — Récit de cette scène par l’Empereur lui-même. — Nobles sentiments. — Révolution subite opérée dans son caractère. — Supercherie des conspirateurs. — Second portrait de l’Empereur. — Suite de sa conversation. — Maladie de l’Impératrice. — Opinion de l’Empereur sur les trois gouvernements : républicain, despotique, représentatif. — Sincérité de son langage. — Fête chez la duchesse d’Oldenbourg. — Bal magnifiquement champêtre. Souper. — Bonhomie obligée des diplomates. — Parquet en plein air. — Luxe de fleurs exotiques. — Lutte des Russes contre la nature. — L’amie de l’Impératrice. — De quoi se compose une foule populaire en Russie. — L’Empereur cause avec moi à plusieurs reprises. — Affabilité souveraine. — Belles paroles de l’Empereur. — Quel est l’homme de l’Empire qui m’inspire le plus de confiance. — Pourquoi. — L’aristocratie est le seul rempart de la liberté. — Résumé de mes jugements divers sur l’Empereur. — Esprit des courtisans. — Grands seigneurs sous le despotisme. — Parallèle de l’autocratie et de la démocratie. — Moyens différents pour arriver au même but. — Problème insoluble. — Restriction en faveur de la France. — Le spectacle en gala. — Les artistes à Pétersbourg. — Tout vrai talent est national.


LETTRE TREIZIÈME.


Pétersbourg, ce 21 juillet 1839.

Plusieurs des dames de la cour, mais en petit nombre, ont une réputation de beauté méritée, d’autres en ont une usurpée à force de coquetterie, d’agitation et de recherche, le tout imité de l’anglais, car les Russes du grand monde passent leur vie à chercher au loin les types de la mode ; ils se trompent quelquefois dans le choix de leurs modèles ; cette méprise produit alors une élégance fort étrange : l’élégance sans goût. Un Russe abandonné à lui-même passerait sa vie dans les transes de la vanité mécontente ; il se croirait un barbare : rien ne nuit au naturel, et, par conséquent, à l’esprit d’un peuple, comme cette préoccupation continuelle de la supériorité sociale des autres nations. Être humble, rougir de soi à force de fatuité, c’est une des bizarreries de l’amour-propre humain. J’ai déjà eu le temps de m’apercevoir que ce phénomène n’est pas rare en Russie où l’on peut étudier le caractère parvenu dans toutes les castes et à tous les rangs.

En général, dans les diverses classes de la nation, la beauté est moins commune chez les femmes qu’elle ne l’est chez les hommes, ce qui n’empêche pas qu’on ne trouve parmi ceux-ci un grand nombre de physionomies plates et dénuées d’expression. Les races finoises ont les pommettes des joues saillantes, les yeux petits, ternes, enfoncés, le visage écrasé ; on dirait que tous ces hommes, à leur naissance, sont tombés sur le nez ; de plus, ils ont la bouche difforme, et l’ensemble de leur figure, vrai masque d’esclave, est sans aucune expression. Le portrait que je vous fais là ressemble aux Finois, non aux Slaves.

J’ai rencontré beaucoup de personnes marquées de petite vérole, chose rare aujourd’hui dans le reste de l’Europe et qui atteste la négligence de l’administration russe sur un point important.

À Pétersbourg, les races sont tellement mêlées qu’on n’y peut avoir une idée de la vraie population de la Russie : les Allemande, les Suédois, les Livoniens, les Finois qui sont des espèces de Lapons descendus des hauteurs du pôle, les Kalmoucks et d’autres races tartares ont confondu leur sang avec celui des Slaves dont la beauté primitive s’est altérée peu à peu parmi les habitants de la capitale, ce qui me fait penser souvent à la justesse du mot de l’Empereur : « Pétersbourg est russe, mais ce n’est pas la Russie. »

J’ai vu à l’Opéra ce qu’on appelle une représentation en gala. La salle, magnifiquement, éclairée m’a paru grande et d’une belle forme. On ne connaît ici ni galeries ni balcons ; il n’y a pas à Pétersbourg de bourgeoisie à placer pour gêner les architectes dans leur plan ; les salles de spectacle peuvent donc être bâties sur des dessins simples et réguliers comme les théâtres d’Italie, où les femmes qui ne sont pas du grand monde vont au parterre.

Par une faveur particulière j’avais obtenu pour cette représentation un fauteuil au premier rang du parterre. Les jours de gala, ces fauteuils sont réservés aux plus grands seigneurs, c’est-à-dire aux plus grandes charges de la cour ; nul n’y est admis qu’en uniforme, dans le costume de son grade et de sa place.

Mon voisin de droite, voyant à mon habit que j’étais étranger, m’adressa la parole en français avec la politesse hospitalière qui distingue à Pétersbourg les hommes des classes élevées, et, jusqu’à un certain point, les hommes de toutes les classes, car ici tous sont polis : les grands par vanité pour faire preuve de bonne éducation ; les petits par peur.

Après quelques mots de conversation insignifiante, je demandai à mon obligeant inconnu ce qu’on allait représenter : « C’est un ouvrage traduit du français, me répondit-il : le Diable boiteux, »

Je me creusais la tête inutilement pour savoir quel drame avait pu être traduit sous ce titre. Jugez de mon étonnement quand j’appris que la traduction était une pantomine calquée sur notre ballet du Diable boiteux.

Je n’ai pas beaucoup admiré le spectacle ; j’étais surtout occupé des spectateurs. La cour arriva enfin ; la loge Impériale est un brillant salon qui occupe le fond de la salle, et ce salon est encore plus éclairé que le reste du théâtre qui l’est beaucoup.

L’entrée de l’Empereur m’a paru imposante. Quand il approche du devant de sa loge, accompagné de l’Impératrice et suivi de leur famille et de la cour, le public se lève en masse. L’Empereur en grand uniforme d’un rouge éclatant est singulièrement beau. L’uniforme des cosaques ne va bien qu’aux hommes très-jeunes ; celui-ci sied mieux à un homme de l’âge de Sa Majesté ; il rehausse la noblesse de ses traits et de sa taille. Avant de s’asseoir, l’Empereur salue l’assemblée avec la dignité pleine de politesse qui le caractérise. L’Impératrice salue en même temps ; mais ce qui m’a paru un manque de respect envers le public, c’est que leur suite même salue. La salle tout entière rend aux deux souverains révérence pour révérence, et, de plus, les couvre d’applaudissements et de hourras.

Ces démonstrations exagérées avaient un caractère officiel qui diminuait beaucoup de leur prix. La belle merveille qu’un Empereur applaudi chez lui par un parterre de courtisans choisis ! En Russie la vraie flatterie, ce serait l’apparence de l’indépendance. Les Russes n’ont pas découvert ce moyen détourné de plaire : à la vérité, l’emploi en pourrait parfois devenir périlleux, malgré l’ennui que la servilité des sujets doit causer au prince.

La soumission obligée qu’il rencontre habituellement est cause que l’Empereur actuel n’a éprouvé que deux jours en sa vie la satisfaction de mesurer sa puissance personnelle sur la foule assemblée, et c’était dans des émeutes. Il n’y a d’homme libre en Russie que le soldat révolté.

Vu du point où je me trouvais, et qui faisait à peu près le milieu entre les deux théâtres, la scène et la cour, l’Empereur me paraissait digne de commander aux hommes, tant il avait un grand air, tant sa figure est noble et majestueuse. Aussitôt je me suis rappelé sa conduite au moment où il est monté sur le trône, et cette belle page d’histoire m’a distrait du spectacle auquel j’assistais.

Ce que vous allez lire m’a été dit il y a peu de jours par l’Empereur lui-même ; si je ne vous ai pas raconté cette conversation dans ma dernière lettre, c’est parce que les papiers qui contiendraient de pareils détails ne peuvent se confier à la poste russe ni même à aucun voyageur.

Le jour où Nicolas parvint au trône fut celui où la rébellion éclata dans la garde ; à la première nouvelle de la révolte des troupes, l’Empereur et l’Impératrice descendirent seuls dans leur chapelle, et là, tombant à genoux sur les degrés de l’autel, ils se jurèrent l’un à l’autre, devant Dieu, de mourir en souverains s’ils ne pouvaient triompher de l’émeute.

L’Empereur jugeait le mal sérieux, car il venait d’apprendre que l’archevêque avait déjà tenté en vain d’apaiser les soldats. En Russie, lorsque le pouvoir religieux échoue, le désordre est redoutable.

Après avoir fait le signe de la croix, l’Empereur partit pour aller maîtriser les rebelles par sa seule présence et par l’énergie calme de sa physionomie. Il m’a raconté lui-même cette scène en des termes plus modestes que ceux dont je viens de me servir ; malheureusement j’ai oublié la première partie de son récit, parce qu’au premier abord je fus un peu troublé du tour inattendu que prenait notre conversation ; je vais la reprendre au moment dont le souvenir m’est présent.

« Sire, Votre Majesté avait puisé sa force à la vraie source.

— J’ignorais ce que j’allais faire et dire, j’ai été inspiré.

— Pour avoir de pareilles inspirations, il faut les mériter.

— Je n’ai rien fait d’extraordinaire ; j’ai dit aux soldats : Retournez à vos rangs, et au moment de passer le régiment en revue, j’ai crié : À genoux ! Tous ont obéi. Ce qui m’a rendu fort c’est que l’instant d’auparavant je m’étais résigné à la mort. Je suis reconnaissant du succès ; je n’en suis pas fier, car je n’y ai aucun mérite. »

Telles furent les nobles expressions dont se servit l’Empereur pour me raconter cette tragédie contemporaine.

Vous pouvez juger par là de l’intérêt des sujets qui fournissent à sa conversation avec les étrangers qu’il veut bien honorer de sa bienveillance ; il y a loin de ce récit aux banalités de cour. Ceci doit vous faire comprendre l’espèce de pouvoir qu’il exerce sur nous comme sur ses peuples et sur sa famille. C’est le Louis XIV des Slaves.

Des témoins oculaires m’ont assuré qu’on le voyait grandir à chaque pas qu’il faisait en s’avançant au devant des mutins. De taciturne, mélancolique et minutieux qu’il avait paru dans sa jeunesse, il devint un héros sitôt qu’il fut souverain. C’est le contraire de la plupart des princes qui promettent plus qu’ils ne tiennent.

Celui-ci est tellement dans son rôle que le trône est pour lui ce qu’est la scène pour un grand acteur. Son attitude devant la garde rebelle était si imposante, dit-on, que l’un des conjurés s’est approché de lui quatre fois pour le tuer pendant qu’il haranguait sa troupe, et quatre fois le courage a manqué à ce misérable, comme au Cimbre de Marius. Des gens bien instruits ont attribué cette émeute à l’influence des sociétés secrètes par lesquelles la Russie est travaillée, dit-on, depuis les campagnes des alliés en France et les fréquents voyages des officiers russes en Allemagne.

Je vous répète ce que j’entends dire : ce sont des faits obscurs et qu’il m’est impossible de vérifier.

Le moyen qu’avaient employé les conspirateurs pour soulever l’armée était un mensonge ridicule : on avait répandu le bruit que Nicolas usurpait la couronne contre son frère Constantin, lequel s’acheminait, disait-on, vers Pétersbourg pour défendre ses droits les armes à la main. Voici le moyen qu’on avait pris pour décider les révoltés à crier sous les fenêtres du palais : Vive la constitution ! Les meneurs leur avaient persuadé que ce mot constitution était le nom de la femme de Constantin, leur Impératrice supposée. Vous voyez qu’une idée de devoir était au fond du cœur des soldats, puisqu’on n’a pu les entraîner à la rébellion que par une supercherie.

Le fait est que Constantin n’a refusé le trône que par faiblesse : il craignait d’être empoisonné : c’est en quoi consistait sa philosophie. Dieu sait, et peut-être quelques hommes savent si son abdication le sauva du péril qu’il crut éviter.

C’était donc dans l’intérêt de la légitimité que les soldats trompés se révoltèrent contre leur souverain légitime.

On a remarqué que, pendant tout le temps que l’Empereur resta devant les troupes, il ne mit pas une seule fois son cheval au galop, tant il avait de calme ; mais il était très-pâle. Il faisait l’essai de sa puissance, et le succès de l’épreuve lui assura l’obéissance de sa nation.

Un tel homme ne peut être jugé d’après la mesure qu’on applique aux hommes ordinaires. Sa voix grave et pleine d’autorité, son regard magnétique et fortement appuyé sur l’objet qui l’attire, mais rendu souvent froid et fixe par l’habitude de réprimer ses passions plus encore que de dissimuler ses pensées, car il est franc ; son front superbe, ses traits qui tiennent de l’Apollon et du Jupiter, sa physionomie peu mobile, imposante, impérieuse, sa figure plus noble que douce, plus monumentale qu’humaine, exerce sur quiconque approche de sa personne un pouvoir souverain. Il devient l’arbitre des volontés d’autrui, parce qu’on voit qu’il est maître de sa propre volonté.

Voici ce que j’ai encore retenu de la suite de notre entretien :

« L’émeute apaisée, Sire, Votre Majesté a dû rentrer au palais dans une disposition bien différente de celle où elle était avant d’en sortir, car elle venait de s’assurer, avec le trône, l’admiration du monde et la sympathie de toutes les âmes élevées.

— Je ne le croyais pas ; on a beaucoup trop vanté ce que j’ai fait alors. »

L’Empereur ne me dit pas qu’en revenant auprès de sa femme, il la retrouva atteinte d’un tremblement de la tête, maladie nerveuse dont elle n’a jamais pu se guérir entièrement. Cette convulsion est à peine sensible ; mais elle ne l’est pas du tout les jours où l’Impératrice est calme et en bonne santé ; mais dès qu’elle souffre moralement ou physiquement, le mal revient et il augmente. Il faut que cette noble femme ait bien lutté contre l’inquiétude pendant que son mari s’exposait si audacieusement aux coups des assassins. En le voyant reparaître, elle l’embrassa sans parler ; mais l’Empereur, après l’avoir rassurée, se sentit faiblir à son tour ; redevenu homme un instant, il se jeta dans les bras d’un de ses plus fidèles serviteurs qui se trouvait présent à cette scène, et s’écria : Quel commencement de règne ! »

Je publierai ces détails ; il est bon de les faire connaître pour apprendre aux hommes obscurs à moins envier la fortune des grands.

Quelque inégalité apparente que les législateurs aient établie entre les diverses conditions des hommes civilisés, l’équité de la Providence se sauve dans une égalité secrète et que rien ne peut anéantir : celle qui naît des peines morales, lesquelles croissent ordinairement dans la même proportion que les privations physiques diminuent. Il y a moins d’injustice dans ce monde que les instituteurs des nations n’y en ont mis et que le vulgaire n’en aperçoit ; la nature est plus équitable que ne l’est la loi humaine.

Ces réflexions me passaient rapidement par l’esprit tandis que je causais avec l’Empereur : elles firent naître pour lui dans mon cœur un sentiment qu’il serait, je crois, un peu surpris d’inspirer, une indéfinissable pitié. J’eus soin de dissimuler le plus possible cette émotion, dont je n’aurais pas osé lui avouer la nature ni lui expliquer la cause, et je répliquai à ce qu’il me disait sur l’exagération des louanges que lui avait values sa conduite pendant l’émeute.

« Ce qu’il y a de certain, Sire, c’est qu’un des principaux motifs de ma curiosité, avant de venir en Russie, était le désir de m’approcher d’un prince qui exerce un tel pouvoir sur les hommes.

— Les Russes sont bons, mais il faut se rendre digne de gouverner un tel peuple.

— Votre Majesté a deviné ce qui convenait à la Russie mieux qu’aucun de ses prédécesseurs.

— Le despotisme existe encore en Russie, puisque c’est l’essence de mon gouvernement ; mais il est d’accord avec le génie de la nation.

— Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l’imitation, et vous la rendez à elle-même.

— J’aime mon pays, et je crois l’avoir compris ; je vous assure que lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à oublier le reste de l’Europe en me retirant vers l’intérieur de la Russie.

— Pour vous retremper à votre source ?

— Précisément ! Personne n’est plus Russe de cœur que je le suis. Je vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre, mais je sens que vous me comprenez, vous. »

Ici l’Empereur s’interrompt et me regarde attentivement ; je continue d’écouter sans répliquer ; il poursuit :

« Je conçois la république, c’est un gouvernement net et sincère, ou qui du moins peut l’être ; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le chef d’un semblable ordre de choses, mais je ne conçois pas la monarchie représentative. C’est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la corruption ; et j’aimerais mieux reculer jusqu’à la Chine, que de l’adopter jamais.

— Sire, j’ai toujours regardé le gouvernement représentatif comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines époques, mais, ainsi que toutes les transactions, elle ne résout aucune question : elle ajourne les difficultés. »

L’Empereur semblait me dire : parlez. Je continuai :

« C’est une trêve signée entre la démocratie et la monarchie sous les auspices de deux tyrans fort bas : la peur et l’intérêt ; et prolongée par l’orgueil de l’esprit qui se complaît dans la loquacité et par la vanité populaire qui se paie de mots. Enfin, c’est l’aristocratie de la parole substituée à celle de la naissance, car c’est le gouvernement des avocats.

— Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l’Empereur en me serrant la main ; j’ai été souverain représentatif[8] et le monde sait ce qu’il m’en a coûté pour n’avoir pas voulu me soumettre aux exigences de cet infâme gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre des consciences, séduire les uns afin de tromper les autres ; tous ces moyens, je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent autant que pour celui qui commande, et j’ai payé cher la peine de ma franchise ; mais Dieu soit loué, j’en ai fini pour toujours avec cette odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel. J’ai trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur aucun peuple par la ruse et par l’intrigue. »

Le nom de la Pologne, qui se présentait incessamment à nos esprits, n’a pas été prononcé dans ce curieux entretien.

L’effet qu’il a produit sur moi fut grand ; je me sentais subjugué : la noblesse des sentiments que l’Empereur venait de me montrer, la franchise de ses paroles me paraissaient donner un grand relief à sa toute-puissance, j’étais ébloui, je l’avoue !  ! Un homme qui, malgré mes idées d’indépendance, se faisait pardonner d’être souverain absolu de soixante millions d’hommes, était à mes yeux un être au-dessus de la nature, mais je me défiais de mon admiration, j’étais comme les bourgeois de chez nous lorsqu’ils se sentent près de se laisser prendre à la grâce, à l’adresse des hommes d’autrefois ; leur bon goût les porte à s’abandonner à l’attrait qu’ils éprouvent, mais leurs principes résistent ; ils demeurent roides et paraissent le plus insensibles qu’ils peuvent ; c’est une lutte semblable que je soutenais. Il n’est pas dans ma nature de douter de la parole humaine au moment où je l’entends. Un homme qui parle est pour moi l’instrument de Dieu : ce n’est qu’à force de réflexion et d’expérience que je reconnais la possibilité du calcul et de la feinte. Vous appellerez cela de la niaiserie, c’en est peut-être, mais je me complais dans cette faiblesse d’esprit parce qu’elle tient à de la force d’âme ; ma bonne foi me fait croire à la sincérité d’autrui, même à celle d’un Empereur de Russie.

La beauté de celui-ci est encore pour lui un moyen de persuasion : car cette beauté est morale autant que physique. J’en attribue l’effet à la vérité des sentiments qui se peignent habituellement sur sa physionomie, encore plus qu’à la régularité des traits de son visage. C’est à une fête chez la duchesse d’Oldenbourg que j’eus avec l’Empereur cette intéressante conversation. C’était un bal singulier et qui mérite encore de vous être décrit.

La duchesse d’Oldenbourg, née princesse de Nassau, est alliée de très-près à l’Empereur par son mari ; elle avait voulu donner une soirée à l’occasion du mariage de la grande-duchesse Marie ; mais, ne pouvant renchérir sur les magnificences des fêtes précédentes ni rivaliser de richesse avec la cour, elle imagina d’improviser un bal champêtre dans sa maison des îles.

L’archiduc d’Autriche, arrivé depuis deux jours pour assister aux fêtes de Pétersbourg, les ambassadeurs du monde entier (singuliers acteurs pour jouer une pastorale), toute la Russie enfin et tous les plus grands seigneurs étrangers, ayant eu soin de prendre un air de bonhomie, se sont réunis dans un jardin parsemé de promeneurs et d’orchestres cachés parmi des bosquets lointains.

L’Empereur donne le ton de chaque fête : le mot d’ordre de ce jour-là était : naïveté décente, ou l’élégante simplicité d’Horace.

Telle fut toute la soirée la disposition dominante de tous les esprits, y compris le corps diplomatique ; je croyais lire une églogue, non de Théocrite ou de Virgile, mais de Fontenelle.

On a dansé en plein air jusqu’à onze heures du soir, puis, quand des flots de rosée eurent assez inondé les têtes et les épaules des femmes jeunes et vieilles qui assistaient à ce triomphe de la volonté humaine contre le climat, on rentra dans le petit palais qui sert ordinairement d’habitation d’été à la duchesse d’Oldenbourg.

Au centre de la villa (en russe datcha) se trouve une rotonde tout éblouissante de dorures et de bougies : le bal continua dans cette salle, tandis que la foule non dansante inondait le reste de l’habitation. La lumière partait du centre, et dardait ses traits au dehors. On eût dit du soleil, dont les rayons émergents portent en tous sens la chaleur et la vie dans les profondes solitudes de l’Empyrée. Cette éblouissante rotonde était à mes yeux l’orbite où tournait l’astre Impérial dont l’éclat illuminait tout le palais.

Au premier étage, on avait dressé des tentes sur des terrasses pour y mettre la table de l’Empereur et celles des personnes invitées au souper. Il régnait dans cette fête, moins nombreuse que les précédentes, un désordre si magnifiquement ordonné, qu’elle m’a plus diverti que toutes les autres. Sans parler de la gêne comique, exprimée par certaines physionomies obligées d’affecter pour un temps la simplicité champêtre, c’était une soirée tout à fait originale, une espèce de Tivoli Impérial où l’on se sentait presque libre, quoiqu’en présence d’un maître absolu. Le souverain qui s’amuse ne paraît plus un despote ; ce soir-là, l’Empereur s’amusait.

Je vous ai dit que jusqu’à l’heure d’entrer dans la rotonde, on avait dansé en plein air : heureusement que les excessives chaleurs de cette année avaient favorisé la duchesse dans son plan. Sa maison d’été est située dans la plus jolie partie des îles ; c’est donc là qu’au milieu d’un jardin éblouissant de fleurs en pots, mais qui toutes paraissaient venues naturellement sur un gazon anglais, autre merveille, elle avait fait établir une salle de danse à découvert : c’était un superbe parquet de salon posé sur une pelouse, et entouré d’élégantes balustrades toutes garnies de fleurs. Cette salle originale, à laquelle le ciel servait de plafond, ressemblait assez au tillac d’un vaisseau pavoisé pour une fête maritime : on y accédait d’un côté par quelques marches qui partaient de la pelouse ; de l’autre, par un perron adapté au vestibule de la maison, et déguisé sous des berceaux de fleurs exotiques. En ce pays, le luxe des fleurs étrangères supplée à la rareté des arbres. Les hommes qui l’habitent, et qui sont venus de l’Asie pour s’emprisonner dans les glaces du Nord, se souviennent du luxe oriental de leur première patrie ; ils font ce qu’ils peuvent pour suppléer à la stérilité de la nature qui ne laisse venir en pleine terre que des pins et des bouleaux. L’art produit ici en serres chaudes une infinité d’arbustes et de plantes ; et comme tout est factice, la peine n’est pas plus grande pour faire croître des fleurs d’Amérique que des violettes et des lilas de France. Ce n’est pas la fécondité primitive du sol qui orne et varie les habitations de luxe à Pétersbourg, c’est la civilisation qui met à profit les richesses du monde entier, afin de déguiser la pauvreté de la terre et l’avarice du ciel polaire. Ne vous étonnez donc plus des vanteries des Russes ; la nature n’est pour eux qu’un ennemi de plus, vaincu par leur opiniâtreté ; au fond de tous leurs divertissements, il y a la joie et l’orgueil du triomphe.

L’Impératrice, toute délicate qu’elle est, le cou nu, la tête découverte, a dansé chaque polonaise sur l’élégant parquet du bal magnifiquement champêtre que lui donnait sa cousine. En Russie, chacun poursuit sa carrière jusqu’au bout de ses forces. Le devoir d’une Impératrice est de s’amuser à la mort Celle-ci remplira sa charge comme les autres esclaves remplissent la leur : elle dansera tant qu’elle pourra.

Cette princesse allemande, victime d’une frivolité qui doit lui paraître pesante, comme les chaînes aux prisonniers, jouit en Russie d’un bonheur rare dans tous les pays, dans toutes les conditions, et unique dans la vie d’une impératrice : elle a une amie.

Je vous ai déjà parlé de cette dame. C’est la baronne de***, née comtesse de***. Depuis le mariage de l’Impératrice, ces deux femmes, dont les destinées sont si différentes, ne se sont presque jamais quittées. La baronne, d’un caractère sincère, d’un cœur dévoué, n’a pas profité de sa faveur ; l’homme qu’elle a épousé est un des officiers de l’armée auxquels l’Empereur doit le plus, car le baron lui a sauvé la vie le jour de l’émeute de l’avénement au trône, en s’exposant pour lui avec un dévouement non calculé. Rien ne peut payer un tel acte de courage, aussi ne le paie-t-on pas.

D’ailleurs, en fait de reconnaissance, les princes ne comprennent que celle qu’ils inspirent, encore n’y tiennent-ils guère, car ils prévoient toujours l’ingratitude. La reconnaissance les déconcerte dans leurs calculs d’esprit plus qu’elle ne les console dans leurs peines de cœur. C’est une leçon qu’ils n’aiment pas à recevoir ; il leur paraît plus commode et plus simple de mépriser le genre humain en masse. Ceci s’applique à tous les hommes puissants, mais surtout aux plus puissants.

Le jardin devenait sombre ; une musique lointaine répondait à l’orchestre du bal, et chassait harmonieusement la tristesse de la nuit ; tristesse trop naturelle dans ces bois monotones, sous ce climat ennemi de la joie.

Un bras détourné de la Néva coule lentement, car ici toute eau paraît dormante, devant les fenêtres de la petite maison de prince qu’habite la duchesse d’Oldenbourg. Ce soir-là, cette rivière était couverte de barques remplies de curieux, et le chemin fourmillait de piétons : foule sans nom, composé indéfinissable de bourgeois aussi esclaves que les paysans, d’ouvriers serfs, courtisans des courtisans qui se pressaient à travers les voitures des princes et des grands pour contempler la livrée du maître de leurs maîtres.

Ce spectacle me paraissait piquant et original. En Russie, les noms sont les mêmes qu’ailleurs, mais les choses sont tout autres. Je m’échappais souvent de l’enceinte destinée au bal pour aller sous les arbres du parc rêver à la tristesse d’une fête dans un tel pays. Cependant mes méditations étaient courtes, car ce jour-là l’Empereur voulait continuer à s’emparer de mon esprit. Avait-il démêlé dans le fond de ma pensée quelque prévention peu favorable, et qui pourtant n’était que le résultat de ce que j’avais entendu dire de lui avant de lui être présenté, car l’impression que me causaient sa personne et ses discours était toute à son avantage ; ou trouvait-il divertissant de causer quelques instants avec un homme différent de ceux qui lui passent tous les jours devant les yeux ; ou bien ma dame de*** avait-elle influé favorablement pour moi sur son esprit ? je ne saurais m’expliquer nettement à moi-même la vraie cause de tant de grâce.

L’Empereur n’est pas seulement habitué à commander aux actions, il sait régner sur les cœurs ; peut-être a-t-il voulu conquérir le mien ; peut-être les glaces de ma timidité servaient-elles de stimulant à son amour-propre : l’envie de plaire lui est naturelle. Forcer l’admiration, c’est encore se faire obéir. Peut être avait-il le désir d’essayer son pouvoir sur un étranger ; peut-être enfin était-ce l’instinct d’un homme longtemps privé de la vérité, et qui croit rencontrer une fois un caractère véridique. Je vous le répète, j’ignore ses vrais motifs ; mais ce que je sais, c’est que ce soir-là je ne pouvais me trouver sur son passage, ni même dans un coin retiré de l’enceinte où il se tenait, sans qu’il m’obligeât à venir causer avec lui. En me voyant rentrer dans le bal, il me dit : Qu’avez-vous fait ce matin ?

— Sire, j’ai vu le cabinet d’histoire naturelle et le fameux Mammouth de Sibérie.

— C’est un morceau unique dans le monde. Oui, Sire ; il y a bien des choses en Russie qu’on ne trouve point ailleurs.

— Vous me flattez.

— Sire, je respecte trop Votre Majesté pour oser la flatter, mais je ne la crains peut-être plus assez, et je lui dis ingénument ma pensée, même quand la vérité ressemble à un compliment.

— Ceci en est un très-délicat, Monsieur ; les étrangers nous gâtent.

— Sire, Votre Majesté a voulu que je fusse à mon aise avec elle, elle a réussi comme à tout ce qu’elle entreprend ; elle m’a corrigé, du moins pour un temps, de ma timidité naturelle. »

Forcé d’éviter toute allusion aux grands intérêts politiques du jour, je désirais ramener la conversation vers un sujet qui m’intéressait au moins autant : j’ajoutai donc : « Je reconnais, chaque fois qu’elle me permet de m’approcher d’elle, le pouvoir qui a fait tomber ses ennemis à ses pieds le jour de son avenement au trône.

— On a contre nous, dans votre pays, des préventions dont il est plus difficile de triompher que des passions d’une armée révoltée.

— Sire, on vous voit de trop loin, si Votre Majesté était plus connue, elle serait mieux appréciée, et elle trouverait chez nous comme ici beaucoup d’admirateurs. Le commencement de son règne lui a déjà valu de justes louanges ; elle s’est encore élevée à la même hauteur à l’époque du choléra, et même plus haut ; car à cette seconde émeute, Votre Majesté a déployé la même autorité, mais tempérée par le plus noble dévouement à l’humanité ; la force ne lui manque jamais dans le danger.

— Les moments dont vous me retracez le souvenir ont été les plus beaux de ma vie, sans doute, néanmoins ils m’ont paru les plus affreux.

— Je le comprends, Sire ; pour dompter la nature en soi et dans les autres, il faut un effort…

— Un effort terrible, interrompit l’Empereur avec une expression qui me saisit, et c’est plus tard qu’on s’en ressent.

— Oui ; mais on a été sublime.

— Je n’ai pas été sublime ; je n’ai fait que mon métier : en pareille circonstance nul ne peut savoir ce qu’il dira. On court au-devant du péril sans se demander comment on s’en tirera.

— C’est Dieu qui vous a inspiré, Sire, et si l’on pouvait comparer deux choses aussi dissemblables que poésie et gouvernement, je dirais que vous avez agi comme les poëtes chantent : en écoutant la voix d’en haut.

— Il n’y avait nulle poésie dans mon fait. »

Je m’aperçus que ma comparaison n’avait pas paru flatteuse parce qu’elle n’avait pas été comprise dans le sens du mot poëte en latin ; à la cour on a coutume de regarder la poésie comme un jeu d’esprit ; il aurait fallu entamer une discussion afin de prouver qu’elle est la plus pure et la plus vive lumière de l’âme ; j’aimai mieux garder le silence : mais l’Empereur ne voulant pas sans doute, en s’éloignant de moi, me laisser le regret d’avoir pu lui déplaire, me retint encore longtemps au grand étonnement de la cour ; il reprit la conversation avec une bonté charmante.

« Quel est décidément votre plan de voyage ? me dit-il.

— Sire, après la fête de Péterhoff je compte partir pour Moscou, d’où j’irai voir la foire de Nijni, mais à temps pour être de retour à Moscou avant l’arrivée de Votre Majesté.

— Je serais bien aise que vous pussiez examiner en détail mes travaux du Kremlin : je vous expliquerai moi-même tous mes plans pour l’embellissement de cette partie de Moscou, que nous regardons comme le berceau de l’Empire. Mais vous n’avez pas de temps à perdre, car vous avez d’immenses espaces à parcourir ; les distances, voilà le fléau de la Russie.

— Sire, ne vous en plaignez pas ; ce sont des cadres à remplir, ailleurs la terre manque aux hommes ; elle ne vous manquera jamais.

— Le temps me manque.

— L’avenir est à vous.

— On me connaît bien peu quand on me reproche mon ambition et le désir de m’agrandir ; loin de chercher à étendre notre territoire, je voudrais pouvoir resserrer autour de moi la population de la Russie tout entière. C’est uniquement sur la misère et la barbarie que je veux faire des conquêtes : améliorer le sort des Russes, ce serait mieux que d’acquérir de nouvelles provinces ! Si vous saviez quel bon peuple est le peuple russe !!… comme il a de la douceur, comme il est naturellement aimable et poli !… Vous le verrez à Péterhoff ; mais c’est surtout ici au 1er janvier que je voudrais vous le montrer. » Puis, revenant à son thème favori : « Mais il n’est pas facile, poursuivit-il, de se rendre digne de gouverner une telle nation.

— Votre Majesté a déjà fait beaucoup pour la Russie.

— Je crains quelquefois de n’avoir pas fait tout ce que j’aurais pu faire. »

Ce mot chrétien, parti du fond du cœur, me toucha aux larmes ; il me fit d’autant plus d’impression que je me disais tout bas : l’Empereur est plus fin que moi ; s’il avait un intérêt quelconque à dire cela, il sentirait qu’il ne faut pas le dire. Il m’a donc montré là tout simplement un beau et noble sentiment, le scrupule d’un souverain consciencieux. Ce cri d’humanité sortant d’une âme que tout a dû contribuer à enorgueillir, m’attendrit subitement. Nous étions en public, je cherchai à déguiser mon émotion ; mais lui, qui répond à ce qu’on pense plus qu’à ce qu’on dit (et c’est surtout à cette sagacité puissante que tient le charme de sa conversation, l’efficacité de sa volonté), il s’aperçut de l’impression qu’il venait de produire et que je cherchais à dissimuler, et, se rapprochant de moi au moment de s’éloigner, il me prit la main avec un air de bienveillance, et me la serra en me disant : « Au revoir. »

L’Empereur est le seul homme de l’Empire avec lequel on puisse causer sans craindre les délateurs : il est aussi le seul jusqu’à présent en qui j’aie reconnu des sentiments naturels et un langage sincère. Si je vivais en ce pays, et que j’eusse un secret à cacher, je commencerais par aller le lui confier.

Tout prestige, toute étiquette et toute flatterie à part, il me paraît un des premiers hommes de la Russie. A la vérité, aucun des autres ne m’a jugé digne de me parler avec autant de franchise que l’Empereur en a mis dans ses conversations avec moi.

S’il a, comme je le pense, plus de fierté que d’amour-propre, plus de dignité que d’arrogance, il devrait être satisfait de l’ensemble des divers portraits que je vous ai successivement tracés de lui, et surtout de l’impression que m’a causée son langage. À la vérité, je me défends de toute ma force contre l’attrait qu’il exerce. Certes, je ne suis rien moins que révolutionnaire, mais je suis révolutionné ; voilà ce que c’est que d’être né en France et que d’y vivre. Je trouve encore une meilleure raison pour vous expliquer la résistance que je crois devoir opposer à l’influence de l’Empereur sur moi. Aristocrate par caractère autant que par conviction, je sens que l’aristocratie seule peut résister aux séductions comme aux abus du pouvoir absolu. Pourquoi la noblesse française n’a-t-elle pas toujours pensé là-dessus comme je pense. Sans aristocratie il n’y a que tyrannie dans les monarchies, comme dans les démocraties, le spectacle du despotisme me révolte malgré moi, et blesse toutes les idées de liberté qui ont leur source dans mes sentiments intimes et dans mes croyances politiques. Le despotisme naît de l’égalité universelle, aussi bien que de l’autocratie : le pouvoir d’un seul et le pouvoir de tous mène au même but. Sous la démocratie la loi est un être de raison ; sous l’autocratie la loi c’est un homme : même il est encore plus commode de traiter avec celui-ci qu’avec les passions de tous. La démocratie absolue est une force brutale, espèce de tourbillon politique, plus sourd, plus aveugle, plus imperturbable que l’orgueil d’aucun prince !!!… Nul aristocrate ne peut se soumettre sans répugnance à voir passer le niveau despotique sur les peuples ; c’est pourtant ce qui arrive dans les démocraties pures comme dans les monarchies absolues.

Au surplus, il me semble que si j’étais souverain j’aimerais la société des esprits qui reconnaîtraient en moi l’homme à travers le prince, surtout si, dépouillé de mes titres et réduit à moi-même, j’avais encore le droit d’être jugé un homme sincère, ferme et probe. Interrogez-vous sérieusement, et dites-moi si, de tout ce que je vous ai raconté de l’Empereur Nicolas depuis mon arrivée en Russie, il résulte que ce prince soit au-dessous de l’idée que vous vous étiez formée de son caractère avant d’avoir lu mes lettres. Votre réponse, si elle est sincère, sera ma justification[9].

Nos fréquents entretiens en public m’ont valu ici de nombreuses connaissances et reconnaissances. Plusieurs personnes que j’avais rencontrées ailleurs, se jettent à ma tête ; mais seulement depuis qu’elles m’ont vu l’objet de la bienveillance particulière du maître ; notez que ces personnes sont des premières de la cour ; mais c’est l’habitude des gens du monde, et surtout des hommes en place, d’être économes de tout, excepté de calculs ambitieux. Pour conserver, en vivant à la cour, des sentiments au-dessus du vulgaire, il faudrait être doué d’une âme très-noble ; or, les âmes nobles sont rares.

On ne peut trop le répéter, il n’y a pas de grand seigneur en Russie, parce qu’il n’y a pas de caractères indépendants, excepté les âmes d’élite, qui sont en trop petit nombre pour que le monde obéisse à leurs instincts : c’est la fierté qu’inspire la haute naissance, qui rend l’homme indépendant plus que la richesse, plus que le rang qu’on acquiert par industrie : or, sans indépendance, point de grand seigneur.

Ce pays, si différent du nôtre à bien des égards, se rapproche cependant de la France sous un rapport : il manque de hiérarchie sociale. Grâce à cette lacune dans le corps politique, l’égalité universelle existe en Russie comme elle existe en France ; aussi dans l’un et l’autre pays la masse des hommes a-t-elle l’esprit inquiet : chez nous elle s’agite avec éclat, en Russie les passions politiques sont concentrées. En France chacun peut arriver à tout en partant de la tribune ; en Russie, en partant de la cour : le dernier des hommes, s’il sait plaire au maître, peut devenir demain le premier après l’Empereur. La faveur de ce dieu est un appât qui fait faire des prodiges aux ambitieux comme le désir de la popularité produit chez nous des métamorphoses miraculeuses. On devient flatteur profond à Pétersbourg de même qu’orateur sublime à Paris. Quel talent d’observation n’a-t-il pas fallu aux courtisans russes pour découvrir qu’un moyen de plaire à l’Empereur est de se promener l’hiver sans redingote dans les rues de Pétersbourg ! Cette flatterie héroïque, adressée directement au climat et indirectement au maître, a coûté la vie à plus d’un ambitieux. Ambitieux est même trop dire, car ici on flatte avec désintéressement. Vous concevez qu’il est facile de déplaire dans un pays où de telles manières de plaire sont en usage. Deux fanatismes, deux passions plus analogues qu’elles ne le paraissent, l’orgueil populaire et l’abnégation servile du courtisan font des miracles : l’une élève la parole au comble de l’éloquence, l’autre donne la force du silence ; mais toutes deux marchent au même but. Voilà donc sous le despotisme sans bornes les esprits aussi émus, aussi tourmentés que sous la république, avec cette différence que l’agitation muette des sujets de l’autocratie trouble profondément les âmes à cause du secret que l’ambition est forcée de s’imposer pour réussir sous un gouvernement absolu. Chez nous, les sacrifices, pour être profitables, doivent être publics ; ici, au contraire, ils doivent rester ignorés. Le souverain tout-puissant ne déteste rien tant qu’un sujet ouvertement dévoué : tout zèle qui va au delà d’une obéissance aveugle et servile lui devient importun et suspect ; les exceptions ouvrent la porte aux prétentions : les prétentions se transforment en droits, et sous un despote, un sujet qui se croit des droits est un rebelle.

Le maréchal Paskiewitch pourrait attester la vérité de ces remarques : on n’ose l’écraser, mais on l’annule tant qu’on peut.

Avant ce voyage mes idées sur le despotisme m’avaient été suggérées par l’étude que j’avais faite des sociétés autrichienne et prussienne. Je ne songeais pas que ces États ne sont despotiques que de nom, et que les mœurs y servent de correctif aux institutions ; je me disais : Là, des peuples gouvernés despotiquement me paraissent les plus heureux hommes de la terre ; le despotisme mitigé par la douceur des habitudes n’est donc pas une chose aussi détestable que nos philosophes nous le disent ; je ne savais pas encore ce que c’est que la rencontre d’un gouvernement absolu et d’une nation d’esclaves.

C’est en Russie qu’il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l’esprit et de la science de l’Europe avec le génie de l’Asie : je la trouve d’autant plus redoutable qu’elle peut durer, parce que l’ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l’anarchie, parce que, je vous le répète, le malaise qu’il cause paraît éternel.

Je n’admets que bien peu d’idées fondamentales en politique, attendu qu’en fait de gouvernement je crois à l’efficacité des circonstances plus qu’à celle des principes ; mais mon indifférence ne va pas jusqu’à tolérer des institutions qui me paraissent nécessairement exclure la dignité des caractères.

Peut-être qu’une justice indépendante et qu’une aristocratie forte mettraient du calme dans les esprits russes, de l’élévation dans les âmes, du bonheur dans le pays ; mais je ne crois pas que l’Empereur songe à ce moyen d’améliorer la condition de ses peuples : quelque supérieur qu’un homme puisse être, il ne renonce pas volontairement à faire par lui-même le bien d’autrui.

De quel droit d’ailleurs reprocherions-nous à l’Empereur de Russie son amour de l’autorité ? la révolution n’est-elle pas aussi tyrannique à Paris que le despotisme l’est à Saint-Pétersbourg ?

Toutefois, nous nous devons à nous-mêmes de faire ici une restriction pour constater la différence qu’il y a entre l’état social des deux pays. En France, la tyrannie révolutionnaire est un mal de transition ; en Russie, la tyrannie du despotisme est une révolution permanente.

Vous êtes bien heureux que je me sois distrait du sujet de cette lettre, je l’avais commencée pour vous décrire le théâtre illuminé, la représentation en gala et pour vous analyser la traduction, pantomime (expression russe) d’un ballet français. Si je m’en étais souvenu vous auriez ressenti le contre-coup de mon ennui, car cette solennité dramatique m’a fatigué sans m’éblouir en dépit des habits dorés des spectateurs ; mais aussi la danse de l’Opéra de Pétersbourg sans mademoiselle Taglioni est roide et froide comme toutes les danses des théâtres européens quand elles ne sont pas exécutées par les premiers talents du monde, et la présence de la cour ne réchauffe personne, ni acteurs ni spectateurs. Vous savez que devant le souverain il n’est pas permis d’applaudir.

Les arts, disciplinés comme ils le sont à Pétersbourg, produisent des intermèdes de commande, bons pour amuser des soldats pendant les entr’actes des exercices militaires. C’est plus ou moins magnifique : c’est royal, Impérial… ; ce n’est pas amusant. Ici les artistes s’enrichissent ; ils ne s’inspirent pas : la richesse et l’élégance sont utiles aux talents ; mais ce qui leur est indispensable, c’est le bon goût et la liberté d’esprit du public qui les juge.

Les Russes ne sont pas encore arrivés au point de civilisation où l’on peut réellement jouir des arts. Jusqu’à présent leur enthousiasme en ce genre est pure vanité ; c’est une prétention. Que ce peuple rentre en lui-même, qu’il écoute son génie primitif, et, s’il a reçu du ciel le sentiment des arts, il renoncera aux copies pour produire ce que Dieu et la nature attendent de lui ; jusque-là toutes ses magnificences à la suite ne vaudront jamais, pour le petit nombre de Russes vrais amateurs du beau qui végètent à Pétersbourg, un séjour à Paris ou un voyage en Italie.

La salle de l’Opéra est bâtie sur le dessin des salles de Milan et de Naples ; toutefois, celles-ci sont plus nobles et d’un effet plus harmonieux que tout ce que j’ai vu jusqu’à présent dans ce genre en Russie.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE QUATORZIÈME.


Population de Pétersbourg. — Ce qu’il faut croire des récits des Russes. — L’attelage à quatre chevaux. — Solitude des rues. — Profusion de colonnes. — Caractère de l’architecture sous le despotisme. — Architectes français. · — Place du Carrousel à Paris. — Place du Grand-Duc à Florence. — Perspective Newski. — Pavé de bois. — Vrai caractère d’une ville slave. — La débâcle. — Crise naturelle périodique. — Intérieur des habitations. — Le lit russe. — Coucher des gens de service. — Visite au prince***. — Cabinet de verdure dans les salons. — Beauté du peuple slave. — Le regard des hommes de cette race. — Leur aspect original. — Cochers russes. — Leur adresse. — Leur silence. — Les voitures. — Les harnais. — Petit postillon. — Condition des cochers et des chevaux de remise. — Hommes qui meurent de froid. — Propos d’une dame russe à ce sujet. — Valeur qu’a la vie dans ce pays. — Le feldjæger. — Ce qu’il représente. — Effets du despotisme sur l’imagination. — Ce qu’a de poétique un tel gouvernement. — Contraste entre les hommes et les choses. — Caractère slave. — Architecture pittoresque des églises. — Les voitures et les équipages russes. — Flèches de la citadelle et de l’Amirauté. — Clochers innombrables. — Description de l’ensemble de Pétersbourg. — Aspect particulier de la Néva. — Contradiction dans les choses. — Beautés du crépuscule. — La nature belle même près du pôle. — Idée religieuse. — Races teutoniques antipathiques aux Russes. — Le gouvernement des Slaves en Pologne. — Quelques traits de ressemblance entre les Russes et les Espagnols. — Influence des races dans l’histoire. — Chaleur de l’été de cette année. — Approvisionnements de bois pour l’hiver. — Charrettes qui le transportent. — Adresse du peuple russe. — Son temps d’épreuves. — Rareté du combustible à Pétersbourg. — Dilapidation des forêts. — Charettes russes. — Mauvais ustensiles. — Les Romains du Nord. — Rapports des peuples avec leurs gouvernements. — Barques de foin sur la Néva. — Le badigeonneur russe. — Laideur et mal. — Laideur et malpropreté des femmes dans les basses classes. — Beauté des hommes. — Rareté des femmes à Pétersbourg. — Souvenir des mœurs asiatiques. — Tristesse inévitable d’une ville militaire.


LETTRE QUATORZIÈME.


Pétersbourg, ce 22 juillet 1839.

La population de Pétersbourg est de quatre cent cinquante mille âmes sans la garnison, à ce que disent les Russes bons patriotes ; mais des gens bien informés et qui, conséquemment, passent ici pour malintentionnés, m’assurent qu’elle n’atteint pas à quatre cent mille, y compris la garnison. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette ville de palais, avec ses immenses espaces vides qu’on appelle des places, ressemble à des parties de champs clos de planches. Les petites maisons de bois dominent dans les quartiers éloignés du centre.

Les Russes, sortis d’une agglomération de peuplades longtemps nomades et toujours guerrières, n’ont pas encore complétement oublié la vie du bivouac. Tous les peuples fraîchement arrivés de l’Asie campent en Europe comme les Turcs. Pétersbourg est l’état-major d’une armée et non la capitale d’une nation. Toute magnifique qu’est cette ville militaire, elle paraît nue à l’œil d’un homme de l’Occident.

Les distances sont le fléau de la Russie, m’a dit l’Empereur ; c’est une remarque dont on peut vérifier la justesse dans les rues mêmes de Pétersbourg : aussi n’est-ce pas par luxe qu’on s’y promène en voiture à quatre chevaux conduits par un cocher et un postillon. Là, une visite est une excursion. Les chevaux russes, pleins de feu et de nerf, n’ont pas autant de force musculaire que les nôtres ; la rudesse des pavés les fatigue : deux chevaux auraient de la peine à traîner longtemps dans les rues de Pétersbourg une voiture ordinaire ; l’attelage de quatre est donc un objet de première nécessité pour quiconque veut aller un peu dans le monde.

Parmi les gens du pays, tous n’ont pas le droit d’avoir quatre chevaux à leur voiture ; on n’accorde cette permission qu’à des personnes d’un certain rang

Pour peu que vous vous éloigniez du centre de la ville, vous vous perdez dans des terrains vagues, bordés de baraques qui semblent destinées à loger des ouvriers rassemblés là provisoirement pour quelque grand travail. Ce sont des magasins de fourrages, des hangars remplis d’habillements et de toutes sortes d’approvisionnements pour les soldats : on se croit au moment d’une revue où à la veille d’une foire qui n’arrive jamais. L’herbe croît dans ces soi-disant rues, toujours désertes, parce qu’elles sont trop spacieuses pour la population qui les parcourt.

Tant de péristyles ont été ajoutés aux maisons, tant de portiques ornent les casernes qui représentent des palais, un tel luxe de décorations d’emprunt a présidé à la construction de cette capitale provisoire, que je compte moins d’hommes que de colonnes sur les places de Pétersbourg, toujours silencieuses et tristes, à cause de leur grandeur et surtout de leur imperturbable régularité. L’équerre et le cordeau s’accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont un des attributs de l’architecture despotique. L’architecture vivante, passez-moi l’expression, ne se commande pas ; elle naît pour ainsi dire d’elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d’un peuple. Faire une grande nation, c’est créer immanquablement une architecture : je ne serais pas étonné si l’on venait à prouver qu’il y a eu autant d’architectures originales que de langues mères.

Au reste, la manie de la symétrie n’est pas particulière aux Russes. C’est chez nous un héritage de l’Empire. Sans ce mauvais goût des architectes parisiens, il y a longtemps que nous aurions un plan raisonnable pour orner et terminer notre monstrueuse place du Carrousel ; mais la nécessité des parallèles arrête tout.

Lorsque des artistes de génie réunirent successivement leurs efforts pour faire de la place du Grand-Duc à Florence une des plus belles choses du monde, ils n’étaient pas tyrannisés par la passion des lignes droites et des monuments symétriques ; ils concevaient le beau dans sa liberté, hors des carrés longs et des carrés parfaits. À Venise pas une place n’est symétriquement régulière. À défaut du sentiment de l’art et des libres créations de la fantaisie de la science de l’harmonie, une justesse de coup d’œil mathématique a présidé à la création de Pétersbourg. Aussi ne peut-on oublier un instant, en parcourant cette patrie des monuments sans génie, que c’est une ville née d’un homme et non d’un peuple. Les conceptions y paraissent étroites, quoique les dimensions y soient énormes. En voyant des efforts si prodigieux et des effets si mesquins on reconnaît que tout peut se commander, hors la grâce, sœur de l’imagination et fille de la liberté.

La principale rue de Pétersbourg est la Perspective Newski, l’une des trois avenues qui aboutissent au palais de l’Amirauté. Ces trois lignes, formant patte d’oie, divisent régulièrement en cinq parties la ville méridionale, qui prend la forme d’un éventail comme Versailles. Cette ville, en partie plus moderne que le port, créé près des îles par Pierre Ier, s’est étendue sur la rive gauche de la Néva, malgré la volonté de fer du fondateur ; cette fois la peur de l’inondation l’a emporté sur la peur de la désobéissance, et la tyrannie de la nature a vaincu le despotisme de l’homme.

Cette Perspective Newski mérite de vous être décrite avec quelque détail. C’est une belle rue longue d’une lieue, large comme nos boulevards, et dans plusieurs parties de laquelle on a planté des arbres aussi malheureux que ceux de Paris ; elle sert de promenade et de rendez-vous à tous les désœuvrés de la ville. À la vérité, il y en a peu, car ici on ne remue guère pour remuer, chaque pas que chacun fait ayant son but indépendant du plaisir. Porter un ordre, faire sa cour, obéir à un maître quel qu’il soit, voilà ce qui met en mouvement la plus grande partie de la population de Pétersbourg et de l’Empire.

D’abominables cailloux en tête de chat servent de pavés à ce boulevard, appelé la Perspective. Mais ici du moins, ainsi que dans quelques autres des principales rues, on a incrusté au milieu des pierres des blocs de bois qui font glissoirs pour les roues des voitures ; ces belles voies au rez du pavé sont formées par une marqueterie en dés et quelquefois en octogones de sapins profondément encaissés. Elles consistent chacune en deux bandes larges de deux à trois pieds et séparées par une voie de cailloux ordinaires sur laquelle marche le limonier : deux de ces voies, c’est-à-dire quatre bandes de bois, longent la Perspective Newski, l’une à droite, l’autre à gauche de la rue, sans toucher aux maisons, dont elles sont encore séparées par des dalles ; ces dernières terrasses sont de pierre et servent de trottoirs aux piétons. Ces beaux promenoirs diffèrent beaucoup des misérables trottoirs en planches qui déshonorent encore aujourd’hui quelques-unes des rues écartées. Il y a donc quatre lignes de dalles dans cette belle et vaste Perspective qui s’étend, tout en se dépeuplant insensiblement, en s’enlaidissant et en s’attristant graduellement, jusqu’aux limites indéterminées de la ville habitable, c’est-à-dire jusque vers les confins de la barbarie asiatique dont Pétersbourg est toujours assiégé, car on retrouve le désert à l’extrémité de ses rues les plus somptueuses. Un peu au delà du pont d’Aniskoff, vous rencontrez une rue qu’on appelle la rue Telejnaïa, laquelle conduit à un désert nommé la place d’Alexandre. Je doute que l’Empereur Nicolas ait jamais vu cette rue. La superbe ville créée par Pierre le Grand, embellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souverains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submergée, se perd enfin dans un horrible mélange d’échoppes et d’ateliers, amas confus d’édifices sans nom, vastes places sans dessin, et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s’encombrer de débris de toutes choses, d’immondices de tous genres. Ces ordures s’entassent d’année en année dans les villes russes pour protester contre la prétention des princes allemands, qui se flattent de policer foncièrement les nations slaves. Le caractère primitif de ces peuples, quelque défiguré qu’il soit par le joug qu’on lui impose, se fait jour au moins dans quelque coin de leurs villes de despotes et de leurs maisons d’esclaves ; et si même ils ont de ces choses qu’on appelle des villes et des maisons, ce n’est pas parce qu’ils les aiment ou qu’ils en sentent le besoin, c’est parce qu’on leur dit qu’il faut les avoir ou plutôt les subir pour marcher de front avec les vieilles races de l’Occident civilisé ; c’est surtout parce que, s’ils s’avisaient de discuter contre les hommes qui les conduisent et les instruisent militairement, ces hommes étant tout à la fois leurs caporaux et leurs pédagogues, on les renverrait à coups de fouet dans leur patrie d’Asie. Ces pauvres oiseaux exotiques, mis en cage par la civilisation européenne qu’ils ne peuvent s’empêcher de haïr ni de singer, sont les victimes de la manie ou, pour mieux dire, de l’ambition profondément calculée des Czars, conquérants du monde à venir, et qui savent bien qu’avant de nous subjuguer il faut nous imiter.

Une horde de Calmoucks qui campent sous des baraques autour d’un amas de temples antiques, une ville grecque improvisée pour des Tatares comme une décoration de théâtre, décoration magnifique, mais sans goût, préparée pour servir de cadre à un drame réel et terrible, voilà ce qu’on aperçoit du premier coup d’œil à Saint-Pétersbourg.

Je vous ai parlé du malheur des arbres condamnés à servir d’ornement à la Perspective Newski : ces pauvres bouleaux malingres vivent tout juste assez pour ne pas mourir ; ils seront bientôt aussi à plaindre que les ormes des boulevards et des champs Élysées de Paris, que nous voyons lentement dépérir, piqués au cœur par les boutiquiers qu’ils offusquent, desséchés par le gaz et à demi enterrés dans le bitume : triste spectacle offert pendant la belle saison aux habitués de Tortoni et du cirque olympique. Les arbres de Pétersbourg n’ont pas un meilleur sort : l’été la poussière les ronge, l’hiver la neige les ensevelit ; puis le dégel les écorche, les coupe, les déracine.

La nature et l’histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe ; rien n’est sorti du sol ni du peuple : il n’y a pas eu de progrès ; un beau jour tout fut importé de l’étranger. Dans ce triomphe de l’imitation il y a plus de métier que d’art : c’est la différence d’une gravure à un dessin. Le talent du graveur ne s’exerce que sur les idées des autres.

Nul étranger, dit-on, ne peut se figurer le bouleversement des rues de Pétersbourg à la fonte des neiges. Durant les quinze jours qui suivent la débâcle, la Néva charrie des blocs de glace ; tous les ponts sont enlevés, les communications sont pendant quelques jours interrompues entre les deux principales parties de la ville ; plusieurs quartiers restent isolés. On m’a conté la mort d’une personne considérable causée par l’impossibilité de faire venir son médecin durant ces jours désastreux. Alors les rues ressemblent à des lits de torrents furieux où l’inondation élève en passant ses barricades annuelles. Peu de crises politiques causeraient autant de dommages que cette révolte périodique de la nature contre une civilisation incomplète et impossible.

Depuis qu’on m’a décrit le dégel de Pétersbourg, je ne me plains plus du pavé, tout détestable qu’il est, car il est à refaire tous les ans. C’est un triomphe de volonté que de circuler onze mois en voiture dans une ville ainsi labourée par les zéphyrs du pôle.

Passé midi, la Perspective Newski, la grande place du palais, les quais, les ponts, sont traversés par une assez grande quantité de voitures de diverses sortes et de formes singulières ; ce mouvement égaie un peu la tristesse habituelle de cette ville, la plus monotone des capitales de l’Europe. C’est une résidence allemande sur une plus grande échelle.

L’intérieur des habitations est également triste, parce que, malgré la magnificence de l’ameublement, entassé à l’anglaise dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l’ombre une saleté domestique, un désordre naturel et profond qui rappelle l’Asie.

Le meuble dont on use le moins dans une maison russe, c’est le lit. Des femmes de service couchent dans des soupentes pareilles à celles des anciennes loges de portiers en France, tandis que les hommes se roulent sur l’escalier, dans les vestibules, et même, dit-on, dans le salon, sur des coussins qu’ils jettent à terre pour la nuit.

Ce matin j’ai fait une visite au prince***. C’est un grand seigneur ruiné, infirme, malade, hydropique ; il souffre au point de ne pouvoir se lever, et néanmoins il n’a pas de quoi se coucher, je veux dire qu’il n’a pas ce qu’on appelle un lit dans les pays où la civilisation date de loin. Il loge dans la maison de sa sœur, qui est absente. Seul, au fond de ce palais nu, il passe la nuit sur une banquette de bois, recouverte d’un tapis et de quelques oreillers. Ceci ne peut être attribué au goût particulier d’un homme : dans toutes les maisons russes où je suis entré, j’ai vu que le paravent est nécessaire au lit des Slaves, comme le musc l’est à leur personne : profonde malpropreté qui n’exclut pas toujours l’élégance apparente. Quelquefois on a un lit de parade, objet de luxe dont on fait montre par respect pour la mode européenne, mais dont on ne fait pas d’usage

Il y a un ornement particulier aux habitations de quelques Russes élégants : c’est un petit jardin factice dans un coin du salon. Trois longues caisses à fleurs enserrent une fenêtre, et forment une salle de verdure (altana), espèce de kiosque qui rappelle ceux des jardins. Les caisses sont surmontées d’une palissade ou balustrade en bois des îles ou en bois doré, faisant barrière à hauteur d’homme. Ce petit boudoir découvert s’entoure de lierre et d’autres plantes grimpantes qui serpentent le long du treillage, et produisent un effet agréable au milieu d’un vaste appartement rempli de dorure et obstrué de meubles : ainsi, dans un salon brillant la vue est récréée par un peu verdure et de fraîcheur, choses de luxe pour ce pays. Là se tient la maîtresse de la maison, assise devant une table ; près d’elle on voit quelques chaises, deux ou trois personnes au plus peuvent entrer à la fois dans cette retraite peu profonde, mais pourtant assez secrète pour plaire à l’imagination.

L’effet de cette espèce de bosquet de chambre m’a paru agréable, et l’idée en est raisonnable dans un pays où le mystère doit présider à toute conversation intime. Je crois cet usage importé de l’Asie.

Je ne serais pas surpris si on introduisait un jour dans quelque maison de Paris le jardin artificiel des salons russes. Il ne déparerait pas la demeure des femmes d’État les plus à la mode en France aujourd’hui. Je me réjouirais de cette innovation, ne fût-ce que pour faire pièce aux anglomanes, à qui je ne pardonnerai jamais le mal qu’ils ont fait au bon goût et au véritable esprit français.

Les Slaves, lorsqu’ils sont beaux, ont une taille svelte, élégante, et qui cependant donne l’idée de la force ; ils ont tous les yeux coupés en amande ; et le regard fourbe et furtif des peuples de l’Asie. Leurs yeux, qu’ils soient noirs ou bleus, sont toujours transparents, ils ont de la vivacité, du mouvement et beaucoup de charme, parce qu’ils rient.

Ce peuple, sérieux par nécessité plus que par nature, n’ose guère rire que du regard ; mais à force de paroles réprimées, ce regard, animé par le silence, supplée à l’éloquence, tant il donne de passion à la physionomie. Il est presque toujours spirituel, quelquefois doux, lent, plus souvent triste jusqu’à la férocité ; il tient de celui de la bête fauve prise au piége.

Ces hommes, nés pour guider un char, ont de la race, ainsi que les chevaux qu’ils conduisent : leur aspect étrange et la légèreté de leurs bêtes rendent les rues de Pétersbourg amusantes à parcourir. Ainsi, grâce à ses habitants et malgré ses architectes, cette ville ne ressemble à aucune des villes européennes.

Les cochers russes sont assis droits sur leurs siéges ; ils mènent leurs chevaux toujours grand train, mais avec beaucoup de sûreté, quoiqu’un peu rudement : la justesse, la promptitude de leur coup d’œil est admirable ; et, soit qu’ils conduisent à deux ou à quatre chevaux, ils ont toujours deux rênes pour chaque cheval, et les tiennent à pleines mains, avec force, les bras tendus en avant, très-loin du corps ; nul embarras ne les arrête. Bêtes et hommes à demi sauvages parcourent précipitamment la ville avec un air de liberté inquiétant ; mais la nature les a rendus prestes, adroits ; aussi, malgré l’extrême audace de ces cochers, les accidents sont-ils rares dans les rues de Pétersbourg. Souvent ces hommes n’ont pas de fouet ; quand ils en ont un, il est si court qu’ils ne peuvent s’en servir. Ne faisant pas non plus usage de la voix, ils ne mènent que des rênes et du frein. Vous pouvez parcourir Pétersbourg pendant des heures sans entendre un seul cri. Si les piétons ne se rangent pas assez vite, le falleiter (postillon de volée qui monte le cheval de droite des attelages à quatre chevaux) pousse un petit glapissement assez semblable aux gémissements aigus d’une marmotte relancée dans son gîte ; à ce bruit menaçant, qui veut dire : Rangez vous ! tout s’écarte, et la voiture a passé, comme par magie, sans ralentir son train.

Les équipages sont en général dépourvus de goût et mal tenus ; les voitures, mal lavées, mal peintes, encore plus mal vernies, n’ont pas de véritable élégance : si l’on en fait venir une d’Angleterre, elle ne résiste que peu de temps aux pavés de Pétersbourg et au train des chevaux russes. Les harnais solides, légers et gracieux, sont faits d’excellent cuir ; en somme, malgré la négligence des gens d’écurie, et le peu d’invention des ouvriers, l’ensemble des équipages a un caractère original et pittoresque qui remplace jusqu’à un certain point le soin minutieux dont on se pique ailleurs ; et comme les grands seigneurs vont toujours à quatre chevaux, les cérémonies de la cour ont bon air, même vues de la rue.

On n’attelle quatre chevaux de front que pour les voyages et les longues courses hors de la ville, dans Pétersbourg les chevaux vont toujours deux à deux ; les traits de volée sont démesurément longs ; l’enfant qui les mène est costumé à la persane, de même que le cocher : cet habit, nommé armiak, ne convient pourtant qu’à l’homme assis sur son siége, il n’est pas commode pour enfourcher un cheval ; mais malgré ce désavantage le postillon russe est leste et hardi.

Je ne saurais vous peindre le sérieux, la fierté silencieuse, l’adresse, l’imperturbable témérité de ces petits polissons slaves ; leur insolence et leur habileté font ma joie chaque fois que je me promène dans la ville ; voilà pourquoi je vous parle d’eux souvent et en détail ; enfin, et c’est chose plus rare ici qu’ailleurs, ils ont l’air heureux.

Il est dans la nature de l’homme d’éprouver du contentement à bien faire ce qu’il fait ; les cochers et les postillons russes, étant des plus habiles du monde, peuvent se trouver satisfaits de leur condition, quelque dure qu’elle soit d’ailleurs.

Il faut dire aussi que ceux qui sont au service des seigneurs se piquent d’élégance et paraissent bien soignés ; mais les chevaux de remise et leurs tristes conducteurs me font pitié, tant leur vie est dure : ils demeurent dans la rue depuis le matin jusqu’au soir, à la porte de la personne qui les loue ou sur les places que la police leur assigne. Les bêtes toujours attelées, et les hommes toujours sur le siége, mangent à leur poste, sans l’abandonner un instant. Pauvres chevaux !… je plains moins les hommes ; le Russe a le goût de la servitude. On donne aux chevaux des auges portatives, posées sur des tréteaux : ainsi, vous trouvez votre voiture prête chaque fois que vous voulez sortir, sans qu’il soit nécessaire de la commander.

Cependant les cochers ne vivent de cette manière que pendant l’été ; pour l’hiver, ils ont des hangars bâtis au milieu des places les plus fréquentées. On allume de grands feux autour de ces abris à portée des spectacles, des palais et de tous les lieux où se donnent des fêtes, et c’est là que se réchauffent les domestiques ; néanmoins il ne se passe guère de nuit de bal, au mois de janvier, sans qu’un homme ou deux meurent de froid dans la rue ; les précautions mêmes prouvent le danger plutôt qu’elles ne l’écartent, et les dénégations obstinées des Russes me confirment la vérité du fait que je vous rapporte.

Une femme, plus sincère que les autres, m’a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet : « C’est possible, mais je n’en ai jamais en tendu parler. » Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu’où l’homme riche peut porter le dédain pour la vie de l’homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu’a la vie aux yeux de l’homme condamné à vivre sous l’absolutisme.

En Russie, l’existence est pénible pour tout le monde ; l’Empereur n’y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m’a montré son lit : la dureté de cette couche étonnerait nos laboureurs. Ici, tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère : c’est que le but de la vie n’est pas sur la terre, et que le moyen de l’atteindre n’est pas le plaisir.

L’inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d’oublier la rude condition de l’existence humaine : le travail et la douleur ! Il n’est permis de subsister en Russie qu’en sacrifiant tout à l’amour de la patrie terrestre, sanctifié par la foi en la patrie céleste.

Si par moments, au milieu d’une promenade publique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu’il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s’amuseraient pour s’amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé l’instant d’après par la vue du feldjæger, qui passe silencieusement au grand galop dans sa kibitka. Le feldjæger est l’homme du pouvoir ; il est la parole du maître ; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir : cet autre automate l’attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La kibitka sur laquelle chemine l’homme de fer est, de toutes les voitures de voyage, la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir, sans ressorts et sans dossier ; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse, auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu’à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu’à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.

Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s’enfoncer : je les suis en imagination, et au bout de leur course m’apparaît la Sibérie, le Kamtschatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase ; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l’effet d’un lointain vaporeux dans un grand paysage ; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l’âme !… Néanmoins l’apparition de ces courriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l’esprit de l’étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, tout en portant dans son portefeuille les destinées du monde, répand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie ; rien de prosaïque ne peut subsister dans l’esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. Il faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu’il opprime, il a été inventé pour le plaisir des voyageurs, qu’il jette dans un étonnement toujours nouveau. Sous la liberté, tout se publie et s’oublie, car tout est vu d’un coup d’ail ; sous le gouvernement absolu, tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt : on retient, on remarque les moindres circonstances, une secrète curiosité anime la conversation, rendue plus piquante par le mystère, et par l’absence même d’intérêt apparent ; là, l’esprit est paré de ses voiles comme la beauté chez les musulmans ; si les habitants d’un pays ainsi gouverné ne peuvent s’y amuser de bon cœur, un étranger ne s’y peut déplaire de bonne foi. Moins on jugerait le fond des choses, et plus l’apparence devrait intéresser. Moi, je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois ; néanmoins, tout en m’affligeant, le spectacle me paraît attachant.

La Russie n’a point de passé, disent les amateurs de l’antiquité. C’est vrai ; mais l’avenir et l’espace y servent de pâture aux imaginations les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s’y plaire.

Il n’y a de poëtes vraiment malheureux que ceux qui sont condamnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n’a plus qu’à se taire. La poésie est un mystère qui sert à exprimer plus que la parole ; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l’allégorie, l’apologue, c’est la vérité poétique ; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop grossière au gré de la fantaisie. Là, l’élément poétique manque au génie, qui de sa nature produit toujours, mais qui ne produit rien de complet.

Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l’âme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu’ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des architectes entièrement dépourvus d’imagination, et cela dans le pays le plus triste, le plus monotone et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes : voilà la Russie. Cependant, si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants, tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne, tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gouvernement. Ce gouvernement antinational n’avance que par évolutions militaires : il rappelle la Prusse sous son premier roi.

Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu’imposante, plus vaste que belle, remplie d’édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c’est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre prétentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui, avec leur génie oriental, ont su s’approprier une ville bâtie pour un peuple qui n’existe nulle part ; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches et dont l’esprit s’était formé en comparant, sans étude approfondie, les divers pays de l’Europe. Cette légion de voyageurs plus ou moins raffinés, plus expérimentés que savants, était une nation artificielle, un choix d’esprits intelligents et habiles recrutés chez toutes les nations du monde : ce n’était pas le peuple russe, celui-ci est narquois comme l’esclave qui se console de son joug en se moquant tout bas de ses oppresseurs ; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat ; poétique, musical et réfléchi comme le berger ; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves ; tout cela ne s’accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg ; il y a évidemment scission ici entre l’architecte et l’habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l’admiration de l’Europe, et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. Pierre le Grand a bâti Pétersbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes ; mais le naturel du peuple s’est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître, et malgré sa défiance de soi-même ; et c’est à cette désobéissance involontaire que la Russie doit son cachet d’originalité : rien n’a pu effacer le caractère primitif des habitants ; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l’apprécier.

Heureusement pour le peintre et pour le poëte que les Russes sont essentiellement religieux : leurs églises, au moins, sont à eux ; la forme immuable des édifices pieux fait partie du culte, et la superstition défend ces forteresses sacrées contre la manie des figures de mathématiques en pierres de taille, des carrés longs, des surfaces planes et des lignes droites ; enfin contre l’architecture militaire plutôt que classique qui donne à chacune des villes de ce pays l’air d’un camp destiné à durer quelques semaines pendant les grandes manœuvres.

On reconnaît également le génie d’un peuple nomade dans les chariots, les voitures, les harnais et les attelages russes. Figurez-vous des essaims, des nuées de droschki rasant la terre et roulant entre des maisons très-basses, mais au-dessus desquelles on découvre les aiguilles d’une multitude d’églises et de quelques monuments célèbres : si cet ensemble n’est pas beau, il est au moins étonnant. Ces flèches dorées ou peintes rompent les lignes monotones des toits de la ville ; elles percent les airs de dards tellement aigus qu’à peine l’œil peut-il distinguer le point où leur dorure s’éteint dans la brume d’un ciel polaire. La flèche de la citadelle, racine et berceau de Pétersbourg, et celle de l’Amirauté, revêtue de l’or des ducats de Hollande offerts au Czar Pierre par la république des Provinces-Unies, sont les plus remarquables. Ces aigrettes monumentales, imitées des parures asiatiques, dont sont ornés, dit-on, les édifices de Moscou, me paraissent d’une hauteur et d’une hardiesse vraiment extraordinaires. On ne conçoit ni comment elles se soutiennent en l’air, ni comment elles ont été portées là : c’est un ornement vraiment russe. Figurez-vous donc un assemblage immense de dômes accompagnés des quatre campaniles obligés chez les Grecs modernes pour faire une église. Imaginez-vous une multitude de coupoles argentées, dorées, azurées, étoilées, et les toits des palais peints en vert d’émeraude ou d’outremer, les places ornées de statues de bronze en l’honneur des principaux personnages historiques de la Russie et des Empereurs : bordez ce tableau d’un fleuve immense qui, les jours de calme, sert de miroir, et les jours de tempête, de repoussoir à tous les objets ; joignez-y le pont de bateaux de Troïtza, jeté sur le point le plus large de la Néva, entre le champ de Mars, où la statue de Suwarow se perd dans l’espace, et la citadelle où dorment dans leurs tombeaux dépouillés d’ornements Pierre le Grand et sa famille[10] ; enfin, rappelez-vous que la nappe d’eau de la Néva toujours pleine, coule à rez de terre et respecte à peine au milieu de la ville une île toute bordée d’édifices à colonnes grecques, supportés par des fondements de granit et bâtis d’après des dessins de temples païens ; et si vous saisissez bien cet ensemble, vous comprendrez comment Pétersbourg est une ville infiniment pittoresque, malgré le mauvais goût de son architecture d’emprunt, malgré la teinte marécageuse des campagnes qui l’environnent, malgré l’absence totale d’accidents dans le terrain et la pâleur des beaux jours d’été sous le terne climat du Nord.

Le peu de mouvement du fleuve aux approches de son embouchure, où très-souvent la mer le force de s’arrêter et même de rebrousser chemin, ajoute encore à la singularité de la scène.

Ne me reprochez pas mes contradictions, je les ai aperçues avant vous sans vouloir les éviter, car elles sont dans les choses ; ceci soit dit une fois pour toutes. Comment vous donner l’idée réelle de ce que je vous dépeins, si ce n’est en me contredisant à chaque mot ! Si j’étais moins sincère je vous paraîtrais plus conséquent : considérez que, dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, la vérité n’est qu’un assemblage de contrastes tellement criants, qu’on dirait que la nature et la société n’ont été créées que pour faire tenir ensemble des éléments qui sans elles devraient s’abhorrer et s’exclure.

Rien n’est triste comme le ciel de Pétersbourg à midi ; mais si le jour est sans éclat sous cette latitude, les soirs, les matins y sont superbes ; c’est alors qu’on voit se répandre dans l’air et sur la glace des eaux presque sans rivages qui continuent le ciel, certaines gerbes de lumière, des jets, des bouquets de feu que je n’avais encore aperçus nulle part.

Le crépuscule, qui dure ici les trois quarts de la vie, est riche en accidents admirables ; le soleil d’été, un moment submergé vers minuit, nage longtemps à l’horizon au niveau de la Néva et des basses terres qui la bordent ; il darde dans le vide des lueurs d’incendie qui rendraient belle la nature la plus pauvre ; ce qu’on éprouve à cet aspect, ce n’est pas l’enthousiasme que produit la couleur des paysages de la zone torride, c’est l’attrait d’un rêve, c’est l’irrésistible pouvoir d’un sommeil plein de souvenirs et d’espérances. La promenade des îles à cette heure-là est une véritable idylle. Sans doute il manque beaucoup de choses à ces sites pour en faire de beaux tableaux bien composés, mais la nature a plus de puissance que l’art sur l’imagination de l’homme ; son aspect ingénu suffit sous toutes les zones au besoin d’admiration qu’il a dans l’âme : et comment placerait-il mieux ce sentiment ? Dieu, aux environs du pôle, a beau réduire la terre au dernier degré d’aplatissement et de nudité, malgré cette misère, le spectacle de la création sera toujours pour l’œil de l’homme le plus éloquent interprète des desseins du Créateur. Les têtes chauves n’ont-elles pas leur beauté ? quant à moi, je trouve les sites des environs de Pétersbourg plus que beaux, ils ont un caractère de tristesse sublime, et qui équivaut bien, pour la profondeur de l’impression, à la richesse et à la variété des paysages les plus célèbres de la terre. Ce n’est pas une œuvre pompeuse, artificielle, une invention agréable, c’est une profonde solitude, une solitude terrible et belle comme la mort. D’un bout de ses plaines, d’un rivage de ses mers à l’autre, la Russie entend la voix de Dieu que rien n’arrête, et qui dit à l’homme enorgueilli de la mesquine magnificence de ses pauvres villes : Tu as beau faire, je suis toujours le plus grand ! Tel est l’effet de nos préoccupations d’immortalité que ce qui intéresse surtout l’habitant de la terre, c’est ce qui lui parle d’autre chose que de la terre.

Admirez la puissance des dons primitifs chez les nations : pendant plus de cent ans les Russes bien élevés, les grands seigneurs, les savants, les puissants du pays, ont été mendier des idées et copier des modèles dans toutes les sociétés de l’Europe : eh bien ! cette ridicule fantaisie de princes et de courtisans n’a pas empêché le peuple de rester original[11].

Cette race spirituelle est trop fine de sa nature, elle a le tact trop délicat pour se pouvoir confondre avec les peuples teutoniques. La bourgeoise Allemagne est encore aujourd’hui plus étrangère à la Russie que ne l’est l’Espagne avec ses peuples de sang arabe. La lenteur, la lourdeur, la grossièreté, la timidité, la gaucherie, sont antipathiques au génie des Slaves. Ils supporteraient mieux la vengeance et la tyrannie ; les vertus germaniques elles-mêmes sont odieuses aux Russes ; aussi en peu d’années ceux-ci, malgré leurs atrocités religieuses et politiques, ont-ils fait plus de progrès dans l’opinion à Varsovie, que les Prussiens, avec les rares et solides qualités qui distinguent la race teutonique ; je ne dis pas que ceci soit un bien, je le note comme un fait : tous les frères ne s’aiment pas, mais tous se comprennent[12].

Quant à l’analogie que je crois découvrir sur certains points entre les Russes et les Espagnols, elle s’explique par les rapports qui ont pu exister originairement entre les tribus arabes et quelques-unes des hordes qui passèrent de l’Asie en Moscovie. L’architecture moresque a du rapport avec la bizantine, type de la vraie architecture moscovite. Le génie des peuples asiatiques errants en Afrique ne saurait être contraire à celui des autres nations de l’Orient à peine établies en Europe : l’histoire s’explique par l’influence progressive des races, ce sont des nécessités sociales comme les caractères sont des fatalités personnelles.

Sans la différence de religion, sans les mœurs diverses des peuples, je me croirais ici dans une des plaines les plus élevées et les plus stériles de la Castille. A la vérité, il y fait une chaleur d’Afrique ; depuis vingt ans, la Russie n’a pas vu un été aussi brûlant.

Malgré cette température des tropiques, je vois déjà les Russes faire leur provision de bois. Des bateaux chargés de bûches de bouleau, le seul chauffage dont on fasse usage ici, où le chêne est un arbre de luxe, obstruent les nombreux et larges canaux qui coupent en tous sens cette ville bâtie sur le modèle d’Amsterdam, car dans les principales rues de Pétersbourg coule un bras de la Néva ; cette eau disparaît l’hiver sous la neige, et l’été sous la quantité de barques qui se pressent le long des quais pour déposer à terre leurs approvisionnements.

Le bois est d’avance scié très-court ; puis, au sortir des bateaux, on le place sur des voitures assez singulières. Ces charrettes, d’une simplicité primitive, consistent en deux gaules qui font brancards et qui sont destinées à lier le train de devant avec celui de derrière : on entasse sur ces longues perches très-rapprochées l’une de l’autre, car la voie du char est étroite, un rang de bûches montées comme une muraille à la hauteur de sept ou huit pieds. Vu de côté, cet échafaudage est une maison qui marche. On lie le bois sur la charrette avec une chaîne : si la chaîne vient à se lâcher dans les secousses du pavé, le conducteur la resserre chemin faisant avec une corde et un bâton qu’il emploie en forme de tourniquet, sans arrêter ni même ralentir son cheval. On voit l’homme pendu à son pan de bois pour en relier avec effort toutes les parties : on dirait d’un écureuil qui se balance à sa corde dans une cage, ou à sa branche dans une forêt, et pendant cette opération silencieuse, la muraille de bois continue silencieusement son chemin dans la rue, qu’elle suit sans encombres, car sous ce gouvernement violent, tout se passe sans heurt, ni paroles ni bruit. C’est que la peur inspire à l’homme une mansuétude calculée, plus égale et plus sûre que la douceur naturelle.

Je n’ai pas vu un seul de ces chancelants édifices s’écrouler pendant les scabreux, et souvent les longs trajets qu’on leur fait faire à travers la ville.

Le peuple russe est souverainement adroit : c’est contre le vœu de la nature que cette race d’hommes a été poussée près du pôle par les révolutions humaines, et qu’elle y est retenue par les nécessités politiques. Qui pénétrerait plus avant dans les vues de la Providence, reconnaîtrait peut-être que la guerre contre les éléments est la rude épreuve à laquelle Dieu a voulu soumettre cette nation marquée par lui pour en dominer un jour beaucoup d’autres. La lutte est l’école de la Providence.

Le combustible devient rare en Russie. Le bois se paie à Pétersbourg aussi cher qu’à Paris. Il est telle maison ici dont le chauffage coûte, par hiver, de neuf à dix mille francs. En voyant la dilapidation des forêts, on se demande avec inquiétude de quel bois se chauffera la génération qui suivra celle-ci.

Pardonnez-moi la plaisanterie : je pense souvent que ce serait une mesure de prudence de la part des peuples qui jouissent d’un beau climat que de fournir aux Russes de quoi faire bon feu chez eux. Ils regretteraient moins le soleil.

Les charrettes destinées à emporter les immondices de la ville sont petites et incommodes ; avec une telle machine un homme et un cheval ne peuvent faire que peu d’ouvrage en un jour. Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d’employer de mauvais ustensiles que par le soin qu’ils mettent à perfectionner ceux qu’ils ont. Doués de peu d’invention, ils manquent le plus souvent des mécaniques appropriées au but qu’ils veulent atteindre. Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu de génie créateur. Encore une fois, les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l’étranger. Ils ont de l’esprit, mais c’est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond : cet esprit contrefait tout, il n’imagine rien.

La moquerie est le trait dominant du caractère des tyrans et des esclaves. Toute nation opprimée a l’esprit tourné au dénigrement, à la satire, à la caricature ; elle se venge de son inaction et de son abaissement par des sarcasmes. Reste à calculer et à formuler le rapport qui existe entre les nations et les constitutions qu’elles se donnent ou qu’elles subissent. Mon opinion est que chaque nation policée a pour gouvernement le seul qu’elle puisse avoir. Je ne prétends pas vous imposer ni même vous exposer ce système : c’est un travail que je laisse à de plus dignes et à de plus savants que moi ; mon but aujourd’hui est moins ambitieux, c’est de vous décrire ce qui me frappe dans les rues et sur les quais de Pétersbourg.

En quelques endroits la Néva disparaît, couverte par des barques de foin. Ces rustiques édifices sont plus grands que bien des maisons, et leur aspect me semble pittoresque et ingénieux comme tout ce que les Slaves ne doivent qu’à eux-mêmes. Ces barques, habitées par les hommes qui les conduisent, sont tendues de tapis de paille, espèce de sparterie qui, toute grossière qu’elle est, donne un air de pavillon oriental, de jonque chinoise au mobile édifice : ce n’est qu’à Pétersbourg que j’ai vu des murailles de foin tapissées de paillassons, et des familles sortir de dessous ce foin comme des bêtes s’élançant de leurs tanières.

Le métier de badigeonneur devient important dans une ville où l’intérieur des maisons reste en proie à des fourmilières de vermine, tandis que l’extérieur est régulièrement dégradé par les hivers. En Russie, il faut recrépir chaque année tout édifice qu’on veut préserver d’une prompte destruction.

La manière dont le badigeonneur russe fait son métier est curieuse : il n’a que trois mois par an pour travailler au dehors des maisons. Vous jugez que le nombre des ouvriers doit être considérable : on en rencontre à chaque coin de rue. Ces hommes, assis au péril de leur vie sur une planchette mal attachée à une grande corde flottante, se balancent comme des insectes contre les édifices qu’ils reblanchissent. Quelque chose de semblable a lieu chez nous, où des ouvriers se pendent aussi aux nœuds d’une corde pour monter et descendre le long des maisons. Mais en France les badigeonneurs, toujours en petit nombre, sont bien moins téméraires que les Russes. En tout lieu l’homme apprécie sa vie ce qu’elle vaut.

Figurez-vous des centaines d’araignées pendues au fil de leurs toiles déchirées par l’orage, et qu’elles s’empressent de réparer avec une dextérité, une activité merveilleuses, et vous aurez l’idée du travail des badigeonneurs dans les rues de Pétersbourg pendant le court été du Nord. Les maisons n’ont guère plus de trois étages ; elles sont blanches, mais leur apparence est trompeuse, car on les croirait propres. Moi qui sais la vérité sur l’intérieur, je passe devant ces brillantes façades avec un respectueux dégoût.

En province, on badigeonne les villes où l’Empereur doit passer : est-ce un honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays ?

En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable et dont on s’aperçoit en plein air, même de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, mêlé d’une exhalaison d’oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas.

Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l’Empereur qui viennent au 1er janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l’intérieur du château de Péterhoff pour fêter leur Impératrice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable.

De toutes les femmes du peuple que j’ai rencontrées jusqu’ici dans les rues, pas une seule ne m’a semblé belle ; et le plus grand nombre d’entre elles m’a paru d’une laideur remarquable et d’une malpropreté repoussante. On s’étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu’on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J’ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c’est que le nombre des femmes, relativement à celui des hommes, y est moindre que dans les capitales des autres pays ; on m’assure qu’elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville.

Cette rareté fait qu’elles ne sont que trop fêtées : on leur témoigne tant d’empressement qu’il n’en est guère qui se risquent seules passé une certaine heure dans les rues des quartiers peu populeux. Dans la capitale d’un pays tout militaire et chez un peuple adonné à l’ivrognerie, cette retenue me paraît assez motivée. En général, les femmes russes se montrent moins en public que les Françaises ; il ne faudrait pas remonter bien haut pour arriver au temps où elles passaient leur vie enfermées comme les femmes de l’Asie. Il n’y a guère plus de cent ans que les Russes les tenaient sous clef. Cette réserve, dont le souvenir se perpétue, rappelle, comme tant d’autres coutumes russes, l’origine de ce peuple : elle contribue à la tristesse des fêtes et des rues de Pétersbourg. Ce qu’on voit de plus beau dans cette ville, ce sont les parades, tant il est vrai que c’est à bon droit que je vous ai dit que toute ville russe, à commencer par la capitale, est un camp un peu plus stable et plus pacifique qu’un bivouac.

On compte peu de cafés dans Pétersbourg ; il n’y a point de bals publics autorisés dans l’intérieur de la ville ; les promenades ne sont guère fréquentées et on les parcourt avec une gravité peu réjouissante. Néanmoins le séjour de Pétersbourg serait tout à fait agréable pour un voyageur du grand monde qui croirait aux paroles et qui aurait en même temps du caractère. Mais il en faudrait beaucoup afin de refuser les fêtes et de renoncer aux dîners, véritables fléaux de la société russe, et l’on peut dire de toutes les sociétés où sont admis les étrangers, et d’où par conséquent l’intimité est bannie.

Je n’ai accepté ici que bien peu d’invitations chez les particuliers : j’étais surtout curieux des solennités de cour ; mais j’en ai assez vu ; on se blase vite sur des merveilles où le cœur n’a rien à sentir. Si l’on était amoureux, on pourrait se résigner à suivre au palais une femme qu’on aimerait, tout en maudissant le sort qui l’attache à une société uniquement animée par l’ambition, la peur et la vanité. On a beau dire que le grand monde est le même partout ; la Russie est aujourd’hui le pays de l’Europe où les intrigues de cour tiennent le plus de place dans l’existence de chaque individu.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE QUINZIÈME.


Fête de Péterhoff. — Le peuple dans le palais de son maître. — Ce qu’il y a de réel dans cet acte de popularité. — L’Asie et l’Europe en présence. — Prestige attaché à la personne de l’Empereur. — Pourquoi l’Impératrice Catherine instituait des écoles en Russie. — Vanité russe. — L’Empereur y pourra-t-il remédier ? — Fausse civilisation. — Plan de l’Empereur Nicolas. — La Russie telle qu’on la montre aux étrangers et la Russie telle qu’elle est. — Souvenirs du voyage de l’Impératrice Catherine en Crimée. — Ce que les Russes pensent des diplomates étrangers. — Hospitalité russe. — Le fond des choses. — Dissimulation à l’ordre du jour. — Étrangers complices des Russes. — Ce que c’est que la popularité des Empereurs de Russie. — Composition de la foule admise dans le palais. — Enfants de prêtres. — Noblesse secondaire. — Peine de mort. — Comment elle est abolie. — Tristesse des physionomies. — Motifs du voyageur pour venir visiter la Russie. — Déceptions. — Conditions de la vie de l’homme en Russie. — L’Empereur lui-même est à plaindre. — Compensation. — Oppression. — La Sibérie. — Manière dont l’étranger doit se conduire pour être bien vu. — Esprit caustique des Russes. — Leur sens politique. — Danger que court l’étranger en Russie. — Probité du mougik, paysan russe. — La montre de l’ambassadeur de Sardaigne. — Autres vols. — Moyen de gouvernement. — Faute énorme. Le Journal des Débats, pourquoi l’Empereur le lit. — Digression. — Politique de l’Empereur. — Politique du journal. — Beauté du site de Péterhoff. — Le parc. — Points de vue. — Efforts de l’art. — Illuminations. — Féerie. — Voitures, piétons : leur nombre. — Bivouac bourgeois. — Nombre des lampions. — Temps qu’il faut pour les allumer. — Campements de la foule autour de Péterhoff. — Parcs d’équipages. — Valeur du peuple russe. — Palais anglais. — Manière dont le corps diplomatique et les étrangers invités sont traités. — Où je passe la nuit. — Lit portatif. — Bivouacs militaires. — Silence de la foule. — La gaieté manque. — Bon ordre obligé. — Le bal. — Les appartements. — Manière dont l’Empereur sillonne la foule. — Son air. — Danses polonaises. — Illumination des vaisseaux. — Ouragan. — Accidents sur mer pendant la fête. — Mystère. — Prix de la vie sous le despotisme. — Tristes présages. — Chiffre de l’Impératrice éteint. — Ce qu’il en coûte à l’homme qui veut le rallumer. — Distribution de la journée de l’Impératrice. — Inévitable frivolité. — Tristesse des anniversaires. — Promenade en lignes. — Description de cette voiture. — Rencontre d’une dame russe en ligne. — Sa conversation. — Magnificence de la promenade nocturne. — de Marly. Souvenirs de Versailles. — Maison de Pierre le Grand. — Grottes, cascades illuminées. — Départ de la foule après la fête. — Image de la retraite de Moscou. — Revue du corps des cadets passée par l’Empereur. — Toujours la cour. — Ce qu’il faut pour supporter cette vie. — Triomphe d’un cadet. — Évolutions des soldats circassiens.


LETTRE QUINZIÈME.


Péterhoff, ce 23 juillet 1839.

Il faut considérer la fête de Péterhoff de deux points de vue différents : le matériel et le moral ; sous ces deux rapports le même spectacle produit des impressions contraires.

Je n’ai rien vu de plus beau pour les yeux, de plus triste pour la pensée, que ce rassemblement soi-disant national de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes salons sans se rapprocher de cœur. Socialement ceci me déplaît, parce qu’il me paraît que l’Empereur, par ce faux luxe de popularité, abaisse les grands sans relever les petits. Tous les hommes sont égaux devant Dieu, et, pour un Russe, Dieu, c’est le maître : ce maître suprême est si loin de la terre qu’il ne voit pas de distance entre le serf et le seigneur ; des hauteurs où réside sa sublimité, les petites nuances qui divisent le genre humain échappent à ses augustes regards. C’est ainsi que les aspérités qui hérissent la surface du globe s’évanouiraient aux yeux d’un habitant du soleil.

Lorsque l’Empereur ouvre librement, en apparence, son palais aux paysans privilégiés, aux bourgeois choisis qu’il admet deux fois l’an à l’honneur de lui faire leur cour[13], il ne dit pas au laboureur, au marchand : « Tu es homme comme moi ; » mais il dit au grand seigneur : Tu es un esclave comme eux ; et moi, votre dieu, je plane sur vous tous également. » Tel est, toute fiction politique à part, le sens moral de cette fête, et voilà ce qui en gâte le spectacle à mes yeux. Au surplus, j’ai remarqué qu’il plaisait au maître et aux serfs beaucoup plus qu’aux courtisans de profession.

Chercher un simulacre de popularité dans l’égalité des autres, c’est un jeu cruel, une plaisanterie de despote qui pouvait éblouir les hommes d’un autre siècle, mais qui ne saurait tromper des peuples parvenus à l’âge de l’expérience et de la réflexion. Ce n’est pas l’Empereur Nicolas qui a eu recours à une telle supercherie ; mais puisqu’il n’a pas inventé cette puérilité politique, il serait digne de lui de l’abolir. Il est vrai que rien ne s’abolit sans péril en Russie ; les peuples qui manquent de garantie ne s’appuient que sur les habitudes. L’attachement opiniâtre à la coutume, défendue par l’émeute et le poison, est une des colonnes de la constitution, et la mort périodique des souverains prouve aux Russes que cette constitution sait se faire respecter. L’équilibre d’une telle machine est pour moi un profond et douloureux mystère.

Comme décoration, comme assemblage pittoresque d’hommes de tous états, comme revue de costumes magnifiques ou singuliers, on ne saurait faire assez d’éloges de la fête de Péterhoff. Rien de ce que j’en avais lu, de ce qu’on m’en avait raconté n’aurait pu me donner l’idée d’une telle féerie ; l’imagination était restée au-dessous de la réalité.

Figurez-vous un palais bâti sur une terrasse dont la hauteur équivaut à une montagne dans un pays de plaines à perte de vue, pays tellement plat, que, d’une élévation de soixante pieds, vous jouissez d’un horizon immense ; au-dessous de cette imposante construction commence un vaste parc qui ne finit qu’à la mer, où vous apercevez une ligne de vaisseaux de guerre qui, le soir de la fête, doivent être illuminés : c’est de la magie ; le feu s’allume, brille et s’étend, comme un incendie, depuis les bosquets et les terrasses du palais jusque sur les flots du golfe de Finlande. Dans le parc, les lampions font l’effet du jour. Vous y voyez des arbres diversement éclairés par des soleils de toutes couleurs ; ce n’est pas par milliers, par dix milliers, que l’on compte les lumières de ces jardins d’Armide, c’est par centaines de mille, et vous admirez tout cela à travers les fenêtres d’un château pris d’assaut par un peuple aussi respectueux que s’il avait passé sa vie à la cour.

Néanmoins, dans cette foule où l’on cherche à effacer les rangs, toutes les classes se retrouvent sans se confondre. Quelques attaques qu’ait portées le despotisme à l’aristocratie, il y a encore des castes en Russie.

C’est un point de ressemblance de plus avec l’Orient, et ce n’est pas une des contradictions les moins frappantes de l’ordre social tel que l’ont fait les mœurs du peuple combinées avec le gouvernement du pays. Ainsi, à cette fête de l’Impératrice, vraie bacchanale du pouvoir absolu, j’ai reconnu l’image de l’ordre qui règne dans l’État sous le désordre apparent du bal. C’étaient toujours des marchands, des soldats, des laboureurs, des courtisans, que je rencontrais, et tous se distinguaient à leur costume : un habit qui n’indiquerait pas le rang de l’homme, un homme qui n’aurait de valeur que son mérite personnel, seraient ici des anomalies, des inventions européennes importées par des novateurs inquiets et d’imprudents voyageurs. N’oubliez pas que nous sommes aux confins de l’Asie : un Russe en frac chez lui me fait l’effet d’un étranger.

La Russie est placée sur la limite de deux continents : ce qui vient de l’Europe n’est pas de nature à s’amalgamer complétement avec ce qui a été apporté de l’Asie. Cette société n’a jusqu’à présent été policée qu’en souffrant la violence et l’incohérence des deux civilisations en présence, mais encore très diverses ; c’est pour le voyageur une source d’observations intéressantes, sinon consolantes.

Le bal est une cohue ; il est soi-disant masqué parce que les hommes y portent sous le bras un petit chiffon de soie baptisé manteau vénitien, et qui flotte ridiculement par-dessus les uniformes. Les salles du vieux palais, remplies de monde, sont un océan de têtes à cheveux gras, toutes dominées par la noble tête de l’Empereur, de qui la taille, la voix et la volonté planent sur son peuple. Ce prince paraît digne et capable de subjuguer les esprits comme il surpasse les corps ; une sorte de prestige est attaché à sa personne ; à Péterhoff, comme à la parade, comme à la guerre, comme dans tout l’Empire, comme à tous les moments de sa vie, vous voyez en lui l’homme qui règne.

Ce règne perpétuel et perpétuellement adoré serait une vraie comédie, si de cette représentation permanente ne dépendait l’existence de soixante millions d’hommes, qui ne vivent que parce que l’homme que vous voyez là, devant vous, en attitude d’Empereur, leur accorde la permission de respirer et leur dicte la manière d’user de cette permission : c’est le droit divin appliqué au mécanisme de la vie sociale ; tel est le côté sérieux de la représentation : de là dérivent des faits tellement graves que la peur qu’on en a étouffe l’envie d’en rire.

Il n’existe pas aujourd’hui sur la terre un seul homme qui jouisse d’un tel pouvoir, et qui en use : pas en Turquie, pas même en Chine. Figurez-vous l’habileté de nos gouvernements éprouvés par des siècles d’exercice, mise au service d’une société encore jeune et féroce, les rubriques des administrations de l’Occident aidant de toute l’expérience moderne le despotisme de l’Orient, la discipline européenne soutenant la tyrannie de l’Asie, la police appliquée à cacher la barbarie pour la perpétuer au lieu de l’étouffer ; la brutalité, la cruauté disciplinées, la tactique des armées de l’Europe servant à fortifier la politique des cours de l’Orient : faites-vous l’idée d’un peuple à demi sauvage, qu’on a enrégimenté sans le civiliser ; et vous comprendrez l’état moral et social du peuple russe.

Profiter des progrès administratifs des nations européennes pour gouverner soixante millions d’hommes à l’orientale, tel est, depuis Pierre Ier, le problème à résoudre pour les hommes qui dirigent la Russie.

Les règnes de Catherine la Grande et d’Alexandre n’ont fait que prolonger l’enfance systématique de cette nation, qui n’existe encore que de nom.

Catherine avait institué des écoles pour contenter les philosophes français, dont sa vanité quêtait les louanges. Le gouverneur de Moscou, l’un de ses anciens favoris, récompensé par un pompeux exil dans l’ancienne capitale de l’Empire, lui écrivait un jour que personne n’envoyait ses enfants à l’école ; l’Impératrice répondit à peu près en ces termes :

« Mon cher prince, ne vous plaignez pas de ce que les Russes n’ont pas le désir de s’instruire ; si j’institue des écoles, ce n’est pas pour nous, c’est pour l’Europe, où il faut maintenir notre rang dans l’opinion, mais du jour où nos paysans voudraient s’éclairer, ni vous ni moi nous ne resterions à nos places. »

Cette lettre a été lue par une personne digne de toute ma confiance ; sans doute en l’écrivant l’Impératrice était en distraction, et c’est précisément parce qu’elle était sujette à de telles absences qu’on la trouvait si aimable et qu’elle exerçait tant de puissance sur l’esprit des hommes à imagination.

Les Russes nieront l’authenticité de l’anecdote selon leur tactique ordinaire ; mais si je ne suis pas sûr de l’exactitude des paroles, je puis affirmer qu’elles expriment la vraie pensée de la souveraine. Ceci doit suffire pour vous et pour moi.

Vous pouvez reconnaître à ce trait l’esprit de vanité qui gouverne et tourmente les Russes, et qui pervertit jusque dans sa source le pouvoir établi sur eux.

Cette malheureuse opinion européenne est un fantôme qui les poursuit dans le secret de leur pensée, et qui réduit pour eux la civilisation à un tour de passe-passe exécuté plus ou moins adroitement.

L’Empereur actuel, avec son jugement sain, son esprit clair, a vu l’écueil, mais pourra-t-il l’éviter ? Il faut plus que la force de Pierre le Grand pour remédier au mal causé par ce premier corrupteur des Russes.

Aujourd’hui la difficulté est double ; l’esprit du paysan, resté rude et barbare, regimbe contre la culture, tandis que ses habitudes, sa complexion, le soumettent au frein ; en même temps, la fausse élégance des grands seigneurs contrarie le caractère national, sur lequel il faudrait s’appuyer pour ennoblir le peuple : quelle complication ? qui déliera ce nouveau nœud gordien ?…

J’admire l’Empereur Nicolas : un homme de génie peut seul accomplir la tâche qu’il s’est imposée. Il a vu le mal, il a entrevu le remède, et il s’efforce de l’appliquer : lumières et volonté, voilà ce qui fait les grands princes.

Cependant un règne peut-il suffire pour guérir des maux qui datent d’un siècle et demi ? Le mal est si enraciné qu’il frappe même l’œil des étrangers un peu attentifs, et pourtant la Russie est un pays où tout le monde conspire à tromper le voyageur.

Savez-vous ce que c’est que de voyager en Russie ? Pour un esprit léger, c’est se nourrir d’illusions ; mais pour quiconque a les yeux ouverts et joint à un peu de puissance d’observation une humeur indépendante, c’est un travail continu, opiniâtre, et qui consiste à discerner péniblement à tout propos deux nations luttant dans une multitude. Ces deux nations, c’est la Russie telle qu’elle est, et la Russie telle qu’on voudrait la montrer à l’Europe.

L’Empereur, moins que personne, est garanti contre le piége des illusions. Souvenez-vous sans cesse du voyage de Catherine à Cherson[14] : comme elle n’allait pas regarder derrière les coulisses de ce théâtre, où le tyran jouait le niais, elle crut ses provinces méridionales peuplées, tandis qu’elles restaient frappées d’une stérilité causée par l’oppression de son gouvernement, bien plus encore que par les rigueurs de la nature. La finesse des hommes chargés par l’Empereur des détails de l’administration russe expose encore aujourd’hui le souverain à des déceptions du même genre. Aussi ce fait me revient-il souvent à la mémoire, et je le rappelle à la vôtre tout autant de fois.

Le corps diplomatique, et en général les Occidentaux, ont toujours été considérés, par ce gouvernement à l’esprit byzantin et par la Russie tout entière, comme des espions malveillants et jaloux. Il y a ce rapport entre les Russes et les Chinois que les uns et les autres croient toujours que les étrangers les envient ; ils nous jugent d’après eux.

Aussi l’hospitalité moscovite tant vantée est-elle devenue un art qui se résout en une politique très fine ; il consiste à rendre ses hôtes contents aux moindres frais possibles de sincérité. Parmi les voyageurs, ceux qui se laissent le plus débonnairement et le plus longtemps piper sont les mieux vus. Ici la politesse n’est que l’art de se déguiser réciproquement la double peur qu’on éprouve et qu’on inspire. J’entrevois au fond de toute chose une violence hypocrite, pire que la tyrannie de Bati, dont la Russie moderne est moins loin qu’on ne voudrait nous le faire croire. J’entends parler partout le langage de la philosophie, et partout je vois l’oppression à l’ordre du jour. On me dit : « Nous voudrions bien pouvoir nous passer d’arbitraire, nous serions plus riches et plus forts ; mais nous avons affaire à des peuples de l’Asie. » En même temps on pense : « Nous voudrions bien pouvoir nous dispenser de parler libéralisme, philanthropie, nous serions plus heureux et plus forts ; mais nous avons à traiter avec les gouvernements de l’Europe. » Ces gouvernements, on les déteste, on les craint et on les flatte.

Il faut le dire, les Russes de toutes les classes conspirent avec un accord merveilleux à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté dont le succès révolte ma sincérité autant qu’il m’épouvante. Tout ce que j’admire ailleurs, je le hais ici, parce que je le trouve payé trop cher : l’ordre, la patience, le calme, l’élégance, la politesse, le respect, les rapports naturels et moraux qui doivent s’établir entre celui qui conçoit et celui qui exécute, enfin tout ce qui fait le prix, le charme des sociétés bien organisées, tout ce qui donne un sens et un but aux institutions politiques, se confond ici dans un seul sentiment, la crainte. En Russie, la crainte remplace, c’est-à-dire paralyse la pensée ; ce sentiment, quand il règne seul, ne peut produire que des apparences de civilisation : n’en déplaise aux législateurs à vue courte, la crainte ne sera jamais l’âme d’une société bien organisée, ce n’est pas l’ordre, c’est le voile du chaos, voilà tout : où la liberté manque, manquent l’âme et la vérité. La Russie est un corps sans vie ; un colosse qui subsiste par la tête, mais dont tous les membres, également privés de force, languissent !… De là une inquiétude profonde, un malaise inexprimable, et ce malaise ne tient pas, comme chez les nouveaux révolutionnaires français, aux inconséquences de notre éducation, au vague des idées, à l’abus, à l’ennui de la prospérité matérielle, aux jalousies qui naissent de la concurrence ; il est l’expression d’une souffrance positive, l’indice d’une maladie organique.

Je crois que de toutes les parties de la terre, la Russie est celle où les hommes ont le moins de bonheur réel. Nous ne sommes pas heureux chez nous, mais nous sentons que le bonheur dépend de nous ; chez les Russes, il est impossible. Figurez-vous les passions républicaines (car encore une fois sous l’Empereur de Russie règne l’égalité fictive) bouillonnant dans le silence du despotisme ; c’est une combinaison effrayante, surtout par l’avenir qu’elle présage au monde. La Russie est une chaudière d’eau bouillante bien fermée, mais placée sur un feu qui devient toujours plus ardent : je crains l’explosion ; et ce qui n’est pas fait pour me rassurer, c’est que l’Empereur a plusieurs fois éprouvé la même crainte que moi dans le cours de son règne laborieux : laborieux dans la paix comme dans la guerre ; car de nos jours les empires sont comme des machines qui s’usent au repos. L’inquiétude dans l’inaction les dévore.

C’est donc cette tête sans corps, ce souverain sans peuple qui donne des fêtes populaires. Il me semble qu’avant de faire de la popularité, il faudrait faire un peuple.

À la vérité ce pays se prête merveilleusement à tous les genres de fraude ; il existe ailleurs des esclaves, mais, pour trouver autant d’esclaves courtisans, c’est en Russie qu’il faut venir. On ne sait de quoi s’émerveiller le plus, de l’inconséquence ou de l’hypocrisie qui règnent dans cet empire : Catherine II n’est pas morte, car, malgré le caractère si franc de son petit-fils, c’est toujours par la dissimulation que la Russie est gouvernée….. En ce pays, la tyrannie avouée serait un progrès.

Sur ce point, comme sur bien d’autres, les étrangers qui ont décrit la Russie sont d’accord avec les Russes pour tromper le monde. Peut-on être plus traîtreusement complaisants que la plupart de ces écrivains accourus ici de tous les coins de l’Europe pour faire de la sensibilité sur la touchante familiarité qui règne entre l’Empereur de Russie et son peuple ? Le prestige du despotisme serait-il donc si grand qu’il subjuguât même les simples curieux ? Ou ce pays n’a encore été peint que par des hommes dont la position, dont le caractère ne leur permettaient pas l’indépendance, ou les esprits les plus sincères perdent la liberté du jugement dès qu’ils entrent en Russie.

Quant à moi, je me défends de cette influence par l’aversion que j’ai pour la feinte.

Je ne hais qu’un mal, et si je le hais, c’est parce que je crois qu’il engendre et suppose tous les autres maux ; ce mal, c’est le mensonge. Aussi m’efforcé-je de le démasquer partout où je le rencontre ; c’est l’horreur que j’ai pour la fausseté qui me donne le désir et le courage d’écrire ce voyage : je l’ai entrepris par curiosité, je le raconterai par devoir.

La passion de la vérité est une muse qui tient lieu de force, de jeunesse, de lumières. Ce sentiment va si loin en moi qu’il me fait aimer le temps où nous vivons ; si notre siècle est un peu grossier, il est du moins plus sincère que ne le fut celui qui l’a précédé ; il se distingue par la répugnance quelquefois brutale qu’il montre pour toutes les affectations, et je partage cette aversion. La haine de l’hypocrisie est le flambeau dont je me sers pour me guider dans le labyrinthe du monde : ceux qui trompent les hommes, de quelque manière que ce soit, me paraissent des empoisonneurs, et les plus élevés, les plus puissants, sont les plus coupables. Quand la parole ment, quand l’écrit ment, quand l’action ment, je les déteste : quand le silence ment comme en Russie, je l’interprète. C’est le punir.

Voilà ce qui m’a empêché hier de jouir, par la pensée, d’un spectacle que j’admirais des yeux malgré moi ; s’il n’était pas touchant, comme on voulait me le faire croire, il était pompeux, magnifique, singulier, nouveau ; mais il paraissait trompeur ; cette idée suffisait pour lui ôter son prestige à mes yeux. La passion de la vérité qui domine aujourd’hui les cœurs français est encore inconnue en Russie.

Après tout, quelle est donc cette foule baptisée peuple, et dont l’Europe se croit obligée de vanter niaisement la respectueuse familiarité en présence de ses souverains ? ne vous y trompez pas : ce sont des esclaves d’esclaves. Les grands seigneurs envoient pour fêter l’Impératrice des paysans choisis et qu’on dit venus là au hasard ; ces serfs d’élite sont admis à l’honneur de représenter dans le palais un peuple qui n’existe point ailleurs ; ils font foule avec la domesticité de la cour, dont on accorde également l’entrée ce jour-là aux marchands les mieux famés, les plus connus par leur dévouement, car il faut quelques hommes à barbe pour satisfaire les vrais, les vieux Russes. Voilà en réalité ce que c’est que ce peuple dont les excellents sentiments sont donnés pour exemple aux autres peuples par les souverains de la Russie, depuis le temps de l’Impératrice Élisabeth ! C’est, je crois, de ce règne que datent ces sortes de fêtes ; aujourd’hui l’Empereur Nicolas, avec son caractère de fer, son admirable droiture d’intention, et toute l’autorité que lui assurent ses vertus publiques et privées, n’en pourrait peut-être pas abolir l’usage. Il est donc vrai que, même sous le gouvernement le plus absolu en apparence, les choses sont plus fortes que les hommes. Le despotisme ne se montre à découvert et indépendant que par moments, sous les fous ou sous les tyrans dont la fureur l’énerve.

Rien n’est si périlleux pour un homme, quelque élevé qu’il soit au-dessus des autres, que de dire à une nation : « On t’a trompée, et je ne veux plus être complice de ton erreur. » Le vulgaire tient au mensonge, même à celui qui lui nuit, plus qu’à la vérité, parce que l’orgueil humain préfère ce qui vient de l’homme à ce qui vient de Dieu. Ceci est vrai sous tous les gouvernements, mais c’est doublement vrai sous le despotisme.

Une indépendance comme celle des mougiks de Péterhoff n’inquiète qui que ce soit. Voilà une liberté, une égalité comme il en faut aux despotes ! on peut vanter celle-là sans risque : mais conseillez à la Russie une émancipation graduelle, vous verrez ce qu’on vous fera, ce qu’on dira de vous en ce pays.

J’entendais hier tous les gens de la cour en passant près de moi vanter la politesse de leurs serfs. « Allez donc donner une fête pareille en France, » disaient ils. J’étais bien tenté de leur répondre : « Pour comparer nos deux peuples, attendez que le vôtre existe. »

Je me rappelais en même temps une fête donnée par moi à des gens du peuple, à Séville ; c’était pourtant sous le despotisme de Ferdinand VII : la vraie politesse de ces hommes libres de fait, si ce n’est de droit, me fournissait un objet de comparaison peu favorable aux Russes[15].

La Russie est l’empire des catalogues : à lire comme collection d’étiquettes, c’est superbe ; mais gardez-vous d’aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre, vous n’y trouverez rien de ce qu’il annonce : tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire. Combien de forêts ne sont que des marécages où vous ne couperiez pas un fagot !… Les régiments éloignés sont des cadres où il n’y a pas un homme ; les villes, les routes, sont en projet, la nation elle-même n’est encore qu’une affiche placardée sur l’Europe, dupe d’une imprudente fiction diplomatique[16]. Je n’ai trouvé ici de vie propre qu’à l’Empereur et de naturel qu’à la cour.

Les marchands, qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit nombre qu’ils ne peuvent marquer dans l’État ; d’ailleurs, presque tous sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux à chaque génération : les artistes sont comme les écrivains, leur petit nombre les fait estimer ; mais si leur rareté sert à leur fortune personnelle, elle nuit à leur influence sociale. Il n’y a pas d’avocats dans un pays où il n’y a pas de justice ; où donc trouver cette classe moyenne qui fait la force des États, et sans laquelle un peuple n’est qu’un troupeau conduit par quelques limiers habilement dressés ?

Je n’ai pas mentionné une espèce d’hommes qui ne doivent être comptés ni parmi les grands ni parmi les petits : ce sont les fils de prêtres ; presque tous deviennent des employés subalternes, et ce peuple de commis est la plaie de la Russie[17] : il forme une espèce de corps de noblesse obscure très-hostile aux grands seigneurs ; une noblesse dont l’esprit est anti-aristocratique dans la vraie signification politique du mot, et qui n’en est pas moins très-pesante aux serfs : ce sont ces hommes incommodes à l’État, fruits du schisme, lequel permit au prêtre d’avoir une femme, qui commenceront la prochaine révolution de la Russie.

Le corps de cette noblesse secondaire se recrute également des administrateurs, des artistes, des employés de tous genres venus de l’étranger et de leurs enfants anoblis : voyez-vous dans tout cela l’élément d’un peuple vraiment russe, et digne et capable de justifier, d’apprécier la popularité du souverain ?

Encore une fois, tout est déception en Russie, et la gracieuse familiarité du Czar accueillant dans son palais ses serfs et les serfs de ses courtisans, n’est qu’une dérision de plus.

La peine de mort n’existe pas en ce pays, hors pour crime de haute trahison ; pourtant il est de certains coupables qu’on veut tuer. Or, voici comment on s’y prend pour concilier la douceur des codes avec la férocité traditionnelle des mœurs : quand un criminel est condamné à plus de cent coups de knout, le bourreau, qui sait ce que signifie cet arrêt, tue par humanité le patient au troisième coup en le frappant dans un endroit mortel. Mais la peine de mort est abolie !…[18] Mentir ainsi à la loi, n’est-ce pas faire pis que de proclamer la tyrannie la plus audacieuse ?

Parmi les six ou sept mille représentants de cette fausse nation russe entassés hier au soir dans le palais de Péterhoff, j’ai vainement cherché une figure gaie ; on ne rit pas quand on ment.

Vous pouvez m’en croire sur ces résultats du gouvernement absolu, car lorsque je suis venu examiner ce pays, c’était dans l’espoir d’y trouver un remède contre les maux qui menacent le nôtre. Si vous pensez que je juge la Russie trop sévèrement, n’accusez que l’impression involontaire que je reçois chaque jour des choses et des personnes, et que tout ami de l’humanité en recevrait à ma place s’il s’efforçait de regarder comme je le fais au delà de ce qu’on lui montre.

Cet Empire, tout immense qu’il est, n’est qu’une prison dont l’Empereur tient la clef ; et dans cet État, qui ne peut vivre que de conquêtes, rien n’approche en pleine paix du malheur des sujets, si ce n’est le malheur du prince. La vie du geôlier m’a toujours paru tellement semblable à celle du prisonnier, que je ne puis me lasser d’admirer le prestige d’imagination qui fait que l’un de ces deux hommes se croit infiniment moins à plaindre que l’autre.

L’homme ne connaît ici ni les vraies jouissances sociales des esprits cultivés, ni la liberté absolue et brutale du sauvage, ni l’indépendance d’action du demi-sauvage, du barbare ; je ne vois de compensation au malheur de naître sous ce régime que les rêves de l’orgueil et l’espoir de la domination : c’est à cette passion que j’en reviens chaque fois que je veux analyser la vie morale des habitants de la Russie. Le Russe pense et vit en soldat !… en soldat conquérant.

Un vrai soldat, quel que soit son pays, n’est guère citoyen ; il l’est ici moins que partout ailleurs ; c’est un prisonnier à vie condamné à garder des prisonniers.

Remarquez bien qu’en Russie le mot de prison indique quelque chose de plus que ce qu’il signifie ailleurs. Quand on pense à toutes les cruautés souterraines dérobées à notre pitié par la discipline du silence dans un pays où tout homme fait en naissant l’apprentissage de la discrétion, on frémit. Il faut venir ici pour prendre la réserve en haine ; tant de prudence révèle une tyrannie secrète, et dont l’image me devient présente en tous lieux. Chaque mouvement de physionomie, chaque réticence, chaque inflexion de voix m’apprend le danger de la confiance et du naturel.

Il n’est pas jusqu’à l’aspect des maisons qui ne reporte ma pensée vers les douloureuses conditions de l’existence humaine en ce pays.

Si je passe le seuil du palais de quelque grand seigneur, et que j’y voie régner une saleté dégoûtante, mal déguisée sous un luxe non trompeur ; si, pour ainsi dire, je respire la vermine jusque sous le toit de l’opulence, je ne me dis pas : voici des défauts, et partant de la sincérité !… non, je ne m’arrête point à ce qui frappe mes sens, je vais plus loin, et je me représente aussitôt l’ordure qui doit empester les cachots d’un pays où les hommes riches ne craignent pas la malpropreté pour eux-mêmes ; lorsque je souffre de l’humidité de ma chambre, je pense aux malheureux exposés à celle des cachots sous-marins de Kronstadt, de la forteresse de Pétersbourg et de bien d’autres tombeaux politiques dont j’ignore jusqu’au nom ; le teint hâve des soldats que je vois passer dans la rue me retrace les rapines des employés chargés de l’approvisionnement de l’armée ; la fraude de ces traîtres rétribués par l’Empereur pour nourrir ses gardes, qu’ils affament, est écrite en traits de plomb sur le visage livide des infortunés privés d’une nourriture saine et même suffisante, par des hommes qui ne pensent qu’à s’enrichir vite, sans craindre de déshonorer le gouvernement qu’ils volent, ni d’encourir la malédiction des esclaves enrégimentés qu’ils tuent ; enfin, à chaque pas que je fais ici, je vois se lever devant moi le fantôme de la Sibérie, et je pense à tout ce que signifie le nom de ce désert politique, de cet abîme de misères, de ce cimetière des vivants ; monde des douleurs fabuleuses, terre peuplée de criminels infâmes et de héros sublimes, colonie sans laquelle cet Empire serait incomplet comme un palais sans caves.

Tels sont les sombres tableaux qui se présentent à mon imagination au moment où l’on nous vante les rapports touchants du Czar avec ses sujets. Non, certes, je ne suis point disposé à me laisser éblouir par la popularité Impériale ; au contraire, je le suis à perdre l’amitié des Russes plutôt que la liberté d’esprit dont j’use pour juger leurs ruses et les moyens employés par eux afin de nous tromper et de se tromper eux-mêmes ; mais je crains peu leur colère, car je leur rends la justice de croire qu’au fond du cœur ils jugent leur pays plus sévèrement que je ne le juge, parce qu’ils le connaissent mieux que je ne le connais. En me blâmant tout haut, ils m’absoudront tout bas ; c’est assez pour moi. Un voyageur qui se laisserait endoctriner ici par les gens du pays, pourrait parcourir l’Empire d’un bout à l’autre et revenir chez lui sans avoir fait autre chose qu’un cours de façades : c’est là ce qu’il faut pour plaire à mes hôtes, je le vois ; mais à ce prix leur hospitalité me coûterait trop cher ; j’aime mieux renoncer à leurs éloges que de perdre le véritable, l’unique fruit de mon voyage : l’expérience.

Pourvu qu’un étranger se montre niaisement actif, qu’il se lève de bonne heure après s’être couché tard, qu’il ne manque pas un bal après avoir assisté à toutes les manœuvres, en un mot, qu’il s’agite au point de ne pouvoir penser, il est le bienvenu partout ; on le juge avec bienveillance ; on le fête ; une foule d’inconnus lui serreront la main chaque fois que l’Empereur lui aura parlé ou souri, et en partant il sera déclaré un voyageur distingué. Il me semble voir le bourgeois gentilhomme turlupiné par le mufti de Molière. Les Russes ont fait un mot français excellent pour désigner leur hospitalité politique : en parlant des étrangers, qu’ils aveuglent à force de fêtes : il faut les enguirlander, disent-ils[19]. Mais qu’il se garde de montrer que le zèle du métier se ralentit en lui ; au premier symptôme de fatigue ou de clairvoyance, à la moindre négligence qui trahirait non pas l’ennui, mais la faculté de s’ennuyer, il verrait se lever contre lui, comme un serpent irrité, l’esprit russe, le plus caustique des esprits.

La moquerie, cette impuissante consolation de l’opprimé, est ici le plaisir du paysan, comme le sarcasme est l’élégance du grand seigneur ; l’ironie et l’imitation sont les seuls talents naturels que j’aie reconnus aux Russes. L’étranger une fois en butte au venin de leur critique ne s’en relèverait pas ; il serait passé aux langues comme un déserteur aux baguettes ; avili, abattu, il finirait par tomber sous les pieds d’une tourbe d’ambitieux, les plus impitoyables, les plus bronzés qu’il y ait au monde. Les ambitieux prennent en tout temps plaisir à tuer un homme. Étouffons-le par précaution ; c’en est toujours un de moins : un homme est presque un rival, car il pourrait le devenir.

Ce n’est pas à la cour qu’il faut vivre pour conserver quelque illusion sur l’hospitalité orientale pratiquée parmi les Russes. Ici l’hospitalité est comme ces vieux refrains chantés par les peuples même après que la chanson n’a plus de sens pour ceux qui la répètent ; l’Empereur donne le ton de ce refrain, et les courtisans reprennent en chœur. Les courtisans russes me font l’effet de marionnettes dont les ficelles sont trop grosses.

Je ne crois pas davantage à la probité du mougik. On m’assure avec emphase qu’il ne déroberait pas une fleur dans les jardins de son Czar : là-dessus je ne dispute point ; je sais les miracles qu’on obtient de la peur ; mais ce que je sais aussi, c’est que ce peuple modèle, ce paysan de cour, ne se fait point faute de voler les grands seigneurs ses rivaux d’un jour, si, trop attendris de sa présence au palais et trop confiants dans les sentiments d’honneur du serf ennobli par l’affabilité du prince, ils cessent un instant de veiller sur les mouvements de ses mains.

Hier au bal Impérial et populaire du palais de Péterhoff, l’ambassadeur de Sardaigne a eu sa montre fort adroitement enlevée du gousset, malgré la chaîne de sûreté qui devait la défendre. Beaucoup de personnes ont perdu dans la bagarre leurs mouchoirs et d’autres objets. On m’a pris à moi une bourse garnie de quelques ducats, et je me suis consolé de cette perte en riant sous cape des éloges prodigués à la probité de ce peuple par ses seigneurs. Ceux-ci savent bien ce que valent leurs belles phrases ; mais je ne suis pas fâché de le savoir aussi bien qu’eux.

En voyant tant de finesses inutiles, je cherche les dupes de ces puérils mensonges, et je m’écrie comme Basile : « Qui trompe-t-on ici ? tout le monde est dans le secret.

Les Russes ont beau dire et beau faire, tout observateur sincère ne verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne par les Prussiens du xviiie siècle et par les Français du xixe siècle.

La popularité d’un autocrate me paraît aussi suspecte en Russie que l’est à mes yeux la bonne foi des hommes qui prêchent en France la démocratie absolue au nom de la liberté : sophismes sanglants !… Détruire la liberté en prêchant le libéralisme, c’est assassiner, car la société vit de vérité ; faire de la tyrannie patriarcale, c’est encore assassiner !…

J’ai une idée fixe : c’est qu’on peut et qu’on doit régner sur les hommes sans les tromper. Si dans la vie privée le mensonge est une bassesse, dans la vie publique c’est un crime, et un jour ce crime deviendra une maladresse. Tout gouvernement qui ment est un conspirateur plus dangereux que le meurtrier qu’il fait décapiter légalement ; et, malgré l’exemple de certains grands esprits gâtés par un siècle de beaux esprits, le crime, c’est-à-dire le mensonge, est la plus énorme des fautes : en renonçant à la vérité, le génie abdique ; et, par un renversement étrange, alors c’est le maître qui s’humilie devant l’esclave, car l’homme qui trompe est au-dessous de l’homme trompé. Ceci s’applique au gouvernement, à la littérature, comme à la religion.

Mon idée sur la possibilité de faire servir la sincérité chrétienne à la politique n’est pas si creuse qu’elle peut le paraître aux habiles, car c’est aussi celle de l’Empereur Nicolas, esprit pratique et lucide s’il en est. Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui sur aucun trône un prince qui déteste autant le mensonge et qui mente aussi peu que ce prince.

Il s’est fait le champion du pouvoir monarchique en Europe, et vous savez s’il soutient ce rôle avec franchise. On ne le voit pas, comme certain gouvernement, prêcher dans chaque localité une politique différente selon des intérêts purement mercantiles ; loin de là, il favorise partout indistinctement les principes qui s’accordent avec son système : voilà comme il est royaliste absolu. Est-ce ainsi que l’Angleterre est libérale, constitutionnelle et favorable à la philanthropie ?

L’Empereur Nicolas lit tous les jours lui-même, d’un bout à l’autre, un journal français, un seul : le Journal des Débats. Il ne parcourt les autres que lorsqu’on lui indique quelque article intéressant.

Soutenir le pouvoir pour sauver l’ordre social, c’est en France le but des meilleurs esprits ; c’est aussi la pensée constate du Journal des Débats, pensée défendue avec une supériorité de raison qui explique la considération accordée à cette feuille dans notre pays comme dans le reste de l’Europe.

La France souffre du mal du siècle ; elle en est plus malade qu’aucun autre pays : ce mal, c’est la haine de l’autorité ; le remède consiste donc à fortifier l’autorité : voilà ce que pensent l’Empereur à Pétersbourg et le Journal des Débats à Paris.

Mais, comme ils ne s’accordent que sur le but, ils sont d’autant plus ennemis qu’ils semblent plus rapprochés l’un de l’autre. Le choix des moyens ne divise-t-il pas souvent des esprits réunis sous la même bannière ? on se rencontrait alliés, on se sépare ennemis.

La légitimité par droit d’héritage paraît à l’Empereur de Russie l’unique moyen d’arriver à son but, tandis qu’en forçant un peu le sens ordinaire du vieux mot légitimité, sous prétexte qu’il en existe une autre plus sûre, celle de l’élection basée sur les vrais intérêts du pays, le Journal des Débats élève autel contre autel au nom du salut des sociétés.

Or, du combat de ces deux légitimités, dont l’une est aveugle comme la nécessité, l’autre flottante comme la passion, il résulte une colère d’autant plus vive que les raisons décisive manquent aux avocats des deux systèmes, qui se servent des mêmes termes pour arriver à des conclusion opposées.

Ce qu’il y a de certain parmi tant de doutes, c’est que tout homme qui se retracera l’histoire de Russie depuis l’origine de cet Empire, mais surtout depuis l’avénement des Romanoff, ne pourra que s’émerveiller de voir le prince qui règne aujourdhui sur ce pays se porter le défenseur du dogme monarchique de la légitimité par droit d’héritage, selon le sens que dans sa religion politique la France donnait autrefois au mot légitimité ; tandis qu’en faisant un retour sur lui-même et sur les moyens violents employés par plusieurs de ses ancêtres pour transmettre le pouvoir à leurs successeurs, il apprendrait de la logique des événements à préférer la légitimité du Journal des Débats. Mais il obéit à sa conviction sans retour sur lui-même.

Je me complais dans les digressions, vous le savez depuis longtemps ; je n’aime point à laisser de côté les idées accessoires que m’offre un sujet : cette espèce de désordre séduit mon imagination éprise de tout ce qui ressemble à la liberté. Je ne m’en corrigerais que s’il fallait chaque fois m’en excuser, et multiplier les précautions oratoires pour varier les transitions parce qu’alors la peine passerait le plaisir.

Le site de Péterhoff est jusqu’à présent le plus beau tableau naturel que j’aie vu en Russie. Une falaise peu élevée domine la mer, qui commence à l’extrémité du parc, environ à un tiers de lieue au-dessous du palais, lequel est bâti au bord de cette petite falaise, coupée presque à pic par la nature. En cet endroit, on a pratique de magnifiques rampes ; vous descendez de terrasse en terrasse jusque dans le parc, où vous trouvez des bosquets majestueux par l’épaisseur de leur ombre et par leur étendue. Ce parc est orné de jets d’eau et de cascades artificielles, dans le goût de celles de Versailles, et il est assez varié pour un jardin dessiné à la manière de le Nôtre. Il s’y trouve certains points élevés, certaines fabriques d’où l’on découvre la mer, les côtes de Finlande, puis l’arsenal de la marine russe, l’île de Kronstadt avec ses rem parts de granit à fleur d’eau, et plus loin, à neuf lieues vers la droite, Pétersbourg, la blanche ville, qui de loin paraît gaie et brillante, et qui, avec ses amas de palais aux toits peints, ses îles, ses temples aux colonnes plâtrées, ses forêts de clochers semblables à des minarets, ressemble vers le soir à une forêt de sapins dont les pyramides argentées seraient illuminées par un incendie.

Du milieu de cette forêt coupée par des bras de rivière, on voit déboucher, ou du moins on devine les divers lits de la Néva, laquelle se divise près du golfe et vient finir à la mer dans toute la majesté d’un grand fleuve dont la magnifique embouchure fait oublier qu’il n’a que dix-huit lieues de cours. Encore une apparence ! On dirait qu’ici la nature est d’accord avec les hommes pour entourer d’illusions le voyageur ébloui. Ce paysage est plat, froid, mais grandiose, et sa tristesse impose.

La végétation ne répand que peu de variété dans les sites de l’Ingrie ; celle des jardins est toute factice, celle de la campagne consiste en quelques bouquets de bouleaux, d’un vert triste, et en des allées du même arbre, plantées comme limites entre des prés marécageux, des bois noueux et malingres et des champs cultivés où le froment ne vient pas ; car, qu’est ce qui vient sous le soixantième degré de latitude ?

Quand je pense à tous les obstacles que l’homme a vaincus ici pour y vivre en société, pour bâtir une ville et loger plus qu’un roi, dans des repaires d’ours et de loups, comme on disait à Catherine, et pour l’y maintenir avec la magnificence convenable à la vanité des grands princes et des grands peuples, je ne vois pas une laitue, pas une rose, sans être tenté de crier au miracle. Si Pétersbourg est une Laponie badigeonnée, Péterhoff est le palais d’Armide sous verre. Je ne me crois pas en plein air quand je vois tant de choses pompeuses, délicates, brillantes, et que je pense qu’à quelques degrés plus haut l’année se divise en quatre parties égales : un jour, une nuit et deux crépuscules de trois mois chacun. C’est alors surtout que je ne puis m’empêcher d’admirer !!…

J’admire le triomphe de la volonté humaine par tout où je le reconnais, ce qui ne m’oblige pas d’admirer bien souvent.

On fait une lieue en voiture dans le parc Impérial de Péterhoff sans passer deux fois par la même allée ; or, figurez-vous ce parc tout de feu. Dans ce pays glacial et privé de vive lumière, les illuminations sont un incendie ; on dirait que la nuit doit consoler du jour. Les arbres disparaissent sous une décoration de diamants ; dans chaque allée il y a autant de lampions que de feuilles : c’est l’Asie, non l’Asie réelle, l’Asie moderne, mais la fabuleuse Bagdad des Mille et une Nuits, ou la plus fabuleuse Babylone de Sémiramis.

On dit que le jour de la fête de l’Impératrice, six mille voitures, trente mille piétons et une innombrable quantité de barques sortent de Pétersbourg pour venir former des campements autour de Péterhoff. C’est le seul jour et le seul lieu où j’aie vu de la foule en Russie. Un bivouac bourgeois dans un pays tout militaire est une curiosité. Ce n’est pas que l’armée manque à la fête, une partie de la garde et le corps des cadets sont également cantonnés autour de la résidence souveraine ; et tout ce monde, officiers, soldats, marchands, serfs, maîtres, seigneurs, errent ensemble dans des bois d’où la nuit est chassée par deux cent cinquante mille lampions.

On m’a dit ce chiffre, je vous le répète au hasard ; car pour moi deux cent mille ou deux millions, c’est tout un ; je n’ai pas de mesure dans l’ail, mais ce que je sais, c’est que cette masse de feu jette une lumière artificielle dont n’approche pas la clarté naturelle du jour du Nord. En Russie, l’Empereur fait pâlir le soleil. À cette époque de l’été, les nuits re commencent, elles allongent rapidement, et hier, sans l’illumination, il aurait fait noir pendant quelques heures sous les grandes allées du parc de Péterhoff.

On dit encore qu’en trente-cinq minutes tous les lampions du parc sont allumés par dix huit cents hommes ; la partie des illuminations qui fait face au château s’éclaire en cinq minutes. Elle comprend entre autres un canal qui correspond au principal balcon du palais, et s’enfonce en ligne droite dans le parc vers la mer, à une grande distance. Cette perspective est d’un effet magique, la nappe d’eau du canal est tellement bordée de lumières, elle reflète des clartés si vives, qu’on la prend pour du feu. L’Arioste aurait peut-être l’imagination assez brillante pour vous peindre tant de merveilles dans la langue des fées ; il y a du goût et de la fantaisie dans l’usage qu’on a fait ici de cette prodigieuse masse de lumière : on a donné à divers groupes de lampions, heureusement dispersés, des formes originales : ce sont des fleurs grandes comme des arbres, des soleils, des vases, des berceaux de pampres imitant les pergole[20] italiennes, des obélisques, des colonnes, des murailles ciselées à la manière moresque ; enfin tout un monde fantastique vous passe sous les yeux sans que rien fixe vos regards, car les merveilles se succèdent avec une incroyable rapidité. Vous êtes distrait d’une fortification de feu par des draperies, par des dentelles de pierres précieuses ; tout brille, tout brûle, tout est de flamme et de diamant ; on craint que ce magnifique spectacle ne finisse par un tas de cendres comme un incendie.

Mais ce qu’il y a de plus étonnant vu du palais, c’est toujours le grand canal, qui ressemble à une lave immobile dans une forêt embrasée.

À l’extrémité de ce canal s’élève, sur une énorme pyramide de feux de couleur (elle a, je crois, soixante et dix pieds de haut), le chiffre de l’Impératrice, qui brille d’un blanc éclatant, au-dessus de toutes les lumières rouges, vertes et bleues qui l’environnent : on dirait d’une aigrette de diamants entourée de pierres de couleur. Tout cela est sur une si grande échelle que vous doutez de ce qui vous apparaît. De tels efforts pour une fête annuelle, c’est impossible, dites-vous ; ce que je vois est trop grand pour être réel, c’est le rêve d’un géant amoureux raconté par un poëte fou.

Il y a quelque chose d’aussi prodigieux que la fête elle-même, ce sont les épisodes auxquels elle donne lieu. Pendant deux ou trois nuits, toute cette foule dont je vous ai parlé campe autour du village et se disperse à une assez grande distance du château. Beaucoup de femmes couchent dans leur voiture, des paysannes dorment dans leurs charrettes ; tous ces équipages, renfermés par centaines dans des enclos de planches, forment des camps très-amusants à parcourir et qui seraient dignes d’être reproduits par quelque artiste spirituel.

Les villes d’un jour que les Russes improvisent pour leurs fêtes sont bien plus amusantes, elles ont un caractère bien plus national que les véritables villes bâties en Russie par des étrangers. À Péterhoff, chevaux, maîtres et cochers, tout est réuni dans des enceintes de bois ; ces bivouacs sont indispensables, car il n’y a dans le village qu’un petit nombre de maisons passablement sales, dont les chambres se paient deux cents et jusqu’à cinq cents roubles par nuit : le rouble de papier équivaut à vingt-trois sous de France.

Ce qui accroît mon malaise depuis que je vis parmi les Russes, c’est que tout me révèle la valeur réelle de ce peuple opprimé. L’idée de ce qu’il pourrait faire, s’il était libre, exaspère la colère que je ressens, en voyant ce qu’il fait aujourd’hui.

Les ambassadeurs, avec leur famille et leur suite, ainsi que les étrangers présentés, sont logés et hébergés aux frais de l’Empereur ; on réserve à cet effet un vaste et charmant édifice en forme de pavillon carré, appelé le palais anglais. Cette habitation est située à un quart de lieue du palais Impérial, à l’extrémité du village, dans un beau parc dessiné à l’anglaise, et qui paraît naturel tant il est pittoresque. L’abondance et la beauté des eaux, le mouvement du terrain, choses rares dans les environs de Pétersbourg, rendent ce jardin agréable. Cette année le nombre des étrangers étant plus grand que de coutume, ils n’ont pu trouver place dans le palais anglais, qu’on a été forcé de réserver aux charges et aux personnes invitées d’office ; je n’y ai donc point couché, mais j’y dîne tous les jours, avec le corps diplomatique et sept à huit cents personnes, à une table parfaitement bien servie. Voilà, certes, une magnifique hospitalité !… Lorsqu’on loge au village, il faut faire mettre ses chevaux et s’habiller en uniforme pour aller dîner à cette table présidée par un des grands officiers de l’Empire.

Pour la nuit le directeur général des théâtres de la cour a mis à ma disposition deux loges d’acteurs dans la salle de spectacle de Péterhoff, et ce logement m’est envié par tout le monde. Je n’y manque de rien, si ce n’est d’un lit. Heureusement que j’ai apporté mon petit lit de fer de Pétersbourg. C’est un objet de première nécessité pour un Européen qui voyage en Russie, et qui ne veut pas s’accoutumer à passer la nuit roulé dans un tapis sur un banc ou sur un escalier. On se munit ici de son lit comme on porte son manteau en Espagne….. À défaut de paille, chose rare dans un pays où le blé ne vient pas, mon matelas se remplit de foin : on en trouve à peu près partout.

Si l’on ne veut pas se charger d’un lit, il faut au moins porter avec soi la toile d’une paillasse. C’est ce que je fais pour mon valet de chambre qui n’est pas plus que moi résigné à dormir à la russe. Même je me passerais de lit encore plus facilement que lui, puisque j’ai employé près de deux nuits à vous écrire ce que vous lisez.

Les bivouacs d’amateurs sont ce qu’il y a de plus pittoresque à Péterhoff, car dans les campements des soldats on retrouve l’uniformité militaire. Les Hulans bivouaquent au milieu d’une prairie, autour d’un étang, aux environs du palais, et près de là est aussi campé le régiment des gardes à cheval de l’Impératrice, sans compter les Circassiens casernés à l’une des extrémités du village ; enfin, les cadets sont en partie distribués dans les maisons, en partie parqués militairement dans un champ.

Dans tout autre pays, un si grand rassemblement d’hommes produirait un mouvement, un tumulte étourdissants. En Russie, tout se passe avec gravité, tout prend le caractère d’une cérémonie ; là, le silence est de rigueur ; à voir tous ces jeunes gens réunis là pour leur plaisir, ou pour celui des autres, n’osant ni rire, ni chanter, ni se quereller, ni jouer, ni danser, ni courir, on dirait d’une troupe de prisonniers près de partir pour le lieu de leur destination. Encore un souvenir de la Sibérie !… Ce qui manque à tout ce que je vois ici, ce n’est assurément ni la grandeur ni la magnificence, ni même le goût et l’élégance : c’est la gaieté ; la gaieté ne se commande pas ; au contraire, le commandement la fait fuir. comme le cordeau et le niveau détruisent dans une ville les tableaux pittoresques. Je n’ai rien vu en Russie qui ne fût symétrique, qui n’eût l’air ordonné ; ce qui donnerait du prix à l’ordre, la variété, d’où naît l’harmonie, est inconnu ici.

Les soldats au bivouac sont soumis à une discipline plus sévère qu’à la caserne : tant de rigidité en pleine paix, en plein champ et un jour de fête, me rappelle le mot du grand-duc Constantin sur la guerre : « Je n’aime pas la guerre, disait-il ; elle gâte les soldats, salit les habits et détruit la discipline.

Ce prince militaire ne disait pas tout ; il avait un autre motif pour ne pas aimer la guerre. C’est ce qu’a prouvé sa conduite en Pologne.

Le jour du bal et de l’illumination, à sept heures du soir, on se rend au palais Impérial. Les personnes de la cour, le corps diplomatique, les étrangers invités et les soi-disant gens du peuple admis à la fête, sont introduits pêle-mêle dans les grands appartements. Pour les hommes, excepté les mougiks en habit national, et les marchands qui portent le cafetan, le tabarro, manteau vénitien par-dessus l’uniforme, est de rigueur, parce que cette fête s’appelle un bal masqué.

Vous attendez là pendant assez longtemps, pressé par la foule, l’apparition de l’Empereur et de la famille Impériale. Dès que le maître, ce soleil du palais, commence à poindre, l’espace s’ouvre devant lui ; suivi de son noble cortége, il traverse librement et sans même être effleuré par la foule, des salles où l’instant d’auparavant on n’aurait pas cru pouvoir laisser pénétrer une seule personne de plus. Aussitôt que Sa Majesté a disparu, le flot des paysans se referme derrière elle. C’est toujours l’effet du sillage après le passage d’un vaisseau.

La noble figure de Nicolas, dont la tête domine toutes les têtes, imprime le respect à cette mer agitée, c’est le Neptune de Virgile ; on ne saurait être plus Empereur qu’il ne l’est. Il danse pendant deux ou trois heures de suite des polonaises avec des dames de sa famille et de sa cour. Cette danse était autrefois une marche cadencée et cérémonieuse : aujourd’hui, c’est tout bonnement une promenade au son des instruments. L’Empereur et son cortége serpentent d’une manière surprenante au milieu de la foule, qui, sans prévoir la direction qu’il va prendre, se sépare cependant toujours à temps pour ne pas gêner la marche du souverain.

L’Empereur parle à quelques hommes à barbes, habillés à la russe, c’est-à-dire vêtus de la robe persane, et vers dix heures et demie, à la nuit close, l’illumination commence. Je vous ai déjà dit la promptitude magique avec laquelle on voit s’allumer des milliers de lampions : c’est une vraie féerie.

On m’avait assuré qu’ordinairement plusieurs vaisseaux de la marine Impériale s’approchent du rivage à ce moment de la fête, et répondent à la musique de terre par des salves d’artillerie lointaines. Hier, le mauvais temps nous priva de ce magnifique épisode de la fête, Je dois cependant ajouter qu’un Français, depuis longtemps établi dans ce pays, m’a raconté que tous les ans il survient quelque chose qui fait manquer l’illumination des navires. Choisissez entre le dire des habitants et l’assertion des étrangers.

Nous avons cru pendant une grande partie du jour que l’illumination n’aurait pas lieu. Vers les trois heures, comme nous étions à dîner au palais anglais, un grain est venu fondre sur Péterhoff : les arbres du parc s’agitaient violemment, leurs cimes se tordaient dans les airs, leurs branches rasaient le sol, et tandis que nous considérions ce spectacle, nous étions loin de penser que les sœurs, les mères, les amis d’une foule de personnes assises tranquillement à la même table que nous, périssaient sur l’eau par ce même coup de vent dont nous observions froidement les effets. Notre curiosité insouciante approchait de la gaieté, tandis qu’un grand nombre de barques parties de Pétersbourg pour se rendre à Péterhoff, chaviraient au milieu du golfe. Aujourd’hui on avoue deux cents personnes noyées, d’autres disent quinze cents, deux mille : nul ne saura la vérité, et les journaux ne parleront pas du malheur, ce serait affliger l’Impératrice et accuser l’Empereur.

Le secret des désastres du jour a été gardé pendant toute la soirée ; rien n’a transpiré qu’après la fête : et ce matin la cour n’en paraît ni plus ni moins triste ; là, l’étiquette veut avant tout que personne ne parle de ce qui occupe la pensée de tous ; même hors du palais, les confidences ne se font qu’à demi-mot, en passant, et bien bas. La tristesse habituelle de la vie des hommes en ce pays vient de ce qu’elle est comptée pour rien par eux-mêmes ; chacun sent que son existence tient à un fil, et chacun prend là-dessus son parti, pour ainsi dire, de naissance.

Tous les ans, des accidents semblables, quoique moins nombreux, attristent les fêtes de Péterhoff qui se changeraient en un deuil imposant, en une pompe funèbre, si d’autres que moi venaient à penser à tout ce que coûte cette magnificence ; mais ici je suis seul à réfléchir.

Depuis hier les esprits superstitieux ont recueilli plus d’un triste pronostic ; le temps, qui avait été beau pendant trois semaines, n’a changé que le jour de la fête de l’Impératrice ; le chiffre de cette princesse ne voulait pas s’allumer : l’homme chargé de surveiller cette partie essentielle de l’illumination monte au sommet de la pyramide et se met à l’œuvre ; mais le vent éteint ses lampions à mesure qu’il les allume. Il remonte à plusieurs reprises, enfin le pied lui manque, il tombe d’une hauteur de soixante-dix pieds et se tue sur la place. On l’emporte : le chiffre reste à demi effacé !…

L’effrayante maigreur de l’Impératrice, son air languissant, son regard terne rendent ces présages plus sinistres. La vie qu’elle mène lui devient mortelle : des fêtes, des bals tous les soirs ! Il faut s’amuser ici incessamment sous peine d’y mourir d’ennui.

Pour l’Impératrice et pour les courtisans zélés le spectacle des revues, des parades commence de bonne heure le matin ; elles sont toujours suivies de quelques réceptions ; l’Impératrice rentre dans son intérieur pour un quart d’heure, puis elle va se promener en voiture pendant deux heures ; ensuite elle prend un bain avant de ressortir à cheval. Rentrée chez elle une seconde fois, elle reçoit encore : enfin, elle va visiter quelques établissements utiles qu’elle dirige, ou quelque personne de son intimité ; elle sort de là pour suivre l’Empereur au camp. Il y en a toujours un quelque part : ils rentrent pour danser ; et voilà comment sa journée, son année se passent, et comment ses forces se perdent avec sa vie.

Les personnes qui n’ont pas le courage ou la santé nécessaires pour partager cette terrible vie, ne sont pas en faveur.

L’Impératrice me disait l’autre jour, en parlant d’une femme très-distinguée, mais délicate ; « Elle est toujours malade ! — Au ton, à l’air dont fut prononcé ce jugement, je sentis qu’il décidait du sort d’une famille. Dans un monde où l’on ne se contente pas des bonnes intentions, une maladie équivaut à une disgrâce.

L’Impératrice ne se croit pas plus dispensée que les autres de la nécessité de payer de sa personne. Elle ne peut se résigner à laisser l’Empereur s’éloigner d’elle un instant. Les princes sont de fer !… La noble femme voudrait et croit par moments n’être pas sujette aux infirmités humaines ; mais la privation totale de repos physique et moral, le manque d’occupation suivie, l’absence de toute conversation sérieuse, la nécessité toujours renaissante des distractions qui lui sont imposées, tout nourrit la fièvre qui la mine, et voilà comment ce terrible genre de vie lui est devenu funeste et indispensable. Elle ne peut aujourd’hui ni le quitter ni le soutenir. On craint la consomption, le marasme, on craint surtout pour elle l’hiver de Pétersbourg ; mais rien ne la déciderait à passer six mois loin de l’Empereur[21].

À la vue de cette figure intéressante, mais dévastée par la souffrance, errant comme un spectre au milieu d’une fête qu’on appelle la sienne, et qu’elle ne reverra peut-être plus, je me sens le cœur navré ; et tout ébloui que je suis du faste des grandeurs humaines, je fais un retour sur les misères de notre nature. Hélas ! plus on tombe de haut et plus rude est la chute. Les grands expient en un jour, dès ce monde, toutes les privations du pauvre pendant une longue vie.

L’inégalité des conditions disparaît sous le court et pesant niveau de la souffrance. Le temps n’est qu’une illusion dont la passion s’affranchit : l’intensité du sentiment, plaisir ou douleur, telle est la mesure de la réalité… Cette réalité fait tôt ou tard sa part aux idées sérieuses dans la vie la plus frivole ; et le sérieux forcé est amer autant que l’autre eût été doux. À la place de l’Impératrice je n’aurais pas voulu laisser célébrer ma fête hier, si toutefois j’avais eu le pouvoir de me soustraire à ce plaisir d’étiquette.

Les personnes, même les plus haut placées, sont mal inspirées lorsqu’elles prétendent s’amuser à jour fixe. Une date solennisée chaque année ne sert qu’à faire mieux sentir les progrès du temps par la comparaison du présent et du passé. Les souvenirs, bien qu’on les célèbre par des réjouissances, nous inspirent toujours une foule d’idées tristes ; la première jeunesse évanouie, nous entrons dans la décadence ; au retour de chaque fête périodique nous avons quelques joies de moins avec quelques regrets de plus : l’échange est pénible ! Ne vaudrait-il pas mieux laisser les jours fuir en silence ? Voix plaintives de la mort, les anniversaires sont les échos du temps ; ils n’apportent à l’oreille de l’âme que des paroles douloureuses.

Hier, à la fin du bal que je vous ai décrit, on soupa ; puis, tout en nage, car la chaleur des appartements où se pressait la foule était insupportable, on monta dans les voitures de la cour qu’on appelle des lignes ; alors on s’est mis à faire le tour des illuminations par une nuit très-noire, sous une rosée dont heureusement la fraîcheur était tempérée par la fumée des lampions. Vous ne pouvez vous figurer la chaleur qui rayonnait dans toutes les allées de cette forêt enchantée, tant l’incroyable profusion de feux dont nous étions éblouis chauffe le parc en l’éclairant !

Les lignes sont des espèces de chars à bancs doubles, où huit personnes s’asseyent commodément dos à dos ; leur forme, leurs dorures, les harnais antiques des chevaux qui les traînent, tout cet ensemble ne manque ni de grandeur ni d’originalité. Un luxe vraiment royal : c’est aujourd’hui chose rare en Europe.

Le nombre de ces équipages est considérable, c’est une des magnificences de la fête de Péterhoff ; il y en a pour tout ce qui est invité, moins les serfs et les bourgeois de parade parqués dans les salles du palais.

Un maître des cérémonies m’avait indiqué la ligne dans laquelle je devais monter, mais au milieu du désordre de la sortie personne n’atteint sa place ; je ne pus retrouver ni mon domestique ni mon manteau, et j’entrai à la fin dans une des dernières lignes où je m’assis à côté d’une dame russe qui n’avait point été au bal, mais qui était venue là de Pétersbourg pour montrer l’illumination à ses filles. La conversation de ces dames, qui paraissaient tenir à toutes les familles de la cour, était franche, et en cela, elle différait de celle des personnes de service au palais. La mère se mit tout d’abord en rapport avec moi, son ton était d’une facilité de bon goût qui révélait la grande dame. Je reconnus là ce que j’avais déjà remarqué ailleurs, c’est que lorsque les femmes russes sont naturelles, ce n’est ni la douceur ni l’indulgence qui dominent dans leur conversation. Elle me nomma toutes les personnes que nous voyions passer devant nous ; car, dans cette promenade magique, les lignes se croisent souvent ; une moitié de ces voitures suit une allée, tandis que l’autre moitié longe en sens opposé l’allée voisine séparée par une charmille percée de larges ouvertures, en forme d’arcades. Le royal cortége se passe ainsi en revue lui-même. Si je ne craignais de vous fatiguer, et surtout de vous inspirer quelque défiance en épuisant les formules d’admiration, je vous dirais que je n’ai rien vu d’aussi étonnant que ces portiques de lampions parcourus dans un silence solennel par toutes les voitures de la cour, au milieu d’un parc inondé d’une foule aussi épaisse dans les jardins que l’était l’instant d’auparavant celle des paysans dans les salles du palais.

Nous nous sommes promenés ainsi, pendant une heure, à travers des bosquets enchantés ; et nous avons fait le tour d’un lac qu’on appelle Marly ; il est à l’extrémité du parc de Péterhoff. Versailles et toutes les magiques créations de Louis XIV furent présents à la pensée des princes de l’Europe pendant plus de cent ans. C’est à ce lac de Marly que les illuminations m’ont paru le plus extraordinaires. À l’extrémité de la pièce d’eau, j’allais dire de la pièce d’or, tant cette eau est lumineuse et brillante, s’élève une maison qui servit d’habitation à Pierre le Grand : elle était illuminée comme le reste.

Ce qui m’a le plus frappé, c’est la teinte de l’eau où se reflétait le feu des milliers de lampions allumés autour de ce lac de feu. L’eau et les arbres ajoutent singulièrement à l’effet des illuminations. En traversant le parc nous avons passé devant des grottes où la lumière allumée dans l’intérieur se faisait jour au dehors à travers une nappe d’eau qui tombait devant l’ouverture de la brillante caverne : le mouvement de la cascade roulant par-dessus ce feu, était d’un effet merveilleux. Le palais Impérial domine toutes ces magnifiques chutes d’eau, et l’on dirait qu’il en est la source : lui seul n’est point illuminé ; il est blanc, mais il devient brillant par l’immense faisceau de lumières qui montent vers lui de toutes les parties du parc, et se reflètent sur ses murailles. Les teintes des pierres et la verdure des arbres sont changées par les rayons d’un jour aussi éclatant que celui du soleil. Ce seul spectacle mériterait une promenade à Péterhoff. Si jamais je retournais à cette fête, je me bornerais à parcourir à pied les jardins.

Cette promenade est sans contredit ce qu’il y a de plus beau à la fête de l’Impératrice. Mais encore une fois, la magie n’est pas de la gaieté : personne ici ne rit, ne chante, ne danse ; on parle bas, on s’amuse avec précaution, il semble que les sujets russes rompus à la politesse, respectent jusqu’à leur plaisir. Enfin la liberté manque à Péterhoff comme partout ailleurs.

J’ai gagné ma chambre, c’est-à-dire ma loge, à minuit et demi. Dès la nuit, la retraite des curieux a commencé, et pendant que ce torrent défilait sous mes fenêtres, je me suis mis à vous écrire ; aussi bien le sommeil eût été impossible au milieu d’un tel tumulte. En Russie, les chevaux seuls ont la permission de faire du bruit. C’était un flot de voitures de toutes formes, de toutes grandeurs, de toutes sortes, défilant sur quatre rangs à travers un peuple de femmes, d’enfants et de mougiks à pied ; c’était la vie naturelle qui recommençait après la contrainte d’une fête royale. On eût dit d’une troupe de prisonniers délivrés de leurs chaînes. Le peuple du grand chemin n’était plus la foule disciplinée du parc. Cette tourbe redevenue sauvage, et se précipitant vers Pétersbourg avec une violence et une rapidité effrayantes, me rappelait les descriptions de la retraite de Moscou, et plusieurs chevaux tombés morts sur la route ajoutaient à l’illusion.

À peine avais-je eu le temps de me déshabiller et de me jeter sur mon lit, qu’il fallut me remettre sur pied pour courir vers le palais, afin d’assister à la revue du corps des cadets que l’Empereur devait passer lui-même.

Ma surprise fut grande de retrouver déjà toute la cour debout et à l’œuvre ; les femmes étaient parées en fraîches toilettes du matin, les hommes revêtus des habits de leur charge ; tout le monde attendait l’Empereur au lieu du rendez-vous. Le désir de se montrer zélé animait cette foule brodée : chacun était allègre comme si les magnificences et les fatigues de la nuit n’avaient pesé que sur moi. Je rougis de ma paresse, et je sentis que je n’étais pas né pour faire un bon courtisan russe. La chaîne a beau être dorée, elle ne m’en paraît pas plus légère.

Je n’eus que le temps de percer la foule avant l’arrivée de l’Impératrice, et je n’avais pas encore atteint ma place, que l’Empereur parcourait déjà les rangs de ses officiers enfants, tandis que l’Impératrice, si fatiguée la veille, l’attendait dans une calèche au milieu de la place. Je souffrais pour elle : cependant l’abattement qui m’avait frappé le jour d’auparavant avait disparu. Ma pitié se concentra donc sur moi-même qui me sentais harassé pour tout le monde, et qui voyais avec envie les plus vieilles gens de la cour porter légèrement un fardeau qui m’accablait. L’ambition est ici la condition de la vie ; sans cette dose d’activité factice, on serait toujours morne et triste.

La voix de l’Empereur commandait l’exercice aux élèves ; après quelques manœuvres parfaitement exécutées, Sa Majesté parut satisfaite : elle prit par la main un des plus jeunes cadets qu’elle venait de faire sortir des rangs, le mena elle-même à l’Impératrice à laquelle elle le présenta, puis élevant cet enfant dans ses bras à la hauteur de sa tête, c’est-à-dire au-dessus de la tête de tout le monde, elle l’embrassa publiquement. Quel intérêt l’Empereur avait-il à se montrer si débonnaire ce jour-là en public ? c’est ce que personne n’a pu ou n’a voulu me dire.

Je demandai aux gens qui m’entouraient quel était le bienheureux père de ce cadet modèle comblé de la faveur du souverain. Nul ne satisfit ma curiosité ; en Russie on fait mystère de tout. Après cette parade sentimentale, l’Empereur et l’Impératrice retournèrent au palais de Péterhoff, où ils reçurent dans les grands appartements tous ceux qui voulurent leur faire leur cour, puis vers onze heures ils parurent sur l’un des balcons du palais devant lequel les soldats de la garde circassienne se mirent à faire des exercices pittoresques sur leurs magnifiques chevaux de l’Asie. La beauté de cette troupe superbement costumée contribue au luxe militaire d’une cour qui, malgré ses efforts et ses prétentions, est toujours et sera longtemps encore plus orientale qu’européenne. Vers midi, sentant s’épuiser ma curiosité, n’ayant pas pour suppléer à ma force naturelle le ressort tout-puissant de cette ambition de cour qui fait ici tant de miracles, je suis retourné à mon lit, d’où je viens de sortir pour vous achever ce récit.

Je compte passer ici le reste du jour à laisser la foule s’écouler ; d’ailleurs, je suis retenu à Péterhoff par l’espoir d’un plaisir auquel j’attache beaucoup de prix.

Demain, si j’en ai le temps, je vous conterai le succès de mes intrigues.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE SEIZIEME.


Cottage de Péterhoff. — Surprise. — L’Impératrice. — Sa toilette du matin. — Ses manières, son air, sa conversation. — Le grand-duc héritier. — Sa bonté. — Question embarrassante. — Comment le grand-duc y répond pour moi. — Silence de l’Impératrice interprété. — Intérieur du cottage. — Absence de tout objet d’art. — Affections de famille. — Timidité gênante. — Le grand-duc fait le cicerone. — Politesse exquise. — Définition de la timidité. — Les hommes de ce siècle en sont exempts. — La perfection de l’hospitalité. — Scène muette. — Le cabinet de travail de l’Empereur. — Petit télégraphe. — Château d’Oranienbaum. — Souvenirs attristants. — Petit château de Pierre III, ce qu’il en reste. — Tout ce qu’on fait ici pour cacher la vérité. — Avantage des hommes obscurs sur les grands. — Citation de Rulhière. — Pavillons du parc. — Souvenirs de Catherine II. — Camp de Krasnoeselo. — Retour à Pétersbourg. — Mensonges puérils.


LETTRE SEIZIÈME.


Pétersbourg, ce 27 juillet 1839.

J’avais instamment prié madame*** de me faire voir le cottage[22] de l’Empereur et de l’Impératrice. C’est une petite maison bâtie par eux dans le nouveau style gothique à la mode en Angleterre. Elle est située au milieu du magnifique parc de Peterhoff. Rien n’est plus difficile, m’avait répondu ma dame***, que d’entrer au cottage pendant le séjour qu’y font Leurs Majestés ; rien ne serait plus facile en leur absence. Cependant j’essaierai.

Là-dessus j’avais prolongé mon séjour à Péterhoff, attendant avec impatience, mais sans beaucoup d’espoir, la réponse de madame***. Enfin, hier matin, de bonne heure, je reçois d’elle un petit mot ainsi conçu : Venez chez moi à onze heures moins un quart. On m’a permis, par faveur très-particulière, de vous montrer le cottage à l’heure où l’Empereur et l’Impératrice vont se promener ensemble, c’est-à dire à onze heures précises. Vous connaissez leur exactitude. »

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous. Ma dame*** habite un fort joli château bâti dans un coin du parc. Elle suit partout l’Impératrice, mais elle loge autant que possible dans des maisons séparées, quoique très-voisines des diverses résidences Impériales. J’étais chez elle à dix heures et demie. À onze heures moins un quart nous montons dans une voiture à quatre chevaux, nous traversons le parc rapidement, et à onze heures moins quelques minutes nous arrivons à la porte du cottage.

C’est exactement une maison anglaise entourée de fleurs et ombragée d’arbres ; elle est bâtie sur le modèle des plus jolies habitations qu’on voit près de Londres, à Twickenham, au bord de la Tamise. À peine avions-nous traversé un vestibule assez petit, élevé de quelques marches, et nous étions-nous arrêtés quelques instants à examiner un salon dont l’ameublement me semblait un peu trop recherché pour l’ensemble de la maison, qu’un valet de chambre en frac vint chuchoter quelques mots à l’oreille de madame***, qui me parut surprise.

« Qu’y a-t-il ? lui dis-je quand l’homme fut sorti.

— C’est l’Impératrice qui rentre.

— Quelle trahison, m’écriai-je je n’aurai le temps de rien voir !

— Peut-être ; sortez par cette terrasse, descendez au jardin et retournez m’attendre à l’entrée de la maison. »

J’étais là depuis deux minutes à peine, lorsque je vis venir à moi l’Impératrice toute seule, qui descendait rapidement les degrés du perron. Sa taille élevée et svelte a une grâce singulière ; sa démarche est vive, légère et pourtant noble ; elle a certains mouvements des bras et des mains, certaines attitudes, certain tour de tête qu’on ne peut oublier. Elle était vêtue de blanc ; son visage, entouré d’une capote blanche, paraissait reposé ; ses yeux avaient l’expression de la mélancolie, de la douceur et du calme ; un voile relevé avec grâce encadrait son visage ; une écharpe transparente se drapait autour de ses épaules et complétait le costume du matin le plus élégant. Jamais elle m’avait paru si à son avantage : à cet aspect les sinistres présages du bal se dissipèrent entièrement, l’Impératrice me parut ressuscitée, et j’éprouvai l’espèce de sécurité qui renaît avec le jour après une nuit agitée. Il faut, pensai-je, que Sa Majesté soit plus forte que moi, pour avoir supporté la fête d’avant-hier, la revue et le cercle d’hier, et pour se lever aujourd’hui brillante comme je la vois.

« J’ai abrégé ma promenade, me dit-elle, parce que je savais que vous étiez ici.

— Ah ! Madame, j’étais loin de m’attendre à tant de bonté.

— Je n’avais rien dit de mon projet à madame*** qui vient de me gronder d’être venue vous surprendre ; elle prétend que je vous dérange dans votre examen. Vous voulez donc venir ici pour deviner nos secrets ?

— Je le voudrais bien, Madame ; on ne peut que gagner à pénétrer la pensée des personnes qui savent si bien choisir entre le faste et l’élégance.

— Le séjour de Péterhoff m’est insupportable, et c’est pour me reposer les yeux de cette dorure massive que j’ai demandé une chaumière à l’Empereur. Je n’ai jamais été si heureuse que dans cette maison ; mais maintenant que voilà une de mes filles mariée, et que mes fils font leurs études ailleurs, elle est devenue trop grande pour nous. »

Je souris sans répondre ; j’étais sous le charme : il me parut que cette femme, si différente de celle en l’honneur de qui s’était donnée la somptueuse fête de la veille, devait avoir partagé toutes mes impressions ; elle a senti comme moi, me disais-je, la fatigue, le vide, elle a jugé l’éclat menteur de cette magnificence commandée, et maintenant elle sent aussi qu’elle est digne de quelque chose de mieux. Je comparais les fleurs du cottage aux lustres du palais, le soleil d’une belle matinée aux feux d’une nuit de cérémonies, le silence d’une délicieuse retraite au tumulte de la foule dans un palais, la fête de la nature à la fête de la cour, la femme à l’Impératrice, et j’étais enchanté du bon goût et de l’esprit avec lesquels cette princesse avait su fuir les ennuis de la représentation, pour s’entourer de tout ce qui fait le charme de la vie privée. C’était une féerie nouvelle dont le prestige captivait mon imagination, bien plus que la magie du pouvoir et des grandeurs.

« Je ne veux pas donner raison à madame***, reprit l’Impératrice. Vous allez voir le cottage en détail, et c’est mon fils qui vous le montrera. Pendant ce temps-là j’irai visiter mes fleurs, et je vous retrouverai avant de vous laisser partir. »

Tel fut l’accueil que je reçus de cette femme qui passe pour hautaine non-seulement en Europe, où on ne la connaît guère, mais en Russie où on la voit de près.

Dans ce moment, le grand-duc héritier vint rejoindre sa mère : il était avec madame*** et avec la fille aînée de cette dame, jeune personne âgée d’environ quatorze ans, fraîche comme une rose, et jolie comme on l’était en France du temps de Boucher. Cette jeune personne est le vivant modèle d’un des plus agréables portraits de ce peintre, à la poudre près.

J’attendais que l’Impératrice me donnât mon congé ; on se mit à se promener en allant et venant devant la maison, mais sans s’éloigner de l’entrée devant laquelle nous nous étions arrêtés d’abord.

L’Impératrice connaît l’intérêt que je prends à toute la famille de madame*** qui est Polonaise. Sa Majesté sait aussi que depuis plusieurs années un des frères de cette dame est à Paris. Elle mit la conversation sur la manière de vivre de ce jeune homme, et s’informa longtemps, avec un intérêt marqué, de ses sentiments, de ses opinions, de son caractère : c’était me donner toute facilité pour lui dire ce que me dicterait l’attachement que je lui porte. Elle m’écouta fort attentivement. Quand j’eus cessé de parler, le grand-duc, s’adressant à sa mère, continua sur le même sujet, et dit : « Je viens de le rencontrer à Ems, et je l’ai trouvé très-bien.

— C’est pourtant un homme aussi distingué qu’on empêche de venir ici, parce qu’il s’est retiré en Allemagne après la révolution de Pologne, s’écria madame*** avec son affection de sœur et la liberté d’expression que l’habitude de vivre à la cour depuis son enfance n’a pu lui faire perdre.

— Mais qu’a-t-il donc fait ? ” me dit l’Impératrice avec un accent inimitable par le mélange d’impatience et de bonté qu’il exprimait.

J’étais embarrassé de répondre à une question si directe, car il fallait aborder le délicat sujet de la politique, et c’était risquer de tout gâter.

Le grand-duc vint encore à mon secours avec une grâce, une affabilité que je serais bien ingrat d’oublier ; sans doute il pensait que j’avais trop à dire pour oser répondre ; alors prévenant quelque défaite qui eût trahi mon embarras et compromis la cause que je désirais plaider : « Mais, ma mère, s’écria-t-il vivement, qui jamais a demandé à un enfant de quinze ans ce qu’il a fait en politique ? »

Cette réponse pleine de cœur et de sens me tira de peine ; mais elle mit fin à la conversation. Si j’osais interpréter le silence de l’Impératrice, je dirais que voici ce qu’elle pensait : « Que faire aujourd’hui, en Russie, d’un Polonais rentré en grâce ? Il sera toujours un objet d’envie pour les vieux Russes, et il n’inspirera que de la défiance à ses nouveaux maîtres. Sa vie, sa santé se perdront dans les épreuves auxquelles on sera obligé de le soumettre pour s’assurer de sa fidélité ; puis, en dernier résultat, si l’on croit pouvoir compter sur lui, on le méprise, précisément parce qu’on y compte. D’ailleurs, que puis-je faire pour ce jeune homme ? j’ai si peu de crédit !

Je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que telles étaient les pensées de l’Impératrice : telles étaient aussi à peu près les miennes. Nous conclûmes tout bas, l’un et l’autre, qu’entre deux malheurs, le moindre pour un gentilhomme qui n’a plus ni concitoyens, ni frères d’armes, c’est de rester loin du pays qui l’a vu naître : la terre seule ne fait pas la patrie, et la pire des conditions serait celle d’un homme qui vivrait en étranger chez lui.

Sur un signe de l’Impératrice, le grand-duc, madame sa fille et moi nous rentrâmes dans le cottage. J’aurais désiré trouver moins de luxe d’ameublement dans cette maison, et plus d’objets d’art. Le rez-de-chaussée ressemble à toutes les habitations des gens élégants et riches en Angleterre ; mais pas un tableau du premier ordre, pas un fragment de marbre, pas une terre cuite n’annoncent, chez les maîtres du lieu, un penchant prononcé pour les chefs-d’œuvre en peinture et en sculpture. Ce n’est pas de dessiner plus ou moins bien soi-même, c’est le goût du beau qui prouve qu’on a l’amour et le sentiment de l’art. Je regrette toujours l’absence de cette passion pour des personnes auxquelles il serait si facile de la satisfaire.

On a beau dire que des statues ou des tableaux de grand prix seraient mal placés dans un cottage ; cette maison est le lieu de prédilection de ceux qui la possèdent, et lorsqu’on s’arrange à soi-même un séjour selon sa fantaisie, si l’on aime beaucoup les arts, ce goût se trahit toujours, au risque d’une disparate de style, d’une faute d’harmonie ; d’ailleurs, quelque discordance serait bien permise dans un cottage Impérial.

Au surplus, les Empereurs de Russie ne sont pas des Empereurs romains ; ils ne se croient pas obligés d’aimer les arts par état.

On reconnaît, dans la distribution et la décoration du cottage, que des affections et des habitudes de famille ont présidé à l’arrangement et au plan de cette habitation. Ceci vaut mieux encore que le sentiment du beau dans les œuvres du génie. Une seule chose m’a déplu dans l’ordonnance et dans l’ameublement de cette élégante retraite : c’est une soumission trop servile à la mode anglaise.

Nous avons vu le rez-de-chaussée très-rapidement, de peur d’ennuyer notre guide. La présence d’un si auguste cicerone m’embarrassait. Je sais que rien ne gêne les princes autant que notre timidité, à moins qu’elle ne soit affectée pour les flatter ; cette connaissance de leur humeur augmente ma peine par la conviction où je suis de leur déplaire inévitablement. Ils aiment qu’on les mette à leur aise et l’on n’y parvient qu’en y étant soi-même. Je suis donc sûr de mon fait ; une telle conviction m’est on ne saurait plus désagréable, car personne n’aime à déplaire.

Avec un prince sérieux, je puis espérer quelque fois de me sauver par la conversation, mais avec un prince jeune, léger, élégant et gai, je suis sans ressource,

Un escalier fort étroit, mais embelli par des tapis anglais, nous a conduits à l’étage supérieur : c’est là qu’est la chambre où la grande-duchesse Marie a passé une partie de son enfance (elle est vide) ; celle de la grande-duchesse Olga ne restera probablement pas longtemps habitée. L’Impératrice avait donc raison de dire que le cottage est trop grand. Ces deux chambres à peu près pareilles sont d’une simplicité charmante.

Le grand-duc, s’arrêtant au haut de l’escalier, me dit avec la politesse souveraine dont il a le secret malgré sa grande jeunesse : « Je suis sûr que vous aimeriez mieux voir tout ceci sans moi, et moi je l’ai vu si souvent, que j’aime autant, je vous l’avoue, vous laisser achever votre examen avec madame toute seule. Je vais donc rejoindre ma mère et vous attendre près d’elle. »

Là-dessus, il nous fit un salut plein de grâce et me laissa charmé de la flatteuse facilité de ses manières.

C’est un grand avantage pour un prince que d’être un homme parfaitement bien élevé. Je n’avais donc pas produit mon effet cette fois ; la gêne que j’éprouvais n’avait point été communicative. S’il se fût ressenti de mon malaise il serait resté, car la timidité ne sait que subir son supplice, elle ne sait pas se dégager ; nulle élévation ne préserve de ses atteintes ; la victime qu’elle paralyse, en quelque rang qu’elle soit placée, ne peut trouver la force ni d’affronter ni de fuir ce qui cause sa gêne.

Cette souffrance est quelquefois l’effet d’un amour-propre mécontent et raffiné. Un homme qui craint d’être seul de son avis sur lui-même deviendra timide par vanité.

Mais le plus souvent la timidité est purement physique, c’est une maladie.

Il y a des hommes qui ne peuvent sentir, sans un malaise inexplicable, le regard humain s’arrêter sur eux. Ce regard les pétrifie : il les gêne en marchant, en pensant, il les empêche de parler, de se mouvoir ; ceci est si vrai que j’ai souvent souffert de cette timidité physique dans les villages où j’attirais tous les yeux, en ma qualité d’étranger, bien plus que dans les salons les plus imposants, où personne ne faisait attention à moi. Je pourrais écrire un traité sur les divers genres de timidité, car j’en suis le modèle accompli ; personne n’a plus gémi que moi, dès mon enfance, des atteintes de ce mal incurable, mais, grâce à Dieu, à peu près inconnu aux hommes de la génération qui suit la mienne ; ce qui prouverait qu’outre la prédisposition physique la timidité est surtout le résultat de l’éducation.

L’habitude du monde fait qu’on dissimule cette infirmité, voilà tout : les plus timides des hommes sont souvent les plus éminents en naissance, en dignités et même en mérite. J’avais cru longtemps que la timidité était de la modestie combinée avec un respect exagéré pour les distinctions sociales ou pour les dons de l’esprit ; mais alors comment expliquer la timidité des grands écrivains et celle des princes ? Heureusement les princes de la famille Impériale de Russie ne sont point timides, ils sont de leur siècle ; on n’aperçoit dans leurs manières ni dans leur langage aucun vestige de l’embarras qui fit longtemps le tourment des augustes hôtes de Versailles et celui de leurs courtisans, car quoi de plus gênant qu’un prince timide ?

Quoi qu’il en soit, je me sentis délivré quand je vis partir le grand-duc ; je le remerciai tout bas d’avoir si bien deviné mon désir et de l’avoir si poliment satisfait. Un homme à demi cultivé ne s’aviserait guère de laisser les gens seuls pour leur être agréable. Cependant c’est quelquefois le plus grand plaisir qu’on leur puisse faire. Savoir quitter son hôte sans le choquer, c’est le comble de l’urbanité, le chef-d’œuvre de l’hospitalité. Cette facilité est dans la vie habituelle du monde élégant ce que serait en politique la liberté sans désordre. Problème qu’on se propose sans cesse et qu’on ne résout guère.

Au moment où le grand-duc s’éloigna, mademoiselle*** se trouvait derrière sa mère ; le jeune prince en passant devant elle s’arrête d’un air très-grave, un peu moqueur, et lui fait une profonde révérence sans dire mot. La jeune personne voyant que ce salut est ironique reste muette, dans l’attitude du respect, mais sans rendre le salut.

J’admirai cette nuance qui me parut d’une délicatesse exquise. Je doute qu’à cette cour aucune femme de vingt-cinq ans se distinguât par un tel trait de courage ; il n’appartient qu’à l’innocence de savoir joindre au juste sentiment de sa propre dignité, que nul être humain ne doit perdre, les égards dus aux prérogatives sociales. Cet exemple de tact ne passa point inaperçu.

« Toujours la même ! » dit en s’éloignant le grand duc héritier.

Ils ont été enfants ensemble : une différence d’âge de cinq ans ne les a pas empêchés de jouer souvent aux mêmes jeux. Une telle familiarité ne s’oublie pas, même à la cour. Je me suis fort amusé de la scène muette qu’ils ont jouée là.

Ce coup d’œil jeté sur l’intérieur de la famille Impériale m’a singulièrement intéressé. Il faut voir de près ces princes pour les apprécier : ils sont faits pour être à la tête de leur pays, car ils sont des premiers de leur nation à tous égards. La famille Impériale est ce que j’ai vu en Russie de plus digne d’exciter l’admiration et l’envie des étrangers.

Au plus haut du cottage on trouve le cabinet de travail de l’Empereur. C’est une bibliothèque assez grande et très-simplement ornée. Elle ouvre sur un balcon qui fait terrasse en face de la mer. Sans sortir de cette vigie studieuse l’Empereur peut donner lui-même ses ordres à sa flotte. À cet effet, il a une lunette d’approche, un porte-voix et un petit télégraphe qu’il fait mouvoir à volonté.

J’aurais voulu examiner en détail cette chambre avec tout ce qu’elle contient, et faire beaucoup de questions ; mais je craignis que ma curiosité ne parût indiscrète et j’aimai mieux voir mal que de me donner l’air d’être venu là pour faire un inventaire.

D’ailleurs je ne suis curieux que de l’ensemble des choses qui, en général, me frappe plus que les détails. Je voyage pour voir et pour juger les objets, non pour les mesurer, les énumérer et les calquer.

C’est une faveur que d’entrer dans le cottage, pour ainsi dire en présence de ceux qui l’habitent. J’ai donc cru devoir m’en montrer digne en évitant des recherches trop minutieuses, et qui auraient passé les bornes d’un hommage respectueusement flatteur.

Après avoir expliqué ma pensée à madame*** qui comprit parfaitement cette délicatesse, je me hâtai d’aller prendre congé de l’Impératrice et du grand duc héritier.

Nous les retrouvâmes dans le jardin où, après m’avoir encore adressé quelques mots gracieux, ils me quittèrent en me laissant satisfait de tout ce que je venais de voir, mais surtout reconnaissant de leur bonté et charmé de la noblesse et de la grâce singulière de leur accueil.

Au sortir du cottage je montai en voiture pour aller visiter en toute hâte Oranienbaum, la fameuse habitation de Catherine II, bâtie par Menzikoff. Ce malheureux fut envoyé en Sibérie avant d’avoir complété les merveilles de son palais jugé trop royal pour un ministre.

Il appartient maintenant à la grande-duchesse Hélène, belle-sœur de l’Empereur actuel. Situé à deux ou trois lieues de Péterhoff, en vue de la mer et sur une prolongation de la même falaise sur laquelle est bâti le palais Impérial, le château d’Oranienbaum, quoique construit en bois, est imposant ; j’y suis arrivé d’assez bonne heure pour bien voir tout ce qu’il renferme de curieux et pour parcourir les jardins. La grande-duchesse n’était pas à Oranienbaum. Malgré le luxe imprudent de l’homme qui construisit ce palais et la magnificence des grands personnages qui l’ont habité à sa place, il n’est pas extrêmement vaste. Des terrasses, des rampes, des perrons, des balcons couverts d’orangers et de fleurs unissent la maison avec le parc, et ces ornements embellissent l’une et l’autre ; l’architecture en elle-même n’est rien moins que magnifique. La grande-duchesse Hélène a montré ici le goût qui préside à tous ses arrangements, et elle a fait d’Oranienbaum une habitation charmante, nonobstant la tristesse du paysage et l’obsédant souvenir des drames qui furent joués en ce lieu.

En descendant du palais, j’ai demandé à voir ce qui reste du petit château fort d’où l’on fit sortir Pierre III pour l’entraîner à Ropscha, où il fut assassiné. On m’a conduit dans une espèce de hameau écarté ; là j’ai vu des fossés à sec, des vestiges de fortifications et des tas de pierres et de briques : ruine moderne, où la politique a plus de part que le temps. Mais le silence commandé, la solitude forcée qui règnent autour de ces débris maudits, nous retracent précisément ce qu’on voudrait nous cacher ; ici comme ailleurs, le mensonge officiel est annulé par les faits ; l’histoire est un miroir magique où les peuples voient après la mort toutes les inutiles grimaces des hommes qui furent les plus influents dans les affaires. Les personnes ont passé, mais leurs physionomies restent gravées sur cet inexorable cristal. On n’enterre pas la vérité avec les morts : elle triomphe de la peur des princes et de la flatterie des peuples, toujours impuissantes pour étouffer le cri du sang. Si je n’avais pas su que le château de Pierre III était démoli, j’aurais dû le deviner, mais ce qui m’étonne en voyant le prix qu’on met ici à faire oublier le passé, c’est que l’on y conserve encore quelque chose. Les noms mêmes devraient disparaître avec les murs.

Il ne suffisait pas de démolir la forteresse, il fallait raser le palais qui n’en était qu’à un quart de lieue ; quiconque vient à Oranienbaum y cherche avec anxiété les vestiges de cette prison où Pierre III a signé de force son abdication volontaire qui devint l’arrêt de sa mort, car ayant une fois obtenu de lui ce sacrifice, il fallait l’empêcher de le révoquer.

Voici comment l’assassinat de ce prince à Ropscha est raconté par M. de Rulhière dans les anecdotes sur la Russie, imprimées à la suite de son Histoire de Pologne : « Les soldats étaient étonnés de ce qu’ils avaient fait : ils ne concevaient pas par quel enchantement on les avait conduits jusqu’à détrôner le petit-fils de Pierre le Grand pour donner sa couronne à une Allemande. La plupart, sans projet et sans idée, avaient été entraînés par le mouvement des autres ; et chacun, rentré dans sa bassesse, après que le plaisir de disposer d’une couronne fut évanoui, ne sentit plus que des remords. Les matelots qu’on n’avait pas intéressés dans le soulèvement, reprochaient publiquement aux gardes dans les cabarets d’avoir vendu leur Empereur pour de la bière. La pitié, qui justifie même les plus grands criminels, se faisait entendre dans tous les cours. Une nuit, une troupe de soldats attachés à l’Impératrice s’ameuta par une vaine crainte, disant « que leur mère était en danger. » Il fallut la réveiller pour qu’ils la vissent. La nuit suivante, nouvelle émeute plus dangereuse. Tant que la vie de l’Empereur laissait un prétexte aux inquiétudes, on pensa qu’on n’aurait point de tranquillité.

« Un des comtes Orlof, car dès le premier jour ce titre leur fut donné, ce même soldat surnommé le balafré, qui avait soustrait le billet de la princesse d’Aschekof, et un nommé Téplof, parvenu des plus bas emplois par un art singulier de perdre ses rivaux, furent ensemble chez ce malheureux prince ; ils lui annoncèrent, en entrant, qu’ils étaient venus pour dîner avec lui, et selon l’usage des Russes, on apporta avant le repas des verres d’eau-de-vie. Celui que but l’Empereur était un verre de poison. Soit qu’ils eussent hâte de rapporter leur nouvelle, soit que l’horreur même de leur action la leur fît précipiter, ils voulurent un moment après lui verser un second verre. Déjà ses entrailles brûlaient et l’atrocité de leurs physionomies les lui rendant suspects, il refusa ce verre : ils mirent de la violence à le lui faire prendre, et lui à les repousser. Dans ce terrible débat, pour étouffer ses cris qui commençaient à se faire entendre de loin, ils se précipitèrent sur lui, le saisirent à la gorge, et le renversèrent ; mais comme il se défendait avec toutes les forces que donne le dernier désespoir, et qu’ils évitaient de lui porter aucune blessure, réduits à craindre pour eux-mêmes, ils appelèrent à leur secours deux officiers chargés de sa garde, qui, à ce moment, se tenaient en dehors, à la porte de sa prison. C’étaient le plus jeune des princes Baratinski et un nommé Potemkin, âgé de dix-sept ans. Ils avaient montré tant de zèle dans la conspiration, que, malgré leur extrême jeunesse, on les avait chargés de cette garde : ils accoururent, et trois de ces meurtriers ayant noué et serré une serviette autour du cou de ce malheureux Empereur, tandis qu’Orlof de ses deux genoux lui pressait la poitrine et le tenait étouffé, ils achevèrent ainsi de l’étrangler ; et il demeura sans vie entre leurs mains.

« On ne sait pas avec certitude quelle part l’Impératrice eut à cet événement ; mais ce qu’on peut assurer, c’est que, le jour même qu’il se passa, cette princesse commençant son dîner avec beaucoup de gaieté, on vit entrer ce même Orlof échevelé, couvert de sueur et de poussière, ses habits déchirés, sa physionomie agitée, pleine d’horreur et de précipitation. En entrant, ses yeux étincelants et troublés cherchèrent les yeux de l’Impératrice. Elle se leva en silence, passa dans un cabinet où il la suivit, et quelques instants après elle fit appeler le comte Panin, déjà nommé son ministre : elle lui apprit que l’Empereur était mort. Panin conseilla de laisser passer une nuit, et de répandre la nouvelle le lendemain, comme si on l’avait reçue pendant la nuit. Ce conseil ayant été agréé, l’Impératrice rentra avec le même visage et continua son dîner avec la même gaieté. Le lendemain, quand on eut répandu que Pierre était mort d’une colique hémorroïdale, elle parut baignée de pleurs, et publia sa douleur par un édit. »

En parcourant le parc d’Oranienbaum, qui est grand et beau, j’ai visité plusieurs des pavillons où l’Impératrice Catherine donnait ses rendez-vous amoureux ; il y en a de magnifiques ; il y en a où le mauvais goût, les ornements puérils dominent : en général, l’architecture de ces fabriques manque de style et de grandeur ; c’est assez bon pour l’usage au quel la divinité du lieu les destinait.

De retour à Péterhoff, j’ai couché pour la troisième nuit dans le théâtre.

Ce matin, en revenant à Pétersbourg, j’ai pris la route de Krasnoeselo où il y a un camp assez curieux à voir. On dit que quarante mille hommes de la garde Impériale sont logés là sous des tentes ou dispersés dans des villages voisins, d’autres disent soixante-dix mille. En Russie, chacun m’impose son chiffre, mais rien ne m’est plus indifférent que les énumérations de fantaisie, car rien n’est plus menteur. Ce que j’admire, c’est le prix qu’on attache ici à tromper sur ces choses. Il y a un genre de feinte qui est de l’enfantillage.

Les peuples s’en corrigent lorsqu’ils passent de l’enfance à la virilité.

Je me suis amusé à considérer la variété des uniformes et à comparer les figures expressives et sauvages de soldats choisis et amenés là de toutes les parties de l’Empire ; de longues lignes de tentes blanches brillaient au soleil, dans les inégalités d’un terrain qu’on croirait uni en l’apercevant de loin, mais qui, à le parcourir, paraît très-coupé et assez pittoresque. Je regrette à chaque instant l’insuffisance de mes paroles pour représenter certains sites du Nord et surtout certains effets de lumière. Quelques coups de pinceau vous en apprendraient plus sur l’aspect original de ce triste et singulier pays que des volumes de descriptions.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Superstition politique. — Conséquence du pouvoir absolu. — Responsabilité de l’Empereur. — Nombre des naufragés de Péterhoff. — Mort de deux Anglais. — Leur mère. — Citation d’une lettre. — Récit de cet accident par un peintre. — Extrait du Journal des Débats du mois d’octobre 1842. — Ménagements funestes. — Scène de désordre sur le bateau à vapeur. — Le bâtiment sauvé par un Anglais. — Ce que c’est que le tact en Russie. — Ce qui manque à la Russie. — Conséquence de ce régime : ce que l’Empereur en doit souffrir. — Esprit de la police russe. — Disparition d’une femme de chambre. — Silence sur des faits semblables. — Politesse des gens du peuple. — Ce qu’elle signifie. — Les deux cochers. — Cruauté d’un feldjæger. — À quoi sert le christianisme dans un tel pays. — Calme trompeur. — Querelle de portefaix sur un bateau de bois. — Le sang coule. — Comment procèdent les agents de police. — Cruauté révoltante. — Traitement avilissant pour tous. — Manière de voir des Russes. — Mot de l’archevêque de Tarente. — De la religion en Russie. — Deux espèces de civilisation. — Vanité publique. — L’Empereur Nicolas élève la colonne d’Alexandre. — Réforme du langage. — Comment les femmes de la cour éludent les ordres de l’Empereur. — L’église de Saint-Isaac. — Son immensité. — Esprit de la religion grecque. — Différence qu’il y a entre l’Église catholique et les Églises schismatiques. — Asservissement de l’Église grecque par l’empiétement de Pierre Ier. — Conversation avec un Français. — Voiture cellulaire. — Rapport qu’il y a entre la politique et la théologie. — Émeute causée par un mot de l’Empereur. — Scènes sanglantes sur les bords du Volga. — Hypocrisie du gouvernement russe. — Histoire du poëte Pouschkin. — Sa position particulière comme poëte. — Sa jalousie. — Duel contre son beau-frère. — Pouschkin est tué. — Effet de cette mort. — Part que prend l’Empereur à la douleur publique. — Jeune enthousiaste. — Ode à l’Empereur, — Comment elle est récompensée. — Le Caucase. — Caractère du talent de Pouschkin. — Langue des gens du grand monde en Russie. — Abus des langues étrangères. — Conséquences de la manie des gouvernantes anglaises en France. — Supériorité des Chinois. — La confusion des langues. — Rousseau. — Révolution à prévoir dans le goût français.


LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Pétersbourg, ce 29 juillet 1839.

D’après les derniers renseignements que j’ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Péterhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d’affaire d’État ; c’est le bon Dieu qui oublie ce qu’il doit à l’Empereur.

La superstition politique, qui est l’âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel ; quand mon chien est blessé, c’est à moi qu’il vient demander sa guérison ; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n’est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence naturelle de l’usurpation de l’homme sur les droits de Dieu. Un Roi qui consent à être reconnu pour plus qu’un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne ; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n’a nulle idée dans aucun autre pays[23]. Au surplus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu’il laisse le champ libre à l’imagination ; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l’opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde ; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l’est devenue en France par des causes contraires : une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impossible la vérification du fait le plus simple.

Ainsi les uns disent qu’il n’a péri, avant-hier, que treize personnes, tandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d’autres encore de cent cinquante : jugez de nos incertitudes sur toutes choses, puisque les circonstances d’un événement arrivé pour ainsi dire sous nos yeux resteront toujours douteuses, même pour nous.

Je ne cesse de m’émerveiller en voyant qu’il existe un peuple insouciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour que lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu’ici je croyais que l’homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l’esprit, que d’air et de soleil pour le corps ; mon voyage en Russie me détrompe. La vérité n’est un besoin que pour les âmes d’élite ou pour les nations les plus avancées ; le vulgaire s’accommode des mensonges favorables à ses passions et à ses habitudes : ici mentir c’est protéger la société, dire la vérité c’est bouleverser l’État[24].

Voici deux épisodes dont je vous garantis l’authenticité :

Neuf personnes de la même famille et de la même maison, arrivées depuis peu de la province à Pétersbourg, maîtres, femmes, enfants, valets, s’étaient embarqués imprudemment sur un bateau sans pont et trop frêle pour résister à la mer ; le grain est venu : pas un n’a reparu ; depuis trois jours qu’on fait des perquisitions sur les côtes on n’avait encore ce matin découvert nulle trace de ces malheureux, réclamés seulement par les voisins, car ils n’ont pas de parents à Pétersbourg. À la fin l’esquif qui les portait a été retrouvé ; il était retourné et échoué sur un banc de sable près de la grève, à trois lieues de Péterhoff et à six de Pétersbourg ; des personnes : nulle trace ; pas plus des matelots que des passagers. Voilà donc neuf morts, bien constatées, non compris les marins : et le nombre des petits bâtiments submergés comme le fut celui-ci est considérable. On est venu ce matin apposer les scellés sur la porte de la maison vide. Elle est voisine de la mienne, circonstance sans laquelle je ne vous aurais pas raconté ce fait, car je l’ignorerais, comme j’en ignore bien d’autres. Le crépuscule de la politique est moins transparent que celui du ciel polaire. Pourtant, tout bien pesé, la franchise serait un meilleur calcul, car lorsqu’on cache un peu je suppose beaucoup.

Voici l’autre épisode de la catastrophe de Péterhoff :

Trois jeunes Anglais, dont je connais l’aîné, étaient depuis quelques jours à Pétersbourg ; leur père est en Angleterre, et leur mère les attend à Carlsbad. Le jour de la fête de Péterhoff, les deux plus jeunes s’embarquent sans leur frère qui se refuse à leurs instances en répondant toujours qu’il n’est pas curieux ;… donc, s’obstinant à rester, il voit partir en petite barque ses deux frères qui lui crient : à demain !… Trois heures après, tous deux avaient péri avec plusieurs femmes, quelques enfants et deux ou trois hommes qui se trouvaient sur le même bateau ; un matelot de l’équipage, bon nageur, s’est sauvé seul. Le malheureux frère qui survit, presque honteux d’exister, est dans un désespoir difficile à peindre ; il s’apprête à partir pour aller annoncer cette nouvelle à sa mère ; elle leur avait écrit de ne pas renoncer à la fête de Péterhoff, accordant toute latitude à leur curiosité s’ils désiraient prolonger leur voyage, et leur répétant qu’elle les attendrait patiemment à Carlsbad. Avec plus d’exigence elle leur eût peut-être sauvé la vie.

Vous figurez-vous les mille récits, les discussions, les propos de tous genres, les conjectures, les cris auxquels de pareils événements donneraient lieu dans tout autre pays que celui-ci, et surtout dans le nôtre ? Que de journaux diraient, et que de voix répéteraient que la police ne fait jamais son devoir, que les bateaux sont mauvais, les bateliers avides, et que l’autorité, loin de remédier au danger, l’aggrave, soit par son insouciance, soit par sa cupidité ; on ajouterait que le mariage de la grande-duchesse a été célébré sous de tristes auspices, comme bien d’autres mariages de princes ; et alors les dates, les allusions, les citations abonderaient !… Ici rien !!! Un silence plus effrayant que le malheur lui-même !… Deux lignes dans la gazette sans détails, et à la cour, à la ville, dans les salons du grand monde, pas une parole : si l’on ne parle pas là on ne parle guère ailleurs : il n’y a pas de cafés à Pétersbourg pour y commenter des journaux qui n’existent pas ; les petits employés sont plus timorés que les grands seigneurs, et ce que l’on n’ose dire chez les chefs se dit encore moins chez les subordonnés ; restent les négociants et les boutiquiers : ceux-ci sont cauteleux comme tout ce qui veut vivre et prospérer dans ce pays. S’ils parlent sur des sujets graves et dès lors périlleux, ce n’est qu’à l’oreille et en tête-à-tête[25].

La Russie s’est donné le mot pour ne rien dire qui puisse rendre l’Impératrice nerveuse, et voilà comme on la laisse vivre et mourir en dansant ! « Elle serait affligée, taisez-vous ! » Là-dessus, enfants, amis, parents, tout ce qu’on aime se noie et l’on n’ose pleurer. On est trop malheureux pour se plaindre.

Les Russes sont toujours courtisans : soldats de caserne ou d’église, espions, geôliers, bourreaux, dans ce pays, tous font plus que leur devoir : ils font leur métier. Qui me dira où peut aller une société qui n’a pas pour base la dignité humaine ?

Je le répète souvent, il faudrait tout défaire ici pour y faire un peuple.

Cette fois le silence de la police n’est pas pure flatterie, il est aussi l’effet de la peur. L’esclave craint la mauvaise humeur du maître, et s’applique de toutes ses forces à le maintenir dans une gaieté tutélaire. Les fers, le cachot, le knout, la Sibérie sont bien près d’un Czar irrité, ou tout au moins le Caucase, cette Sibérie mitigée à l’usage d’un despotisme qui, dit-on, s’adoucit tous les jours selon les progrès du siècle.

On ne peut nier que dans cette circonstance la première cause du mal ne tienne à l’insouciance de l’administration ; si l’on eût empêché les bateliers de Saint-Pétersbourg de surcharger leurs barques ou de se hasarder dans le golfe avec des bâtiments trop faibles pour résister à la vague, personne n’eût péri… encore qui sait ? Les Russes sont généralement mauvais marins, avec eux le danger est partout. Prenez des Asiatiques à longues robes, à longues barbes pour en faire des matelots, et puis étonnez-vous des naufrages.

Le jour de la fête, un des bateaux à vapeur qui font ordinairement le service entre Pétersbourg et Kronstadt, était parti pour Péterhoff. Il a pensé chavirer comme les moindres esquifs ; pourtant il est d’une dimension et d’une solidité rassurantes ; il allait sombrer sans un étranger qui se trouvait du voyage. Cet homme (c’était un Anglais), voyant à peu de distance périr plusieurs barques, sentant tout le danger qu’il courait lui et l’équipage avec lui ; reconnaissant d’ailleurs que la manœuvre se faisait mal faute de commandement, eut l’heureuse idée de couper avec son propre couteau toutes les cordes de la tente dressée sur le tillac pour l’agrément et la commodité des passagers. La première chose qu’on doit faire à la moindre menace de mauvais temps, c’est d’enlever cette tente : les Russes n’avaient pas songé à une précaution si simple, et sans le trait de présence d’esprit de l’étranger, le bâtiment chavirait immanquablement. Il fut sauvé, mais avarié, forcé de renoncer à continuer sa route, et trop heureux de rentrer au plus vite à Pétersbourg. Si l’Anglais qui l’a préservé du naufrage n’était de la connaissance d’un autre Anglais de mes amis, j’aurais ignoré que ce bâtiment avait couru des risques. J’en ai dit un mot à quelques personnes bien instruites ; elles m’ont confirmé le fait, mais avec prière de le tenir secret !…..

Il serait inconvenant de parler du déluge si cette catastrophe était arrivée sous le règne d’un Empereur de Russie.

De toutes les facultés de l’intelligence, la seule qu’on estime ici c’est le tact[26]. Figurez-vous une nation entière ployée sous le joug de cette vertu de salon. Représentez-vous tout un peuple devenu prudent comme un diplomate qui a sa fortune à faire ; et vous aurez l’idée de ce que devient l’agrément de la conversation en Russie. Si l’air de la cour nous pèse même à la cour, combien ne doit-il pas nous paraître contraire à la vie quand il nous poursuit jusque dans notre intérieur le plus secret.

La Russie est une nation de muets ;. quelque magicien a changé soixante millions d’hommes en automates qui attendent la baguette d’un autre enchanteur pour renaître et pour vivre. Ce pays me fait l’effet du palais de la Belle au bois dormant : c’est brillant, doré, magnifique ; il n’y manque rien….. que la liberté, c’est-à-dire la vie.

L’Empereur doit souffrir d’un tel état de choses. Quiconque est né pour commander aime l’obéissance sans doute ; mais l’obéissance d’un homme vaut mieux que celle d’une machine : le mensonge est si près de la servilité, qu’un prince entouré de complaisants ignorera toujours tout ce qu’on espérera lui pouvoir cacher ; il est donc condamné à douter de chaque parole, à se défier de chaque homme. Tel est le lot d’un maître absolu ; il aurait beau se montrer bon et vouloir vivre en homme, la force des choses le ferait insensible malgré lui ; il occupe la place d’un despote, force lui est d’en subir la destinée, d’en adopter les sentiments ou du moins d’en jouer le rôle.

Le mal de la dissimulation s’étend ici plus loin qu’on ne pense : la police russe, si alerte pour tourmenter les gens, est lente à les éclairer quand ils s’adressent à elle afin de s’éclaircir d’un fait douteux.

Voici un exemple de cette inertie calculée : au dernier carnaval, une femme de ma connaissance avait permis à sa femme de chambre de sortir le dimanche gras ; la nuit venue, cette fille ne rentre pas. Le lendemain matin, la dame très-inquiète envoie prendre des renseignements à la police[27].

On répond qu’aucun accident n’étant arrivé à Pétersbourg la nuit précédente, il est impossible que la femme de chambre égarée ne se retrouve pas bientôt saine et sauve.

Le jour se passe dans cette sécurité trompeuse, point de nouvelles ; enfin, le surlendemain, un parent de la fille, jeune homme assez au fait des secrètes menées de la police du pays, a l’idée de s’en aller à l’amphithéâtre de chirurgie où l’un de ses amis le fait entrer. À peine introduit il reconnaît le cadavre de sa cousine prêt à être disséqué par les élèves.

En bon Russe, il conserve assez d’empire sur lui même pour dissimuler son émotion. « Quel est ce corps ?

— On ne sait, c’est celui d’une fille qui a été trouvée morte la nuit d’avant-hier dans telle rue ; on croit qu’elle a été étranglée en voulant se défendre contre des hommes qui essayaient de lui faire violence.

— Quels sont ces hommes ?

— Nous l’ignorons ; on ne peut former sur cet événement que des conjectures ; les preuves manquent.

— Comment vous êtes-vous procuré ce corps ?

— La police nous l’a vendu secrètement ; ainsi ne parlez pas de cela, » refrain obligé et qui revient comme une phrase parasite, après chaque phrase articulée par un Russe ou par un étranger acclimaté.

J’avoue que ce trait n’est pas aussi révoltant que le crime de Burk en Angleterre, mais ce qui caractérise la Russie, c’est le silence protecteur qu’on y garde religieusement sur de semblables forfaits.

Le cousin s’est tu ; la maîtresse de la victime n’a pas osé se plaindre ; et aujourd’hui, après six mois, je suis peut-être la seule personne à laquelle elle ait raconté la mort de sa femme de chambre, parce que je suis étranger… et que je n’écris pas, à ce que je lui ai dit.

Vous voyez comment les agents subalternes de la police russe font leur devoir. Ces employés infidèles ont trouvé un double avantage à trafiquer du corps de la femme assassinée : ils en tiraient d’abord quelques roubles, ensuite ils cachaient le meurtre qui leur eût attiré une sévère remontrance, si le bruit de cet événement se fût répandu.

Les réprimandes adressées aux hommes de cette classe sont, je crois, accompagnées de démonstrations un peu rudes et destinées à graver ineffaçablement les paroles dans la mémoire du malheureux qui les écoute.

Un Russe de la basse classe est autant battu que salué en sa vie. Je n’ai jamais vu autant de gens se traiter avec égard, et cela dans toutes les classes : le cocher de droschki salue imperturbablement son camarade, qui n’a garde de passer à côté de lui sans lui rendre révérence pour révérence ; le portefaix salue le badigeonneur, et ainsi des autres. Le chapeau et le bâton sont ici des objets de première nécessité. Les coups de verges (en Russie la verge est un grand roseau fendu) et les inclinations de tête distribués à doses égales, s’emploient efficacement dans l’éducation sociale de ce peuple étiqueté plutôt que policé ; son urbanité me paraît jouée ou du moins forcée, et, malgré cela, cette apparence d’aménité contribue à l’agrément de la vie. Si la politesse menteuse a tant d’avantages, quel charme ne devrait pas avoir la vraie politesse, la politesse du cœur ?

On ne peut être battu en Russie que dans telle classe et par un homme de telle autre classe. Ici les mauvais traitements sont réglés comme un tarif de douane ; ceci rappelle le code d’Ivan. La dignité de la caste est admise, mais, jusqu’à présent, nul n’a songé à faire passer dans les lois ni même dans les usages la dignité de l’homme. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la politesse des Russes de toutes les classes. Je vous laisse à penser ce que vaut cette urbanité, et je me borne à vous raconter quelques unes des scènes qui se passent journellement sous mes yeux.

J’ai vu dans une même rue deux cochers de droschki (fiacre russe) ôter cérémonieusement leur chapeau en se rencontrant : c’est un usage reçu ; s’ils sont liés un peu intimement, ils appuient d’un air amical, en passant l’un devant l’autre, la main sur leur bouche et la baisent en se faisant un petit signe des yeux fort spirituel et fort expressif : voilà pour la politesse. Voici pour la justice : un peu plus loin, j’ai vu un courrier à cheval, un feldjæger ou quelque autre employé infime du gouvernement, descendre de sa voiture, courir à l’un de ces deux cochers bien élevés et le frapper brutalement à coups de fouet, de bâton ou de poing, qu’il lui assène sans pitié dans la poitrine, dans la figure et sur la tête ; cependant le malheureux qui ne se sera pas rangé assez vite, se laisse assommer sans la moindre réclamation ni résistance par respect pour l’uniforme et pour la caste de son bourreau ; mais la colère de celui-ci n’est pas toujours désarmée par la prompte soumission du délinquant.

N’ai-je pas vu un de ces porteurs de dépêches, courrier de quelque ministre ou valet de chambre galonné de quelque aide de camp de l’Empereur, arracher de dessus son siége un jeune cocher qu’il n’a cessé de battre que lorsqu’il lui eut mis le visage en sang ? La victime subissait cette exécution en véritable agneau sans la moindre résistance et comme on obéit à un arrêt souverain, comme on cède à quelque commotion de la nature ; cependant, les passants n’étaient nullement émus de tant de cruauté, même un des camarades du patient qui faisait boire ses chevaux à quelques pas plus loin, obéissant à un signe du feldjæger irrité, était accouru pour tenir en bride la monture de ce personnage public, pendant tout le temps qu’il lui plairait de prolonger l’exécution. Allez dans tout autre pays demander à un homme du peuple son assistance pour une exécution contre un camarade arbitrairement puni !… Mais l’emploi et l’habit de l’homme qui donnait les coups lui assuraient le droit de battre à outrance le cocher de fiacre qui les recevait ; la punition était donc légitime ; moi je dis : tant pis pour le pays où de pareils actes sont légaux.

La scène que je vous raconte se passait dans le plus beau quartier de la ville, à l’heure de la promenade. Quand le malheureux battu fut relâché, il essuya le sang qui ruisselait le long de ses joues, et remonta tranquillement sur son siége en recommençant le cours de ses révérences à chaque rencontre nouvelle.

Le délit, quel qu’il fût, n’avait cependant causé aucun accident grave. Notez que cette abomination s’exécutait avec un ordre parfait en présence d’une foule silencieuse, et qui loin de songer à défendre ou à excuser le coupable, n’osait même pas s’arrêter longtemps pour assister au châtiment. Une nation gouvernée chrétiennement protesterait contre cette discipline sociale qui détruit toute liberté individuelle. Mais ici l’influence du prêtre se borne à obtenir du peuple et des grands des signes de croix et des génuflexions.

Malgré le culte du Saint-Esprit, cette nation a toujours son Dieu sur la terre. Comme Bati, comme Tamerlan, l’Empereur de Russie est idolâtré de ses sujets ; la loi russe n’est point baptisée.

J’entends tous les jours vanter les allures douces, l’humeur pacifique, la politesse du peuple de Saint-Pétersbourg. Ailleurs, j’admirerais ce calme ; ici je le regarde comme le symptôme le plus effrayant du mal dont je me plains. On tremble au point de dissimuler sa crainte sous une tranquillité satisfaisante pour l’oppresseur et rassurante pour l’opprimé. Les vrais tyrans veulent qu’on sourie. Grâce à la terreur qui plane sur toutes les têtes, la soumission sert à tout le monde : victimes et bourreaux, tous croient avoir intérêt à l’obéissance qui perpétue le mal qu’ils infligent et le mal qu’ils subissent.

On sait que l’intervention de la police entre gens qui se querellent, exposerait les combattants à des punitions bien plus redoutables que les coups qu’ils se portent en silence : et l’on évite le bruit parce que la colère qui éclate appellerait le bourreau qui punit.

Voici pourtant une scène tumultueuse de laquelle le hasard m’a rendu témoin ce matin :

Je passais le long d’un canal couvert de bateaux chargés de bois. Des hommes transportaient ce bois à terre pour l’élever en forme de murailles sur leurs charrettes ; je vous ai décrit ailleurs cette espèce de rempart mouvant, qui traverse les rues au pas des chevaux. Un des portefaix occupé à tirer le bois de la barque pour le brouetter jusqu’à la charrette, se prend de querelle avec ses camarades ; et tous se mettent à se battre franchement comme des crocheteurs de chez nous. L’agresseur se sentant le plus faible a recours à la fuite : il grimpe avec la souplesse d’un écureuil au grand mât du bateau ; jusque-là je trouvais la scène amusante : perché sur une vergue, le fuyard défie ses adversaires moins lestes que lui. Ces hommes se voyant trompés dans leur espoir de vengeance, oublient qu’ils sont en Russie, passent toutes les bornes de leur politesse, c’est-à-dire de leur prudence accoutumée, manifestent leur fureur par des redoublements de cris et des menaces sauvages.

Il y a de distance en distance dans toutes les rues de la ville des agents de police en uniforme ; deux de ces espèces de sergents de ville, attirés par les vociférations des combattants, arrivent sur le théâtre de la querelle et somment le principal coupable de descendre de dessus sa perche. Celui-ci n’obéit pas, le sergent saute à bord, le rebelle se cramponne au mât : l’homme du pouvoir réitère ses sommations, le révolté persiste dans sa résistance. L’agent furieux essaie de grimper lui-même au mât et réussit à saisir un des pieds du réfractaire. Que croyez-vous qu’il fasse alors ? il tire de toutes ses forces son adversaire, sans précaution, sans s’embarrasser de la manière dont il va faire descendre ce malheureux ; celui-ci désespérant d’échapper à la punition qui l’attend, s’abandonne enfin à son sort : il se renverse et tombe en arrière la tête la première de deux fois la hauteur d’un homme sur une pile de bois, où son corps reste immobile comme un sac.

Je vous laisse à penser si la chute fut rude ! La tête rebondit sur les bûches et le retentissement du coup arriva jusqu’à mon oreille, bien que je me fusse arrêté à une cinquantaine de pas. Je crus l’homme tué, le sang lui couvrait la figure ; cependant revenu du premier étourdissement, ce pauvre sauvage, pris au piége, se relève ; ce qu’on aperçoit de son visage sous les taches de sang est d’une pâleur livide ; il se met à beugler comme un bœuf ; ses horribles cris diminuaient ma compassion, il me semblait que ce n’était plus qu’une brute et que j’avais tort de m’attendrir sur lui comme sur un de mes semblables. Plus l’homme hurlait, plus mon cœur s’endurcissait tant il est vrai que nous avons besoin que les objets de notre compassion conservent quelque sentiment de leur propre dignité pour que nous puissions prendre sérieusement part à leur peine !  !… la pitié est une association ; et quel est l’homme, si compatissant qu’il soit, qui voudrait s’associer à ce qu’il méprise ?

On l’emporte enfin quoiqu’il oppose une résistance désespérée et assez longue : une petite barque amenée à l’instant même par d’autres agents de police s’approche rapidement : on garrotte le prisonnier, et, les mains attachées derrière le dos, on le jette sur le nez au fond du bateau ; cette seconde chute, fort rude encore, est suivie d’une grêle de coups ; ce n’est pas tout, et vous n’êtes pas au bout du supplice préalable ; le sergent qui l’a saisi ne voit pas plutôt la victime abattue qu’il lui saute sur le corps ; je m’étais approché, j’ai donc été témoin de ce que je vous raconte. Ce bourreau étant descendu à fond de cale et marchant sur le dos du patient, se mit à trépigner à coups redoublés sur ce pauvre homme, et à fouler aux pieds le malheureux comme on vendange la grappe dans le pressoir. Pendant cette horrible exécution, les hurlements féroces du supplicié redoublèrent d’abord ; mais quand ils commencèrent à faiblir j’ai senti que la force me manquait à moi-même et j’ai fui : ne pouvant rien empêcher, j’en avais vu trop….. Voilà ce qui s’est passé sous mes yeux, en pleine rue, pendant une promenade de récréation, car je voulais me reposer au moins pour quelques jours de mon métier de voyageur écrivain. Mais comment réprimer mon indignation ? elle m’a fait reprendre la plume à l’instant.

Ce qui me révolte, c’est le spectacle de l’élégance la plus raffinée à côté d’une barbarie si repoussante. S’il y avait moins de luxe et de délicatesse dans la vie des gens du monde, la condition des hommes du peuple m’inspirerait moins de pitié. Ici les riches ne sont pas les concitoyens des pauvres. De tels faits et tout ce qu’ils nous laissent deviner, me feraient haïr le plus beau pays de la terre, à plus forte raison me font-ils détester une lande badigeonnée, un marais plâtré. Quelle exagération ! s’écrieront les Russes !… ne voilà-t-il pas de bien grandes phrases pour peu de chose !  !  ! Vous appelez cela peu de chose, je le sais, et c’est ce que je vous reproche ; l’habitude que vous avez de ces horreurs explique votre indifférence sans la justifier. Vous ne faites pas plus d’état des cordes dont vous voyez garrotter un homme que du collier de force qu’on met à vos chiens de chasse.

J’en conviens, ces actes sont dans vos mœurs, car je n’ai pu saisir une expression de blâme ou d’horreur sur la physionomie d’aucun des spectateurs de ces abominables scènes ; et il y avait là des hommes de toutes les classes. Si vous me donnez cette approbation tacite de la foule pour excuse, nous sommes d’accord.

En plein jour, en pleine rue, frapper un homme à mort avant de le juger, voilà ce qui paraît fort simple au public et aux sbires de Pétersbourg. Bourgeois, seigneurs, soldats et citadins, pauvres et riches, grands et petits, élégants et manants, rustres et dandys, tous s’entendent pour laisser s’opérer tranquillement de telles choses sous leurs yeux, sans s’embarrasser de la légalité de l’acte. Ailleurs, le citoyen est protégé par tout le monde contre l’agent du pouvoir qui abuse : ici, l’agent public est protégé contre la juste réclamation de l’homme maltraité. Le serf ne réclame pas.

L’Empereur Nicolas a fait un code ! Si les faits que je vous raconte sont d’accord avec les lois de ce code, tant pis pour le législateur ; s’ils sont illégaux, tant pis pour l’administrateur. C’est toujours l’Empereur qui est responsable. Quel malheur de n’être qu’un homme quand on accepte la charge d’un dieu !.. et qu’on est forcé de l’accepter ! Le gouvernement absolu ne devrait être confié qu’à des anges.

Je proteste de l’exactitude des faits que j’ai rapportés ; je n’ai ni ajouté ni retranché un geste dans le récit que vous venez de lire, et je suis rentré pour le joindre à ma lettre, pendant que les moindres circonstances de la scène m’étaient encore présentes à la pensée[28].

Si de pareils détails pouvaient se publier à Pétersbourg avec les commentaires indispensables pour les faire remarquer par des esprits blasés sur tous les genres de férocité et d’illégalités, ils ne produiraient pas le bien qu’on s’en pourrait promettre. L’administration russe s’arrangerait de manière à ce que la police de la ville affectât dorénavant plus de douceur dans ses rapports avec les hommes du peuple, ne fût-ce que par respect pour les yeux délicats des étrangers : voilà tout !… Les mœurs d’un peuple sont le produit lent de l’action réciproque des lois sur les usages et des usages sur les lois ; elles ne se changent pas d’un coup de baguette. Celles des Russes, malgré toutes les prétentions de ces demi-sauvages, sont et resteront encore longtemps cruelles. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’ils étaient de vrais Tatares ; c’est Pierre le Grand qui a commencé à forcer les hommes d’introduire les femmes dans les assemblées : et sous leur élégance moderne, plusieurs de ces parvenus de la civilisation ont conservé la peau de l’ours, ils n’ont fait que la retourner, mais pour peu qu’on gratte, le poil se retrouve et se redresse[29].

À présent qu’il a laissé passer l’époque de la chevalerie dont les nations de l’Europe occidentale ont si bien profité dans leur jeunesse, ce qu’il faudrait à ce peuple, c’est une religion indépendante et conquérante : la Russie a de la foi ; mais la foi politique n’émancipe pas l’esprit de l’homme, elle le renferme dans le cercle étroit de ses affections naturelles ; avec la foi catholique, les Russes acquerraient bientôt des idées générales basées sur une instruction raisonnable et sur une liberté proportionnée à leurs lumières : quant à moi, je suis persuadé que de cette hauteur, s’ils y pouvaient atteindre, ils domineraient le monde. Le mal est profond ; et les remèdes employés jusqu’ici n’agissaient qu’à la surface, ils ont caché la plaie sans la guérir. La bonne civilisation va du centre à la circonférence, tandis que la civilisation russe est venue de la circonférence au centre : c’est de la barbarie recrépie, voilà tout.

De ce qu’un sauvage a la vanité d’un homme du monde, s’ensuit-il qu’il en ait la culture ? Je l’ai dit, je le répète et je le répéterai peut-être encore : les Russes tiennent bien moins à être civilisés qu’à nous faire croire qu’ils le sont. Tant que cette maladie de la vanité publique leur rongera le cœur et leur faussera l’esprit, ils auront quelques grands seigneurs qui pourront jouer à l’élégance chez eux et chez nous, et ils resteront barbares au fond : mais malheureusement le sauvage a des armes à feu,

L’Empereur Nicolas justifie mon jugement ; il a pensé avant moi que le temps des apparences est passé pour la Russie, et que tout l’édifice de la civilisation est à refaire dans ce pays : il a repris la société en sous-œuvre ; Pierre, dit le Grand, la renverserait une seconde fois pour la rebâtir : Nicolas est plus habile. Il cache son but pour l’atteindre plus sûrement. Je me sens saisi de respect devant cet homme qui, de toute la force de sa volonté, lutte en secret contre l’œuvre du génie de Pierre le Grand ; tout en déifiant ce grand réformateur, il ramène à son naturel une nation fourvoyée durant plus d’un siècle dans les voies de l’imitation servile.

La pensée de l’Empereur actuel se manifeste jusque dans les rues de Pétersbourg : il ne s’amuse pas à bâtir à la hâte des colonnades de briques recrépies ; partout il remplace l’apparence par la réalité, par tout la pierre chasse le plâtre, et des édifices d’une architecture forte et massive font disparaître les prestiges d’une fausse grandeur. C’est en ramenant d’abord un peuple à son caractère primitif qu’on le rend capable et digne de la vraie civilisation sans laquelle une nation ne saurait travailler pour la postérité ; pour qu’un peuple produise tout ce qu’il peut produire, il ne s’agit pas de lui faire copier les étrangers, il faut développer, sans le contrarier, le génie national. Ce qui dans ce monde approche le plus de la Divinité, c’est la nature. La nature jusqu’à présent contrariée chez les Russes, appelle peut-être ces hommes aux grandes choses, tandis que, depuis leur soi-disant civilisation, on les occupait à des minuties : l’Empereur Nicolas a compris leur vocation mieux que ses devanciers, et sous ce règne tout s’est agrandi par un retour à la vérité.

Une colonne domine Pétersbourg : c’est le plus grand morceau de granit qui ait été taillé de main d’homme, sans excepter les monuments égyptiens. Un jour, soixante-dix mille soldats, la cour, la ville et une partie de la campagne affluèrent sans se gêner, sans se fouler, sur la place du palais Impérial pour assister dans un silence religieux à la miraculeuse érection de ce monument conçu, exécuté, mis en place par un Français, M. de Montferrand ; car les Français sont encore nécessaires aux Russes. Des machines prodigieuses fonctionnent avec succès ; les mécaniques animent la pierre, et au moment où la colonne, sortant de ses entraves, se lève comme vivant de sa propre vie et semble se mouvoir d’elle même, l’armée, la foule, l’Empereur lui-même, tombent à genoux pour remercier Dieu d’un tel mi racle et le louer des grandes choses qu’il leur permet d’accomplir. Voilà ce que j’appelle une fête nationale : ceci n’est pas une flatterie qu’on pourrait prendre pour une satire, comme la mascarade de Péterhoff ; ce n’est point un tableau de genre, c’est un tableau d’histoire et du plus haut style. Le grand, le petit, le mauvais, le sublime, tous les contraires entrent dans la constitution de ce singulier pays, le silence perpétue le prodige et empêche la machine de se briser.

L’Empereur Nicolas étend la réforme jusque sur le langage des personnes qui l’entourent ; il exige qu’on parle russe à sa cour. La plupart des femmes du monde, surtout de celles qui sont nées à Saint-Pétersbourg, ignorent leur langue nationale : mais elles apprennent quelques phrases de russe qu’elles débitent pour obéir à l’Empereur, lorsqu’il vient à passer dans les salles du palais où leur service les retient ; l’une d’elles est toujours de garde pour annoncer à temps par un signe convenu l’approche du maître : aussitôt les conversations françaises cessent et les phrases russes destinées à flatter l’oreille Impériale, retentissent dans le palais ; le souverain s’applaudit de voir jusqu’où s’étend son pouvoir de réformateur, et ses sujettes rebelles par espièglerie se mettent à rire dès qu’il est passé….. Je ne sais de quoi je suis le plus frappé, en voyant cette immense puissance, de sa force ou de sa faiblesse !

Mais comme tout réformateur, l’Empereur est doué de l’opiniâtreté qui fait réussir.

À l’extrémité de la place, vaste comme un pays, où s’élève la colonne, vous voyez une montagne de granit : l’église de Saint-Isaac de Pétersbourg. Ce monument moins pompeux, moins beau de dessin et moins chargé d’ornements que Saint-Pierre de Rome, est tout aussi étonnant. Il n’est point terminé, on ne peut donc juger de l’ensemble, ce sera une œuvre hors de proportion avec ce que l’esprit du siècle enfante aujourd’hui chez les autres peuples. Ses matériaux sont le granit, le bronze et le fer : rien d’autre. La couleur en est imposante, mais sombre ; commencé sous Alexandre, ce merveilleux temple sera bientôt achevé sous Nicolas par le même Français, M. de Montferrand, qui a élevé la colonne.

Tant d’efforts au profit d’un culte tronqué par la politique ! Hé quoi ! la parole de Dieu ne se fera jamais entendre sous cette voûte ? Les temples grecs ne servent plus de toit à la chaire de vérité. Au mépris des saint Athanase, des saint Chrysostôme, la religion ne s’enseigne point publiquement aux Russes. Les Grecs-Moscovites retranchent la parole de leur culte, tandis que les protestants réduisent le leur à la parole : ni les uns ni les autres ne veulent écouter le Christ qui, la croix à la main, rassemblant des deux bouts de la terre ses troupeaux égarés, crie du haut de la chaire de Saint-Pierre : « Venez à moi, vous tous qui avez le cœur pur, qui avez des oreilles pour entendre et des yeux pour voir !… »

L’Empereur, aidé de ses armées de soldats et d’artistes, aura beau s’évertuer, il n’investira jamais l’Église grecque d’une puissance que Dieu ne lui a pas donnée : on peut la rendre persécutrice, on ne la rendra point apostolique, c’est-à-dire civilisatrice, et conquérante dans le monde moral : discipliner des hommes, ce n’est pas convertir les âmes. Cette Église politique et nationale n’a ni la vie morale ni la vie surnaturelle. Tout vient à manquer à qui manque d’indépendance. Le schisme, en séparant le prêtre de son chef indépendant, le met aussitôt dans la main de son chef temporel ; ainsi la révolte est punie par l’esclavage. Il faudrait douter de Dieu si l’instrument de l’oppression devenait celui de la délivrance[30].

Aux époques les plus sanglantes de l’histoire, l’Église catholique travaillait encore à émanciper les nations : le prêtre adultère vendait le Dieu du ciel au Dieu du monde pour tyranniser l’homme au nom du Christ ; mais ce prêtre impie éclairait encore l’esprit lors même qu’il donnait la mort au corps ; car, tout détourné de ses voies qu’il était, il faisait pourtant partie d’une Église qui possédait la vie et la lumière ; le prêtre grec ne donne ni la vie ni la mort : il est mort lui-même.

Des signes de croix, des salutations dans la rue, des génuflexions devant des chapelles, des prosternations de vieilles dévotes contre le pavé des églises, des baisements de main ; une femme, des enfants, et le mépris universel, voilà tout le fruit que le pope a recueilli de son abdication….. voilà tout ce qu’il a pu obtenir de la nation la plus superstitieuse du monde….. Quelle leçon !… quelle punition ! Voyez et admirez, c’est au milieu du triomphe de son schisme que le prêtre schismatique est frappé d’impuissance. Le prêtre, lorsqu’il veut accaparer le pouvoir temporel, périt faute de vues assez élevées pour reconnaître la voie que Dieu lui ouvre, le prêtre qui se laisse détrôner par le roi périt faute de courage pour suivre cette voie : tous les deux manquent également à leur vocation suprême.

Pierre Ier n’avait-il pas la conscience chargée d’un assez grand poids de responsabilité, lorsqu’il a pris, pour lui et ses successeurs, l’ombre d’indépendance, le reste de liberté conservés à sa malheureuse Église ? il a entrepris une œuvre au-dessus des forces humaines ; depuis ce moment la fin du schisme est devenue impossible, c’est-à-dire aux yeux de la raison, et si l’on considère le genre humain d’un point de vue purement humain[31].

Je rends grâce au vagabondage de ma pensée, puis qu’en la laissant sauter librement d’objets en objets, d’idées en idées, je vous peins la Russie tout entière ; avec un style plus méthodique je craindrais de me heurter aux contrastes trop criants, et pour éviter le reproche de confusion, de divagation ou d’inconséquence, je perdrais les moyens de vous montrer les vérités telles qu’elles m’apparaissent : toutes de front. L’état du peuple, la grandeur de l’Empereur, l’aspect des rues, la beauté des monuments, l’abrutissement des esprits, conséquence de la dégénération du principe religieux, tout cela frappe mes yeux en un instant, et passe pour ainsi dire à la fois sous ma plume ; et tout cela, c’est la Russie même dont le principe de vie se révèle à ma pensée à propos des objets le moins significatifs en apparence.

Vous n’êtes pas au bout : je n’ai pas terminé mes courses sentimentales. Hier je me promenais à pied avec un Français de beaucoup d’esprit et qui connaît bien Pétersbourg ; placé comme instituteur dans une famille de grands seigneurs, il est à portée de savoir la vérité, que nous autres, étrangers de passage, nous poursuivons en vain. Aussi trouve-t-il mes jugements trop favorables à la Russie. Je ris de ses reproches quand je pense à ceux que me feront les Russes, et je soutiens que je suis de bonne foi, vu que je hais ce qui me paraît mal et que j’admire ce qui me paraît bien dans ce pays comme ailleurs. Ce Français passe sa vie avec des aristocrates russes ; il y a là une nuance d’opinion assez curieuse à observer.

Nous marchions au hasard ; parvenus au milieu de la Perspective Newski, la rue la plus belle et la plus fréquentée de la ville, nous ralentîmes le pas pour rester plus longtemps sur les trottoirs de cette brillante promenade ; j’étais en train d’admirer. Tout à coup une voiture noire ou d’un vert foncé vient au devant de nous. Elle est longue, carrée, assez basse et fermée de quatre côtés. On eût dit d’une bière énorme posée sur un train de charrette. Quatre petites ouvertures d’environ six pouces en carré, grillées par des barreaux de fer, donnent de l’air et du jour à ce tombeau roulant ; un enfant de huit ou dix ans au plus conduisait les deux chevaux attelés à la machine, et, à ma grande surprise, un nombre assez considérable de soldats l’escortaient. Je demande à mon guide à quoi peut servir un équipage aussi singulier ; ma question n’était pas achevée qu’un visage hâve se montre à l’un des guichets de la boîte et se charge de la réponse : cette voiture sert à transporter les prisonniers au lieu de leur destination.

« C’est la voiture cellulaire des Russes, me dit mon compagnon ; ailleurs il y a sans doute quelque chose de semblable, mais c’est un objet odieux et qu’on dérobe aux regards le plus possible : ne vous semble-t-il pas ici qu’on en fasse montre ? quel gouvernement !

— Songez, repartis-je, aux difficultés qu’il rencontre.

— Ah ! vous êtes encore la dupe de leurs paroles dorées ; je le vois bien, les autorités russes feront de vous ce qu’elles voudront.

— Je tâche de me mettre à leur point de vue : rien ne mérite plus d’égards que le point de vue des hommes qui gouvernent, car ce ne sont pas eux qui le choisissent. Tout gouvernement est obligé de partir des faits accomplis ; celui-ci n’a pas créé l’ordre de choses qu’il est appelé à défendre énergiquement, et à perfectionner prudemment. Si la verge de fer qui dirige ce peuple encore brut cessait un instant de s’appesantir sur lui, la société entière serait bouleversée.

— On vous dit cela ; mais croyez bien qu’on se plaît à cette prétendue nécessité : ceux qui se plaignent le plus des sévérités dont ils sont forcés d’user, disent-ils, n’y renonceraient qu’à regret : au fond ils aiment les gouvernements sans contre-poids ; cela se meut plus aisément. Nul homme ne sacrifie volontiers ce qui lui facilite sa tâche. Exigez donc d’un prédicateur qu’il se passe de l’enfer pour convertir les pécheurs endurcis ! L’enfer, c’est la peine de mort des théologiens[32] : ils s’en servent d’abord à regret, comme d’un mal nécessaire, et finissent par prendre goût au métier de damner la plus grosse part du genre humain. Il en est de même des mesures sévères en politique : on les craint avant de les essayer, puis, quand on en voit le succès, on les admire ; voilà, n’en doutez pas, ce qui arrive trop souvent dans ce pays ; il me semble qu’on y fait naître à plaisir les occasions de sévir de peur d’en perdre l’habitude. Ignorez-vous ce qui se passe à l’heure qu’il est sur le Volga ?

— J’ai entendu parler de troubles graves, promptement réprimés.

— Sans doute ; mais à quel prix ? Et si je vous disais que ces affreux désordres sont le résultat d’une parole de l’Empereur…

— Jamais vous ne me ferez croire qu’il ait approuvé de telles horreurs.

— Ce n’est pas non plus ce que je veux dire ; toutefois c’est un mot prononcé par lui, innocemment, je le pense comme vous, qui a causé le mal : voici le fait. Malgré les injustices des préposés de la couronne, le sort des paysans de l’Empereur est encore préférable à celui des autres serfs, et sitôt que le souverain se rend propriétaire de quelque nouveau domaine, les habitants de ces terres acquises par la couronne deviennent l’objet de l’envie de tous leurs voisins. Dernièrement il acheta une propriété considérable dans le canton qui s’est révolté depuis ; à l’instant, des paysans sont députés de tous les points du pays vers les nouveaux administrateurs des terres Impériales, pour faire supplier l’Empereur d’acheter aussi les hommes et les domaines du voisinage ; des serfs choisis pour ambassadeurs sont envoyés jusqu’à Pétersbourg : l’Empereur les reçoit, il les accueille avec bonté ; cependant, à leur grand regret, il ne les achète pas. Je ne puis, leur dit-il, acquérir la Russie tout entière, mais un temps viendra, je l’espère, où chaque paysan de cet empire sera libre ; si cela ne dépendait que de moi les Russes jouiraient dès aujourd’hui de l’indépendance que je leur souhaite, et que je travaille de toutes mes forces à leur procurer dans l’avenir.

— Eh bien, cette réponse me paraît pleine de raison, de franchise et d’humanité.

— Sans doute, mais l’Empereur devrait savoir à qui s’adressent ses paroles, et ne pas faire égorger sa noblesse par tendresse pour ses serfs. Ce discours, interprété par des hommes sauvages et envieux, mis toute une province en feu. Puis il a fallu punir le peuple des crimes qu’on lui avait fait commettre. « Le Père veut notre délivrance, s’écrient sur les bords du Volga les députés revenus de leur mission. Il n’aspire qu’à faire notre bonheur, il nous l’a dit lui-même, ce sont donc les seigneurs et tous leurs préposés qui sont nos ennemis et qui s’opposent aux bons desseins du Père ! vengeons-nous, vengeons l’Empereur ! » Là-dessus les paysans croient faire une œuvre pie en se jetant sur leurs maîtres, et voilà tous les seigneurs d’un canton et tous les intendants massacrés à la fois avec leurs familles. Ils embrochent l’un pour le faire rôtir tout vif, ils font bouillir l’autre dans une chaudière, ils éventrent les délégués, tuent de diverses manières les préposés des administrations, ils font main basse sur tout ce qu’ils rencontrent, mettent des villes entières à feu et à sang, enfin ils dévastent une province, non pas au nom de la liberté, ils ne savent ce que c’est, mais au nom de la délivrance et au cri de Vive l’Empereur ! mots clairs et bien définis pour eux.

— C’est peut-être quelques-uns de ces cannibales que nous venons de voir passer dans la cage aux prisonniers. Savez-vous qu’il y aurait de quoi tempérer notre indignation philanthropique…… Menez donc de tels sauvages avec les moyens de douceur que vous exigez des gouvernements de l’Occident !

— Il faudrait changer graduellement l’esprit des populations ; au lieu de cela on trouve plus commode de changer leur domicile ; à chaque scène du genre de celle-ci on déporte en masse des villages, des cantons tout entiers ; nulle population n’est assurée de garder son territoire ; le résultat d’un tel système, c’est que l’homme attaché comme il est à la glèbe n’a pas même dans l’esclavage l’unique dédommagement que comporte sa condition : la fixité, l’habitude, l’attachement à son gîte. Par une combinaison infernale il est mobile sans être libre. Un mot du souverain le déracine comme un arbre, l’arrache à sa terre natale et l’envoie périr ou languir au bout du monde : que devient l’habitant des champs transplanté dans un village qui ne l’a pas vu naître, lui dont la vie est liée à tous les objets qui l’environnent[33] ? Le paysan exposé à ces ouragans du pouvoir suprême n’aime plus sa cabane, la seule chose qu’il pût aimer en ce monde : il déteste sa vie et méconnaît ses devoirs, car il faut donner quelque bonheur à l’homme pour lui faire comprendre ses obligations ; le malheur ne l’instruit qu’à l’hypocrisie et à la révolte. Si l’intérêt bien entendu n’est pas le fondement de la morale, il en est l’appui. S’il m’était permis de vous donner les détails authentiques que j’ai recueillis hier sur les événements de *** vous frémiriez en les écoutant.

— Il est malaisé de changer l’esprit d’un peuple ; ce n’est pas l’affaire d’un jour ni même celle d’un règne.

— Y travaille-t-on de bonne foi ?

— Je le crois, mais avec prudence.

— Ce que vous appelez prudence, je l’appelle fausseté ; vous ne connaissez pas l’Empereur.

— Reprochez-lui d’être inflexible, non pas d’être faux ; or, dans un prince, l’inflexibilité est souvent une vertu.

— Ceci pourrait se nier ; mais je ne veux pas m’écarter de mon thème : vous croyez le caractère de l’Empereur sincère ? rappelez-vous sa conduite à la mort de Pouschkin.

— Je ne connais pas les circonstances de ce fait. »

Tout en devisant de la sorte nous étions arrivés au champ de Mars, vaste plaine qui paraît déserte quoi qu’elle occupe le milieu de la ville ; mais elle est tellement étendue que les hommes s’y perdent : on les voit venir de loin et l’on peut y causer avec plus de sécurité que dans sa chambre. Mon cicerone continua :

« Pouschkin était, comme vous le savez, le plus grand poëte de la Russie.

— Nous n’en sommes pas juges.

— Nous le sommes au moins de sa réputation.

— On vante son style, c’est un mérite facile pour un homme né chez un peuple encore inculte quoiqu’à une époque de civilisation raffinée, car tout en recueillant les sentiments et les idées en circulation chez les nations voisines, il peut paraître original chez lui. Sa langue est à lui, puisqu’elle est toute neuve ; et pour faire époque dans une nation ignorante, entourée de nations éclairées, il n’a qu’à traduire, il n’a nul frais de pensées à faire. Imitateur, il passera pour créateur.

— Fondée ou non, sa réputation était grande. Il était encore jeune et d’un caractère irascible : vous savez qu’il avait du sang more par sa mère. Sa femme, très-belle personne, lui inspirait plus de passion que de confiance ; avec son âme de poëte et son caractère africain, il était porté à la jalousie : le malheureux, exaspéré par des apparences, par de faux rapports envenimés avec une perfidie qui rappelle la conception de Shakspeare, l’Othello russe perd toute mesure et veut forcer l’homme par lequel il se croit offensé à se battre avec lui. Cet homme était un Français, et de plus son beau-frère ; il s’appelle M. d’Antès. Le duel en Russie est une affaire grave, d’autant plus grave qu’au lieu de s’accorder, comme chez nous, avec les mœurs contre les lois, il blesse les idées reçues chez cette nation plus orientale que chevaleresque. Le duel est illégal comme il l’est partout, et il a de moins qu’ailleurs l’appui de l’opinion publique.

« M. d’Antès fit ce qu’il put pour éviter l’éclat : pressé vivement par l’époux courroucé, il refuse satisfaction avec assez de dignité ; mais il continue ses assiduités. Pouschkin devient presque fou : la présence inévitable de l’homme dont il veut la mort lui paraît un outrage permanent, il risque tout pour le chasser de chez lui ; les choses en viennent au point que désormais le duel est commandé. Les deux beaux-frères se battent donc, et M. d’Antès tue Pouschkin ; l’homme que l’opinion publique accuse est celui qui triomphe, et le mari offensé, le poëte national, l’innocent succombe.

« Cette mort fut un scandale public et un deuil universel. Pouschkin, le poëte russe par excellence, l’auteur des plus belles odes de la langue, l’honneur du pays, le restaurateur de la poésie slave, le premier talent indigène dont le nom ait retenti avec quelque éclat en Europe… en Europe !!!… enfin la gloire du jour, l’espoir de l’avenir, tout est perdu ; l’idole est abattue dans son temple, et le héros, frappé dans sa force, tombe sous la main d’un Français… Que de haines, que de passions en jeu ! Pétersbourg, Moscou, l’Empire s’est ému ; un deuil général atteste le mérite du mort, et prouve la gloire du pays, qui peut dire à l’Europe : J’ai eu mon poëte !!!… et j’ai l’honneur de le pleurer !

« L’Empereur, l’homme de la Russie qui connaît le mieux les Russes, et qui se connaît le mieux en flatterie, n’a garde de ne point prendre part à l’affliction publique ; il ordonne un service : je ne sais même pas s’il ne porte point la coquetterie pieuse jusqu’à se rendre en personne à cette cérémonie, afin de publier ses regrets en prenant Dieu même à témoin de son admiration pour le génie national enlevé trop tôt à sa gloire.

« Quoi qu’il en soit, la sympathie du maître flatte si bien l’esprit moscovite qu’il réveille un généreux patriotisme dans le cœur d’un jeune homme doué de beaucoup de talent ; ce poëte trop crédule s’enthousiasme pour l’acte d’auguste protection accordée au premier des arts, et le voilà qui s’enhardit au point de se croire inspiré ! dans l’expansion naïve de sa reconnaissance, il ose même écrire une ode,… admirez l’audace !… une ode patriotique pour remercier l’Empereur de se faire le protecteur des lettres ! Il finit cette pièce remarquable en chantant les louanges du poëte évanoui : rien de plus… J’ai lu ces vers, et je puis vous attester les innocentes intentions de l’auteur ; à moins que vous ne lui fassiez un crime de cacher dans le fond de son cœur une espérance bien permise, ce me semble, à une jeune imagination. J’ai cru voir qu’il pensait, sans le dire, qu’un jour peut-être Pouschkin ressusciterait en lui, et que le fils de l’Empereur récompenserait le second poëte de la Russie, comme l’Empereur honore le premier…Téméraire !… ambitionner une renommée, avouer la passion de la gloire sous le despotisme ! c’est comme si Prométhée eût dit à Jupiter : « Prends garde, défends-toi ; je vais te dérober la foudre. » Or, voici quelle récompense reçut le jeune aspirant au triomphe, c’est-à-dire au martyre. Le malheureux, pour s’être fié insolemment à l’amour public de son maître pour les beaux-arts et pour les belles-lettres, encourut sa disgrâce particulière, et reçut en secret l’ordre d’aller développer ses dispositions poétiques au Caucase, succursale adoucie de l’antique Sibérie.

« Après être resté là deux années, il en est revenu avec une santé délabrée, une âme abattue, une imagination radicalement guérie de ses chimères, en attendant que son corps guérisse aussi des fièvres de Géorgie. Après ce trait, vous fierez-vous encore aux paroles officielles de l’Empereur, à ses actes publics ? »

Voici à peu près ce que je répondis au récit de mon compatriote :

« L’Empereur est homme, il participe aux faiblesses humaines. Quelque chose l’aura choqué dans la direction des idées de ce jeune poëte. Soyez sûr qu’elles étaient européennes plutôt que nationales. L’Empereur fait le contraire de Catherine II ; il brave l’Europe au lieu de la flatter : c’est un tort, j’en conviens, car la taquinerie est encore une espèce de dépendance, puisqu’avec elle on ne se détermine que par la contradiction ; mais ce tort est pardonnable, surtout si vous réfléchissez au mal fait à la Russie par des princes qui furent possédés toute leur vie de la manie de l’imitation.

— Vous êtes incorrigible, s’est écrié l’avocat des derniers boyards. Vous aussi vous croyez à la possibilité d’une civilisation à la russe. C’était bon avant Pierre Ier, mais ce prince a détruit le fruit dans son germe. Allez à Moscou, c’est le centre de l’ancien Empire ; vous verrez cependant que tous les esprits s’y tournent vers les spéculations industrielles, et que le caractère national est aussi effacé là qu’il l’est à Saint-Pétersbourg. L’Empereur Nicolas commet aujourd’hui, dans un autre sens, une faute pareille à celle de l’Empereur Pierre Ier. Il compte pour rien l’histoire d’un siècle entier, du siècle de Pierre le Grand ; l’histoire a ses fatalités, partout le passé étend son influence sur le présent. Malheur au prince qui ne veut pas s’y soumettre ! »

L’heure était avancée ; nous nous séparâmes, et je continuai ma promenade, rêvant tout seul à l’énergique sentiment d’opposition qui doit germer dans des âmes habituées à réfléchir dans le silence du despotisme. Les caractères qu’un tel gouvernement n’abrutit pas se fortifient..

Je suis rentré pour vous écrire ; c’est ce que je fais presque tous les jours ; néanmoins il se passera bien du temps avant que vous receviez ces lettres, vu que je les cache comme des plans de conspiration, en attendant que je puisse vous les envoyer sûrement, chose si difficile que je crains d’être obligé de vous les porter moi-même.


(Suite de la lettre précédente.)
Ce 30 juillet 1839.

Hier, en finissant d’écrire, je me suis mis à relire quelques traductions des poésies de Pouschkin : elles m’ont confirmé dans l’opinion qu’une première lecture m’avait donnée de lui. Cet homme a emprunté une partie de ses couleurs à la nouvelle école poétique de l’Europe occidentale. Ce n’est pas qu’il ait adopté les opinions antireligieuses de lord Byron, les idées sociales de nos poëtes ni la philosophie des poëtes allemands ; mais il a pris leur manière de peindre. Je ne vois donc pas encore en lui un vrai poëte moscovite. Le polonais Mickiewicz me paraît bien plus slave, quoiqu’il ait subi comme Pouschkin l’influence des littératures de l’Occident.

Au reste, le vrai poëte moscovite, s’il existait, ne pourrait aujourd’hui parler qu’au peuple ; il ne serait ni entendu ni lu dans les salons. Où il n’y a pas de langue, il n’y a pas de poésie : il n’y a pas non plus de penseurs. On rit aujourd’hui de ce que l’Empereur Nicolas exige qu’on parle russe à la cour ; cette nouveauté paraît l’effet d’un caprice du maître ; la génération suivante le remerciera de cette victoire du bon sens sur le beau monde.

Comment l’esprit naturel se ferait-il jour dans une société où l’on parle quatre langues avant d’en savoir une ? L’originalité de la pensée tient de plus près qu’on ne croit à l’intégrité de l’idiome. Voilà ce qu’on oublie en Russie depuis un siècle, et en France depuis quelques années. Nos enfants se ressentiront de la manie des bonnes anglaises qui s’est emparée chez nous de toutes les mères fashionables.

En France, le premier et je crois le meilleur maître de français, c’était la nourrice : l’homme doit étudier sa langue naturelle toute sa vie, mais l’enfant ne doit pas l’apprendre, il la reçoit au berceau sans étude. Au lieu de cela nos petits Français d’aujourd’hui balbutient l’anglais et estropient l’allemand en naissant : puis on leur enseigne le français comme une langue étrangère.

Montaigne se félicite d’avoir appris le latin avant le français ; c’est peut-être à cet avantage dont s’applaudit l’auteur des Essais que nous avons dû le talent le plus naïf et le plus national de notre ancienne littérature ; il avait sujet de se réjouir, car le latin est la racine de notre langue ; mais la netteté, la spontanéité de l’expression se perd chez un peuple qui ne respecte pas l’idiome de ses pères ; nos enfants parlent anglais comme nos gens portent de la poudre : par l’effet d’une manie ! Je suis persuadé que le peu d’originalité des littératures slaves modernes tient à l’habitude qu’ont prise les Russes et les Polonais pendant le xviiie siècle et depuis, d’introduire dans leurs familles des gouvernantes et des précepteurs étrangers ; quand ils reviennent à leur langue, les Russes bien élevés traduisent, et ce style d’emprunt arrête l’élan de la pensée en détruisant la simplicité de l’expression.

Pourquoi les Chinois ont-ils jusqu’ici fait plus pour le genre humain en littérature, en philosophie, en morale, en législation, que n’ont fait les Russes ? C’est peut-être parce que ces hommes n’ont cessé de professer un grand amour pour leur idiome primitif.

La confusion des langues ne nuit pas aux esprits médiocres, au contraire, elle les sert dans leurs industries ; l’instruction superficielle, la seule qui convienne à ces esprits-là, est facilitée par l’étude également superficielle des langues vivantes, étude légère ou plutôt jeu d’esprit parfaitement approprié aux facultés des intelligences paresseuses ou tournées vers un but matériel ; mais si le malheur veut que ce système soit, une fois entre mille, appliqué à l’éducation d’un talent supérieur, il arrête le travail de la nature, il égare le génie et lui prépare pour l’avenir une source de regrets stériles ou de travaux auxquels peu d’hommes même distingués ont le loisir et le courage de se livrer passé la première jeunesse. Tous les grands écrivains ne sont pas des Rousseau : Rousseau étudia notre langue comme un étranger et il fallut son génie d’expression, sa mobilité d’imagination, joints à sa ténacité de caractère ; enfin il fallut son isolement dans la société pour qu’il pût parvenir à savoir le français comme s’il ne l’eût point appris. Cependant le français des Genevois est moins loin de celui de Saint-Simon et de Fénelon que le jargon mêlé d’anglais et d’allemand qu’apprennent aujourd’hui à Paris les enfants des personnes élégantes par excellence. Je dis plus, peut-être l’artifice qui paraît trop dans les phrases de Rousseau n’existerait-il pas, si le grand écrivain fût né en France dans le temps où les enfants y parlaient français. La confusion des langues favorise le vague des idées : la médiocrité s’en accommode, la supériorité s’en indigne, et s’épuise à refaire l’instrument du génie : la langue. Si l’on n’y prend garde, dans cinquante ans, le français, le vrai, le vieux français sera une langue morte.

L’étude des langues anciennes, à la mode autrefois, loin d’avoir un fâcheux résultat, nous donnait les seuls moyens d’arriver à une connaissance approfondie de la nôtre qui en dérive. Cette étude qui nous faisait remonter à notre source, nous fortifiait dans notre naturel, sans compter qu’elle était la plus appropriée aux facultés et aux besoins de l’enfance.

Tandis que la Russie régénérée lentement par le souverain qui la gouverne aujourd’hui d’après des principes méconnus des anciens chefs de ce pays, espère une langue, des poëtes et des prosateurs, les gens élégants et soi-disant éclairés chez nous, préparent à la France une génération d’écrivains imitateurs et de femmes sans indépendance d’esprit qui entendront si bien Shakspeare et Goëthe dans l’original, qu’ils n’apprécieront plus la prose de Bossuet et de Chateaubriand, ni la poésie ailée de Hugo, ni les périodes de Racine, ni l’originalité, ni la franchise de Molière et de la Fontaine, ni l’esprit, le goût de madame de Sévigné, ni le sentiment ni la divine harmonie de Lamartine ! Voilà comme on les aura rendus incapables de rien produire d’assez original pour continuer la gloire de leur langue, et pour forcer comme autrefois les hommes des autres pays de venir en France étudier les mystères du goût.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-HUITIÈME.


Rapport de nos idées avec les objets extérieurs qui les provoquent. — Côté dramatique du voyage. — Traits de férocité de notre révolution comparés à la cruauté des Russes. — Différence entre les crimes des deux peuples. — Ordre dans le désordre. — Caractère particulier des émeutes en Russie. — Respect des Russes pour l’autorité. — Danger des idées libérales inculquées à des populations sauvages. — Pourquoi les Russes ont l’avantage sur nous en diplomatie. — Histoire de Telenef.


LETTRE DIX-HUITIÈME.


Pétersbourg, ce 30 juillet 1839.

Ce matin de bonne heure j’ai reçu la visite de la personne dont la conversation vous a été racontée dans ma lettre d’hier. Elle m’apportait quelques pages écrites en français par le jeune prince***, le fils de son protecteur. Cette relation d’un fait trop véritable est un des nombreux épisodes de l’événement assez récent dont toutes les âmes sensibles, tous les esprits sérieux sont ici préoccupés en secret. Peut-on jouir sans trouble du luxe d’une magnifique résidence, quand on pense qu’à quelques centaines de lieues du palais les sujets s’égorgent, et que la société se dissoudrait sans les terribles moyens employés pour la défendre ?

Le jeune prince*** qui vient d’écrire cette histoire serait à jamais perdu, si l’on pouvait se douter qu’il en fût l’auteur. Voilà pourquoi il me confie son manuscrit et me charge de le publier. Il consent à me laisser insérer l’anecdote de la mort de Telenef dans le texte de mon voyage, où je la donnerai pour ce qu’elle est, sans toutefois compromettre personne, mais je profite avec reconnaissance d’un moyen de jeter quelque variété dans ma narration. On me garantit l’exactitude des faits principaux ; vous y ajouterez foi autant et aussi peu qu’il vous plaira ; moi, je crois toujours ce que disent les gens que je ne connais pas ; l’idée du mensonge ne me vient qu’après la preuve.

J’ai pensé un instant qu’il vaudrait mieux ne publier ce récit qu’à la suite de mes lettres : je craignais de nuire à la gravité de mes remarques si j’interrompais la narration de faits réels par un roman ; mais en réfléchissant je trouve que j’avais tort.

Indépendamment de ce que le fond de Telenef est vrai, il y a un sens secret dans la correspondance qui existe entre les scènes du monde et les idées qu’elles font naître à chaque homme : l’enchaînement des circonstances qui nous entraînent, le concours des événements qui nous frappent, est la manifestation de la volonté divine à l’égard de notre pensée et de notre jugement. Tout homme ne finit-il pas par apprécier les choses et les personnes d’après les incidents qui composent sa propre histoire ? C’est toujours de là que part la pensée de l’homme supérieur ou médiocre pour juger de toutes choses. Nous ne voyons le monde qu’en perspective, et l’arrangement des objets présentés à nos observations ne dépend pas de nous. Cette intervention de Dieu dans notre vie intellectuelle est une fatalité de notre esprit.

Donc, la meilleure justification de notre manière de juger sera toujours d’exposer dans leur ordre les épreuves qui l’ont provoquée et motivée.

C’est aujourd’hui que j’ai lu l’histoire de Telenef, c’est également sous cette date que vous la lirez.

Le grand poëte qui préside à nos destinées connaît mieux que nous l’importance des préparations pour l’effet du drame de la vie. Un voyage est un drame, sans art, à la vérité, mais qui, pour rester au-dessous des règles de la composition littéraire, n’en a pas moins un but philosophique et moral, une espèce de dénoûment dénué d’artifice, non d’intérêt ni d’utilité : ce dénoûment tout intellectuel consiste dans la rectification d’une foule de préjugés et de préventions. L’homme qui voyage se soumet à une sorte d’opération morale exercée sur son intelligence par la bienfaisante justice de Dieu, qui se manifeste dans le spectacle du monde ; l’homme qui écrit son voyage y soumet le lecteur.

Le jeune Russe, auteur de ce fragment, voulant justifier par le souvenir des horreurs de notre révolution la férocité des hommes de son pays, a cité chez nous un acte de cruauté : le massacre de M. de Belzunce à Caen. Il aurait pu grossir sa liste : mademoiselle de Sombreuil forcée de boire un verre de sang pour racheter la vie de son père, la mort héroïque de l’archevêque d’Arles et de ses glorieux compagnons de martyre dans le cloître des Carmes à Paris, les mitraillades de Lyon, et… honte éternelle au zèle des bourreaux révolutionnaires !  ! les promesses trompeuses des mitrailleurs pour engager celles des victimes qui vivaient encore, après la première décharge de mousqueterie, à se relever ; les noyades de Nantes surnommées par Carrier les mariages républicains, et bien d’autres atrocités que les historiens n’ont pas même recueillies, pourraient servir à prouver que la férocité humaine n’est qu’endormie chez les nations les plus civilisées ; pourtant il y a une différence entre la cruauté méthodique, froide et persistante des mougiks et la frénésie passagère des Français. Ceux-ci, pendant la guerre qu’ils faisaient à Dieu et à l’humanité, n’étaient pas dans leur état naturel : la mode du sang avait changé leur caractère, et l’inconséquence des passions présidait à leurs actes ; car jamais ils ne furent moins libres qu’à l’époque où tout se faisait chez eux au nom de la liberté. Vous allez voir au contraire les Russes s’entr’égorger sans démentir leur caractère ; c’est un devoir qu’ils accomplissent.

Chez ce peuple obéissant l’influence des institutions sociales est si grande dans toutes les classes, l’éducation involontaire des habitudes domine à tel point les caractères, que les derniers emportements de la vengeance y paraissent encore réglés par une certaine discipline. Là, le meurtre calculé s’exécute en cadence ; des hommes donnent la mort à d’autres hommes militairement, religieusement, sans colère, sans émotion, sans paroles, avec un calme plus terrible que le délire de la haine. Ils se heurtent, se renversent, s’écrasent, ils se passent sur le corps les uns des autres comme des mécaniques tournent régulièrement sur leurs pivots. Cette impassibilité physique au milieu des actes les plus violents, cette monstrueuse audace dans la conception, cette froideur dans l’exécution, ce silence de la rage, ce fanatisme muet, c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le crime consciencieux ; un certain ordre contre nature préside dans cet étonnant pays aux excès les plus inouïs ; la tyrannie et la révolte y marchent en mesure et se règlent sur le pas l’une de l’autre.

Ici la terre même, l’aspect monotone des campagnes inspirent la symétrie : l’absence complète de mouvement dans un terrain partout uni et le plus souvent nu, le manque de variété dans la végétation toujours pauvre des terres septentrionales, le défaut absolu d’accidents pittoresques dans d’éternelles plaines où l’on dirait qu’un seul site obsède le voyageur et le poursuit comme un rêve d’une extrémité de l’Empire à l’autre ; enfin, tout ce que Dieu n’a pas fait pour ce pays y concourt à l’imperturbable uniformité de la vie politique et sociale des hommes.

Comme tout se ressemble, l’immense étendue du territoire n’empêche pas que tout ne s’exécute d’un bout de la Russie à l’autre avec une ponctualité, avec un accord magiques. Si jamais on réussissait à opérer une véritable révolution par le peuple russe, le massacre serait régulier comme les évolutions d’un régiment. On verrait les villages changés en casernes et le meurtre organisé sortant tout armé des chaumières s’avancer en ligne, en bon ordre ; enfin, les Russes se prépareraient au pillage depuis Smolensk jusqu’à Irkutsk, comme ils marchent à la parade sur la place du palais d’hiver à Pétersbourg. De tant d’uniformité il résulte entre les dispositions naturelles du peuple et ses habitudes sociales un accord dont les effets peuvent devenir prodigieux en bien comme en mal.

Tout est obscur dans l’avenir du monde ; mais ce qui est certain, c’est qu’il verra d’étranges scènes qui seront jouées devant les nations par cette nation prédestinée.

C’est presque toujours par un respect aveugle pour le pouvoir que les Russes troublent l’ordre public. Ainsi, s’il faut en croire ce qu’on répète tout bas, sans le mot de l’Empereur aux députés des paysans, ceux-ci n’auraient pas pris les armes.

J’espère que ce fait et ceux que je vous ai cités ailleurs vous feront apercevoir le danger d’inculquer des opinions libérales à des populations si mal préparées pour les comprendre. En fait de liberté politique, plus on aime la chose, plus on doit éviter d’en prononcer le nom devant les hommes qui ne peuvent que compromettre une cause sainte par leur manière de la défendre ; c’est ce qui me fait douter de l’imprudente réponse attribuée à l’Empereur. Ce prince connaît mieux que personne le caractère de son peuple, et je ne puis m’imaginer qu’il ait provoqué la révolte des paysans, même sans le vouloir. Toutefois, je dois ajouter que plusieurs personnes bien instruites pensent là-dessus autrement que je ne pense.

Les horreurs de l’émeute sont décrites par l’auteur de Telenef avec une exactitude d’autant plus scrupuleuse, que l’action principale s’est passée dans la famille même de celui qui la raconte.

S’il s’est permis d’ennoblir le caractère et l’amour des deux jeunes gens, c’est qu’il a l’imagination poétique ; mais tout en embellissant les sentiments il conserve aux hommes leurs habitudes nationales : enfin ni par les faits, ni par les passions, ni par les mœurs, ce petit roman ne me paraît déplacé au milieu d’un ouvrage dont tout le mérite consiste dans la vérité des peintures.

J’ajoute que des scènes sanglantes se renouvellent encore journellement sur plusieurs points de la même contrée, où l’ordre public vient d’être troublé et rétabli d’une si effroyable manière. Vous voyez que les Russes ont mauvaise grâce de reprocher à la France ses désordres politiques, et d’en tirer des conséquences en faveur du despotisme. Qu’on accorde pendant vingt-quatre heures la liberté de la presse à la Russie, ce que vous apprendrez vous fera reculer d’horreur. Le silence est indispensable à l’oppression. Sous un gouvernement absolu il est telle indiscrétion qui équivaut à un crime de haute trahison.

S’il se trouve parmi les Russes de meilleurs diplomates que chez les peuples les plus avancés en civilisation, c’est que nos journaux les avertissent de tout ce qui se passe et se projette chez nous, et qu’au lieu de leur déguiser nos faiblesses avec prudence, nous les leur révélons avec passion tous les matins, tandis qu’au contraire leur politique byzantine, travaillant dans l’ombre, nous cache soigneusement ce qu’on pense, ce qu’on fait et ce qu’on craint chez eux. Nous marchons au grand jour, ils avancent à couvert : la partie n’est pas égale. L’ignorance où ils nous laissent nous aveugle ; notre sincérité les éclaire ; nous avons la faiblesse du bavardage, ils ont la force du secret : voilà surtout ce qui fait leur habileté.


HISTOIRE DE TELENEF[34].

Les terres du prince*** étaient administrées de puis plusieurs années par un intendant, nommé Telenef. Le prince***, occupé ailleurs, ne pensait guère à ses domaines ; trompé dans ses espérances ambitieuses, il voyagea longtemps pour secouer l’ennui du grand seigneur disgracié ; puis, lorsqu’il fut las de demander aux arts et à la nature des consolations contre les mécomptes de la politique, il revint dans son pays, afin de se rapprocher de la cour qu’il ne quitte plus et pour tâcher, à force de soins et d’assiduités, de recouvrer la faveur du maître.

Mais tandis que sa vie et sa fortune s’épuisaient infructueusement à faire tour à tour le courtisan à Saint-Pétersbourg et l’amateur des antiquités dans le midi de l’Europe, il perdait l’affection de ses paysans, exaspérés par les mauvais traitements de Telenef.

Cet homme était souverain dans les vastes domaines de Vologda[35], où sa manière d’exercer l’autorité seigneuriale le faisait exécrer.

Mais Telenef avait une fille charmante nommée Xenie[36] : la douceur de cette jeune personne était une vertu infuse, car ayant de bonne heure perdu sa mère, elle ne reçut d’éducation que celle que son père lui pouvait donner. Il lui enseigna le français : elle apprit pour ainsi dire par cœur quelques classiques du siècle de Louis XIV oubliés dans le château de Vologda par le père du prince. La Bible en français, les Pensées de Pascal, Télémaque, étaient ses livres favoris ; quand on lit peu d’auteurs, qu’on les choisit bien, et qu’on les relit souvent, on profite beaucoup de ses lectures. Une des causes de la frivolité des esprits modernes, c’est la quantité de livres plutôt mal lus que mal écrits, dont le monde est inondé. Un service à rendre aux générations à venir, ce serait de leur apprendre à lire, talent qui devient de plus en plus rare depuis que tout le monde sait écrire…..

Grâce à sa réputation de savante, Xenie à dix-neuf ans jouissait dans tout le gouvernement de d’une considération méritée. On venait la consulter de tous les villages voisins ; dans les maladies, dans les affaires, dans les chagrins des pauvres paysans, Xenie était leur guide et leur appui.

Son esprit conciliateur lui attirait souvent les réprimandes de son père ; mais la certitude d’avoir fait quelque bien ou empêché quelque mal la dédommageait de tout. Dans un pays où en général les femmes ont peu d’influence[37], elle exerçait un pouvoir que nul homme du canton n’eût pu lui disputer : le pouvoir de la raison sur des esprits bruts.

Son père même, tout violent qu’il était par nature et par habitude, ressentait l’influence de cette âme bienfaisante ; il rougissait trop souvent de se voir arrêté dans l’explosion de sa colère par la crainte de faire quelque peine à Xenie, et comme un prince tyrannique se reprocherait la clémence, il s’accusait d’être trop débonnaire. Il s’était fait une vertu de ses emportements qu’il qualifiait de justice, mais que les serfs du prince*** nommaient d’un autre nom.

Le père et la fille habitaient le château de Vologda situé dans une plaine d’une étendue immense, mais d’un aspect assez pastoral pour la Russie.

Le château est bâti au bord d’un lac qui l’entoure de trois côtés. Ce lac aux rives plates communique avec le Volga par des émissaires dont le cours peu rapide et divisé en plusieurs bras n’est pas long. Ces ruisseaux tortueux coulent encaissés dans le vaste terrain de la plaine, et l’œil, sans pouvoir jouir de la vue des méandres cachés, en suit vaguement de loin les sinuosités, guidé par des touffes de saules grêles, chétifs, et par d’autres broussailles malingres croissant çà et là le long des profonds canaux creusés à travers la prairie qu’ils sillonnent en sens divers, sans l’embellir ni la fertiliser, car l’eau qui s’égare n’améliore pas des terrains marécageux.

L’aspect de l’habitation a un certain caractère de grandeur. Des fenêtres de ce château la vue s’étend d’un côté sur le lac, qui rappelle la mer, car ses rives unies et sableuses disparaissent matin et soir dans les brumes de l’horizon, et de l’autre, sur de vastes pâtures coupées de fossés et parsemées d’oseraies. Ces herbages non fauchés font la principale richesse du pays, et les soins donnés à l’éducation des bestiaux qui les parcourent en liberté, l’unique occupation des paysans.

De nombreux troupeaux paissent au bord du lac de Vologda. Ces groupes d’animaux, uniques accidents du paysage, attirent seuls les regards dans des campagnes plates et froides, où les horizons sans dessins, le ciel toujours gris et brumeux ne varient la monotonie des lointains ni par les lignes ni par les couleurs. Les bêtes, d’une race petite, débile, se ressentent des rigueurs du climat ; mais malgré leur mince apparence, l’émail de leur robe égaie un peu les berges élevées qui forment digues dans le marais : cette diversité de tons repose l’œil des teintes tourbeuses de la prairie, espèce de bas-fond où croissent plus de glaïeuls que d’herbes. De tels paysages n’ont rien de beau sans doute, néanmoins ils sont calmes, imposants, vagues, grands, et dans leur sérénité profonde ils ne manquent ni de majesté ni de poésie : c’est l’Orient sans soleil.

Un matin, Xenie était sortie en même temps que son père pour assister avec lui au dénombrement des bestiaux, opération qu’il faisait lui-même chaque jour. Les animaux rangés pittoresquement de distance en distance devant le château animaient le rivage et brillaient sur le gazon au lever du soleil, tandis que la cloche d’une chapelle voisine appelait à la prière du matin quelques femmes désœuvrées, grâce à leurs infirmités, et quelques vieillards caducs qui jouissaient du repos de l’âge avec résignation. La noblesse de ces fronts à cheveux blancs, les teintes encore rosées de ces figures à barbes d’argent, prouvent la salubrité de l’air et attestent la beauté de la race humaine sous cette zone glacée. Ce n’est pas aux jeunes visages qu’il faut demander si l’homme est beau dans un pays.

« Voyez, mon père, dit Xenie en traversant la digue qui réunit la presqu’île du château à la plaine, voyez le pavillon flotter sur la cabane de mon frère de lait. »

Les paysans russes s’absentent souvent par permission afin d’aller exercer leurs forces et leur industrie dans quelques villes voisines, et jusqu’à Saint-Pétersbourg ; ils paient alors une redevance au maître, et ce qu’ils gagnent au delà est à eux. Quand un de ces serfs voyageurs revient chez sa femme, on voit s’élever sur leur cabane un pin en manière de mât et une oriflamme s’agite et brille au plus haut de l’arbre du retour, afin qu’à ce signe d’allégresse les habitants du hameau et ceux des villages voisins partagent la joie de l’épouse.

C’est d’après cet usage antique qu’on venait d’arborer la banderole sur le faîte de la chaumière des Pacôme. La vieille Élisabeth, mère de Fedor, avait été la nourrice de Xenie.

« Il est donc revenu cette nuit, ton garnement de frère de lait ? reprit Telenef.

— Ah ! j’en suis bien aise, s’écria Xenie.

— Un mauvais sujet de plus dans le canton, répliqua Telenef ; nous n’en avons pas assez. »

Et la figure de l’intendant, habituellement mélancolique, prit une expression plus rébarbative.

« Il serait facile de le rendre bon, répliqua Xenie, mais vous ne voulez pas exercer votre pouvoir.

— C’est toi qui m’en empêches, tu gâtes le métier de maître avec tes habitudes de douceur et tes conseils de fausse prudence. Ah ! ce n’est pas ainsi que mon père et mon grand-père menaient les serfs du père de notre seigneur.

— Vous ne vous souvenez donc pas, reprit Xenie d’une voix tremblante, que l’enfance de Fedor a été plus heureuse que celle des paysans ordinaires ; comment serait-il semblable aux autres ? son éducation fut d’abord soignée comme la mienne.

— Il devrait être meilleur ; il est pire : voilà le beau fruit de l’instruction… C’est ta faute ;… toi et ta nourrice vous l’attiriez sans cesse au château ; et moi, dans ma bonté, ne voulant que te complaire, j’oubliais et je lui laissais oublier qu’il n’était pas né pour vivre avec nous.

— Vous le lui avez cruellement rappelé dans la suite ! répliqua Xenie en soupirant.

— Tu as des idées qui ne sont pas russes ; tôt ou tard tu apprendras à tes dépens comment il fallait gouverner nos paysans. Puis, continuant entre ses dents : Ce diable de Fedor, qu’a-t-il fait pour revenir ici malgré mes lettres au prince ? C’est que le prince ne les lit pas,… et que l’intendant de là-bas est jaloux de moi. »

Xenie avait entendu l’aparté de Telenef et suivi avec anxiété les progrès du ressentiment du régisseur, bravé jusque chez lui par un serf indocile ; elle crut l’adoucir en lui disant ces paroles pleines de raison : il y a deux ans que vous avez fait battre presqu’à mort mon pauvre frère de lait ; qu’en avez-vous obtenu par vos outrages ? rien ; pas un mot d’excuse n’est sorti de sa bouche ; il aurait rendu l’âme sous les verges plutôt que de s’abaisser devant vous. C’est que la peine fut trop sévère pour l’offense ; un coupable révolté ne se repent pas. Il vous avait désobéi, j’en conviens ; mais il était amoureux de Catherine ; la cause de la faute en diminuait la gravité, voilà ce que vous n’avez pas voulu comprendre. Depuis cette scène et le mariage et le départ qui l’ont suivie, la haine de tous nos paysans est devenue si terrible qu’elle me fait peur pour vous, mon père.

— Et voilà pourquoi tu te réjouis du retour d’un de mes plus redoutables ennemis ? s’écria Telenef exaspéré.

— Ah ! je ne crains pas celui-ci ; nous avons bu le même lait : il mourrait plutôt que de m’affliger.

— Ne l’a-t-il pas bien prouvé vraiment ?… Il serait le premier à m’égorger, s’il l’osait.

— Vous le jugez mal ; au contraire, Fedor vous défendrait envers et contre tous, j’en suis sûre, quoique vous l’ayez mortellement offensé ; vous vous souviendrez de votre rigueur pour qu’il l’oublie, lui ; n’est-il pas vrai, mon père ? Il est marié maintenant et sa femme a déjà un petit enfant ; ce bonheur doit adoucir son caractère : les enfants changent le cœur des pères.

— Tais-toi, tu me ferais perdre l’esprit avec tes idées romanesques. Va chercher dans les livres tes paysans tendres et tes esclaves généreux. Je connais mieux que toi les hommes auxquels j’ai affaire : ils sont paresseux, vindicatifs comme leurs pères, et tu ne les convertiras jamais.

— Si vous me laissiez faire, si vous m’aidiez, nous les convertirions ensemble. Mais voici ma bonne Élisabeth qui revient de la messe. »

En achevant ces mots, Xenie court se jeter au cou de sa nourrice.

— Te voilà bien heureuse !

— Peut-être, réplique tout bas la vieille.

— Il est revenu.

— Pas pour longtemps ; j’ai peur…

— Que veux-tu dire ?

— Ils ont tous perdu la raison ; mais chut !

— Eh bien ! la mère, dit Telenef en jetant à la vieille un regard oblique : voici ton mauvais sujet de fils rentré chez toi… Sa femme doit être contente. Ce retour vous prouve à tous que je ne lui en veux pas.

— Tant mieux, monsieur l’intendant, nous avons besoin de votre protection… Le prince va venir, et nous ne le connaissons pas.

— Comment ?… quel prince ? notre maître ?… Puis, s’interrompant : Ah ! sans doute, s’écria Telenef surpris, mais ne voulant pas ignorer ce que paraissait savoir une paysanne, sans doute je vous protégerai. Au reste, il ne viendra pas de sitôt ; le même bruit court tous les ans dans cette saison.

— Pardonnez-moi, monsieur Telenef, il sera ici avant peu. »

L’intendant aurait voulu presser de questions la nourrice de Xenie ; mais sa dignité le gênait. Xenie devina son embarras et vint à son secours.

« Dis-moi, nourrice, comment es-tu si bien instruite des projets et de la marche de notre seigneur le prince*** ?

— J’ai appris cela de Fedor. Ah ! mon fils sait bien d’autres choses encore ! il est devenu un homme. Il a vingt et un ans, juste une année de plus que vous, ma belle demoiselle ; mais il est encore grandi, si j’osais… je dirais… il est si beau !… je dirais que vous vous ressemblez.

— Tais-toi, babillarde ; pourquoi ma fille ressemblerait-elle à ton fils ?

— Ils ont sucé le même lait ; on se ressemble de plus loin ; et même… mais non… quand vous ne serez plus notre chef, je vous dirai ce que je pense de leurs caractères.

— Quand je ne serai plus votre chef ?

— Sans doute… Mon fils a vu le Pére.

— L’Empereur ?

— Oui ; et l’Empereur lui-même nous fait dire que nous allons être libres ; c’est sa volonté ; s’il ne dépendait que de lui, cela serait fait[38]. »

Telenef hausse les épaules, puis il reprend :

« Comment Fedor a-t-il pu faire pour parler à l’Empereur ?

— Comment ?… il s’est joint à nos gens qui étaient envoyés par tous ceux du pays et des villages voisins, pour aller demander à notre Père… » Ici la mère Pacôme s’arrêta tout court…

« Pour lui demander quoi ? »

La vieille, qui s’était aperçue un peu tard de son indiscrétion, prit le parti de se taire obstinément, malgré les questions précipitées du régisseur. Ce brusque silence avait quelque chose d’inusité qui pouvait paraître significatif.

« Mais, à la fin, qu’est-ce que vous machinez ici contre nous ? s’écria Telenef furieux et en prenant la vieille par les deux épaules.

— C’est facile à deviner, dit Xenie en s’avançant pour séparer son père de sa nourrice : vous savez que l’Empereur a fait au printemps de l’année dernière l’acquisition du domaine de***, voisin du nôtre. Depuis ce temps-là tous nos paysans ne rêvent qu’au bonheur d’appartenir à la couronne. Ils envient leurs voisins, dont la condition… à ce qu’ils croient, s’est de beaucoup améliorée, tandis que naguère elle était semblable à la leur : plusieurs vieillards des plus respectés de nos cantons sont venus vous demander, sous divers prétextes, des permissions de voyage : j’ai su, depuis leur départ, qu’ils avaient été choisis comme députés par les autres serfs, pour aller supplier l’Empereur de les acheter, ainsi qu’il acheta leurs voisins. Divers districts des environs se sont réunis aux envoyés du domaine de Vologda, pour présenter une semblable requête à Sa Majesté. On assure qu’ils lui ont offert tout l’argent nécessaire pour acquérir le domaine du prince*** : les hommes avec la terre.

— C’est la vérité, dit la vieille, et mon garçon Fedor, qui les a rencontrés à Saint-Pétersbourg, s’est joint à eux pour aller parler à notre Père ; ils sont revenus tous ensemble hier.

— Si je ne vous ai pas instruit de ces tentatives, reprit Xenie en regardant son père interdit, c’est que je savais d’avance qu’elles n’aboutiraient à rien.

— Tu t’es trompée puisqu’ils ont vu le Père.

— Le Père lui-même ne peut pas faire ce qu’on lui demande ; il lui faudrait acheter la Russie tout entière.

— Voyez-vous la ruse, répliqua Telenef, les coquins sont assez riches pour offrir de tels présents à l’Empereur ; et avec nous ils font les mendiants, et ils n’ont pas honte de dire que nous les dépouillons de tout, tandis que si nous avions plus de bon sens et moins de bonté, nous leur ôterions jusqu’à la corde avec laquelle ils nous étrangleront.

— Vous n’en aurez pas le temps, monsieur l’intendant, » dit d’une voix très-basse et très-douce un jeune homme qui s’était approché sans être vu, et se tenait debout d’un air sauvage, mais non timide, la toque à la main devant une cépée d’osiers, du milieu de laquelle on le vit sortir comme par enchantement.

« Ah ! c’est toi… vaurien ! s’écria Telenef.

— Fedor, tu ne dis rien à ta sœur de lait, interrompit Xenie ; tu m’avais tant promis de ne pas m’oublier !!!… Moi, j’ai tenu parole mieux que toi ; car je n’ai pas omis un seul jour ton nom dans ma prière, là, au fond de la chapelle, devant l’image de saint Wladimir, qui me rappelait ton départ. T’en sou vient-il ? c’est dans cette chapelle que tu m’as dit adieu, il y a bientôt un an. »

En achevant ces mots, elle jeta sur son frère un regard de tendresse et de reproche dont la douceur et la sévérité avaient une grande puissance.

« Moi vous oublier ! » s’écria le jeune homme en levant les yeux vers le ciel.

Xenie se tut, effrayée de l’expression religieuse, mais un peu farouche de ce regard, habituellement baissé ; il avait quelque chose d’inquiétant qui contrastait avec la douceur de la voix, des paroles et des gestes du jeune homme.

Xenie était une de ces beautés du Nord telles qu’on n’en voit en aucun autre pays : à peine semblait-elle appartenir à la terre : la pureté de ses traits, qui rappelait Raphaël, eût paru froideur si la sensibilité la plus délicate n’eût doucement nuancé sa physionomie, que nulle passion ne troublait encore. À vingt ans qu’elle avait ce jour-là même, elle ignorait ce qui agite le cœur : elle était grande et mince ; sa taille, un peu frêle, avait une grâce singulière, quoique la lenteur habituelle de ses mouvements en cachât la souplesse : à la voir effleurer l’herbe encore blanche de rosée, on eût dit du dernier rayon de la lune fuyant devant l’aurore sur le lac immobile. Sa langueur avait un charme qui n’appartient qu’aux femmes de son pays, plutôt belles que jolies, mais parfaitement belles quand elles le sont, ce qui est rare parmi celles d’une classe inférieure ; car, en Russie, il y a de l’aristocratie dans la beauté ; les paysannes y sont en général moins bien douées par la nature que les grandes dames. Xenie était belle comme une reine, et elle avait la fraîcheur d’une villageoise.

Elle partageait ses cheveux en bandeaux sur un front haut et d’un blanc d’ivoire ; ses yeux d’azur, bordés de longs cils noirs recourbés, et qui faisaient ombre sur des joues fraîches, mais à peine colorées, étaient transparents comme une source d’eau limpide ; ses sourcils, parfaitement dessinés, mais peu marqués, étaient cependant d’une teinte plus foncée que celle de ses cheveux ; sa bouche, assez grande, laissait voir des dents si blanches que tout le visage en était éclairé ; ses lèvres roses brillaient de l’éclat de l’innocence, son visage presque rond avait pourtant beaucoup de noblesse, et sa physionomie exprimait une délicatesse de sentiment, une tendresse religieuse dont le charme communicatif était ressenti par tout le monde au premier coup d’œil. Il ne lui manquait qu’une auréole d’argent pour être la plus belle des madones byzantines, dont on permet d’orner les églises russes[39].

Son frère de lait était un des plus beaux hommes de ce gouvernement renommé par la beauté, la taille svelte, élevée, la santé et l’air dégagé de ses habitants. Les serfs de cette partie de l’Empire sont, sans contredit, les hommes les moins à plaindre de la Russie.

L’élégant costume des paysans lui seyait à merveille. Ses cheveux blonds, partagés avec grâce, tombaient en boucles soyeuses des deux côtés du visage, dont la forme était celle d’un ovale parfait ; le cou large et fort restait à découvert, parce que les cheveux étaient taillés ras par derrière au-dessus de la nuque, tandis qu’un cordon, en forme de diadème, coupait le front blanc du jeune laboureur et tenait le haut de ses cheveux serré et lisse sur le sommet de la tête, qui brillait au soleil comme un Christ du Guide.

Il portait la chemise de toile de couleur, à petites raies, coupée juste au cou, et fendue seulement sur le côté autant qu’il le faut pour donner passage à la tête ; deux boutons fixés entre l’épaule et la clavicule fermaient l’étroite ouverture. Ce vêtement des paysans russes, qui rappelle la tunique grecque, retombe en dehors par-dessus le pantalon caché jusqu’au genou. Ceci ressemblerait un peu à la blouse française, si ce n’était infiniment plus gracieux, tant à cause de la manière dont est taillé ce vêtement, que du goût ignoré avec lequel il est porté. Fedor avait une taille élancée, souple et naturellement élégante ; sa tête, bien placée sur ses épaules larges, basses et modelées comme celles d’une statue antique, aurait affecté d’elle-même les plus nobles poses, mais le jeune homme la tenait presque toujours abaissée vers la poitrine. Un secret abattement moral se peignait sur ce beau visage. Avec un profil grec, des yeux bleus de faïence, mais scintillants de jeunesse et d’esprit naturel, avec une bouche dédaigneuse formée sur le type même des médailles antiques et surmontée d’une petite moustache dorée, luisante comme la soie dans sa teinte naturelle, avec une jeune barbe de couleur pareille, courte, frisée, soyeuse, épaisse déjà quoi qu’à peine échappée au duvet de l’enfance ; enfin, avec la force musculaire de l’athlète du cirque jointe à l’agilité du matador espagnol et au teint brillant de l’homme du Nord : c’est-à-dire comblé de tous les dons extérieurs qui rendraient un homme fier et assuré, Fedor, humilié par une éducation supérieure au rang qu’il occupait dans son pays… et peut-être par l’instinct de sa dignité naturelle, qui contrastait avec son abjecte condition, se tenait presque toujours dans l’attitude d’un condamné qui va subir sa sentence.

Il avait adopté cette pose douloureuse à dix-neuf ans, le jour qu’il souffrit le supplice ordonné par Telenef, sous prétexte que ce jeune homme, le frère de lait de sa fille, et jusqu’alors son favori, son enfant gâté, avait négligé d’obéir à je ne sais quel ordre soi-disant important.

On verra plus loin le vrai et grave motif de cette barbarie, qui ne fut pas l’effet d’un simple caprice.

Xenie avait cru deviner la cause de la faute qui devint funeste à son frère ; elle s’imagina que Fedor était amoureux de Catherine, jeune et belle paysanne des environs ; et sitôt que le malheureux fut guéri de ses blessures, ce qui n’arriva qu’au bout de quelques semaines, car l’exécution avait été cruelle, elle s’occupa de réparer le mal autant que cela pouvait dépendre d’elle ; elle pensait que le seul moyen de réussir dans ce dessein était de le marier à la jeune fille dont elle le croyait épris. À peine ce projet eut il été annoncé par Xenie que la haine de Telenef parut se calmer : le mariage se fit en toute hâte à la grande satisfaction de Xenie, qui crut que Fedor trouverait dans le bonheur du cœur l’oubli de son profond chagrin et de ses ressentiments.

Elle se trompait : rien ne put consoler son frère. Elle seule devinait la honte dont il était accablé ; elle était sa confidente sans qu’il lui eût rien confié, car jamais il ne se plaignait ; d’ailleurs le traitement dont il s’était vu la victime était une chose si ordinaire que nul n’y attachait d’importance : hors lui et Xenie, personne n’y pensait dans le pays.

Il évitait avec un admirable instinct de fierté tout ce qui aurait pu rappeler ce qu’il avait souffert ; mais il fuyait involontairement en frissonnant lorsqu’il voyait qu’on allait frapper un de ses camarades, et il pâlissait à l’aspect d’un roseau, d’une baguette dans la main d’un homme.

On doit le répéter : il avait commencé sa vie d’une manière trop facile ; favorisé par l’intendant, et dès lors ménagé par tous ses supérieurs, envié de ses camarades, cité comme le plus heureux aussi bien que le plus beau des hommes nés sur les terres du prince*** ; idolâtré de sa mère, ennobli à ses propres yeux par l’amitié de Xenie, par cette amitié ingénieuse et délicate d’une femme adorable, d’un ange qui l’appelait son frère, il n’avait point été préparé aux rigueurs de sa condition ; et c’est en un jour qu’il découvrit toute sa misère ; dès lors il considéra les nécessités de sa vie comme une injustice ; avili aux yeux des hommes, mais surtout à ses propres yeux, de l’être le plus heureux il était devenu, en un moment, le plus à plaindre ; le dieu tombé de l’autel fut métamorphosé en brute. Qui le consolera de tant de bonheur évanoui pour jamais sous la verge du bourreau ? L’amour d’une épouse pourrait-il relever cette orgueilleuse âme d’esclave ? non !… sa félicité passée le poursuivra partout et lui rendra la honte plus insupportable. Sa sœur Xenie a cru lui assurer la paix en le mariant : il a obéi ; mais cette condescendance ne servit qu’à croître son malheur, car l’homme qui veut s’enchaîner à la vertu en accumulant les devoirs ne fait qu’ouvrir de nouvelles sources aux remords.

Fedor désespéré sentit trop tard qu’avec toute son amitié, Xenie n’avait rien fait pour lui. Ne pouvant plus supporter la vie dans les lieux témoins de sa dégradation, il quitta son village, abandonnant sa femme et son ange gardien.

Sa femme se sentait humiliée, mais par un autre motif : l’épouse rougit de honte quand l’époux n’est point heureux ; aussi s’était-elle gardée de lui dire qu’elle était grosse ; elle ne voulait pas employer ce moyen pour retenir près d’elle un époux dont elle voyait qu’elle ne pouvait faire le bonheur.

Enfin, après un an d’absence, il revient. Il a retrouvé sa mère, sa femme, un enfant au berceau, un petit ange qui lui ressemble ; mais rien ne peut guérir la tristesse qui le ronge. Il reste là immobile et silencieux, même devant sa sœur Xenie qu’il n’ose plus nommer que mademoiselle.

Leurs nobles figures qui, selon le dire de la nourrice, avaient quelques traits de ressemblance ainsi que leurs caractères, brillaient toutes deux au soleil du matin parmi des groupes d’animaux dont ils semblaient les rois. On eût cru voir Adam et Ève peints par Albert Durer. Xenie était calme et presque joyeuse, tandis que la physionomie du jeune homme trahissait de violentes émotions mal déguisées sous une impassibilité affectée.

Xenie, malgré son sûr instinct de femme, fut trompée cette fois par le silence de Fedor ; elle n’attribuait le chagrin de son frère qu’à des souvenirs pénibles, et pensait que la vue des lieux où il avait souffert suffisait pour aigrir sa douleur ; elle comptait toujours sur l’amour et sur l’amitié pour achever de guérir sa plaie.

En quittant son frère, elle lui promit d’aller le voir souvent dans la cabane de sa nourrice.

Le dernier regard de Fedor effraya pourtant la jeune fille : il y avait plus que de la tristesse dans ce regard : il y avait une joie féroce, tempérée par une inexplicable sollicitude. Elle craignait qu’il ne devînt fou.

La folie lui avait toujours causé une terreur qui lui paraissait surnaturelle, et comme elle attribuait cette crainte à un pressentiment, sa superstition augmentait l’inquiétude qu’elle ressentait. La peur, quand on la prend pour une prophétie, devient indomptable… ; d’un pressentiment vague et fugitif on fait une destinée ; à force de prévoyance l’imagination crée ce qu’elle redoute ; raison, vérité, réalité, elle finit par vaincre même le sort, et par dominer les événements pour réaliser ses chimères.

Quelques jours s’étaient écoulés pendant lesquels Telenef avait fait de fréquentes absences. Xenie, tout entière au chagrin que lui causait l’incurable mélancolie dont Fedor paraissait atteint depuis son retour, n’avait vu que sa nourrice et pensé qu’à son frère.

Un soir, elle était seule au château ; son père, sorti depuis le matin, avait fait dire qu’on ne l’attendît pas pour la nuit. Xenie, habituée à ces voyages, n’avait nul souci de l’absence de Telenef ; l’étendue des domaines qu’il régissait l’obligeait à se déplacer souvent, et pour un temps assez long. Elle lisait. Tout à coup sa nourrice se présente devant elle.

« Que me veux-tu si tard ? lui dit Xenie.

— Venez prendre votre thé chez nous, je vous l’ai préparé, répliqua la nourrice[40] d’un air indifférent.

— Je ne suis pas habituée à sortir à cette heure. Il faut pourtant sortir aujourd’hui. Venez ; que craignez-vous avec moi ? »

Xenie, accoutumée à la taciturnité des paysans russes, pense que sa nourrice lui a préparé quelque surprise. Elle se lève et suit la vieille.

Le village était désert. D’abord Xenie le crut endormi ; la nuit, parfaitement calme, n’était pas très obscure ; aucun souffle de vent n’agitait les saules du marécage ni ne courbait les grandes herbes de la prairie ; pas un nuage ne voilait les pâles étoiles. On n’entendait ni l’aboiement lointain du chien ni le bêlement de l’agneau ; la cavale ne hennissait pas en galopant derrière les lisses de son parc ; le bœuf avait cessé de mugir sous le toit des chaudes étables ; le pâtre ne chantait plus sa note mélancolique, pareille à la tenue qui précède la cadence du rossignol : un silence plus profond que le silence ordinaire de la nuit régnait dans la plaine, et pesait sur le cœur de Xenie qui commençait à éprouver des mouvements de terreur indéfinissables, sans oser hasarder une question. L’ange de la mort a-t-il passé sur Vologda ? pensait tout bas la tremblante jeune fille…

Une lueur soudaine apparaît à l’horizon.

« D’où vient cette clarté ? s’écrie Xenie épouvantée.

— Je ne sais, réplique la vieille en hésitant ; ce sont peut-être les derniers rayons du jour.

— Non, dit Xenie, un village brûle.

— Un château, répond Élisabeth d’un son de voix caverneux ; c’est le tour des seigneurs.

— Que veux-tu dire ? reprend Xenie en saisissant avec effroi le bras de sa nourrice ; les sinistres prédictions de mon père vont-elles s’accomplir ?

— Hâtons-nous ; il faut presser le pas, j’ai à vous conduire plus loin que notre cabane, réplique Élisabeth.

— Où veux-tu donc me mener ?

— En un lieu sûr ; il n’y en a plus pour vous à Vologda.

— Mais mon père, qu’est-il devenu ? Je n’ai rien à craindre pour moi, où est mon père ?

— Il est sauvé.

— Sauvé ?… de quel péril ? par qui ? qu’en sais tu ?… Ah ! tu me tranquillises pour faire de moi ce que tu veux !

— Non, je vous le jure par la lumière du Saint Esprit, mon fils l’a caché, et il a fait cela pour vous, au risque de sa propre vie, car tous les traîtres périront cette nuit.

— Fedor a sauvé mon père ! quelle générosité !

— Je ne suis point généreux, mademoiselle, » dit le jeune homme en s’approchant pour soutenir Xenie prête à défaillir.

Fedor avait voulu accompagner sa mère jusqu’à la porte du château de Vologda où il n’osa pas entrer avec elle : resté à la tête du pont, il s’était tenu caché à quelque distance, puis il avait suivi de loin les deux femmes afin de protéger la fuite de Xenie, sans se laisser voir. Le saisissement qui troublait les sens de sa sœur le força de se montrer et de s’approcher d’elle pour la secourir. Mais celle-ci retrouva bien tôt l’énergie que le danger réveille dans les âmes fortes,

« De grands événements se préparent ; explique moi ce mystère : Fedor, qu’y a-t-il ?

— Il y a que les Russes sont libres et qu’ils se vengent ; mais hâtez-vous de me suivre, reprit-il en la forçant d’avancer.

— Ils se vengent ?… mais sur qui donc ?… je n’ai fait de mal à personne, moi.

— C’est vrai, vous êtes un ange… pourtant j’ai peur que dans le premier moment on ne fasse grâce à qui que ce soit. Les insensés !  ! ils ne voient que des ennemis dans nos anciens maîtres et dans toute leur race ; l’heure du carnage est arrivée : fuyons. Si vous n’entendez pas le tocsin, c’est qu’on a défendu de sonner les cloches, parce que le glas pourrait avertir nos ennemis ; d’ailleurs il ne retentit pas assez loin ; on a décidé que les dernières lueurs du soleil du soir seraient le signal de l’incendie des châteaux et du massacre de tous leurs habitants.

— Ah !…tu me fais frémir ! »

Fedor reprit, tout en forçant la jeune fille à presser le pas, « J’étais nommé pour marcher avec les plus jeunes et les plus braves sur la ville de***, où les nôtres vont surprendre la garnison qui n’est composée que de quelques vétérans. Nous sommes les plus forts ; j’ai pensé qu’on pouvait se passer de moi pour la première expédition ; alors j’ai manqué sciemment à mon devoir, j’ai trahi la cause sainte, déserté le bataillon sacré pour courir au lieu où je savais que je trouverais votre père ; averti à temps par moi, Telenef s’est réfugié dans une cabane dépendante des domaines de la couronne. Mais maintenant je crains qu’il ne soit trop tard pour vous cacher, dit-il en l’entraînant toujours vers la retraite qu’il lui avait choisie. L’espoir de sauver votre père m’a fait perdre un temps précieux pour vous ; je croyais vous obéir, et je pensais que vous ne me reprocheriez pas le retard ; d’ailleurs, vous êtes moins exposée que Telenef, et nous vous sauverons encore, je l’espère.

— Oui, mais toi, toi, tu t’es perdu, dit la mère d’un ton douloureux, et que le silence qu’elle vient de s’imposer rend plus passionné.

— Perdu ! interrompit Xenie, mon frère s’est perdu pour moi !

— N’a-t-il pas déserté à l’heure du combat ? reprit la vieille ; il est coupable, on le tuera.

— J’ai mérité la mort.

— Et je serais cause d’un tel malheur ! s’écrie Xenie, non, non, tu fuiras, tu te cacheras avec moi.

— Jamais. »

Pendant la marche précipitée des fugitifs, la clarté de l’incendie croissait en silence, et du bord de l’horizon, où d’abord on l’avait vue poindre, elle s’étendait déjà dans le ciel ; pas un cri, pas un coup de fusil, pas un tintement de cloche, ne trahissait l’approche du désordre, c’était un massacre muet. Ce calme d’une belle nuit favorisant tant de meurtres, cette conspiration doublement formidable par le secret avec lequel elle avait été ourdie[41] et par l’espèce de complicité de la nature, qui semblait assister avec plaisir aux apprêts du carnage, remplissaient l’âme d’épouvante. C’était comme un jugement de Dieu. La Providence pour les punir laissait faire les hommes.

« Tu n’abandonneras pas ta sœur, continua Xenie en frissonnant.

— Non, mademoiselle ; mais, une fois tranquille sur votre vie, j’irai me livrer moi-même.

— J’irai avec toi, reprit la jeune fille en lui serrant le bras convulsivement ; je ne te quitte plus. Tu crois donc que la vie était tout pour moi ? »

En ce moment les fugitifs virent défiler devant eux à la lueur des étoiles un cortége d’ombres silencieuses et terribles. Ces figures passaient tout au plus à une centaine de pas de Xenie. Fedor s’arrêta.

« Qu’est-ce que cela ? dit la jeune fille à voix basse.

— Taisez-vous ? reprend Fedor encore plus bas, et en se tapissant contre un mur de planches qui les abrite sous son ombre épaisse ; puis quand le dernier fantôme eut traversé la route :

— C’est un détachement de nos gens qui marche en silence pour aller surprendre le château du comte*** Nous sommes en péril ici ; hâtons-nous. Où me conduis-tu donc ?

— D’abord chez un frère de ma mère, à quatre verstes[42] de Vologda ; mon vieil oncle n’a plus sa tête, c’est un innocent, il ne nous trahira pas. Là, vous changerez d’habits en toute hâte, car ceux que vous portez vous feraient reconnaître ; en voici d’autres ; ma mère restera près de son frère, et j’espère avant la fin de la nuit vous faire arriver à la retraite où j’ai laissé Telenef. Aucun lieu n’est sûr dans notre malheureux canton ; mais celui-là est encore le plus à l’abri des surprises.

— Tu veux me rendre à mon père, merci ; mais une fois là ?… dit la jeune fille avec anxiété.

— Une fois là… je vous dirai adieu.

— Jamais.

— Non, non, Xenie a raison, tu resteras avec eux, s’écrie la pauvre mère.

— Telenef ne me le permettrait pas, » réplique le jeune homme avec amertume.

Xenie sent que ce n’est pas le moment de répondre. Les trois fugitifs poursuivent leur route en silence et sans accident jusqu’à la porte de la cabane du vieux paysan.

Elle n’était pas fermée à clef ; ils entrent en poussant un loquet avec précaution. Le vieillard dormait, enveloppé dans une peau de mouton noir étendue sur un des bancs rustiques qui faisaient divan autour de la salle. Au-dessus de sa tête, une petite lampe brûlait suspendue devant une madone grecque presque entièrement cachée sous des applications d’argent qui figuraient la coiffure et le vêtement de la Vierge. Une bouilloire pleine d’eau chaude, une théière et quelques tasses étaient restées sur la table. Peu de moments avant l’arrivée de la mère Pacôme et de Fedor, l’épouse de celui-ci avait quitté la chaumière de leur oncle, pour aller avec son enfant se réfugier chez son père. Fedor ne parut ni surpris ni contrarié de la trouver partie : il ne lui avait pas dit de l’attendre ; il désirait que la retraite de Xenie fût ignorée de tout le monde.

Après avoir allumé une lampe à celle de l’image, il conduisit sa mère et sa sœur de lait dans un petit cabinet presque percé à jour, et qui faisait soupente au-dessus de la pièce d’entrée. Toutes les maisons des paysans russes se ressemblent.

Resté seul, Fedor s’assit sur la première marche du petit escalier que venait de monter sa sœur ; alors, non sans lui recommander encore une fois à travers le plancher de ne pas perdre un instant, il appuya ses deux coudes sur ses genoux, et pencha la tête dans ses mains d’un air pensif.

Xenie, de son petit cabinet, aurait pu entendre tout ce qui se serait dit dans la salle silencieuse ; elle répondit à son frère qu’il ne l’attendrait pas longtemps.

À peine avait-elle dénoué le paquet de ses nouveaux vêtements que Fedor, se levant avec l’expression d’une vive anxiété, siffle doucement pour appeler sa mère. « Que veux-tu ? répond celle-ci à voix basse.

— Éteignez votre lampe, j’entends des pas, réplique le jeune homme à voix plus basse. Éteignez donc votre lampe, elle brille à travers les fentes ; surtout ne faites aucun mouvement. »

La lumière d’en haut s’éteint, tout reste en silence.

Quelques moments se passent dans une attente pleine d’angoisse ; une porte s’ouvre, Xenie respire à peine : un homme entre couvert de sueur et de sang. « C’est toi, père, dit Fedor en s’avançant au devant de l’étranger : tu viens seul ?

— Non pas ; un détachement de nos gens est là qui m’attend devant la porte… Pas de lumière ?

— Je vais t’en donner, répond Fedor en montant les marches du petit escalier qu’il redescend à l’instant pour aller rallumer à la lampe de la madone celle qu’il vient de retirer des mains tremblantes de sa mère ; il n’a fait qu’entr’ouvrir la porte contre laquelle les deux femmes restent appuyées pour mieux écouter.

— Tu veux du thé, père ?

— Oui.

— En voici. »

Le nouveau venu se mit à vider par petites gorgées la tasse que lui présentait Fedor.

Cet homme portait une marque de commandement sur la poitrine : vêtu comme les autres paysans, il était armé d’un sabre nu et ensanglanté ; sa barbe épaisse et rousse lui donnait un air dur que ne tempérait nullement son regard de bête sauvage. Ce regard, qui ne peut se fixer sur rien, est fréquent parmi les Russes, excepté chez ceux qui sont tout à fait abrutis par l’esclavage ; ceux-ci ont des yeux sans regard. Sa taille n’était pas haute, il avait le corps trapu, le nez camus, le front bombé, mais bas ; les pommettes de ses joues étaient très-saillantes et rouges, ce qui dénotait l’abus des liqueurs fortes. Sa bouche serrée laissait voir en s’ouvrant des dents blanches, mais aiguës et séparées : cette bouche était la gueule d’une panthère ; la barbe touffue et emmêlée paraissait souillée d’écume ; les mains étaient tachées de sang.

« D’où te vient ce sabre ? dit Fedor.

— Je l’ai arraché des mains d’un officier que je viens de tuer avec son arme même. Nous sommes vainqueurs, la ville de*** est à nous… Ah ! nous avons fait là bombance… et maison nette !… Tout ce qui n’a pas voulu se joindre à notre troupe et piller avec nous y a passé : femmes, enfants, vieillards, enfin tout !… Il y en a qu’on a fait bouillir dans la chaudière des vétérans sur la grande place…[43]. Nous nous chauffions au même feu où cuisaient nos ennemis ; c’était beau ! »

Fedor ne répondit pas.

« Tu ne dis rien ?

— Je pense.

— Et qu’est-ce que tu penses ?

— Je pense que nous jouons gros jeu… La ville était sans défense : quinze cents habitants et cinquante vétérans sont bientôt mis hors de combat par deux mille paysans tombant sur eux à l’improviste ; mais un peu plus loin il y a des forces considérables ; on s’est trop pressé, nous serons écrasés.

— Ouida !… et la justice de Dieu, donc ; et la volonté de l’Empereur !  ! Blanc-bec, ne sais-tu pas d’ailleurs qu’il n’est plus temps de reculer ? Après ce qui vient de se passer, il faut vaincre ou mourir… Écoute-moi donc, au lieu de détourner ainsi la tête… Nous avons mis tout à feu et à sang, m’entends-tu bien ? Après un tel carnage, plus de pardon possible. La ville est morte ; on dirait qu’on s’y est battu huit jours. Quand nous nous y mettons, nous autres, nous allons vite en besogne… Tu n’as pas l’air content de notre triomphe ?

— Je n’aime pas qu’on tue des femmes.

— Il faut savoir se débarrasser du mauvais sang une fois pour toutes. »

Fedor garde le silence. Basile poursuit tranquillement son discours qu’il n’a interrompu que pour avaler des gorgées de thé.

« Tu as l’air bien triste, mon fils ? »

Fedor continue de se taire.

« C’est pourtant ton fol amour pour la fille de Telenef, de notre mortel ennemi, qui t’a perdu.

— Moi, de l’amour pour ma sœur de lait ! y pensez-vous ? j’ai de l’amitié pour elle, sans doute, mais…

— Ta… ta… ta…, drôle d’amitié que la tienne !… à d’autres ! »

Fedor se lève et veut lui mettre la main sur la bouche.

« Que me veux-tu donc, enfant ? ne dirait-on pas qu’on nous écoute ? » poursuit Basile sans changer de contenance.

Fedor interdit reste immobile ; le paysan poursuit :

« Ce n’est pas moi qui serai ta dupe ; son père Telenef ne l’était pas plus que moi quand il t’a mal traité…, tu sais bien… ; il te souvient de ce qu’il t’a fait avant ton mariage. »

Fedor veut encore l’interrompre.

« Ah ça, me laisseras-tu parler ? oui ou non !… Tu n’as pas oublié, ni moi non plus, qu’il t’a fait fouetter un jour. C’était pour te punir, non pas de je ne sais quelle faute inventée par lui, mais de ton secret amour pour sa fille ; il prit le premier prétexte venu pour cacher le fond de sa pensée. Il voulait te faire partir du pays avant que le mal fût sans remède. »

Fedor, dans la plus violente agitation, arpentait la chambre sans proférer un seul mot. Il se mordait les mains dans une rage impuissante.

« Vous me rappelez un triste jour, compère ; parlons d’autre chose.

— Je parle de ce qui me plaît, moi ; si tu ne veux pas me répondre, permis à toi ; je veux bien parler tout seul, mais, encore une fois, je ne permets pas qu’on m’interrompe. Je suis ton ancien, le parrain de ton enfant nouveau-né, ton chef… Vois-tu ce signe sur ma poitrine ? c’est celui de mon grade dans notre armée : j’ai donc le droit de parler devant toi…, et si tu dis un mot, j’ai mes hommes qui bivouaquent là-bas ! d’un coup de sifflet, je les fais venir autour de la maison, qui ne sera pas longtemps à brûler comme un flambeau de résine…, tu n’as qu’à dire… aussi bien… patience…, nous laissons mûrir l’épi pour mieux… mais patience !

Fedor s’assied en affectant l’air le plus insouciant.

« À la bonne heure !! continue Basile en grommelant dans ses dents… Ah ! je te rappelle un souvenir désagréable, pas vrai ? c’est que tu l’as trop oublié ce souvenir-là, vois-tu, mon fils ; puis élevant la voix : je veux te raconter ta propre histoire ; ça sera drôle ; tu verras au moins que je sais lire dans les pensées, et s’il y avait jamais en toi l’étoffe d’un traître… »

Ici Basile s’interrompt encore, ouvre un wasistas et parle à l’oreille d’un homme qui se présente à la lucarne accompagné de cinq autres paysans tous armés comme lui, et qu’on entrevoit dans l’ombre.

Fedor avait saisi son poignard : il le replace dans sa ceinture ; la vie de Xenie est en jeu, la moindre imprudence ferait brûler la maison et périr tout ce qu’elle renferme !…… il se contient….. ; il voulait revoir sa sœur….. Qui peut analyser tous les mystères de l’amour ? Le secret de sa vie venait d’être révélé à Xenie sans qu’il y eût de sa faute ; et dans cet instant si terrible il n’éprouvait qu’une joie immense !….. Qu’importe la courte durée de la félicité suprême, n’est-elle pas éternelle tant qu’on la sent ?… Mais ces puissantes illusions du cœur seront toujours inconnues aux hommes qui ne sont pas capables d’aimer. L’amour vrai n’est point soumis au temps, sa mesure est toute surnaturelle…… ses allures ne sauraient être calculées par la froide raison humaine.

Après un silence, la voix criarde de Basile fit enfin cesser la douce et douloureuse extase de Fedor.

Mais puisque tu n’aimais pas ta femme, pour quoi l’avoir épousée ? tu as fait là un mauvais calcul ! ”

Cette question bouleversait de nouveau l’âme du jeune homme.

Dire qu’il aimait sa femme, c’était perdre tout ce qu’il venait de gagner… « Je croyais l’aimer, répliqua-t-il ; on me disait qu’il fallait me marier, savais je ce que j’avais dans le cœur ? Je voulais complaire à la fille de Telenef ; j’obéis sans réflexion ; n’est-ce pas notre habitude, à nous autres ?

— C’est cela ! tu prétends que tu ne savais pas ce que tu voulais ! Eh bien ! je vais te le dire, moi, tu voulais tout simplement te réconcilier avec Telenef…

— Ah ! vous me connaissez mal.

— Je te connais mieux que tu ne te connais toi même, peut-être ; tu as pensé : on a toujours besoin de ses tyrans, alors tu as cédé pour obtenir le pardon de Telenef ; en vérité, nous en aurions tous fait autant à ta place ; mais ce que je te reproche, c’est de vouloir me tromper, moi qui devine tout. Il n’y avait pas d’autre moyen pour regagner la faveur du père que de le rassurer sur les suites de ton amour pour la fille ; et voilà comment tu t’es marié, sans égard aux chagrins de ta pauvre femme, que tu condamnais à un malheur éternel, et que tu n’as pas craint d’abandonner au moment où elle espérait te donner un fils.

— Je l’ignorais quand je l’ai quittée ; elle m’avait caché son état : encore une fois, j’ai agi sans projet ; j’étais habitué à me laisser guider par ma sœur de lait ; elle a tant d’esprit !

— Oui, c’est dommage…

— Comment ?

— Je dis que c’est dommage ; ce sera une perte pour le pays.

— Vous pourriez !..,

— Nous pourrons l’exterminer tout comme les autres… Crois-tu que nous serons assez simples pour ne pas verser jusqu’à la dernière goutte du sang de Telenef, de notre plus mortel ennemi ?

— Mais elle ne vous a jamais fait que du bien.

— Elle est sa fille, c’est assez !… Nous enverrons le père en enfer, et la fille en paradis. Voilà toute la différence[44].

— Vous ne commettrez pas une telle horreur !

— Qui nous en empêchera ?

— Moi.

— Toi, Fedor ! toi, traître ! toi qui es mon prisonnier : toi qui as déserté l’armée de tes frères, au moment du combat pour… » Il ne put achever.

Depuis quelques instants, Fedor, pour dernier moyen de salut, se préparait à le frapper ; il s’élance sur lui comme un tigre, et, visant juste entre les côtes, il lui enfonce son poignard jusqu’au cœur. En même temps, il étouffe un commencement de cri, le seul, avec une pelisse qu’il trouve sous sa main ; les derniers râlements du mourant n’épouvantent pas Fedor ; ils sont trop faibles pour être entendus au dehors. Rassurant sa mère d’un mot, il se met en devoir de lui rendre la lampe, afin de préparer de nouveau la fuite de Xenie ; mais au moment où il passe devant le vieillard endormi, celui-ci se réveille en sursaut. « Qui es-tu, jeune homme ? dit-il à son neveu, qu’il ne reconnaît pas, et dont il saisit le bras avec force. Quelle vapeur ! du sang ! Puis jetant avec horreur ses regards autour de la chambre ; un mort !…,

Fedor avait éteint sa lampe, mais celle de la madone brûlait toujours : « A l’assassin ! à l’assassin…, au secours ! à moi, à moi, » crie le vieillard d’une voix de tonnerre. Fedor ne put arrêter ces cris, qui furent poussés plus vite qu’on ne saurait les répéter, car l’épouvante du vieillard était au comble, et sa force très-grande encore ; le malheureux jeune homme cherchait en vain ce qu’il pouvait faire… Dieu ne le protégeait pas !… La troupe de Basile, aux aguets, entend les cris du vieillard ; avant que Fedor pût se dégager des puissantes étreintes du pauvre insensé, dont un reste de respect lui faisait épargner la vie, six hommes munis de cordes, armés de fourches, de pieux et de faux, se précipitent dans la cabane ; saisir Fedor, le désarmer, le garrotter, c’est l’affaire d’un instant ; on l’entraîne : « Où me conduisez-vous ?…

— Au château de Vologda pour t’y brûler avec Telenef ;….. tu vois que ta trahison ne l’a pas sauvé.

Ces mots furent prononcés par le plus ancien de la troupe. Fedor ne répondant point, cet homme continua tranquillement : « Tu n’avais pas prévu que notre victoire serait si complète et si prompte : notre armée se répand partout à la fois, c’est une inondation de la justice divine : nul ne nous échappera, nos ennemis se sont pris à leurs propres piéges ; Dieu est avec nous ; on se défiait de toi, nous t’observions de près ; Telenef a été suivi et saisi dans la cachette où tu l’avais conduit : vous mourrez ensemble ; le château brûle déjà.

Fedor, sans proférer une parole, baisse la tête et suit ses bourreaux ; il lui semble qu’en s’éloignant avec rapidité de la fatale cabane, il sauve encore Xenie.

Six hommes portent devant lui le corps de Basile, six autres les escortent avec des torches ; le reste suit sans proférer une parole. Le lugubre cortége traverse en silence les campagnes incendiées. De moment en moment l’horizon semble se rétrécir : un cercle de feu borne la plaine. Vologda brûle, la ville de*** brûle tous les châteaux, toutes les métairies du prince*** brûlent avec plusieurs villages des environs ; les forêts elles-mêmes brûlent ; le carnage est partout. L’incendie éclaire les plus secrètes profondeurs des futaies ; l’ombre est bannie de la solitude, il n’y a plus de solitude ; qui peut se cacher dans une plaine quand les forêts sont de feu ! point d’asile assuré contre ce torrent de lumière qui déborde de tous côtés, l’épouvante est au comble ; l’obscurité chassée des halliers enflammés a disparu, la nuit a fui, et pourtant le soleil n’est pas levé !…

Le cortége de Fedor se grossit de tous les maraudeurs qui parcourent la campagne. La foule est grande ; on arrive enfin sur la place du château.

Là, quel spectacle attendait le prisonnier !

Le château de Vologda, bâti tout en bois, est de venu un immense bûcher dont la flamme s’élève jusqu’au ciel !!! Les paysans, qui avaient cerné cet antique manoir avant d’y mettre le feu, pensent avoir brûlé Xenie dans l’habitation même de son père.

Une ligne de barques, serrées l’une contre l’autre, complète sur l’eau le cercle du blocus de terre. Au milieu de la demi-lune formée devant le château par l’armée des insurgés, le malheureux Telenef, arraché à sa retraite et apporté de force sur cette place désignée pour son supplice, est garrotté contre un poteau. De toutes parts la foule des vainqueurs, curieuse d’un tel spectacle, afflue au lieu du rendez vous.

La troupe, qui venait d’escorter les victimes vivantes, formait cercle autour de sa proie, et elle étalait à la lueur de l’incendie ses dégoûtantes bannières : quels drapeaux, bon Dieu ! c’étaient les dépouilles sanglantes des premières victimes ; elles étaient portées sur des sabres et sur des piques. On voyait des têtes de femme aux chevelures flottantes, des lambeaux de corps sur des fourches, des enfants mutilés, des ossements tout dégouttants…… hideux fantômes qu’on eût dit échappés de l’enfer pour venir assister aux bacchanales des derniers habitants de la terre.

Ce soi-disant triomphe de la liberté était une scène de la fin du monde. Les flammes et les bruits qui sortaient du château, foyer de l’incendie, ressemblaient à l’éruption d’un volcan. La vengeance des peuples est comme la lave qui bouillonne longtemps dans les profondeurs de la terre avant de se faire jour au sommet du mont. Des murmures confus parcourent la foule, mais on ne distingue nulle voix, si ce n’est celle de la victime dont les imprécations réjouissent les bourreaux. Ces inhumains sont, pour la plupart, des hommes d’une beauté remarquable ; tous ont l’air naturellement noble et doux : ce sont des anges féroces, des démons au visage céleste. Fedor lui-même ressemble en beau à ses persécuteurs. Tous les Russes de pure race slave ont un air de famille ; et même lorsqu’ils s’exterminent, on voit que ce sont des frères : circonstance qui rend le carnage plus horrible. Voilà ce que peut devenir l’homme de la nature quand il s’abandonne à des passions excitées par une civilisation trompeuse.

Mais alors ce n’est plus l’homme de la nature, c’est l’homme perverti par une société marâtre. L’homme de la nature n’existe que dans les livres ; c’est un thème à déclamation philosophique, un type idéal d’après lequel raisonnent les moralistes comme les mathématiciens opèrent, dans certains calculs, sur des quantités supposées, qu’ils éliminent ensuite pour arriver à un résultat positif. La nature, pour l’homme primitif comme pour l’homme dégénéré, c’est une société quelconque, et quoi qu’on en puisse dire, la plus civilisée est encore la meilleure.

Le cercle fatal s’ouvre un moment pour laisser entrer Fedor et son exécrable cortége ; Telenef était tourné de manière à n’apercevoir pas d’abord son jeune libérateur. Son supplice allait commencer quand un murmure d’épouvante parcourt la foule.

Un spectre !… un spectre !… c’est elle !… s’écrie-t-on de toutes parts. Le cercle se rompt de nouveau et se disperse ; les bourreaux fuient devant un fantôme !… La cruauté s’allie volontiers à la superstition.

Pourtant quelques forcenés arrêtent les fuyards… « Revenez, revenez ; c’est elle-même ; c’est Xenie ; elle n’est pas morte !!

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie une voix de femme, dont l’accent déchirant retentit dans tous les cœurs, mais surtout dans celui de Fedor… Laissez-moi passer, je veux les voir !! c’est mon père ! c’est mon frère !… Vous ne m’empêcherez pas de mourir avec eux. »

En achevant ces mots Xenie, échevelée, vient tomber expirante aux pieds de Fedor. Le malheureux jeune homme, immobile à force de saisissement était devenu insensible à ses liens.

On sent le besoin d’abréger les détails de cette horrible scène. Elle fut longue : nous la décrirons en peu de mots ; nous la décrirons pourtant, car nous sommes en Russie. Nous demandons grâce d’avance pour ce qu’il nous reste à peindre.

Xenie, dans la cabane où nous l’avions abandonnée, s’était d’abord laissé persuader de se taire, de peur d’aggraver le danger que courait Fedor, qui perdrait toute mesure et toute retenue s’il la voyait dans les mains des assassins ; elle craignait aussi d’exposer sa nourrice. Mais une fois les deux femmes seules, la jeune fille s’était échappée pour venir partager le sort de son père.

Le supplice de Telenef commença. Quel supplice, bon Dieu ! Pour rendre la mort plus affreuse à ce malheureux, on plaça d’abord devant ses yeux Fedor et Xenie, assis et liés à peu de distance de lui sur une grossière estrade que l’on venait de construire à la hâte… puis… puis on lui coupa, à plusieurs reprises, les pieds et les mains, l’un après l’autre, et quand ce tronc mutilé fut presque épuisé de sang, on le laissa mourir en souffletant la tête de ses propres mains, et en étouffant les hurlements de la bouche avec un de ses pieds.

Les femmes du faubourg de Caen mangeant le cœur de M. de Belzunce sur le pont de Vauxelles étaient des modèles d’humanité auprès des spectateurs tranquilles de la mort de Telenef[45].

Et voilà ce qui se passait, il y a peu de mois, à quelques journées d’une ville pompeuse où l’Europe entière afflue aujourd’hui pour assister gaiement aux plus belles fêtes du monde ; à des fêtes si magnifiques que le pays qui les donne pourrait être réputé le plus civilisé de la terre si l’on n’y voulait voir que les palais.

Achevons notre tâche :

Quand le père eut cessé de souffrir, on voulut, selon le programme de la bacchanale, égorger aussi la fille : un des exécuteurs s’approche pour saisir Xenie par ses cheveux, qui flottaient épars et descendaient jusque sur les épaules ; mais elle est roide et froide : pendant et depuis le supplice de son père, elle n’a pas fait un mouvement, elle n’a pas proféré une parole.

Fedor, par une révolution surnaturelle qui s’opère en lui, retrouve toute sa force et sa présence d’esprit ; il brise miraculeusement ses liens, s’arrache des mains de ses gardiens, se précipite vers sa bien-aimée sœur, la presse dans ses bras, l’enlève de la terre et la serre longtemps contre son cœur ; puis, la reposant sur l’herbe avec respect, il s’adresse aux bourreaux d’un air calme, de ce calme apparent naturel aux Orientaux, même dans les moments les plus tragiques de la vie.

— Vous ne la toucherez pas, Dieu a étendu sa main sur elle ; elle est folle.

— Folle !! répond la foule superstitieuse : Dieu est avec elle !

— C’est lui, le traître, c’est son amant qui lui a conseillé de contrefaire la folle !! non, non, il faut en finir avec tous les ennemis de Dieu et des hommes, s’écrient les plus acharnés ; d’ailleurs, notre serment nous lie : faisons notre devoir ; le Père ( l’Empereur) le veut, il nous récompensera.

— Approchez donc si vous l’osez, s’écrie encore Fedor dans le délire du désespoir ; elle s’est laissé presser dans mes bras sans se défendre. Vous voyez bien qu’elle est folle !  ! Mais elle parle : écoutez. »

On approche, et l’on n’entend que ces mots :

« C’est donc moi qu’il aimait ! »

Fedor, qui seul comprend le sens de cette phrase, tombe à genoux en remerciant Dieu et en fondant en larmes.

Les bourreaux s’éloignent de Xenie avec un respect involontaire. Elle est folle ! répètent-ils tout bas.

Depuis ce jour elle n’a jamais passé une minute sans redire les mêmes paroles : « C’est donc moi qu’il aimait !… »

Plusieurs, en la voyant si calme, doutent de sa folie : on croit que l’amour de Fedor, révélé malgré lui, a réveillé dans le cœur de sa sœur la tendresse innocente et passionnée que cette malheureuse jeune fille ressentait depuis longtemps pour lui, à leur insu à tous deux, et que cet éclair d’une lumière tardive lui a brisé le cœur.

Nulle exhortation n’a pu jusqu’ici l’empêcher de répéter ces paroles qui sortent mécaniquement de sa bouche avec une volubilité effrayante et sans un instant de relâche : « C’est donc moi qu’il aimait ! »

Sa pensée, sa vie, se sont arrêtées et concentrées sur l’aveu involontaire de l’amour de Fedor, et les organes de l’intelligence, continuant leurs fonctions, pour ainsi dire, par l’effet d’un ressort, obéissent comme en rêve à ce reste de volonté qui leur com mande de dire et de redire la parole mystérieuse et sacrée qui suffit à sa vie.

Si Fedor n’a pas péri après Telenef, ce n’est pas à la fatigue des bourreaux qu’il a dû son salut, c’est à celle des spectateurs ; car l’homme inactif se lasse du crime plus vite que l’homme qui l’exécute : la foule, saturée de sang, demanda qu’on remît le supplice du jeune homme à la nuit suivante. Dans l’intervalle, des forces considérables arrivèrent de plusieurs côtés. Dès le matin, tout le canton où la révolte avait pris naissance fut cerné ; on décima les villages : les plus coupables, condamnés non à mort, mais à cent vingt coups de knout, périrent ; puis on déporta le reste en Sibérie. Cependant les populations voisines de Vologda ne sont point rentrées dans l’ordre ; on voit chaque jour des paysans de divers cantons, exilés en masse, partir par centaines pour la Sibérie. Les seigneurs de ces villages désolés se trouvent ruinés ; puisque, dans ces sortes de propriétés, les hommes sont la fortune du maître. Les riches domaines du prince*** sont devenus solitaires.

Fedor, avec sa mère et sa femme, a été forcé de suivre en Sibérie les habitants de son village déserté.

Au moment du départ des exilés, Xenie assistait à la scène, mais sans dire adieu, car ce nouveau malheur ne lui a pas rendu un éclair de raison.

À ce moment fatal, un événement inattendu aggrava cruellement la douleur de Fedor et de sa famille. Déjà sa femme et sa mère étaient sur la charrette ; il allait y monter pour les suivre et quitter à jamais Vologda ; mais il ne voyait que Xenie, il ne souffrait que pour sa sœur, orpheline, privée de sentiment ou du moins de mémoire, et qu’il abandonnait sur les cendres encore tièdes de leur hameau natal. À présent qu’elle a besoin de tout le monde, pensait-il, des étrangers vont être ses seuls protecteurs ; et le désespoir tarissait ses larmes. Un cri déchirant parti de la charrette le rappelle auprès de sa femme, qu’il trouve évanouie ; un des soldats de l’escorte venait d’emporter l’enfant de Fedor.

« Que vas-tu faire ? s’écrie le père ivre de douleur.

— Le poser là, le long du chemin, pour qu’on l’enterre ; ne vois-tu pas qu’il est mort ? reprend le Cosaque.

— Je veux l’emporter, moi !

— Tu ne l’emporteras pas. »

En ce moment, d’autres soldats attirés par le bruit s’emparent de Fedor, qui, cédant à la force, tombe dans la stupeur, puis il pleure, il supplie : « Il n’est pas mort, il n’est qu’évanoui, laissez-moi l’embrasser. Je vous promets, dit-il en sanglotant, de renoncer à l’emporter si son cœur ne bat plus. Vous avez peut-être un fils, vous avez un père ; ayez pitié de moi, » disait le malheureux jeune homme, vaincu par tant de douleurs ! Le Cosaque attendri lui rend son enfant : à peine le père a-t-il touché ce corps glacé que ses cheveux se hérissent sur son front : il jette les yeux autour de lui, ses regards rencontrent le regard inspiré de Xenie : ni le malheur, ni l’injustice, ni la mort, ni la folie, rien sur la terre n’empêche ces deux cœurs nés pour s’entendre de se deviner : Dieu le veut.

Fedor fait un signe à Xenie, les soldats respectent la pauvre insensée, qui s’avance et reçoit le corps de l’enfant des mains du père, mais toujours en silence. Alors la fille de Telenef, sans proférer une parole, ôte son voile pour le donner à Fedor, puis elle presse le petit corps dans ses bras. Chargée de son pieux fardeau, elle reste là debout, immobile, jusqu’à ce qu’elle ait vu son bien-aimé frère, assis entre une mère qui pleure et une épouse mourante, s’éloigner pour toujours. Elle suit longtemps de l’œil le convoi des mugics déportés ; enfin quand le dernier chariot a disparu sur la route de Sibérie, quand elle est seule, elle emporte l’enfant et se met à jouer avec cette froide dépouille en lui donnant les soins les plus ingénieux et les plus tendres.

Il n’est donc pas mort ! disaient les assistants ; il va renaître, elle le ressuscitera !…

Puissance de l’amour !… qui peut vous assigner des bornes ?

La mère de Fedor se reprochait sans cesse de n’avoir pas retenu Xenie dans la chaumière du vieil insensé : « elle n’aurait pas du moins été forcée d’as sister au supplice de son père, disait la bonne Élisabeth.

— Vous lui auriez conservé la raison pour souffrir davantage, » répondait Fedor à sa mère, et leur morne silence recommençait.

La pauvre vieille femme parut longtemps résignée ; ni les massacres ni l’incendie ne lui avaient arraché une plainte ; mais lorsqu’il fallut subir avec les autres Vologdiens la peine de l’exil, quitter la cabane où son fils était né, où le père de son fils était mort, lorsqu’on l’obligea d’abandonner son frère en démence, elle perdit courage : la force lui manqua tout à fait ; elle se cramponnait aux madriers de leur chaumière, baisant, arrachant dans son désespoir la mousse goudronnée qui calfeutrait les fentes du bois.

Cette femme, qui avait tout perdu sans se plaindre, ne pouvait se consoler de s’éloigner du foyer domestique. On finit par l’emporter et par l’attacher sur la téléga où nous venons de la voir pleurer le nouveau né de son fils chéri.

Ce qu’on aura peine à croire, c’est que les soins, le souffle vivifiant de Xenie, peut-être sa prière, ont rendu la vie à l’enfant que Fedor avait cru perdu. Ce miracle de tendresse ou de piété la fait vénérer aujourd’hui comme une sainte, par les étrangers envoyés du Nord pour repeupler les ruines abandonnées de Vologda.

Ceux mêmes qui la croient folle n’oseraient lui enlever l’enfant de son frère ; nul ne pense à lui disputer cette proie si précieusement ravie à la mort. Ce miracle de l’amour consolera le père exilé, dont le cœur s’ouvrira encore au bonheur, quand il saura que son fils a été sauvé, et sauvé par elle !  !…

Une chèvre la suit pour nourrir l’enfant. Quelquefois on voit la vierge mère, vivant tableau, assise au soleil sur les noirs débris du château où elle est née et souriant fraternellement au fils de son âme, à l’enfant de l’exilé.

Elle berce le petit sur ses genoux avec une grâce toute virginale, et le ressuscité lui rend son ineffable sourire avec une joie angélique. Sans se douter de la vie, elle a passé de la charité à l’amour, de l’amour à la folie, et de la folie à la maternité : Dieu la protége ; l’ange et la folle s’embrassent au-dessus de la région des pleurs, comme les oiseaux voyageurs se rencontrent au delà des nuages.

Quelquefois elle paraît frappée d’un souvenir doux et triste : alors sa bouche, insensible écho du passé, murmure machinalement ces mystérieuses paroles, unique et dernière expression de sa vie, et dont aucun des nouveaux habitants de Vologda ne peut deviner le sens : « C’est donc moi qu’il aimait ! »


FIN DE L’HISTOIRE DE TELENEF.


Ni le poëte russe ni moi nous n’avons reculé devant l’expression de vierge mère, pour désigner Xenie, et nous ne croyons ni l’un ni l’autre avoir manqué de respect au sublime vers du poëte catholique :

O vergine Madre, figlia del tuo figlio[46],


ni profané le profond mystère qu’il indique en si peu de mots.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-NEUVIÈME.


Pétersbourg en l’absence de l’Empereur. — Contre-sens des architectes. — Rareté des femmes dans les rues de Pétersbourg. — L’œil du maître. — Agitation des courtisans. — Les métamorphoses. — Caractère particulier de l’ambition des Russes. — Esprit militaire. — Nécessité qui domine l’Empereur lui-même. — Le tchinn. — Esprit de cette institution. — Pierre Ier. — Sa conception. — La Russie devient un régiment. — La noblesse anéantie. — Nicolas plus Russe que Pierre Ier. — Division du tchinn en quatorze classes. — Ce qu’on gagne à faire partie de la dernière. — Correspondance des classes civiles avec les grades de l’armée. — L’avancement dépend uniquement de la volonté de l’Empereur. — Puissance prodigieuse. — Effets de l’ambition. — Pensée dominante du peuple russe. — Opinions diverses sur l’avenir de cet Empire. — Coup d’œil sur le caractère de ce peuple. — Comparaison des hommes du peuple en Angleterre, en France et en Russie. — Misère du soldat russe. — Danger que court l’Europe. — Hospitalité russe. — À quoi elle sert. — Difficulté qu’on éprouve à voir les choses par soi-même. — Formalités qualifiées de politesses. — Souvenirs de l’Orient. — Mensonge nécessaire. — Action du gouvernement sur le caractère national. — Affinité des Russes avec les Chinois. — Ce qui excuse l’ingratitude. — Ton des personnes de la cour. — Préjugés des Russes contre les étrangers. — Différence entre le caractère des Russes et celui des Français. — Défiance universelle. — Mot de Pierre le Grand sur le caractère de ses sujets. — Grecs du Bas-Empire. — Jugement de Napoléon. — L’homme le plus sincère de l’Empire. — Sauvages gâtés. — Manie des voyages. — Erreur de Pierre le Grand perpétuée par ses successeurs. — L’Empereur Nicolas seul y a cherché un remède. — Esprit de ce règne. – Mot de M. de la Ferronnays. — Sort des princes. — Architecture insensée. — Beauté et utilité des quais de Pétersbourg. — Description de Pétersbourg en 1718 par Weber. — Trois places qui n’en font qu’une. — Église de Saint-Isaac. — Pourquoi les princes se trompent plus que les nations sur le choix des sites. — La cathédrale de Kasan. — Superstition grecque. — L’église de Smolna. — Congrégation de femmes menée militairement. — Palais de la Tauride. — Vénus antique. — Présent du pape Clément XI à Pierre Ier. — Réflexions. — L’Ermitage. — Galerie de tableaux. — L’Impératrice Catherine. — Portraits par madame le Brun. — Règlement de la société intime de l’Ermitage, rédigé par l’Impératrice Catherine II.


LETTRE DIX-NEUVIÈME.


Pétersbourg, ce Ier août 1839.

La dernière fois que j’ai pu vous envoyer de mes nouvelles, je vous ai promis de ne pas revenir en France avant d’avoir poussé jusqu’à Moscou ; depuis ce moment, vous ne pensez plus qu’à cette cité fabuleuse, fabuleuse en dépit de l’histoire[47]. En effet, le nom de Moscou a beau être assez moderne et nous rappeler les faits les plus positifs de notre siècle, la distance des lieux, la grandeur des événements, le rendent poétique par-dessus tout autre nom. Ces scènes de poëme épique ont une grandeur qui contraste d’une manière bizarre avec l’esprit de notre siècle de géomètres et d’agioteurs. Je suis donc très impatient d’atteindre Moscou ; c’est maintenant le but de mon voyage ; je pars dans deux jours ; mais, d’ici là, je vous écrirai plus assidûment que jamais, car je tiens à compléter, selon mes moyens, le tableau de ce vaste et singulier Empire.

On ne saurait se figurer la tristesse de Saint-Pétersbourg les jours où l’Empereur est absent ; à la vérité cette ville n’est, en aucun temps, ce qui s’appelle gaie ; mais sans la cour, c’est un désert : vous savez d’ailleurs qu’elle est toujours menacée de destruction par la mer. Aussi me disais-je ce matin en parcourant ses quais solitaires, ses promenades vides : « Pétersbourg va donc être submergé ; les hommes ont fui, et l’eau revient prendre possession du marécage ; cette fois la nature a fait raison des efforts de l’art. » Ce n’est rien de tout cela, Pétersbourg est mort parce que l’Empereur est à Péterhoff ; voilà tout.

L’eau de la Néva, repoussée par la mer, monte si haut, les terres sont si basses, que ce large débouché avec ses innombrables bras ressemble à une inondation stagnante, à un marais : on appelle la Néva un fleuve, faute de lui trouver quelque qualification plus exacte. À Pétersbourg la Néva, c’est déjà la mer ; plus haut, c’est un émissaire long de quelques lieues, et qui sert de décharge au lac Ladoga, dont il apporte les eaux dans le golfe de Finlande.

À l’époque où l’on construisait les quais de Pétersbourg, le goût des édifices peu élevés était dominant chez les Russes, goût fort déraisonnable dans un pays où la neige diminue pendant huit mois de l’année la hauteur des murailles, et où le sol n’offre aucun accident qui puisse couper d’une manière un peu pittoresque le cercle régulier que forme l’immuable ligne de l’horizon servant de cadre à des sites plats comme la mer.

Un ciel gris, une eau peu vive, un climat ennemi de la vie, une terre spongieuse, basse, infertile et sans solidité, une plaine si peu variée que la terre y ressemble à de l’eau d’une teinte légèrement foncée, tels sont les désavantages contre lesquels l’homme avait à lutter pour embellir Pétersbourg et ses environs. C’est assurément par un caprice bien contraire au sentiment du beau qu’on s’avise de poser sur une table rase une suite de monuments très-plats, et qui marquent à peine leur place sur la mousse unie des marécages. Dans ma jeunesse, je m’enthousiasmais au pied des montagneuses côtes de la Calabre devant des paysages dont toutes les lignes étaient verticales, la mer exceptée. Ici au contraire la terre n’est qu’une surface plane qui se termine par une ligne parfaitement horizontale tirée entre le ciel et l’eau. Les hôtels, les palais et les colléges qui bordent la Néva paraissent à peine sortir du sol ou plutôt de la mer ; il y en a qui n’ont qu’un étage, les plus élevés en ont trois, et tous semblent écrasés. Les mâts des bateaux dépassent les toits des maisons ; ces toits sont de fer peint : c’est propre et léger ; mais on les a faits très-plats à l’italienne ; autre contre-sens ! Les toits pointus conviennent seuls aux pays où la neige abonde. En Russie on est choqué à chaque pas des résultats d’une imitation irréfléchie.

Entre ces carrés d’édifices dont l’architecture veut être romaine, vous apercevez de vastes percées droites et vides qu’on appelle des rues ; l’aspect de ces ouvertures, malgré les colonnades classiques qui les bordent, n’est rien moins que méridional. Le vent balaie sans obstacle ces routes alignées et larges comme les allées qui divisent les compartiments d’un camp.

La rareté des femmes contribue à la tristesse de la ville. Celles qui sont jolies ne sortent guère à pied. Les personnes riches qui veulent marcher ne manquent jamais de se faire suivre par un laquais ; cet usage est ici fondé sur la prudence et la nécessité.

L’Empereur seul a la puissance de peupler cet ennuyeux séjour, seul il fait foule dans ce bivouac, abandonné sitôt que le maître a disparu. Il prête une passion, une pensée à des machines ; enfin il est le magicien dont la présence éveille la Russie et dont l’absence l’endort : dès que la cour a quitté Pétersbourg, cette magnifique résidence prend l’aspect d’une salle de spectacle après la représentation. L’Empereur est la lumière de la lampe. Depuis mon retour de Péterhoff, je ne reconnais pas Pétersbourg ; ce n’est plus la ville que j’ai quittée il y a quatre jours : si l’Empereur revenait cette nuit, demain on trouverait un vif intérêt à tout ce qui ennuie aujourd’hui. Il faut être Russe pour comprendre le pouvoir de l’œil du maître ; c’est bien autre chose que l’œil de l’amant cité par La Fontaine.

Vous croyez qu’une jeune fille pense à ses amours en présence de l’Empereur. Détrompez-vous, elle pense à obtenir un grade pour son frère : une vieille femme, dès qu’elle sent le voisinage de la cour, ne sent plus ses infirmités ; elle n’a pas de famille à pourvoir n’importe ; on fait de la courtisanerie pour le plaisir d’en faire, et l’on est servile sans intérêt, comme on aime le jeu pour lui-même, c’est le désintéressement de la passion. Ici la flatterie n’a pas d’âge. Ainsi, à force de secouer le fardeau des ans cette marionnette ridée perd la dignité de la vieillesse : on se sent impitoyable pour la décrépitude agitée, parce qu’elle est ridicule. C’est surtout à la fin de la vie qu’il faudrait savoir pratiquer les leçons du temps, qui ne cesse de nous enseigner le grand art de renoncer. Heureux les hommes qui de bonne heure ont su profiter de ces avertissements !!… le renoncement prouve la force de l’âme : quitter avant de perdre, telle est la coquetterie de la vieillesse.

Elle n’est guère à l’usage des gens de cour ; aussi l’exerce-t-on à Saint-Pétersbourg moins que partout ailleurs. Les vieilles femmes remuantes me paraissent le fléau de la cour de Russie. Le soleil de la faveur aveugle les ambitieux et surtout les ambitieuses ; il les empêche de discerner leur véritable intérêt, qui serait de sauver sa fierté en cachant les misères de son cœur. Au contraire, les courtisans russes, pareils aux dévots perdus en Dieu, se glorifient de leur pauvreté d’âme : ils font flèche de tout bois, ils exercent leur métier à découvert. Ici l’adulateur joue les cartes sur la table ; et ce qui m’étonne, c’est qu’il puisse encore gagner à un jeu si connu de tout le monde. En présence de l’Empereur l’hydropique respire, le vieillard paralysé devient agile, il n’y a plus de malade, plus de goutteux : il n’y a plus d’amoureux qui brûle, plus de jeune homme qui s’amuse, plus d’homme d’esprit qui pense, il n’y a plus d’homme !!! C’est l’avanie de l’espèce. Pour tenir lieu d’âme à ces apparences humaines, il leur reste un dernier souffle d’avarice et de vanité qui les anime jusqu’à la fin : ces deux passions font vivre toutes les cours, mais ici elles donnent à leurs victimes l’émulation militaire ; c’est une rivalité disciplinée qui s’agite à tous les étages de la société. Monter d’un grade en attendant mieux, telle est la pensée de cette foule étiquetée.

Mais aussi quelle prostration de force a lieu quand l’astre qui faisait mouvoir ces atomes politiques n’est plus au-dessus de l’horizon ! On croit voir la rosée du soir tomber sur la poussière, ou les nonnes de Robert le Diable se recoucher dans leurs sépulcres en attendant le signal d’une nouvelle ronde.

Avec cette continuelle tension de l’esprit de tous et de chacun vers l’avancement, point de conversation possible : les yeux des Russes du grand monde sont des tournesols de palais ; on vous parle sans s’intéresser à ce qu’on vous dit, et le regard reste fasciné par le soleil de la faveur.

Ne croyez pas que l’absence de l’Empereur rende la conversation plus libre ; il est toujours présent à l’esprit : alors à défaut des yeux c’est la pensée qui fait tournesol. En un mot, l’Empereur est le bon Dieu, il est la vie, il est l’amour pour ce malheureux peuple. C’est en Russie surtout qu’il faudrait répéter sans se lasser la prière du sage : « Mon Dieu, préservez-moi de l’ensorcellement des niaiseries ! »

Vous figurez-vous la vie humaine réduite à l’espoir de faire la révérence au maître pour le remercier d’un regard ? Dieu avait mis trop de passions dans le cœur de l’homme pour l’usage qu’il en fait ici.

Que si je me mets à la place du seul homme à qui l’on y reconnaisse le droit de vivre libre, je tremble pour lui. Terrible rôle à jouer que celui de la providence de soixante millions d’âmes !!! Cette divinité, née d’une superstition politique, n’a que deux partis à prendre : prouver qu’elle est homme en se laissant écraser, ou pousser ses sectateurs à la conquête du monde pour soutenir qu’elle est Dieu ; voilà comment en Russie la vie entière n’est que l’école de l’ambition.

Mais par quel chemin les Russes ont-ils passé pour arriver à cette abnégation d’eux-mêmes ? Quel moyen humain a pu amener un tel résultat politique ? le moyen ?… le voici, c’est le tchinn ; le tchinn est le galvanisme, la vie apparente des corps et des esprits, c’est la passion qui survit à toutes les passions !… Je vous ai montré les effets du tchinn ; maintenant il est juste que je vous dise ce que c’est que le tchinn.

Le tchinn, c’est une nation enrégimentée, c’est le régime militaire appliqué à une société tout entière, et même aux castes qui ne vont pas à la guerre. En un mot, c’est la division de la population civile en classes qui répondent aux grades de l’armée. Depuis que cette hiérarchie est instituée, tel homme qui n’a jamais vu faire l’exercice peut obtenir le rang de colonel.

Pierre le Grand, c’est toujours à lui qu’il faut remonter pour comprendre la Russie actuelle, Pierre le Grand, importuné de certains préjugés nationaux qui ressemblaient à de l’aristocratie, et qui le gênaient dans l’exécution de ses plans, s’avisa un jour de trouver les têtes de son troupeau trop pensantes, trop indépendantes ; voulant remédier à cet inconvénient, le plus grave de tous aux yeux d’un esprit actif et sagace dans sa sphère, mais trop borné pour comprendre les avantages de la liberté, quelque profitable qu’elle soit aux nations et même aux hommes qui les gouvernent, ce grand maître en fait d’arbitraire n’imagina rien de mieux dans sa pénétration profonde, mais restreinte, que de diviser le troupeau, c’est-à-dire le pays, en diverses classes indépendantes du nom, de la naissance des individus et de l’illustration des familles ; si bien que le fils du plus grand seigneur de l’Empire peut faire partie d’une classe inférieure, tandis que le fils d’un de ses paysans peut monter aux premières classes selon le bon plaisir de l’Empereur. Dans cette division du peuple, chaque homme reçoit sa place de la faveur du prince ; et voilà comment la Russie est de venue un régiment de soixante millions d’hommes, c’est ce qu’on appelle le tchinn, et c’est la plus grande œuvre de Pierre le Grand.

Vous voyez de quelle manière ce prince, qui a fait tant de mal par précipitation, s’est affranchi en un jour des entraves des siècles. Ce tyran du bien, quand il a voulu régénérer son peuple, a compté la nature, l’histoire, le passé, le caractère, la vie des hommes, pour rien. De tels sacrifices rendent les grands résultats faciles, aussi Pierre Ier a-t-il fait de grandes choses, mais avec d’immenses moyens ; et ces grandes choses ont été rarement bonnes. Il sentait fort bien et savait mieux que personne que tant que la noblesse subsiste dans une société, le despotisme d’un seul n’y sera jamais qu’une fiction ; donc il s’est dit : pour réaliser mon gouvernement, il faut anéantir ce qui reste du régime féodal, et le meilleur moyen d’atteindre à ce but c’est de faire des caricatures de gentils hommes, d’accaparer la noblesse, c’est-à-dire de la détruire en la faisant dépendre de moi ; aussitôt la noblesse a été sinon abolie, du moins transformée, c’est-à-dire annulée par une institution qui la supplée sans la remplacer. Il est des castes dans cette hiérarchie où il suffit d’entrer pour acquérir la noblesse héréditaire. Pierre le Grand, que j’appellerais plus volontiers Pierre le Fort, devançant de plus d’un demi-siècle les révolutions modernes, a écrasé la féodalité par ce moyen. Moins puissante à la vérité chez lui qu’elle ne l’était chez nous, elle a succombé sous l’institution moitié civile, moitié militaire, qui a fait la Russie actuelle. Il était doué d’un esprit lucide, et néanmoins de courte portée. Aussi, en élevant son pouvoir sur tant de ruines, n’a-t-il su profiter de la force exorbitante qu’il accaparait que pour singer plus à son aise la civilisation de l’Europe.

Avec les moyens d’action usurpés par ce prince, un esprit créateur eût opéré bien d’autres miracles. Mais la nation russe, montée après toutes les autres sur la grande scène du monde, a eu pour génie l’imitation, et pour organe un élève charpentier ! Avec un chef moins minutieux, moins attaché aux détails, cette nation eût fait parler d’elle, plus tard, il est vrai, mais d’une manière plus glorieuse. Son pouvoir, fondé sur des nécessités intérieures, eût été utile au monde ; il n’est qu’étonnant.

Les successeurs de ce législateur en sayon ont joint pendant cent ans l’ambition de subjuguer leurs voisins à la faiblesse de les copier. Aujourd’hui l’Empereur Nicolas croit enfin le temps venu où la Russie n’a plus besoin d’aller prendre ses modèles chez les étrangers pour dominer et pour conquérir le monde. Il est le premier souverain vraiment Russe qu’ait eu la Russie depuis Ivan IV. Pierre Ier, Russe par son caractère, ne l’était pas par sa politique ; Nicolas, Allemand par nature, est Russe par calcul et par nécessité.

Le tchinn est composé de quatorze classes et chacune de ces classes a des priviléges qui lui sont propres. La quatorzième est la plus basse.

Placée immédiatement au-dessus des serfs, elle a pour unique avantage celui d’être composée d’hommes intitulés libres. Cette liberté consiste à ne pouvoir être frappé sans que celui qui donne les coups encoure des poursuites criminelles. En revanche, tout individu qui fait partie de cette classe est tenu d’écrire sur sa porte son numéro de classe, afin que nul supérieur ne puisse être induit en tentation ni en erreur ; averti par cette précaution, le batteur d’homme libre deviendrait coupable et serait passible d’une peine.

Cette quatorzième classe est composée des derniers employés du gouvernement, des commis de la poste, facteurs, et autres subalternes chargés de porter ou d’exécuter les ordres des administrateurs supérieurs : elle répond au grade de sous-officier dans l’armée Impériale. Les hommes qui la composent, serviteurs de l’Empereur, ne sont serfs de personne, et ont le sentiment de leur dignité sociale ; quant à la dignité humaine, vous le savez, elle n’est pas connue en Russie.

Toutes les classes du tchinn répondant à autant de grades militaires, la hiérarchie de l’armée se trouve pour ainsi dire en parallèle avec l’ordre qui règne dans l’État tout entier. La première classe est au sommet de la pyramide, et elle se compose aujourd’hui d’un seul homme : le maréchal Paskiewitch, vice-roi de Varsovie.

Je vous le répète, c’est uniquement la volonté de l’Empereur qui fait qu’un individu avance dans le tchinn. Ainsi, un homme monté de degrés en degrés jusqu’au rang le plus élevé de cette nation artificielle peut parvenir aux derniers honneurs militaires sans avoir servi dans aucune arme.

La faveur de l’avancement ne se demande jamais, mais elle se brigue toujours.

Il y a là une force de fermentation immense mise à la disposition du chef de l’État. Les médecins se plaignent de ne pouvoir donner la fièvre à certains patients pour les guérir des maladies chroniques : le Czar Pierre a inoculé la fièvre de l’ambition à tout son peuple pour le rendre plus pliable et pour le gouverner à sa guise.

L’aristocratie anglaise est également indépendante de la naissance, puisqu’elle tient à deux choses qui s’acquièrent : à la charge et à la terre. Or, si cette aristocratie, toute mitigée qu’elle est, prête encore une énorme influence à la couronne, quelle ne doit donc pas être la puissance d’un maître de qui relèvent toutes ces choses à la fois, en droit comme en fait ?…

Il résulte d’une semblable organisation sociale une fièvre d’envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l’ambition, que le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde. J’en reviens toujours à ce terme, parce qu’on ne peut s’expliquer que pour un tel but l’excès des sacrifices imposés ici à l’individu par la société. Si l’ambition désordonnée dessèche le cœur d’un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d’une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l’histoire de la Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.

Ici s’élève une question capitale : la pensée conquérante, qui est la vie secrète de la Russie, est-elle un leurre propre à séduire plus ou moins longtemps des populations grossières, ou bien doit-elle un jour se réaliser ?

Ce doute m’obsède sans cesse, et malgré tous mes efforts je n’ai pu le résoudre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que depuis que je suis en Russie, je vois en noir l’avenir de l’Europe. Pourtant ma conscience m’oblige à vous avouer que cette opinion est combattue par des hommes très-sages et très-expérimentés.

Ces hommes disent que je m’exagère la puissance russe, que chaque société a ses fatalités, que le destin de celle-ci est de pousser ses conquêtes vers l’Orient, puis de se diviser elle-même. Ces esprits qui s’obstinent à ne pas croire au brillant avenir des Slaves conviennent avec moi des heureuses et aimables dispositions de ce peuple ; ils reconnaissent qu’il est doué de l’instinct du pittoresque ; ils lui accordent le sentiment musical ; ils concluent que ces dispositions peuvent l’aider à cultiver les beaux-arts jusqu’à un certain point, mais qu’elles ne suffisent pas à réaliser les prétentions dominatrices que je lui attribue ou que je suppose à son gouvernement. « Le génie scientifique manque aux Russes, ajoutent-ils ; ils n’ont jamais montré de puissance créatrice ; n’ayant reçu de la nature qu’un esprit paresseux et superficiel, s’ils s’appliquent, c’est par peur plus que par penchant ; la peur les rend aptes à tout entreprendre, à ébaucher tout ; mais aussi elle les empêche d’aller loin sur aucune route ; le génie est de sa nature hardi comme l’héroïsme, il vit de liberté, tandis que la peur et l’esclavage n’ont qu’un règne et une sphère bornés comme la médiocrité dont ils sont les armes. Les Russes, bons soldats, sont mauvais marins ; en général, ils sont plus résignés que réfléchis, plus religieux que philosophes, ils ont plus d’obéissance que de volonté ; leur pensée manque de ressort comme leur âme de liberté[48]. Ce qui leur paraît le plus difficile, et ce qui leur est le moins naturel, c’est d’occuper sérieusement leur intelligence et de fixer leur imagination, afin de l’exercer utilement : toujours enfants, ils pourront pour un moment être conquérants dans le domaine du sabre : ils ne le seront jamais dans celui de la pensée ; or, un peuple qui n’a rien à enseigner aux peuples qu’il veut subjuguer, n’est pas longtemps le plus fort.

« Physiquement même les paysans français et anglais sont plus robustes que les Russes : ceux-ci sont plus agiles que musculeux, plus féroces qu’énergiques, plus rusés qu’entreprenants ; ils ont le courage passif, mais ils manquent d’audace et de persévérance : l’armée, si remarquable par sa discipline et par sa bonne tenue les jours de parade, est composée, à l’exception de quelques corps d’élite, d’hommes bien habillés quand ils se montrent en public, mais tenus salement lorsqu’ils restent dans l’intérieur des casernes. Le teint hâve des soldats trahit la souffrance et la faim ; car les fournisseurs volent ces malheureux, qui ne sont pas assez payés pour subvenir à leurs besoins, en prélevant sur leur solde de quoi se mieux nourrir : les deux campagnes de Turquie ont assez montré la faiblesse du colosse : bref, une société qui n’a pas goûté de la liberté en naissant, et chez laquelle toutes les grandes crises politiques ont été provoquées par l’influence d’une civilisation étrangère, énervée dans son germe, n’a pas un long avenir… »

De tout cela l’on conclut que la Russie puissante chez elle, redoutable tant qu’elle ne luttera qu’avec des populations asiatiques, se briserait contre l’Europe le jour où elle voudrait jeter le masque et faire la guerre pour soutenir, par la force des armes, son arrogante diplomatie.

Telles sont, ce me semble, les plus fortes raisons opposées à mes craintes par les optimistes politiques. Je n’ai point affaibli les arguments de mes adversaires ; ils m’accusent d’exagérer le danger. À la vérité, mon opinion est partagée par d’autres esprits tout aussi graves et qui ne cessent de reprocher aux optimistes leur aveuglement, en les exhortant à reconnaître le mal avant qu’il soit devenu irremédiable. Je vous ai présenté la question sous ses deux faces ; prononcez : votre arrêt sera pour moi d’un grand poids ; toutefois, je vous préviens que si votre décision m’est contraire, elle n’aura d’autre résultat prochain que de me forcer à défendre mon opinion le plus longtemps et le plus vigoureusement possible, en tâchant de l’étayer par de meilleures raisons. Je vois le colosse de près, et j’ai peine à me persuader que cette œuvre de la Providence n’ait pour but que de diminuer la barbarie de l’Asie. Il me semble qu’elle est principalement destinée à châtier la mauvaise civilisation de l’Europe par une nouvelle invasion ; l’éternelle tyrannie orientale nous menace incessamment et nous la subirons si nos extravagances et nos iniquités nous rendent dignes d’un tel châtiment. Les Russes n’ont rien à nous enseigner, dit-on ; soit. Mais ils ont beaucoup à nous faire oublier ; d’ailleurs, ne savent-ils pas mieux que nous obéir et patienter ? En politique la résignation du peuple fait la puissance du gouvernement.

Vous n’attendez pas de moi un voyage complet ; je néglige de vous parler de bien des choses célèbres ou intéressantes, parce qu’elles n’ont fait que peu d’impression sur moi : je veux rester libre, et ne décrire que ce qui me frappe vivement. Les nomenclatures obligées me dégoûteraient des voyages : il y a bien assez de catalogues sans que j’ajoute mes listes à tant de chiffres.

On ne peut rien voir ici sans cérémonie et sans préparation. Aller quelque part que ce soit, quand l’envie vous prend d’y aller, c’est chose impossible ; s’il faut prévoir quatre jours d’avance où vous portera votre fantaisie, autant n’avoir point de fantaisie : c’est à quoi l’on finit par se résigner en vivant ici. L’hospitalité russe, hérissée de formalités, rend la vie difficile aux étrangers les plus favorisés ; c’est un prétexte honnête pour gêner les mouvements du voyageur et pour borner la licence de ses observations. On vous fait soi-disant les honneurs du pays, et, grâce à cette fastidieuse politesse, l’observateur ne peut visiter les lieux, examiner les choses qu’avec un guide ; n’étant jamais seul, il a plus de peine à juger d’après lui-même, et c’est ce qu’on veut. Pour entrer en Russie, il faut déposer, avec votre passe-port, votre libre arbitre à la frontière. Voulez vous voir les curiosités d’un palais ? on vous donnera un chambellan qui vous en fera les honneurs du haut en bas, et vous forcera par sa présence à observer chaque chose en détail, c’est-à-dire à ne voir que de son point de vue et à tout admirer sans choix. Voulez-vous parcourir un camp, qui n’a d’autre intérêt pour vous que le site des baraques, l’aspect pittoresque des uniformes, la beauté des chevaux, la tenue du soldat sous la tente ? un officier, quelquefois un général, vous accompagnera : un hôpital ? le médecin en chef vous escortera : une forteresse ? le gouverneur vous la montrera ou plutôt vous la cachera poliment : une école, un établissement public quelconque ? le directeur, l’inspecteur sera prévenu de votre visite, vous le trouverez sous les armes, et l’esprit bien préparé à braver votre examen : un édifice ? l’architecte vous en fera parcourir toutes les parties, et vous expliquera de lui-même tout ce que vous ne lui demanderez pas afin d’éviter de vous instruire de ce que vous avez intérêt d’apprendre.

Il résulte de ce cérémonial oriental que, pour ne point passer votre temps à faire le métier de demander des permissions, vous renoncez à voir bien des choses : premier avantage !… Ou si votre curiosité est assez robuste pour vous faire persister à importuner les gens, vous serez au moins surveillé de si près dans vos perquisitions qu’elles n’aboutiront à rien, vous ne communiquerez qu’officiellement avec les chefs des établissements soi-disant publics, et l’on ne vous laissera d’autre liberté que celle d’exprimer devant l’autorité légitime votre admiration commandée par la politesse, par la prudence et par une reconnaissance dont les Russes sont fort jaloux. On ne vous refuse rien, mais on vous accompagne partout : la politesse devient ici un moyen de surveillance.

Voilà comme on vous tyrannise sous prétexte de vous faire honneur. Tel est le sort des voyageurs privilégiés. Quant aux voyageurs non protégés, ils ne voient rien du tout. Ce pays est organisé de façon que sans l’intervention immédiate des agents de l’autorité, nul étranger ne peut le parcourir agréablement ni même sûrement. Vous reconnaissez, j’espère, les mœurs et la politique de l’Orient déguisées sous l’urbanité européenne….. Cette alliance de l’Orient et de l’Occident, dont on retrouve les conséquences à chaque pas, est ce qui caractérise l’Empire russe.

La demi-civilisation procède par des formalités ; une civilisation raffinée les fait disparaître ; c’est ainsi que la politesse parfaite exclut les façons.

Les Russes sont encore persuadés de l’efficacité du mensonge : et cette illusion m’étonne de la part de gens qui en ont tant usé….. Ce n’est pas que leur esprit manque de finesse et de compréhension ; mais dans un pays où les gouvernants n’ont pas encore compris les avantages de la liberté même pour eux, les gouvernés doivent reculer devant les inconvénients immédiats de la sincérité. On est forcé de le répéter à chaque instant : ici, peuples et grands, tous nous rappellent les Grecs du Bas-Empire.

Je ne suis peut-être pas assez reconnaissant des soins dont ce peuple affecte d’entourer un étranger connu ; c’est que je vois le fond des pensées et que je me dis malgré moi : tout cet empressement montre moins de bienveillance qu’il ne trahit d’inquiétude, On veut, d’après le judicieux précepte de Monomaque[49], que l’étranger sorte content du pays.

Ce n’est pas que le vrai pays se soucie de ce qu’on dit et pense de lui ; mais quelques familles prépondérantes sont travaillées du puéril désir de refaire en Europe la réputation de la Russie.

Si je regarde plus avant, j’aperçois sous le voile dont on se plaît à couvrir les objets le goût du mystère pour le mystère même ; c’est un effet de l’habitude et de la complexion….. Ici la réserve est à l’ordre du jour comme l’imprudence l’est à Paris.

En Russie, le secret préside à tout : secret administratif, politique, social ; discrétion utile et inutile, silence superflu pour assurer le nécessaire ; telles sont les inévitables conséquences du caractère primitif de ces hommes, corroboré par l’influence de leur gouvernement. Tout voyageur est un indiscret ; il faut le plus poliment possible garder à vue l’étranger toujours trop curieux, de peur qu’il ne voie les choses telles qu’elles sont, ce qui serait la plus grande des inconvenances[50]. Bref, les Russes sont des Chinois déguisés ; ils ne veulent pas avouer leur aversion pour les observateurs venus de loin, mais s’ils osaient braver, ainsi que les vrais Chinois, le reproche de barbarie, ils nous refuseraient l’entrée de Pétersbourg comme on nous exclut de Pékin, et ils n’admettraient chez eux que les gens de métiers, en ayant soin ne plus permettre à l’ouvrier qui serait reçu de retourner dans son pays. Vous voyez pourquoi l’hospitalité russe trop vantée m’importune plus qu’elle ne me flatte et ne me touche ; on m’enchaîne sous prétexte de me protéger ; mais de toutes les espèces de gênes, la plus insupportable me paraît celle dont je n’ai pas le droit de me plaindre. La reconnaissance que j’éprouve ici pour l’empressement dont je me vois l’objet est celle d’un soldat enrôlé de force : moi, indépendant avant tout, c’est-à-dire voyageur, je me sens passer sous le joug ; on s’évertue sans cesse à discipliner mes idées….. On ne sait faire autre chose ici que l’exercice ; les esprits y manœuvrent comme les soldats ; chaque soir, en rentrant chez moi, je me tâte pour voir quel uniforme je porte, j’examine mes pensées pour leur demander leur grade, car les idées sont classées en ce pays selon les personnes : à tel rang l’on a ou l’on professe telle manière de voir, et plus on monte, moins on pense, c’est-à-dire moins on ose parler.

Ayant évité soigneusement de me lier avec beaucoup de grands seigneurs, je n’ai bien vu que la cour ; je voulais conserver mes droits de juge indépendant et impartial, je craignais de me faire accuser d’ingratitude ou d’infidélité ; je craignais surtout de rendre des personnes du pays responsables de mes opinions particulières. Mais à la cour j’ai passé en revue toute la société.

L’affectation du ton français, moins l’esprit de conversation naturel à la France, voilà ce qui m’a frappé d’abord. J’ai bien entrevu un esprit russe, esprit caustique, sarcastique, moqueur, et qui me paraîtrait amusant dans une conversation libre, sans jamais m’inspirer de sécurité ni de bienveillance. Mais cet esprit demeure caché aux étrangers comme tout le reste. Si je séjournais ici un peu de temps, j’arracherais leur masque à ces marionnettes ; car je m’ennuie de les voir copier les grimaces françaises. À mon âge on n’a plus rien à apprendre de l’affectation ; la vérité seule intéresse toujours parce qu’elle instruit ; elle seule est toujours nouvelle.

Voilà donc pourquoi j’ai profité le moins possible de l’hospitalité des gens du grand monde ; c’est bien assez de subir l’indispensable hospitalité des administrateurs et des employés de tous grades ; cette surveillance, qu’on s’efforce de décorer d’un nom patriarcal, me rebute comme l’hypocrisie. Parlez-moi des pays où l’hospitalité n’est pas un impôt régulier ! celle qu’on y reçoit a le prix d’une faveur :

J’ai remarqué dès le premier abord que tout Russe des basses classes, soupçonneux par nature, déteste les étrangers par ignorance, par préjugé national ; j’ai trouvé ensuite que tout Russe des classes élevées, également soupçonneux, les craint parce qu’il les croit hostiles ; il dit : « Les Français, les Anglais, sont persuadés de leur supériorité sur tous les peuples : » ce motif suffit au Russe pour haïr l’étranger, comme en France le provincial se défie du Parisien. Une jalousie sauvage, une envie puérile, mais impossible à désarmer, domine la plupart des Russes dans leurs rapports avec les hommes des autres pays ; et comme vous sentez partout cette disposition peu sociable, vous finissez, tout en vous en plaignant, par partager la méfiance que vous inspirez. Vous concluez qu’une confiance qui ne devient jamais réciproque est de la duperie, et dès lors vous restez froid, réservé, comme les cœurs au fond desquels vous lisez malgré vous et malgré eux.

Le caractère russe, sous beaucoup de rapports, est le contraire du caractère allemand. Voilà pourquoi les Russes disent qu’ils ressemblent aux Français ; mais cette analogie n’est qu’apparente : dans le fond des âmes il y a une grande dissemblance. Vous pouvez admirer si bon vous semble, en Russie, la pompe, la dignité orientale, vous y pouvez étudier l’astuce grecque : gardez-vous d’y chercher la naïveté gauloise, la sociabilité, l’amabilité des Français quand ils sont naturels ; vous y trouveriez encore moins, je l’avoue, la bonne foi, la solidité d’instruction, la cordialité germaniques. En Russie on rencontrera de la bonté, puisqu’il y en a partout où il y a des hommes ; mais on n’y rencontrera jamais de la bonhomie.

Tout Russe est né imitateur, donc il est observateur avant tout, et même, pour tout dire, ce talent, qui est celui des peuples enfants, dégénère souvent en un espionage assez bas ; il produit des questions importunes, impolies et qui deviennent choquantes de la part de gens toujours impénétrables eux-mêmes et dont les réponses ne sont que des faux-fuyants. On dirait ici que l’amitié même a quelque accointance avec la police. Comment se sentir à son aise avec des hommes si avisés, si discrets quant à ce qui les concerne, et si inquisitifs à l’égard des autres ? S’ils vous voyaient prendre avec eux des manières plus naturelles que celles qu’ils ont avec vous, ils vous croiraient leur dupe : gardez-vous donc de leur laisser voir de l’abandon, de leur témoigner de la confiance : pour des hommes qui ne sentent rien, il y a un amusement à observer les émotions des autres ; mais je n’aime pas à servir à ce divertissement. Nous voir vivre, c’est le plus grand plaisir des Russes ; si nous les laissions faire, ils se plairaient à lire dans notre cœur, à faire l’analyse de nos sentiments, comme on va au spectacle.

La défiance excessive des gens auxquels vous avez affaire ici, à quelque classe qu’ils appartiennent, vous avertit de vous tenir sur vos gardes : le danger que vous courez vous est révélé par la peur que vous inspirez.

L’autre jour, à Péterhoff, un traiteur n’a pas voulu permettre à mon domestique de place de me servir un mauvais souper dans ma loge d’acteur, sans lui en faire déposer le prix d’avance. Notez que la boutique de cet homme si prudent est à deux pas du théâtre. Ce que vous portez à votre bouche d’une main il faut le payer de l’autre ; si vous commandez quelque chose à un marchand sans lui donner des arrhes, il croira que vous plaisantez et ne travaillera pas pour vous ; nul ne peut quitter la Russie s’il n’a prévenu de son projet tous ses créanciers, c’est-à dire s’il n’a fait annoncer son départ trois fois dans les gazettes, et mis une distance de huit jours entre chaque publication. Ceci est de rigueur, à moins de payer la police pour abréger les délais ; mais il faut que l’insertion ait eu lieu au moins une ou deux fois. On ne vous accorde des chevaux de poste que sur une attestation de l’autorité qui certifie que vous ne devez rien à personne.

Tant de précautions dénotent la mauvaise foi qui règne dans un pays ; et comme jusqu’à présent les Russes ont eu personnellement peu de rapport avec les étrangers, ils n’ont pu prendre leçon de ruse que d’eux-mêmes. L’expérience ne leur est venue que des relations qu’ils ont entre eux. Ces hommes ne nous permettent pas d’oublier le mot de leur souverain favori, Pierre le Grand : « Il faut trois juifs pour tromper un Russe. »

À chaque pas que vous faites ici vous reconnaissez ces politiques de Byzance dépeints par les historiens du temps des croisés et retrouvés par l’Empereur Napoléon dans l’Empereur Alexandre, dont il disait souvent : « C’est un Grec du Bas-Empire !!!… »

Il faut, autant qu’on peut, éviter d’avoir aucune affaire à traiter avec des esprits dont les modèles et les instituteurs furent toujours ennemis de la chevalerie ; ces esprits sont esclaves de leurs intérêts, et souverains de leur parole ; je me plais à le répéter : jusqu’à présent, dans tout l’Empire russe, je n’ai trouvé qu’une seule personne qui me parût sincère : c’est l’Empereur.

À la vérité la franchise coûte moins à un autocrate qu’elle ne coûte à ses sujets. Pour le Czar parler sans déguisement c’est faire acte d’autorité : le souverain absolu qui ment, abdique.

Mais combien ne s’en est-il pas trouvé qui ont méconnu sur ce point leur pouvoir et leur dignité ! Les âmes basses ne se croient jamais au-dessus du mensonge ; il faut donc savoir gré de sa sincérité même à un homme tout-puissant. L’Empereur Nicolas unit la franchise à la politesse ; et ces deux qualités, qui s’excluent chez le vulgaire, se servent merveilleusement l’une l’autre chez ce prince.

Parmi les grands seigneurs, ceux qui ont bon ton, l’ont parfait : c’est ce dont on peut s’assurer tous les jours à Paris et ailleurs. Mais un Russe de salon qui n’arrive pas à la vraie politesse, c’est-à-dire à l’expression facile d’une aménité réelle, est d’une grossièreté d’âme qui devient doublement choquante par la fausse élégance de ses manières et de son langage.

Ces Russes mal élevés et déjà bien endoctrinés, bien habillés, tranchants, sûrs d’eux-mêmes, suivent au pas de charge l’élégance de l’Europe, sans savoir que l’élégance des habitudes n’a de prix qu’autant qu’elle annonce quelque chose de mieux dans le cœur de ceux qui la possèdent ; apprentis de la mode, ils prennent l’apparence pour la chose : ce sont des ours façonnés qui me font regretter les ours bruts ; ils ne sont pas encore des hommes cultivés, qu’ils sont déjà des sauvages gâtés.

Puisque la Sibérie existe, et qu’on en fait parfois l’usage que vous savez, je voudrais la peupler de jeunes officiers ennuyés et de belles dames qui ont mal aux nerfs. « Vous demandez des passe-ports pour Paris, en voici pour Tobolsk.

Voilà comment je voudrais que l’Empereur remédiât à la manie des voyages qui fait d’effrayants progrès en Russie parmi les sous-lieutenants à imagination et les femmes vaporeuses.

Si en même temps il reportait le siége de son Empire à Moscou, il aurait réparé le mal causé par Pierre le Grand autant qu’un homme peut atténuer les erreurs des générations.

Pétersbourg, cette ville bâtie contre la Suède plus encore que pour la Russie, ne devait être qu’un port de mer, un Dantzick russe : au lieu de cela, Pierre Ier construisit à ses boyards une loge sur l’Europe ; il enferma dans une salle de bal ses grands seigneurs enchaînés, les laissant lorgner de loin avec envie une civilisation qu’on leur défendait d’atteindre ; car forcer à copier, c’est empêcher d’égaler ! Puis il leur dit : « Vous m’appellerez Pierre le Grand sous peine de mort, parce que c’est moi qui vous civilise au prix de la vie de mon peuple et de la tête de mon fils ! »

Pierre le Grand, dans toutes ses œuvres, a compté l’humanité, le temps et la nature pour rien. Cette erreur, qui est le propre de la médiocrité obstinée et toute-puissante, c’est-à-dire de la tyrannie dont elle devient le cachet, ne peut être pardonnée à un homme qualifié de génie créateur par son peuple. Plus on examine la Russie et plus on se confirme dans l’opinion que ce prince a été trop exalté, même chez les étrangers ; la postérité peut manquer d’équité par excès d’admiration. Si le Czar Pierre eût été aussi supérieur qu’on le dit, il eût évité la fausse route dans laquelle il a poussé son peuple, il eût prévu et détesté la frivolité d’esprit, l’instruction superficielle à laquelle il l’a condamné pour des siècles. Peut-on lui pardonner les abus de son despotisme, à lui qui avait vu l’Europe au xviiie siècle ?

Il s’est servi de ses avantages moins en législateur qu’en tyran pour repétrir sa nation au gré de sa volonté. Malheureusement cette volonté fut d’un magicien plutôt que d’un esprit vaste et solide. Les grands hommes pour faire l’avenir n’annulent point le passé ; ils l’acceptent afin d’en modifier les conséquences. Loin de continuer à diviniser cet ennemi de leur naturel, les Russes devraient lui reprocher d’avoir annulé leur caractère ; c’est lui dont l’influence, perpétuée par l’admiration irréfléchie de la postérité, les empêche encore aujourd’hui de produire dans les arts et les sciences un homme digne de faire époque chez les peuples étrangers[51]. Un législateur comme Confucius ne pouvait venir à la suite d’un réformateur tel que le charpentier de Saardenham, et tel que le voyageur capricieux dont l’Europe d’alors avait vu la barbarie avec effroi, tout en admirant la force prodigieuse cachée sous cette rude écorce. Ce missionnaire couronné força un moment la nature, parce qu’il le pouvait, mais c’est tout ce qu’il pouvait….. S’il avait été dans sa vie ce qu’il est devenu dans l’histoire, grâce à la superstition des peuples et à l’exagération des écrivains, qu’aurait-il fait ? il eût attendu ; et, par cette patience, il eût mérité son brevet de grand homme : il a mieux aimé l’obtenir d’avance et se faire canoniser de son vivant.

Toutes ses idées avec les défauts de caractère dont elles étaient la conséquence ont encore été exagérées sous les règnes suivants ; l’Empereur Nicolas le premier commence à remonter le torrent en rappelant les Russes à eux-mêmes : c’est une entreprise que le monde admirera quand il aura reconnu la fermeté de l’esprit qui l’a conçue. Après des règnes comme ceux de Catherine et de Paul, refaire de la Russie, telle que l’avait laissée l’Empereur Alexandre, un Empire russe, parler russe, penser en Russe, avouer qu’on est Russe de cœur, tout en présidant une cour de grands seigneurs héritiers des favoris de la Sémiramis du Nord : c’est hardi… Quel que soit le succès d’un tel plan, il honorera celui qui l’a tracé.

Les courtisans du Czar n’ont nuls droits reconnus et assurés, il est vrai ; mais ils sont toujours forts contre leurs maîtres par les traditions perpétuées dans le pays ; heurter de front les prétentions de ces hommes, se montrer dans le cours d’un règne déjà long aussi courageux contre d’hypocrites amis qu’on le fut contre des soldats révoltés, c’est assurément le fait d’un souverain fort supérieur : cette double lutte du maître contre ses esclaves furieux et contre ses impérieux courtisans est un beau spectacle : l’Empereur Nicolas tient ce qu’il a promis le jour de son avénement au trône ; et certes, c’est dire beaucoup, car aucun prince n’a hérité du pouvoir dans des circonstances plus critiques, nul n’a fait face à un plus imminent péril avec plus d’énergie et de grandeur d’âme !…

Après l’émeute du 13 décembre, M. de la Ferronnays s’écriait : Je viens de voir Pierre le Grand civilisé ; mot qui avait de la portée, parce qu’il avait de la vérité ; en voyant ce même homme dans sa cour développer ses idées de régénération nationale avec une persévérance infatigable, et cela sans faste, sans bruit, sans violence, on peut s’écrier à plus juste titre encore : c’est Pierre le Grand qui revient pour réparer le mal fait par Pierre l’aveugle.

En cherchant à juger ce prince avec toute l’impartialité dont je suis capable, j’ai trouvé en lui tant de choses dignes d’éloges que je ne permets pas qu’on me parle de ce qui pourrait me troubler dans mon admiration.

Les pauvres souverains sont comme les statues : on les examine avec une si minutieuse attention que leurs moindres défauts magnifiés par la critique font oublier les mérites les plus rares et les plus réels. Mais plus j’admire l’Empereur Nicolas, plus vous me trouverez injuste peut-être envers le Czar Pierre. Cependant j’apprécie de mon mieux les efforts de volonté qu’il a faits pour tirer d’un marais gelé pendant huit mois de l’année, une ville telle que Pétersbourg. Mais si j’ai le malheur d’apercevoir quelques-uns de ces misérables pastiches dont sa passion pour l’architecture classique, partagée par ses successeurs, a doté la Russie, mes sens et mon goût révoltés me font perdre tout ce que j’avais gagné par le raisonnement : des palais antiques pour servir de casernes à des Finois ; des colonnes, des corniches, des frontons, des péristyles romains sous le pôle, et ces choses à refaire chaque année en beau plâtre blanc : vous conviendrez qu’une telle parodie de la Grèce et de l’Italie, moins le marbre et le soleil, peut bien me rendre toute ma colère ; d’ailleurs je renonce avec d’autant plus de résignation au titre de voyageur impartial, que je suis persuadé que j’y ai droit.

Vous me menaceriez de la Sibérie, que vous ne m’empêcheriez pas de répéter que le manque de bon sens dans l’ensemble d’un monument, de fini et d’harmonie dans les détails, est insupportable. En architecture, le génie sert à trouver le moyen le plus court et le plus simple d’adapter les édifices à l’usage auquel on les destine. Or, devinez, je vous prie, à quelle fin des hommes de bon sens ont entassé tant de pilastres, d’arcades et de colonnades dans un pays qu’on ne peut habiter qu’avec de doubles châssis aux fenêtres hermétiquement closes pendant neuf mois de l’année. A Pétersbourg, c’est sous des remparts qu’il faudrait se promener, non sous des péristyles aériens. Que ne bâtissez-vous des tunnels et des galeries voûtées pour servir de vestibules, d’ouvrages avancés, de défense à vos palais[52] ? Le ciel est votre ennemi, fuyez-en donc la vue ; le soleil vous manque, vivez aux flambeaux ; des fortifications et des casemates ou tout au moins des passages fermés, des galeries closes vous seraient plus utiles que des promenoirs à découvert. Avec votre architecture méridionale vous affichez une prétention au beau climat qui me rend vos pluies et vos vents de l’été plus insupportables, sans parler des aiguilles de glace qu’on respire sur vos magnifiques perrons pendant vos interminables hivers.

Les quais de Pétersbourg sont une des plus belles choses de l’Europe : pourquoi ? parce que le luxe est là dans la solidité. Des blocs de granit apportés dans un bas-fond pour y suppléer la terre, l’éternité du marbre opposée à la puissance de destruction du froid, me donnent l’idée d’une force et d’une grandeur intelligentes. Pétersbourg est en même temps garanti contre la Néva et orné par les magnifiques parapets dont on a bordé cette rivière. Le sol nous manque, nous ferons un pavé de rocs pour porter notre capitale : cent mille hommes y mourront à la peine ! peu nous importe ; nous aurons une ville européenne et le renom d’un grand peuple. Ici, tout en déplorant l’inhumanité qui préside à cette gloire, je permets qu’on admire, et j’admire moi-même quoiqu’à regret !… J’admire encore quelques-uns des points de vue dont on jouit devant le Palais d’hiver. Ce palais est bâti dans ce qu’on appelle l’île de l’Amirauté, aujourd’hui le plus beau quartier de la ville. Voici la description de Weber, faite, je crois, en 1718 ; je ne l’ai lue que dans Schnitzler, qui n’en indique pas clairement la date. « Le quartier contigu à celui du Jardin d’été, en descendant la Néva, est ce qu’on nomme l’île de l’Amirauté ou aussi la Slobode des Allemands, car c’est là que la plupart des étrangers sont établis. On y rencontre d’abord là où la Moika sort de la Néva) la grande poste et la maison bâtie pour l’éléphant de Perse, mais où depuis l’on a placé le globe de Gottorp. L’église luthérienne des Finlandais et celle des catholiques, toutes deux en bois, sont dans cette partie de l’île appelée aussi Finnische Scheeren, parce qu’elle est occupée en majeure partie par des exilés de Finlande et de Suède. Les tristes cabanes de ce quartier ressemblent plus à des cages qu’à des maisons. Il serait difficile d’y trouver les personnes que l’on cherche, attendu qu’aucune rue ne porte un nom, et que toutes se désignent par quelques notables habitants qui y demeurent. Cependant les maisons de Millionne et celles du quai du Palais d’hiver offrent déjà un bel aspect[53]. »

Voilà ce qu’était, il y a un peu plus de cent ans, le plus beau quartier du Pétersbourg actuel.

Quoique les plus grands monuments de cette ville se perdent dans un espace qui est plutôt une plaine qu’une place, le palais est imposant, le style de cette architecture du temps de la Régence a de la noblesse, et la couleur rouge du grès dont l’édifice est bâti plaît à l’œil. La colonne d’Alexandre, l’État-Major, l’Arc de Triomphe au fond de son demi-cercle d’édifices, les chevaux, les chars, l’Amirauté avec ses élégantes colonnettes et son aiguille dorée, Pierre le Grand sur son rocher, les ministères qui sont autant de palais, enfin l’étonnante église de Saint-Isaac, en face d’un des trois ponts jetés sur la Néva ; tout cela, perdu dans l’enceinte d’une seule place, n’est pas beau, mais c’est étonnamment grand….. Cet enclos bâti est ce qu’on appelle la place du Palais. C’est réellement un composé de trois places immenses qui n’en font qu’une : Pétrofskii, Isaakskii, et la place du Palais d’hiver[54]. J’y trouve beaucoup de choses à critiquer ; mais j’admire l’ensemble de ces édifices, tout perdus qu’ils sont dans l’espace qu’ils devraient orner.

Je suis monté sur la coupole d’airain de l’église de Saint-Isaac. Les échafaudages de ce dôme, l’un des plus élevés du monde, sont à eux seuls des monuments. L’église n’étant pas terminée, je ne puis avoir l’idée de l’effet qu’elle produira dans son ensemble.

On voit de là Pétersbourg et ses plats environs ; c’est toujours la même chose à perte de vue, l’homme ne peut vivre ici que par des efforts soutenus. Le triste et pompeux résultat de ces merveilles me dégoûte des miracles humains, et servira, j’espère, de leçon aux princes qui s’aviseraient encore une fois de compter la nature pour rien dans le choix des lieux où doivent s’élever leurs villes. Une nation ne tombe guère dans de telles erreurs, elles sont ordinairement le fruit de l’orgueil des souverains. Ceux-ci se croient le pouvoir de faire de grandes choses dans les lieux où la Providence avait voulu ne rien faire du tout ; prenant la flatterie à la lettre, ils se regardent comme des esprits créateurs. Ce que les princes craignent le moins, c’est d’être dupes de leur amour-propre ; ils se défient de tout, hors d’eux-mêmes.

J’ai visité quelques églises : celle de la Trinité est belle, mais nue, comme l’intérieur de la plupart des églises grecques que j’ai vues ici : en revanche l’extérieur des dômes est revêtu d’azur et parsemé d’étoiles d’or très-brillantes. La cathédrale de Kasan, bâtie par Alexandre, est vaste et belle ; mais on y entre par un coin : c’est pour respecter la loi religieuse, qui veut que l’autel grec soit invariablement tourné au levant. La rue dite la Perspective n’étant pas dirigée de manière à obéir à ce règlement, on a mis l’église de travers ; les gens de l’art ont eu le dessous, les fidèles l’ont emporté, et l’un des plus beaux monuments de la Russie a été gâté par la superstition.

L’église de Smolna est la plus grande et la plus magnifique de toutes celles de Pétersbourg : elle appartient à une congrégation, c’est une espèce de chapitre de femmes et de filles fondé par l’Impératrice Anne. Des bâtiments énormes sont destinés à loger ces dames. En parcourant l’enceinte de ce noble asile, de ce cloître, grand comme une ville, mais dont l’architecture serait plus appropriée à un établissement militaire qu’à une congrégation, on ne sait où l’on est ; ce qu’on voit n’est ni palais ni couvent : c’est une caserne de femmes.

En Russie, tout est soumis au régime militaire ; la discipline de l’armée règne dans le chapitre des dames de Smolna.

Près de là, on voit le petit palais de la Tauride bâti en quelques semaines par Potemkin, pour Catherine : palais élégant, mais abandonné ; or, dans ce pays, ce qui est abandonné est bientôt détruit, car les pierres mêmes n’y durent qu’à condition qu’on les soigne.

Un jardin d’hiver occupait tout un côté de l’édifice : cette magnifique serre chaude est vide dans la saison où nous sommes ; je la crois négligée en toutes saisons. C’est de la vieille élégance dépourvue de la majesté que le temps imprime sur ce qui est antique ; de vieux lustres prouvent qu’on a donné là des fêtes, qu’on y a dansé, qu’on y a soupé. Je crois que le dernier bal qu’a vu et que verra la Tauride a eu lieu pour le mariage de la grande-duchesse Hélène, femme du grand-duc Michel.

Il y a dans un coin une Vénus de Médicis, qu’on dit vraiment antique ; vous savez que ce type a été souvent reproduit par les Romains.

Cette statue est placée sur un piédestal et l’on y lit l’inscription suivante écrite en russe :

PRÉSENT DU PAPE CLÉMENT XI, à L’EMPEREUR PIERRE Ier.
1717 ou 1719.

Cette Vénus, envoyée à un prince schismatique par un pape, et dans le costume que vous connaissez, est sans contredit un singulier présent….. Le Czar qui méditait depuis longtemps le projet d’éterniser le schisme en usurpant les dernières libertés de l’Église russe, a dû sourire à cette marque de bienveillance de l’évêque de Rome[55].

J’ai vu aussi les tableaux de l’Ermitage et je ne vous les décrirai pas, parce que je pars demain pour Moscou. L’Ermitage ! n’est-ce pas un nom un peu prétentieux pour l’habitation de plaisance d’un souverain au milieu de sa capitale, à côté de son palais ordinaire ? On passe de l’un de ces palais dans l’autre par un pont jeté sur une rue.

Vous savez comme tout le monde qu’il y a là des trésors surtout de l’école hollandaise. Mais… je n’aime pas la peinture en Russie ; pas plus que la musique à Londres, où la manière dont on écoute les plus grands talents et les plus sublimes chefs d’œuvre me dégoûterait de l’art. Si près du pôle, la lumière n’est pas favorable aux tableaux, et personne n’est disposé à jouir des merveilleuses nuances du coloris le plus savant avec des yeux affaiblis par la neige, ou éblouis par une lumière oblique et persistante. La salle des Rembrandt est admirable sans doute, néanmoins j’aime mieux ce que j’ai vu de ce maître à Paris et ailleurs.

Les Claude Lorrain, les Poussin, et quelques tableaux des maîtres italiens, surtout les Mantegna, les Giambellini, les Salvator Rosa méritent une mention.

Mais ce qui nuit à cette collection, c’est le grand nombre de tableaux médiocres qu’il faut oublier pour jouir des chefs-d’œuvre. En formant la galerie de l’Ermitage, on a prodigué les noms des grands maîtres, ce qui n’empêche pas que leurs œuvres authentiques n’y soient rares : ces pompeux baptêmes de tableaux très-ordinaires impatientent les curieux sans les séduire. Dans une collection d’objets d’art, le voisinage du beau sert au beau, le mauvais lui nuit : un juge ennuyé est incapable de juger : l’ennui rend injuste et cruel.

Si les Rembrandt et les Claude Lorrain de l’Ermitage produisent quelque effet, c’est qu’ils sont exposés dans des salles où ils n’ont point de voisins.

Cette galerie est belle, mais elle me paraît perdue dans une ville où trop peu de personnes en jouissent.

Une tristesse inexprimable règne dans le palais, devenu musée depuis la mort de celle qui l’animait de sa présence et l’habitait avec esprit. Cette souveraine absolue entendait mieux que personne la vie intime et la conversation libre. Ne voulant pas se résigner à la solitude à laquelle la condamnait sa charge, elle a su causer familièrement tout en régnant arbitrairement : c’était cumuler des avantages qui s’excluent ; mais je crains que l’Impératrice ne se soit trouvée mieux que son peuple de cette espèce de tour de force.

Le plus beau portrait qui existe d’elle se voit dans une des salles de l’Ermitage. J’ai remarqué aussi un portrait de l’Impératrice Marie, femme de Paul Ier, par madame le Brun. Il y a, de la même artiste, un génie écrivant sur un bouclier. Ce dernier ouvrage est un des meilleurs de l’auteur, dont le coloris qui brave le climat et le temps fait honneur à l’école française.

À l’entrée d’une salle j’ai trouvé sous un rideau vert ce que vous allez lire. C’est le règlement de la société intime de l’Ermitage à l’usage des personnes admises par la Czarine dans cet asile de la liberté… Impériale.

Je me suis fait traduire littéralement cette charte intime octroyée par le caprice de la souveraine de ce lieu jadis enchanté ; on l’a copiée pour moi devant moi.


RÈGLES D’APRÈS LESQUELLES ON DOIT SE CONDUIRE
EN ENTRANT.
art. 1er.

« On déposera en entrant ses titres et son rang, de même que son chapeau et son épée.

2.

« Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l’orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte.

3.

« Soyez gai ; toutefois ne cassez, ni ne gâtez rien.

4.

« Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne.

5.

« Parlez modérément et pas trop pour ne pas troubler les autres.

6.

« Discutez sans colère et sans vivacité.

7.

« Bannissez les soupirs et les bâillements, pour ne causer d’ennui et n’être à charge à personne.

8.

« Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres.

9.

« Mangez doucement et avec appétit, buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant.

10.

Laissez les querelles à la porte ; ce qui entre par une oreille doit sortir par l’autre avant de passer le seuil de l’Ermitage. Si quelqu’un manquait au règlement ci-dessus, pour chaque faute, et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d’eau fraîche (sans en excepter les dames) : indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Telemachide ( poëme de Frediakofsky) ; quiconque manquerait dans une soirée à trois articles du règlement sera tenu d’apprendre par cœur six lignes de la Telemachide. Celui qui manquerait au dixième article ne pourrait plus rentrer à l’Ermitage. »

Avant d’avoir lu cette pièce, je croyais à l’Impératrice Catherine un esprit plus léger. Est-ce une simple plaisanterie ? alors elle est mauvaise puisqu’en fait de plaisanterie les plus courtes sont les meilleures. Ce qui ne me cause pas moins de surprise que le manque de goût que dénotent ces statuts, c’est le soin qu’on a pris ici de les conserver comme une chose précieuse.

Mais ce dont j’ai le plus ri, en lisant ce code social, qui fait le pendant des instructions galantes de l’Empereur Pierre Ier et de l’Impératrice Élisabeth à leurs sujets, c’est l’emploi qu’on y fait du poëme de Frediakofsky. Malheur au poëte immortalisé par un souverain !!…

Je pars après-demain pour Moscou.


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SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGTIÈME.


Le ministre de la guerre comte Tchernichef. — Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg. — Sa réponse. — Site de ce château fort. — Permission pour les écluses. — Formalités. — Entraves ; politesse gênante à dessein. — Hallucinations. — Exil du poëte Kotzebue en Sibérie. — Analogie de nos situations. — Mon départ. — Le feldjæger ; effet de sa présence sur ma voiture. — Quartier des manufactures. — Influence du feldjæger. — Arme à deux tranchants. — Bords de la Néva. — Villages. — Maisons des paysans russes. — Le relais. — Venta russe. — Description d’une ferme. — L’étalon. — Le hangar. — Intérieur de la cabane. — Le thé des paysans. — Leur costume. — Caractère de ce peuple. — Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie. — Malpropreté des hommes du Nord. — Usage des bains. — Les femmes de la campagne. — Leur manière de s’habiller ; leur taille. — Mauvais chemin. — Parties de route planchéiées. — Canal Ladoga. — La maison de l’ingénieur. — Sa femme. — Affectation des femmes du Nord. — Les écluses de Schlusselbourg. — La source de la Néva. — La forteresse de Schlusselbourg. — Site du château. — Promenade sur le lac. — Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé. — Détour que je prends pour obtenir la permission d’entrer dans la forteresse. — Comment on nous y reçoit. — Le gouverneur. — Son appartement ; sa femme ; conversation traduite. — Mes instances pour voir la prison d’Ivan. — Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure. — Ornements d’église. — Prix des chapes. — Tombeau d’Ivan. — Prisonniers d’État. — Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression. — L’ingénieur gourmandé par le gouverneur. — Je renonce à voir la chambre du prisonnier d’Elisabeth. — Différence qu’il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays. — Mystère maladroit. — Cachots sous-marins de Kronstadt. — À quoi sert le raisonnement. — Abîme d’iniquité. — Le juge seul parait coupable. — Diner de cérémonie chez l’ingénieur. — Sa famille. — La moyenne classe en Russie. — Esprit de la bourgeoisie : le même partout. — Conversation littéraire. — Franchise désagréable. — Causticité naturelle des Russes. — Leur hostilité contre les étrangers. — Dialogue peu poli. — Allusions à l’ordre de choses établi en France. — Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l’ingénieur. — Conversation ; madame de Genlis ; Souvenirs de Félicie ; ma famille. — Influence de la littérature française. — Diner. — Livres modernes prohibés. — Soupe froide ; ragoût russe : kiwass, espèce de bière. — Mon départ. — Visite au château de***. — Une personne du grand monde. — Différence de ton. — Prétentions bien fondées. — Avantage des ridicules. — Le grand et le petit monde. — Retour à Pétersbourg à deux heures du matin. — Ce qu’on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.


LETTRE VINGTIÈME.


Pétersbourg, ce 2 août 1839.

Le jour de la fête de Péterhoff, j’avais demandé au ministre de la guerre comment je devais m’y prendre pour obtenir la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg.

Ce grave personnage est le comte Tchernicheff : l’aide de camp brillant, l’élégant envoyé d’Alexandre à la cour de Napoléon est devenu un homme sérieux, important et l’un des ministres les plus occupés de l’Empire : il ne se passe pas de matinée qu’il ne travaille avec l’Empereur. Il me répondit : « Je ferai part de votre désir à Sa Majesté. » Ce ton de prudence, mêlé de quelque surprise, me fit trouver la réponse significative. Ma demande, quelque simple qu’elle m’eût paru, avait de l’importance aux yeux d’un ministre. Penser à visiter une forteresse devenue historique depuis la détention et la mort d’Ivan VI, arrivée sous le règne de l’Impératrice Élisabeth : c’était d’une hardiesse énorme !… je reconnus que j’avais touché sans m’en douter une corde sensible, et je me tus.

À quelques jours de là, c’est-à-dire avant-hier, au moment où je me préparais à partir pour Moscou, je reçus une lettre du ministre de la guerre qui m’annonçait la permission de voir les écluses de Schlusselbourg

L’ancienne forteresse suédoise, dénommée la clef de la Baltique par Pierre Ier, est située précisément à l’origine de la Néva dans une île du lac Ladoga, dont cette rivière est, à proprement parler, l’émissaire ; espèce de canal naturel par lequel le lac envoie ses eaux jusqu’au golfe de Finlande. Mais ce canal, qui est la Néva, se grossit encore d’une abondante gerbe d’eau qu’on regarde exclusivement comme la source du fleuve : on la voit sourdre au fond des eaux qui la recouvrent précisément sous les murs de la forteresse de Schlusselbourg, entre la rivière et le lac, dont les flots s’écoulant par l’émissaire se confondent aussitôt avec celles de la source qu’elles entraînent dans leur cours ; c’est une curiosité naturelle des plus remarquables qu’il y ait en Russie ; et le site, quoique très-plat, comme tous ceux du pays, est l’un des plus intéressants des environs de Pétersbourg.

Moyennant les écluses, les bateaux évitent le danger, ils longent le lac sans passer sur la source de la Néva, et ils arrivent dans le fleuve, environ à une demi-lieue au-dessous du lac qu’ils ne sont plus obligés de traverser.

Voilà le beau travail qu’on me permettait d’examiner en détail : j’avais demandé une prison d’État, on me répond par des écluses.

Le ministre de la guerre terminait son billet en m’annonçant que l’aide de camp général, directeur des voies de communications de l’Empire, avait reçu l’ordre de me donner les moyens de faire ce voyage avec facilité.

Quelle facilité !… bon Dieu !… à quels ennuis m’avait exposé ma curiosité ! et quelle leçon de discrétion ne me donnait-on pas par tant de cérémonies qualifiées de politesses ! Ne pas profiter de la permission quand les ordres étaient envoyés pour moi sur toute la route, c’eût été m’exposer au reproche d’ingratitude ; examiner les écluses avec la minutie russe, sans même voir le château de Schlusselbourg, c’était donner volontairement dans le piége et perdre un jour : perte grave en cette saison déjà bien avancée pour tout ce que j’ai le projet de voir encore en Russie, sans toutefois y passer l’hiver.

Je résume les faits : vous en tirerez les conséquences. On n’est pas arrivé ici jusqu’à parler librement des iniquités du règne d’Élisabeth ; tout ce qui fait réfléchir sur la singulière espèce de légitimité du pouvoir actuel passe pour une impiété ; il a donc fallu mettre ma demande sous les yeux de l’Empereur : celui-ci ne veut ni l’accorder ni la refuser directement : il la modifie et me permet d’admirer une merveille d’industrie à laquelle je n’avais pas songé : de l’Empereur cette permission redescend au ministre, du ministre au directeur général, du directeur général à un ingénieur en chef, et enfin à un sous-officier chargé de m’accompagner, de me servir de guide et de répondre de ma sûreté pendant tout le temps du voyage, faveur qui rappelle un peu le janissaire dont on honore les étrangers en Turquie…… Cette marque de protection me paraissait trop semblable à une preuve de défiance pour me flatter autant qu’elle me gênait : ainsi, tout en rongeant mon frein et en broyant dans mes mains la lettre de recommandation du ministre, je disais : Le prince*** que j’ai rencontré sur le bateau de Travemünde, avait bien raison quand il s’écriait que la Russie est le pays des formalités inutiles. »

Je suis allé chez l’aide de camp général, directeur des voies de communications, etc., etc., etc., pour réclamer l’exécution de la parole suprême.

Le directeur ne recevait pas, ou il était sorti : on me renvoie au lendemain ; ne voulant pas perdre un jour de plus, j’insiste : on me dit de revenir le soir. Je reviens et je parviens enfin jusqu’à ce grave personnage ; il me reçoit avec la politesse à laquelle m’ont habitué ici les hommes en place, et après une visite d’un quart d’heure, je sors de chez lui, muni, notez ceci, des ordres nécessaires pour l’ingénieur de Schlusselbourg, mais non pour le gouverneur du château ! En me reconduisant jusqu’à l’antichambre, il me promit qu’un sous-officier serait à ma porte le lendemain dès quatre heures du matin.

Je ne dormis pas ; j’étais frappé d’une idée qui vous paraîtra folle : de l’idée que mon protecteur pourrait devenir mon bourreau. Si cet homme, au lieu de me conduire à Schlusselbourg à dix-huit lieues de Pétersbourg, exhibe au sortir de la ville l’ordre de me déporter en Sibérie pour m’y faire expier ma curiosité inconvenante, que ferai-je, que dirai-je ? il faudra commencer par obéir ; et plus tard, en arrivant à Tobolsk, si j’y arrive, je réclamerai !… la politesse ne me rassure pas, au contraire ; car je n’ai point oublié les caresses d’Alexandre à l’un de ses ministres saisi par le feldjæger au sortir même du cabinet de l’Empereur, qui avait donné l’ordre de le conduire en Sibérie, à partir du palais, sans le ramener un seul instant chez lui. Bien d’autres exemples d’exécutions de ce genre venaient justifier mes pressentiments et me troubler l’imagination.

La qualité d’étranger n’est pas non plus une garantie suffisante[56] ?  : je me retraçais les circonstances de l’enlèvement de Kotzebue qui, au commencement de ce siècle, fut également saisi par un feldjæger et transporté d’un trait ainsi que moi (je me croyais déjà en chemin) de Pétersbourg à Tobolsk.

Il est vrai que l’exil du poëte allemand ne dura que six semaines ; aussi dans ma jeunesse m’étais-je moqué de ses lamentations ; mais cette nuit, je n’en riais plus. Soit que l’analogie possible de nos destinées m’eût fait changer de point de vue, soit que l’âge m’eût rendu plus équitable, je plaignais Kotzebue du fond du cœur. Un pareil supplice ne doit pas s’apprécier d’après sa durée : le voyage de dix-huit cents lieues en téléga sur des rondins et sous ce climat est déjà une torture que bien des corps ne pourraient supporter ; mais sans s’arrêter à ce premier inconvénient, quel homme n’aurait compassion d’un pauvre étranger enlevé à ses amis, à sa famille et qui, pendant six semaines, croit qu’il est destiné à finir ses jours dans des déserts sans noms, sans limites, parmi des malfaiteurs et leurs gardiens, voire même parmi des administrateurs à grades plus ou moins élevés ? Une telle perspective est pire que la mort et suffit pour la donner, ou au moins pour troubler la raison.

Mon ambassadeur me réclamera ; oui, mais pendant six semaines j’aurai subi le commencement d’un exil éternel ! Ajoutez que nonobstant toute réclamation, si l’on trouve un intérêt sérieux à se défaire de moi, on répandra le bruit qu’en me promenant en petite barque sur le lac Ladoga, j’ai chaviré. Cela se voit tous les jours. L’ambassadeur de France ira-t-il me repêcher au fond de cet abîme ? On lui dira qu’on a fait de vaines recherches pour retrouver mon corps : la dignité de notre nation à couvert, il sera satisfait et moi perdu.

Quelle avait été l’offense de Kotzebue ? Il s’était fait craindre, parce qu’il publiait ses opinions et qu’on pensait qu’elles n’étaient pas toutes également favorables à l’ordre de choses établi en Russie. Or, qui m’assure que je n’ai pas encouru précisément le même reproche, ou, ce qui serait suffisant, le même soupçon ? C’est ce que je me disais en arpentant ma chambre, faute de pouvoir trouver le sommeil dans mon lit. N’ai-je pas aussi la manie de penser et d’écrire ? Si je donne ici le moindre ombrage, puis-je espérer qu’on aura plus d’égards pour moi qu’on n’en a eu pour tant d’autres plus puissants et plus en évidence ? J’ai beau répéter à tout le monde que je ne publierai rien sur ce pays, on croit d’autant moins sans doute à mes paroles que j’affecte plus d’admiration pour ce qu’on me montre ; on a beau se flatter, on ne peut penser que tout me plaise également. Les Russes se connaissent en mensonges prudents….. D’ailleurs je suis espionné : tout étranger l’est ; on sait donc que j’écris des lettres, que je les garde ; on sait aussi que je ne sors pas de la ville, ne fût-ce que pour un jour, sans emporter avec moi ces mystérieux papiers dans un grand portefeuille ; on sera peut-être curieux de connaître ma pensée véritable. On me préparera un guet-apens dans quelque forêt ; on m’attaquera, on me pillera pour m’enlever mes lettres, et l’on me tuera pour me faire taire.

Telles sont les craintes qui m’obsédèrent toute la nuit d’avant-hier, et quoique j’aie visité hier sans accident la forteresse de Schlusselbourg, elles ne sont pas tellement déraisonnables que je m’en sente tout à fait à l’abri pour le reste de mon voyage. J’ai beau me répéter que la police russe, prudente, éclairée, bien informée, ne se permet, en fait de coups d’État, que ceux qu’elle croit nécessaires ; que c’est attacher bien de l’importance à mes remarques et à ma personne que de me figurer qu’elles puissent inquiéter les hommes qui gouvernent cet Empire : ces motifs de sécurité et bien d’autres encore que je me dispense de noter me paraissent plus spécieux que solides ; l’expérience ne m’a que trop prouvé l’esprit de minutie qui règne chez les personnages trop puissants ; tout importe à qui veut cacher qu’il domine par la peur ; et quiconque tient à l’opinion ne peut dédaigner celle d’un homme indépendant qui écrit : un gouvernement qui vit de mystère et dont la force est dans la dissimulation, pour ne pas dire la feinte, s’effarouche de tout ; tout lui paraît de conséquence ; en un mot, l’amour-propre s’accorde avec la réflexion et avec mes souvenirs pour me persuader que je cours ici quelques dangers.

Si j’appuie sur ces inquiétudes, c’est parce qu’elles vous peignent le pays. Supposez que mes craintes soient des visions, ce sont au moins des visions qui ne pourraient me troubler l’esprit qu’à Pétersbourg et à Maroc : voilà ce que je veux constater. Toutefois mes appréhensions se dissipent dès qu’il faut agir ; les fantômes d’une nuit d’insomnie ne me suivent pas sur le grand chemin. Téméraire dans l’action, je ne suis pusillanime que dans la réflexion ; il m’est plus difficile de penser que d’agir énergiquement. Le mouvement me rend autant d’audace que l’immobilité m’inspirait de défiance.

Hier, à cinq heures du matin, je suis parti dans une calèche attelée de quatre chevaux de front ; dès qu’on fait une course à la campagne ou un voyage en poste, les cochers russes adoptent cet attelage antique qu’ils mènent avec adresse et témérité.

Mon feldjæger s’est placé devant moi sur le siége, à côté du cocher, et nous avons traversé Pétersbourg très-rapidement, laissant derrière nous le quartier élégant, puis, le quartier des manufactures, où se trouvent entre autres celle des glaces qui est magnifique, puis d’immenses filatures de coton, ainsi que bien d’autres usines pour la plupart dirigées par des Anglais. Cette partie de la ville ressemble à une colonie : c’est la cité des fabricants.

Comme un homme n’est apprécié ici que d’après ses rapports avec le gouvernement, la présence du feldjæger sur ma voiture produisait beaucoup d’effet. Cette marque de protection suprême faisait de moi un personnage, et mon propre cocher, qui me mène depuis que je suis à Pétersbourg, paraissait s’enorgueillir soudain de la dignité trop longtemps ignorée de son maître : il me regardait avec un respect qu’il ne m’avait jamais témoigné : on eût dit qu’il voulait me dédommager de tous les honneurs dont jusqu’alors il m’avait privé mentalement par ignorance. Les paysans à pied, les cochers de drowska et les charretiers, tout le monde subissait la magique influence de mon sous-officier : celui-ci n’avait pas besoin de montrer son cantchou, d’un signe du doigt il écartait les embarras comme par magie : et la foule, ordinairement assez peu pliable, était devenue pareille à un banc d’anguilles au fond d’un vivier où elles se tordent en tout sens, s’écartent rapidement, s’anéantissent, pour ainsi dire, afin d’éviter la fouine qu’elles ont aperçue de loin dans la main du pêcheur ; ainsi faisaient les hommes à l’approche de mon sous-officier.

Je remarquais avec épouvante l’efficacité merveilleuse de ce pouvoir chargé de me protéger, et je pensais qu’il se ferait obéir avec la même ponctualité s’il recevait l’ordre de m’écraser. La difficulté qu’on éprouve pour s’introduire dans ce pays m’ennuie, mais elle m’effraie peu ; ce dont je suis frappé, c’est de celle qu’on aurait à s’enfuir. Les gens du peuple disent : « Pour entrer en Russie, les portes sont larges ; pour en sortir, elles sont étroites. » Quelque grand que soit cet Empire, j’y suis à la gêne ; la prison a beau être vaste, le prisonnier s’y trouve toujours à l’étroit. C’est une illusion de l’imagination, j’en conviens, mais il fallait venir ici pour y être sujet.

Sous la garde de mon soldat, j’ai suivi rapidement les bords de la Néva ; on sort de Pétersbourg par une espèce de rue de village un peu moins monotone que les routes que j’ai parcourues jusqu’ici en Russie. Quelques échappées de vue sur la rivière à travers des allées de bouleaux, une suite de fabriques, des usines en assez grand nombre et qui paraissent en grande activité, des hameaux bâtis en bois varient un peu le paysage. N’allez pas vous figurer une nature vraiment pittoresque dans l’acception ordinaire de ce terme ; cette partie du pays est moins désolée que ce qu’on a vu de l’autre côté ; voilà tout. D’ailleurs, j’ai de la prédilection pour les sites tristes ; il y a toujours quelque grandeur dans une nature dont la contemplation porte à la rêverie. J’aime encore mieux, comme paysage poétique, les bords de la Néva, que le revers de Montmartre du côté de la plaine de Saint-Denis, ou que les riches champs de blé de la Beauce et de la Brie.

L’apparence de certains villages m’a surpris : il y a là une richesse réelle et même une sorte d’élégance rustique qui plaît ; les maisons sont alignées le long d’une rue unique ; ces habitations, toujours de bois, paraissent assez soignées. Elles sont peintes sur la rue, et les extrémités de leurs toits sont chargées d’ornements qu’on peut dire prétentieux ; car en comparant ce luxe extérieur avec la rareté des choses commodes et le manque de propreté dont on est frappé dans l’intérieur de ces joujoux, on regrette de voir régner déjà le goût du superflu chez un peuple qui ne connaît pas encore le nécessaire. En y regardant de près on voit que ces baraques sont réellement fort mal construites. Ce sont des poutres et des solives à peine équarries, échancrées aux deux bouts, et enchevêtrées l’une dans l’autre pour former les coins de la cabane ; ces madriers, grossièrement en tassés les uns sur les autres, laissent entre eux des interstices soigneusement calfeutrés de mousse goudronnée, dont l’odeur sauvage se répand dans toute l’habitation et même au dehors.

Les ornements ajustés aux toits des chaumières consistent en une espèce de dentelle de bois ; ces ciselures peintes ressemblent aux découpures des papiers de confiseurs. Ce sont des planches appliquées sur le pignon de la maison, toujours tourné vers la rue ; elles descendent de la pointe jusqu’au bout du toit. Les dépendances rurales se trouvent dans une cour planchéiée. Ne voilà-t-il pas des mots qui sonnent bien à votre oreille ? mais aux yeux, c’est triste et fangeux. Néanmoins, ces cabanes, ainsi galonnées sur la rue, m’amusent à voir du dehors, mais je ne puis les croire destinées à servir d’habitations aux paysans que je vois dans les champs. Avec leurs planches extrêmement ouvragées, percées à jour et bariolées de mille couleurs, elles ressemblent à des cages entourées de guirlandes de fleurs, et leurs habitants me paraissent des marchands forains dont les baraques vont être enlevées après la fête.

Toujours le même goût pour ce qui saute aux yeux !  !… Le paysan est traité comme le seigneur se traite lui-même ; les uns et les autres trouvent plus naturel et plus agréable d’orner la route que d’embellir l’intérieur de la maison ; on se nourrit ici de l’admiration, peut-être de l’envie qu’on inspire. Mais le plaisir, le vrai plaisir, où est-il ? les Russes eux-mêmes seraient bien embarrassés de répondre à cette question.

L’opulence en Russie est une vanité colossale ; moi qui n’aime de la magnificence que ce qui ne paraît pas, je blâme dans ma pensée tout ce qu’on espère me faire admirer ici. Une nation de décorateurs et de tapissiers ne réussira jamais qu’à m’inspirer la crainte d’être sa dupe ; en mettant le pied sur ce théâtre où les fausses trappes dominent, je n’ai qu’un désir : le désir d’aller regarder derrière la coulisse, et j’éprouve la tentation de lever un coin de la toile de fond. Je viens voir un pays, je trouve une salle de spectacle.

J’avais envoyé un relais à dix lieues de Pétersbourg : quatre chevaux frais et tout garnis m’attendaient dans un village. J’ai trouvé là une espèce de venta russe, et j’y suis entré. En voyage, j’aime à ne rien perdre de mes premières impressions ; c’est pour les sentir que je parcours le monde, et pour les renouveler que je décris mes courses. Je suis donc descendu de voiture afin de voir une ferme russe. C’est la première fois que j’aperçois les paysans chez eux. Péterhoff n’était pas la Russie naturelle : la foule entassée là pour une fête changeait l’aspect ordinaire du pays, et transportait à la campagne les habitudes de la ville. C’est donc ici mon début dans les champs.

Un vaste hangar tout en bois ; murs en planches de trois côtés, planches sous les pieds, planches sur la tête ; voilà ce que je remarque d’abord ; j’entre sous cette halle énorme qui occupe la plus grande partie de l’habitation rustique, et, malgré les courants d’air, je suis saisi par l’odeur d’oignons, de choux aigres et de vieux cuir gras qu’exhalent les villageois et les villages russes.

Un magnifique étalon attaché à un poteau absorbait l’attention de plusieurs hommes occupés à le ferrer, non sans peine. Ces hommes étaient munis de cordes pour garrotter le fougueux animal, de morceaux de laine pour lui couvrir les yeux, de caveçon et de torche-nez pour le mater. Cette superbe bête appartient, m’a-t-on dit, au haras du seigneur voisin ; dans la même enceinte, au fond du hangar, un paysan monté sur une voiture fort petite, comme toutes les charrettes russes, entasse dans un grenier du foin non bottelé, et qu’il enlève par fourchetées afin de l’élever au-dessus de sa tête ; un autre homme s’en empare et va le serrer sous le toit. Huit personnes environ restent occupées autour du cheval : tous ces hommes ont une taille, un costume et une physionomie remarquables. Cependant la population des provinces attenantes à la capitale n’est pas belle, elle n’est même pas russe, étant fort mêlée d’hommes de race finoise et qui ressemblent aux Lapons.

On dit que dans l’intérieur de l’Empire je retrouverai les types des statues grecques dont j’ai déjà remarqué quelques modèles à Saint-Pétersbourg, où les seigneurs élégants se font servir par des hommes nés dans leurs domaines lointains. Une salle basse et peu spacieuse est attenante à ce prodigieux hangar ; j’y pénètre et me crois dans la chambre principale de quelque bateau plat naviguant sur une rivière : je me crois aussi dans un tonneau ; tout est en bois ; les murs, le plafond, le plancher, les siéges, la table, ne sont qu’un assemblage de madriers et de douves de diverses longueurs et grossièrement travaillés. L’odeur du chou aigre et de la poix domine toujours.

Dans ce réduit presque privé d’air et de lumière, car les portes en sont basses et les fenêtres petites comme des lucarnes, j’aperçois une vieille femme occupée à servir du thé à quatre ou cinq paysans barbus, couverts de pelisses de mouton dont la laine est tournée en dedans (il fait assez froid déjà depuis quelques jours, le 1er août) ; ces hommes, de petite taille pour la plupart, sont assis à une table ; leur pelisse de cuir drape l’homme de plusieurs manières, elle a du style. Sur la table brille une bouilloire en cuivre jaune et une théière. Le thé est toujours de bonne qualité, fait avec soin, et si l’on ne veut pas le boire pur, on trouve partout du bon lait. Cet élégant breuvage, servi dans des bouges meublés comme des granges, je dis granges pour m’exprimer poliment, me rappelle le chocolat des Espagnols. C’est un des mille contrastes dont le voyageur est frappé à chaque pas qu’il fait chez ces deux peuples également singuliers dans des genres aussi différents que les climats qu’ils habitent.

J’ai souvent lieu de vous le répéter, le peuple russe a le sentiment de ce qui prête à la peinture : parmi les groupes d’hommes et d’animaux qui m’environnaient dans cet intérieur de ferme russe, un peintre aurait trouvé le sujet de plusieurs charmants tableaux.

La chemise rouge ou bleue des paysans, boutonnée sur la clavicule et serrée autour des reins avec une ceinture par-dessus laquelle le haut de cette espèce de sayon retombe en plis antiques, tandis que le bas flotte comme une tunique et recouvre le pantalon où on ne l’enferme pas[57] : la longue robe à la persane souvent ouverte, et qui, lorsque l’homme ne travaille pas, recouvre en partie cette blouse, les cheveux longs des côtés séparés sur le front, mais coupés ras par derrière un peu plus haut que la nuque, ce qui laisse à découvert la force du col : tout cet ensemble ne compose-t-il pas un costume original et pittoresque ?….. L’air doux et sauvage à la fois des paysans russes n’est pas dénué de grâce : leur taille élégante, leur force qui ne nuit pas à la légèreté, leur souplesse, leurs larges épaules, le sourire doux de leur bouche, le mélange de tendresse et de férocité qui se retrouve dans leur regard sauvage et triste, rend leur aspect aussi différent de celui de nos laboureurs que les lieux qu’ils habitent et le pays qu’ils cultivent sont différents du reste de l’Europe. Tout est nouveau ici pour un étranger. Les personnes y ont un certain charme qu’on sent et qui ne s’exprime pas : c’est la langueur orientale jointe à la rêverie romantique des peuples du Nord ; et tout cela sur une forme inculte, mais noble, qui lui donne l’agrément des dons primitifs. Ce peuple inspire beaucoup d’intérêt sans confiance : c’est encore une nuance de sentiment que j’ai appris à connaître ici. Les hommes du peuple en Russie sont des fourbes amusants. On pourrait les mener loin si on ne les trompait pas ; mais les paysans, lorsqu’ils voient que leurs maîtres ou les agents de leurs maîtres mentent plus qu’eux, s’abrutissent dans la ruse et la bassesse. Il faut valoir quelque chose pour savoir civiliser un peuple : la barbarie du serf accuse la corruption du seigneur.

Si vous êtes étonné de la malveillance de mes jugements, je vous étonnerai davantage en ajoutant que je ne fais qu’exprimer l’opinion générale, seulement je dis ingénument ce que tout le monde ici dissimule avec une prudence que vous cesseriez de mépriser si vous voyiez comme moi à quel point cette vertu, qui en exclut tant d’autres, est nécessaire à qui veut vivre en Russie.

La malpropreté est grande en ce pays ; mais celle des maisons et des habits me frappe plus que celle des individus : les Russes prennent assez de soin de leurs personnes ; à la vérité, leurs bains de vapeur nous paraissent dégoûtants ; ce sont des émanations d’eau chaude : j’aimerais mieux l’eau pure à grands flots ; cependant ce brouillard bouillant lave le corps et le fortifie, tout en ridant la peau prématurément. Toutefois, grâce à l’usage de ces bains, on voit souvent des paysans qui ont la barbe et les cheveux nets, tandis qu’on n’en peut dire autant de leurs habits. Des vêtements chauds coûtent cher : on est forcé de les porter longtemps ; et ils paraissent sales bien avant d’être usés ; des chambres où l’on ne pense qu’à se garantir du froid sont nécessairement moins aérées que ne le sont les logements des hommes du Midi. En général, la saleté des gens du Nord, toujours renfermée, est plus repoussante et plus pro fonde que celle des peuples qui vivent au soleil : l’air qui purifie manque aux Russes pendant neuf mois de l’année.

Dans certaines contrées les hommes qui travaillent portent sur la tête une casquette de drap bleu foncé en forme de ballon. Cette coiffure ressemble à celle des bonzes : ils ont plusieurs autres manières de se couvrir la tête : toutes ces toques et tous ces bonnets de formes diverses sont assez agréables à l’ail. Que de goût, en comparaison de la négligence prétentieuse des gens du peuple aux environs de Paris !

Lorsqu’ils travaillent nu-tête, ils seraient gênés par leurs longs cheveux ; pour remédier à cet inconvénient ils s’avisent de se couronner d’un diadème[58], c’est-à-dire qu’ils se nouent un ruban, une ficelle, un roseau, un jonc, une lanière de cuir autour de la tête ; ce diadème grossier, mais toujours attaché avec soin, leur coupe le front et lisse leurs cheveux ; il sied aux jeunes gens, et comme les hommes de cette race ont en général la tête ovale et d’une jolie forme, ils se sont fait une parure d’une coiffure de travail.

Mais que vous dirai-je des femmes ? Jusqu’ici celles que j’ai aperçues m’ont paru repoussantes. J’espérais, dans cette excursion, rencontrer quelques belles villageoises. Mais c’est ici comme à Pétersbourg, elles ont de grosses tailles courtes, et elles se mettent la ceinture aux épaules un peu au-dessus de la gorge, qui continue de s’étendre librement sous la jupe ; c’est hideux ! Ajoutez à cette difformité volontaire de grosses bottes d’hommes, en cuir puant et gras, et une espèce de houppelande de peau de mouton, pareille à celle des pelisses de leurs maris, et vous vous ferez l’idée d’une créature souverainement dés agréable ; malheureusement cette idée sera exacte. Pour comble de laideur, la fourrure des femmes est coupée d’une manière moins gracieuse que la petite redingote des hommes ; et — ceci tient sans doute à une louable économie elle est aussi d’ordinaire plus mangée des vers ; elle tombe en lambeaux, à la lettre !!… Telle est leur parure. Nulle part, assurément, le beau sexe ne se dispense de coquetterie plus que chez les paysannes russes (je parle du coin de pays que j’ai vu) ; néanmoins ces femmes sont les mères des soldats dont l’Empereur est fier, et des beaux cochers qu’on aperçoit dans les rues de Pétersbourg, portant si bien l’armiak et le cafetan persan.

À la vérité, la plupart des femmes qu’on rencontre dans le gouvernement de Pétersbourg sont de race finoise. On m’assure que dans l’intérieur du pays que je vais visiter il y a de fort belles paysannes.

La route de Pétersbourg à Schlusselbourg est mauvaise dans quelques passages : ce sont tantôt des sables profonds, tantôt des boues mouvantes sur les quelles on a jeté des planches insuffisantes pour les piétons, et nuisibles aux voitures ; ces morceaux de bois mal assujettis font la bascule et vous éclaboussent jusqu’au fond de votre calèche : c’est là le moindre des inconvénients du chemin ; il y a quelque chose de pis que les planches, je veux parler des rondins non fendus et posés tout bruts en travers, sur certaines portions de terrains spongieux qu’il faut franchir de distance en distance, et dont le sol sans solidité engloutirait tout autre encaissement qu’une route de bûches. Malheureusement ce rustique et mobile parquet posé sur la bourbe, est construit en bouts de bois mal joints, inégaux ; tout l’édifice branlant danse à la fois sous les roues dans un terrain sans fond, toujours détrempé, et qui, à la moindre pression, devient élastique. Au train dont on voyage en Russie on a bientôt brisé sa voiture sur de pareilles routes : les hommes s’y cassent les os, et de verste en verste les boulons des calèches sautent de tous côtés ; le fer des roues se coupe, les ressorts éclatent ; ceci doit réduire les équipages à leur plus simple expression, à quelque chose d’aussi primitif que la téléga.

Excepté la fameuse chaussée de Pétersbourg à Moscou, la route de Schlusselbourg est encore un des chemins où il y a le moins de ces redoutables rondins. J’y ai compté beaucoup de ponts en mauvaises planches, et l’un de ces ponts m’a semblé périlleux. La vie humaine est peu de chose en Russie. Avec soixante millions d’enfants, peut-on avoir des entrailles de père ?

À mon arrivée à Schlusselbourg, où j’étais attendu, je fus reçu par l’ingénieur chargé de diriger les travaux des écluses.

Le canal Ladoga, tel qu’il est aujourd’hui, longe la partie du lac qui se trouve entre la ville du même nom et Schlusselbourg : c’est un magnifique ouvrage ; il sert à préserver les bateaux des dangers auxquels les tempêtes du lac les exposaient jadis ; maintenant les barques tournent cette mer orageuse, et les ouragans ne peuvent plus interrompre une navigation qui passait autrefois, même parmi les plus hardis mariniers, pour très-redoutable[59].

Il faisait un temps gris, froid, venteux ; à peine descendu de voiture devant la maison de l’ingénieur, bonne habitation toute de bois, je fus introduit par lui-même dans un salon convenable, où il m’offrit une légère collation en me présentant avec une sorte d’orgueil conjugal à une jeune et belle personne ; c’était sa femme. Elle m’attendait là toute seule, assise sur un canapé, d’où elle ne se leva pas à mon arrivée ; elle ne disait mot, parce qu’elle ne savait pas le français, et n’osait se mouvoir, je ne sais pour quoi ; elle prenait peut-être l’immobilité pour de la politesse et confondait les airs guindés avec le bon goût ; sa manière de me faire les honneurs de chez elle consistait à ne se permettre aucun mouvement ; elle semblait s’appliquer à représenter devant moi la statue de l’hospitalité vêtue de mousseline blanche doublée de rose : parure plus recherchée qu’élégante ; en considérant avec attention sa jupe brochée, ou verte par devant et doublée de soie, et tous les pompons dont elle s’était affublée pour éblouir l’étranger ; en voyant, dis-je, cette figure de cire, rose, impassible, étalée sur un grand sofa, duquel on eût dit qu’elle ne pouvait se détacher, je la prenais pour une madone grecque sur l’autel ; il ne lui manquait que des lèvres moins roses, des joues moins fraîches, qu’une châsse et des applications d’or et d’argent pour rendre l’illusion complète. Je mangeais et me réchauffais en silence ; elle me regardait sans presque oser détourner les yeux de dessus moi : c’eût été les mouvoir, et le parti de l’immobilité était si bien pris que ses regards mêmes étaient fixes. Si j’avais pu soupçonner qu’il y eût au fond de ce singulier accueil de la timidité, j’aurais éprouvé de la sympathie ; je ne sentis que de l’étonnement : mon sentiment en pareil cas ne me trompe guère, car je me connais en timidité.

Mon hôte me laissa contempler à loisir cette curieuse pagode, qui me prouva ce que je savais, c’est que les femmes du Nord sont rarement naturelles, et que leur affectation est quelquefois si grande qu’elle n’a pas besoin de paroles pour se trahir ; ce brave ingénieur me parut flatté de l’effet que son épouse produisait sur un étranger ; il prenait mon ébahissement pour de l’admiration, cependant, voulant remplir sa charge en conscience, il finit par me dire : « Je regrette de vous presser de sortir, mais nous n’avons pas trop de temps pour visiter les travaux que j’ai reçu l’ordre de vous montrer en détail. »

J’avais prévu le coup sans pouvoir le parer, je le reçus avec résignation et me laissai conduire d’écluses en écluses, toujours pensant avec un inutile regret à cette forteresse, tombeau du jeune Ivan dont on ne voulait pas me laisser approcher. J’avais sans cesse présent à la pensée ce but non avoué de ma course : vous verrez bientôt comment il fut atteint.

Le nombre de quartiers de granit que j’ai vus pendant cette matinée, de vannes enchâssées dans des rainures pratiquées au milieu des blocs de cette même pierre, de dalles de la même matière employées à paver le fond d’un canal gigantesque, ne vous importe guère, et j’en suis fort aise, car je ne pourrais vous le dire : sachez seulement que depuis dix ans que les premières écluses sont terminées, elles n’ont exigé aucune réparation. Étonnant exemple de solidité dans un climat comme celui du lac Ladoga, où le granit, les pierres, les marbres les plus solides ne durent que quelques années.

Ce magnifique ouvrage est destiné à égaliser la différence de niveau qu’il y a entre le canal Ladoga et le cours de la Néva près de sa source, à l’extrémité occidentale de l’émissaire qui débouche dans la rivière par plusieurs déversoirs. On a multiplié les émissaires avec un luxe admirable afin de rendre aussi facile et aussi prompte que possible une navigation que la rigueur des saisons laisse à peine libre pendant trois ou quatre mois de l’année.

Rien n’a été épargné pour la solidité ni pour la précision du travail ; on se sert autant que possible du granit de Finlande pour les ponts, pour les parapets, même, je le répète avec admiration, pour le fond du lit du canal ; les ouvrages en bois sont soignés de manière à répondre à ce luxe de matériaux : bref, on a profité de toutes les inventions, de tous les perfectionnements de la science moderne ; et l’on a complété à Schlusselbourg un travail aussi parfait dans son genre que le permettent les rigueurs de la nature sous ces climats ingrats.

La navigation intérieure de la Russie mérite d’occuper toute l’attention des hommes du métier ; c’est une des principales sources de la richesse du pays ; moyennant un système de canalisation colossale, comme tout ce qui s’exécute dans cet Empire, on est parvenu, depuis Pierre le Grand, à joindre, sans danger pour les bateaux, la mer Caspienne à la mer Baltique par le Volga, le lac Ladoga et la Néva. L’Europe et l’Asie sont ainsi traversées par des eaux qui joignent le Nord au Midi. Cette pensée, hardie à concevoir, prodigieuse à réaliser, a fini par produire une des merveilles du monde civilisé : c’est beau et bon à savoir, mais j’ai trouvé que c’était ennuyeux à voir, surtout sous la conduite d’un des exécuteurs du chef-d’œuvre ; l’homme du métier accorde à son ouvrage l’estime qu’il mérite sans doute, mais pour un simple curieux tel que moi, l’admiration reste étouffée sous des détails minutieux et dont je vous fais grâce. Nouvelle preuve de ce que je vous ai dit ailleurs : abandonné à soi-même, un voyageur en Russie ne voit rien : protégé, c’est-à-dire escorté, gardé à vue, il voit trop, ce qui revient au même.

Quand je crus avoir strictement accordé ce qui était dû de mon temps et de mes éloges aux merveilles que j’étais contraint de passer en revue pour répondre à la grâce qu’on croyait me faire, je revins au premier motif de mon voyage, et déguisant mon but pour le mieux atteindre, je demandai à voir la source de la Néva. Ce désir, dont l’insidieuse innocence ne put dissimuler l’indiscrétion, fut d’abord éludé par mon ingénieur qui me répondit : « Elle surgit sous l’eau à la sortie du lac Ladoga, au fond du canal qui sépare ce lac de l’île où s’élève la forteresse. »

Je le savais.

« C’est une des curiosités naturelles de la Russie, repris-je. N’y aurait-il pas moyen d’aller visiter cette source ?

— Le vent est trop fort ; nous ne pourrons apercevoir les bouillonnements de la source ; il faudrait un temps calme pour que l’œil pût distinguer une gerbe d’eau qui s’élance au fond des vagues ; cependant je vais faire ce que je pourrai afin de satisfaire votre curiosité. »

À ces mots, l’ingénieur fit avancer un fort joli bateau conduit par six rameurs élégamment habillés, et nous partîmes soi-disant pour aller voir la source de la Néva, mais réellement pour nous approcher des murs du château fort, ou plutôt de la prison enchantée dont on me refusait l’accès avec la plus habile politesse : mais les difficultés ne faisaient qu’exciter mon ardeur ; j’aurais eu parole d’y pouvoir délivrer quelque malheureux prisonnier que mon impatience n’eût guère été plus vive.

La forteresse de Schlusselbourg est bâtie sur une île plate, espèce d’écueil peu élevé au-dessus du niveau des eaux. Ce roc divise le fleuve en deux ; il sépare également le fleuve du lac proprement dit, car il sert d’indication pour reconnaître la ligne où les eaux se confondent. Nous tournâmes autour de la forteresse afin, disions-nous, d’approcher le plus près possible de la source de la Néva. Notre embarcation nous porta bientôt tout juste au-dessus de ce tour billon. Les rameurs étaient si habiles à couper les lames que malgré le mauvais temps et la petitesse de notre barque, nous sentions à peine le balancement de la vague qui pourtant s’agite en cet endroit comme au milieu de la mer. Ne pouvant distinguer la source dont le tourbillon était caché par le mouvement des vagues qui nous emportaient, nous fîmes d’abord une promenade sur le grand lac, puis au retour, le vent un peu calmé nous permit d’apercevoir à une assez grande profondeur quelques flots d’écume : c’était la source même de la Néva au-dessus de laquelle nous voguions.

Lorsque le vent d’ouest fait refluer le lac, le canal qui tient lieu d’émissaire à cette mer intérieure reste presque à sec, et alors cette belle source paraît à découvert. Dans ces moments, heureusement fort rares, les habitants de Schlusselbourg savent que Pétersbourg est sous l’eau, et ils attendent d’heure en heure le récit de la nouvelle catastrophe. Ce récit n’a jamais manqué de leur arriver le lendemain, parce que le même vent d’ouest qui repousse les eaux du lac Ladoga, et met à sec la Néva près de sa source, fait refluer, lorsqu’il est violent, les eaux du golfe de Finlande dans l’embouchure de la Néva. Aussitôt le cours de cette rivière s’arrête : et l’eau trouvant le passage barré par la mer, rebrousse chemin en débordant sur Pétersbourg et sur les environs.

Quand j’eus bien admiré le site de Schlusselbourg, bien vanté cette curiosité naturelle, bien contemplé avec la lunette d’approche la position de la batterie placée par Pierre le Grand pour bombarder le château fort des Suédois, enfin bien admiré tout ce qui ne m’intéressait guère : « Allons voir l’intérieur de la forteresse, dis-je de l’air du monde le plus dégagé : elle est dans un site qui me paraît bien pittoresque, » ajoutai-je un peu moins adroitement, car c’est surtout en fait de finesse qu’il ne faut rien de trop. Le Russe jeta sur moi un regard scrutateur dont je sentis toute la portée ; le mathématicien devenu diplomate, reprit :

« Cette forteresse n’a rien de curieux pour un étranger, monsieur.

— N’importe, tout est curieux dans un pays aussi intéressant que le vôtre.

— Mais, si le commandant ne nous attend pas, on ne nous laissera pas entrer.

— Vous lui ferez demander la permission d’introduire un voyageur dans la forteresse ; d’ailleurs, je crois qu’il nous attend.

En effet, on nous admit sur le premier message de l’ingénieur, ce qui me fit supposer que ma visite avait été sinon annoncée comme certaine, au moins indiquée comme probable.

Reçus avec le cérémonial militaire, nous fûmes conduits sous une voûte à travers une porte assez mal défendue, et, après avoir traversé une cour où l’herbe croît, on nous introduisit dans… la prison ?… point du tout, dans l’appartement du commandant. Il ne sait pas un mot de français, mais il m’accueillit avec honnêteté ; affectant de prendre ma visite pour une politesse dont lui seul était l’objet, il me faisait traduire par l’ingénieur les remercîments qu’il ne pouvait m’exprimer lui-même. Ces compliments astucieux me paraissaient plus curieux que satisfaisants. Il fallut faire salon et avoir l’air de causer avec la femme du commandant, qui, elle non plus, ne parlait guère le français ; il fallut prendre du chocolat, enfin s’occuper à toute autre chose qu’à visiter la prison d’Ivan, ce prix fabuleux de toutes les peines, de toutes les ruses, de toutes les politesses et de tous les ennuis du jour. Jamais l’accès d’un palais de fées ne fut désiré plus vivement que je souhaitais l’entrée de ce cachot.

Enfin, quand le temps d’une visite raisonnable me parut écoulé, je demandai à mon guide s’il était possible de voir l’intérieur de la forteresse. Quelques mots, quelques coups d’œil furent rapidement échangés entre le commandant et l’ingénieur, et nous sortîmes de la chambre.

Je croyais toucher au terme de mes efforts ; la forteresse de Schlusselbourg n’a rien de pittoresque ; c’est une enceinte de murailles suédoises peu élevées et dont l’intérieur ressemble à une espèce de verger où l’on aurait dispersé divers bâtiments tous très bas ; savoir : une église, une habitation pour le commandant, une caserne, enfin des cachots invisibles et masqués par des tours dont la hauteur n’excède pas celle du rempart. Rien n’annonce la violence, le mystère est ici dans le fond des choses, il n’est pas dans leur apparence. L’aspect presque serein de cette prison d’État me semble plus effrayant pour la pensée que pour la vue. Les grilles, les ponts-levis, les créneaux, enfin l’appareil un peu théâtral qui décorait les redoutables châteaux du moyen âge ne se retrouvent point ici. En sortant du salon du gouverneur, on a commencé par me montrer de superbes ornements d’église ! Les quatre chapes qui furent solennellement déployées devant moi ont coûté trente mille roubles, à ce que le commandant a pris la peine de me dire lui-même. Las de tant de simagrées, j’ai parlé tout simplement du tombeau d’Ivan VI ; à cela on a répondu en me montrant une brèche faite aux murailles par le canon du Czar Pierre, lorsqu’il assiégeait en personne la forteresse suédoise, la clef de la Baltique.

« Le tombeau d’Ivan, ai-je repris, sans me déconcerter, où est-il ?. » Cette fois on m’a mené derrière l’église, près d’un rosier du Bengale : « Il est ici, » m’a-t-on dit.

Je conclus que les victimes n’ont pas de tombeau en Russie.

« Et la chambre d’Ivan ? » poursuivis-je avec des instances qui devaient paraître aussi singulières à mes hôtes que l’étaient pour moi leurs scrupules, leurs réticences et leurs tergiversations.

L’ingénieur me répondit à demi-voix qu’on ne pouvait pas montrer la chambre d’Ivan, parce qu’elle était dans une des parties de la forteresse actuellement occupée par des prisonniers d’État.

L’excuse me parut légitime, je m’y attendais ; mais ce qui me surprit, ce fut la colère du commandant de la place ; soit qu’il entendît le français mieux qu’il ne le parlait, soit qu’il eût voulu me tromper en faisant semblant d’ignorer notre langue, soit enfin qu’il eût deviné le sens de l’explication qu’on venait de me donner, il réprimanda sévèrement mon guide à qui son indiscrétion, ajouta-t-il, pourrait quelque jour devenir funeste. C’est ce que celui-ci, piqué de la semonce, trouva le moyen de me dire en choisissant un instant favorable, et en ajoutant que le gouverneur l’avait averti, d’une manière très-significative, de s’abstenir désormais de parler d’affaires publiques, ni d’introduire des étrangers dans une prison d’État. Cet ingénieur a toutes les dispositions nécessaires pour devenir bon Russe, mais il est jeune et ne sait pas encore le fond de son métier… Ce n’est pas de celui d’ingénieur que je veux parler.

Je sentis qu’il fallait céder ; j’étais le plus faible, je me reconnus vaincu et je renonçai à visiter la chambre où le malheureux héritier du trône de Russie était mort imbécile, parce qu’on avait trouvé plus commode de le faire crétin qu’Empereur. Je ne pouvais assez m’étonner de la manière dont le gouvernement russe est servi par ses agents. Je me souvenais de la mine du ministre de la guerre, la première fois que j’osai témoigner le désir de visiter un château devenu historique par un crime commis du temps de l’Impératrice Élisabeth ; et je comparais avec une admiration, mêlée d’effroi, le désordre des idées qui règne chez nous à l’absence de toute pensée, de toute opinion personnelle, à la soumission aveugle qui fait la règle de conduite des chefs de l’administration russe, aussi bien que des employés subalternes : l’unité d’action de ce gouvernement m’épouvantait ; j’admirais en frémissant l’accord tacite des supérieurs et des subordonnés pour faire la guerre aux idées et même aux faits Je me sentais autant d’envie de sortir, que l’instant d’auparavant j’avais eu d’impatience d’entrer, et rien ne pouvant plus attirer ma curiosité dans une forteresse, dont on n’avait voulu me montrer que la sacristie, je demandai de retourner à Schlusselbourg. Je redoutais de devenir par force un des habitants de ce séjour des larmes secrètes et des douleurs ignorées. Dans mon angoisse toujours croissante, je n’aspirais plus qu’au plaisir physique de marcher, de respirer ; j’oubliais que le pays même que j’allais revoir est encore une prison : prison d’autant plus redoutable, qu’elle est plus vaste, et qu’on en atteint et franchit plus difficilement les limites.

Une forteresse russe !!! ce mot produit sur l’imagination une impression différente de ce qu’on ressent en visitant les châteaux forts des peuples réellement civilisés, sincèrement humains. Les puériles précautions qu’on prend en Russie pour dissimuler ce qu’on qualifie de secrets d’État, me confirment plus que ne le feraient des actes de barbarie à découvert dans l’idée que ce gouvernement n’est qu’une tyrannie hypocrite. Depuis que j’ai pénétré dans une prison d’État russe, et que j’ai moi-même éprouvé l’impossibilité d’y parler de ce que tout étranger vient pourtant chercher dans un lieu pareil, je me dis que tant de dissimulation doit servir de masque à une profonde inhumanité : ce n’est pas le bien qu’on voile avec un pareil soin.

Si, au lieu de chercher à déguiser la vérité sous une fausse politesse, on m’eût mené simplement dans les lieux qu’il est permis de montrer ; si l’on eût répondu avec franchise à mes questions sur un fait accompli depuis un siècle, j’eusse été moins occupé de ce que je n’aurais pu voir ; mais ce qu’on m’a refusé trop artificieusement m’a prouvé le contraire de ce qu’on voulait me persuader. Tous ces vains détours sont des révélations aux yeux de l’observateur expérimenté. Ce qui m’indignait, c’était que les hommes qui usaient avec moi de ces subterfuges pussent croire que j’étais la dupe de leurs ruses d’enfants. On m’assure, et je tiens ceci de bon lieu, que les cachots sous-marins de Kronstadt renferment, entre autres prisonniers d’État, des infortunés qui s’y trouvent relégués depuis le règne d’Alexandre. Ces malheureux sont abrutis par un supplice dont rien ne peut excuser ni motiver l’atrocité ; s’ils venaient maintenant à sortir de terre, ils se lèveraient comme autant de spectres vengeurs qui feraient reculer d’effroi le despote lui-même, et tomber en ruine l’édifice du despotisme ; tout peut se défendre par de belles paroles et même par de bonnes raisons ; les arguments ne manquent à pas une des opinions qui divisent le monde politique, littéraire et religieux ; mais on dira ce qu’on voudra, un régime dont la violence exige qu’on le soutienne par de tels moyens est un régime profondément vicieux.

Les victimes de cette odieuse politique ne sont plus des hommes : ces infortunés, déchus du droit commun, croupissent étrangers au monde, oubliés de tous ; abandonnés d’eux-mêmes dans la nuit de leur captivité, où l’imbécillité devient le fruit et la dernière consolation d’un ennui sans terme ; ils ont perdu la mémoire et jusqu’à la raison, cette lumière humaine qu’aucun homme n’a le droit d’éteindre dans l’âme de son semblable. Ils ont oublié même leur nom, que les gardiens s’amusent à leur demander, par une dérision brutale et toujours impunie ; car il règne au fond de ces abîmes d’iniquité un tel désordre, les ténèbres y sont si épaisses, que les traces de toute justice s’y effacent[60].

On ignore jusqu’au crime de certains prisonniers, qu’on retient pourtant toujours, parce qu’on ne sait à qui les rendre, et qu’on pense qu’il y a moins d’inconvénient à perpétuer le forfait qu’à le publier. On craint le mauvais effet de l’équité tardive, et l’on aggrave le mal, pour n’être pas forcé d’en justifier les excès… : atroce pusillanimité qui s’appelle respect pour les convenances, prudence, obéissance, sagesse, sacrifice au bien public, à la raison d’État…, que sais-je ?… Quand il parle, le despotisme est discret : n’y a-t-il pas deux noms pour toutes choses dans les sociétés humaines ? C’est ainsi qu’on nous dit à chaque instant qu’il n’y a pas de peine de mort en Russie. Enterrer vif, ce n’est pas tuer ! Quand on pense d’un côté à tant de malheurs, de l’autre à tant d’injustice et d’hypocrisie, on ne connaît plus de coupable en prison ; le juge seul paraît criminel, et, ce qui porte au comble mon épouvante, c’est que je reconnais que ce juge inique n’est point féroce par plaisir. Voilà ce qu’un mauvais gouvernement peut faire des hommes intéressés à sa durée !… Mais la Russie marche au-devant de ses destinées ; ceci répond à tout. Certes, si l’on mesure la grandeur du but à l’étendue des sacrifices, on doit présager à cette nation l’empire du monde.

Au retour de cette triste visite, une nouvelle corvée m’attendait chez l’ingénieur : un dîner de cérémonie des personnes de la classe moyenne. L’ingénieur avait réuni chez lui, pour me faire honneur, des parents de sa femme et quelques propriétaires des environs : société qui m’eût paru curieuse à observer, si dès le début je n’eusse reconnu que je n’avais rien à y apprendre. Il y a peu de bourgeois en Russie ; mais la classe des petits employés et des propriétaires, obscurs bien qu’anoblis, y représente la bourgeoisie des autres pays. Envieux des grands, mais en butte à l’envie des petits, ces hommes ont beau s’appeler nobles, ils se trouvent exactement dans la position où les bourgeois étaient en France avant la révolution ; les mêmes données produisent partout les mêmes résultats.

Je sentis qu’il régnait dans cette société une hostilité mal déguisée contre la véritable grandeur et contre l’élégance réelle de quelque pays qu’elle fût. Cette roideur de manières, cette aigreur de sentiments à peine cachée sous un ton doucereux et des airs patelins ne me rappelaient que trop l’époque où nous vivons et que j’avais un peu oubliée en Russie où depuis mon arrivée à Pétersbourg, je vois uniquement la société des gens de la cour. J’étais chez des ambitieux subalternes, inquiets de ce qu’on doit penser d’eux ; et ces hommes-là sont les mêmes partout.

Les hommes ne me parlèrent pas et parurent faire peu d’attention à moi ; ils ne savent le français que pour le lire, encore difficilement : ils formaient un groupe dans un coin de la chambre et causaient en russe. Une ou deux femmes de la famille portaient tout le poids de la conversation française. Je vis avec surprise qu’elles connaissaient de notre littérature tout ce que la police russe en laisse pénétrer dans leur pays.

Les toilettes de ces dames, qui, excepté la maîtresse de la maison, étaient toutes des personnes âgées, me parut manquer d’élégance ; le costume des hommes était encore plus négligé : de grandes redingotes brunes traînant presque à terre remplaçaient l’habit national, qu’elles rappelaient un peu cependant, tout en le faisant regretter ; mais, ce qui m’a surpris plus que la tenue négligée des personnes de cette société, c’est le ton mordant et contrariant de leurs discours et le manque d’aménité de leur langage. La pensée russe, déguisée avec soin par le tact des hommes du grand monde, se montrait ici à découvert. Cette société, plus franche, était moins polie que celle de la cour, et je vis clairement ce que je n’avais fait que pressentir ailleurs, c’est que l’esprit d’examen, de sarcasme et de critique domine dans les relations des Russes avec les étrangers : ils nous détestent comme tout imitateur hait son modèle ; leurs regards scrutateurs nous cherchent des défauts avec le désir de nous en trouver. Quand j’eus reconnu cette disposition, je ne me sentis nullement porté à l’indulgence. C’est peut-être de cette société, pensais-je, que sortiront les hommes qui feront l’avenir de la Russie. La classe bourgeoise ne fait que de naître en cet Empire, et Dieu sait l’influence qu’elle aura sur les destinées de la Russie !… et du monde !!…

J’avais cru devoir adresser quelques mots d’excuses sur mon ignorance de la langue russe à la personne qui s’était chargée d’abord de causer avec moi ; je finis ma harangue en disant que tout voyageur devrait savoir la langue du pays où il va, attendu qu’il est plus naturel qu’il se donne la peine de s’exprimer comme les personnes qu’il vient chercher que de leur imposer celle de parler comme il parle.

À ce compliment on répondit sur un ton d’humeur : disant qu’il fallait cependant bien me résigner à entendre estropier le français par les Russes sous peine de voyager en muet.

« C’est ce dont je me plains, répliquai-je ; si je savais estropier le russe comme je le devrais, je ne vous forcerais pas à changer vos habitudes pour parler ma langue.

— Autrefois nous ne parlions que français.

— C’était un tort.

— Ce n’est pas à vous de nous le reprocher.

— Je suis vrai avant tout.

— La vérité est donc encore bonne à quelque chose en France ?

— Je l’ignore ; mais ce que je sais, c’est qu’on doit aimer la vérité sans calcul.

— Cet amour-là n’est plus de notre siècle.

— En Russie ?

— Nulle part, ni surtout dans un pays gouverné par les journaux. »

J’étais de l’avis de la dame ; ce qui me donna le désir de changer de conversation, car je ne voulais ni parler contre mon opinion, ni acquiescer à celle d’une personne qui, même lorsqu’elle pensait comme moi, exprimait sa manière de voir avec une âpreté capable de me dégoûter de la mienne. Je ne dois pas oublier de noter que cette disposition hostile, espèce de bouclier opposé d’avance à la moquerie française, était déguisée sous un son de voix flûté, factice, et d’une douceur extrêmement désagréable.

Un incident vint fort à propos faire diversion à l’entretien. Un bruit de voix dans la rue attira tout le monde à la fenêtre : c’était une querelle de bateliers ; ces hommes paraissaient furieux ; la rixe menaçait de devenir sanglante ; mais l’ingénieur se montre sur le balcon, et la vue seule de son uniforme produit un coup de théâtre. La rage de ces hommes grossiers se calme, sans qu’il soit nécessaire de leur dire une parole ; le courtisan le plus rompu aux faussetés de cour ne pourrait mieux dissimuler son ressentiment. Je fus émerveillé de cette politesse de manants. « Quel bon peuple ! » s’écria la dame qui m’avait entrepris.

Pauvres gens, pensais-je en me rasseyant, car je n’admirerai jamais les miracles de la peur ; toutefois je jugeai prudent de me taire…

« L’ordre ne se rétablirait pas ainsi chez vous, » poursuivit mon infatigable ennemie, sans cesser de me percer de ses regards inquisitifs.

Cette impolitesse était nouvelle pour moi ; en général j’avais trouvé à tous les Russes des manières presque trop affectueuses à cause de la malignité de leur pensée, que je devinais sous leur langage patelin ; ici je reconnaissais un accord encore plus désagréable entre les sentiments et l’expression.

« Nous avons chez nous les inconvénients de la liberté, mais nous en avons les avantages, répliquai-je.

— Quels sont-ils ?

— On ne les comprendrait point en Russie.

— On s’en passe.

— Comme de tout ce qu’on ne connaît pas. »

Mon adversaire piquée, tâcha de me cacher son dépit en changeant subitement le sujet de la conversation.

« Est-ce de votre famille que madame de Genlis parle si longuement dans les Souvenirs de Félicie, et de votre personne dans ses Mémoires ? »

Je répondis affirmativement ; puis je témoignai ma surprise de ce qu’on connût ces livres à Schlusselbourg. « Vous nous prenez pour des Lapons, repartit la dame avec le fond d’aigreur que je ne pus parvenir à lui faire quitter, et qui à la longue réagissait sur moi au point de me monter au même diapason.

— Non, madame, mais pour des Russes qui ont mieux à faire que de s’occuper des commérages de la société française.

— Madame de Genlis n’est point une commère.

— Tant s’en faut ; mais ceux de ses écrits où elle ne fait que raconter avec grâce les petites anecdotes de la société de son temps ne devraient, ce me semble, intéresser que les Français.

— Vous ne voulez pas que nous fassions cas de vous et de vos écrivains ?

— Je veux qu’on nous estime pour notre vrai mérite.

— Si l’on vous ôte l’influence que vous avez exercée sur l’Europe par l’esprit de société, que vous restera-t-il ? »

Je sentis que j’avais affaire à forte partie : « Il nous restera la gloire de notre histoire et même celle de l’histoire de Russie, car cet Empire ne doit sa nouvelle influence en Europe qu’à l’énergie avec laquelle il s’est vengé de la conquête de sa capitale par les Français.

— Il est sûr que vous nous avez prodigieusement servis, quoique sans le vouloir.

— Avez-vous perdu quelque personne chère dans cette terrible guerre ?

— Non, monsieur. »

J’espérais pouvoir m’expliquer par un ressentiment trop légitime l’aversion contre la France qui perçait à chaque mot dans la conversation de cette rude dame. Mon attente fut trompée.

La conversation qui ne pouvait devenir générale languit jusqu’au dîner sur le même ton inquisitif et amer d’une part, contraint et forcément réservé de l’autre. J’étais décidé à garder beaucoup de mesure, et j’y réussissais, excepté quand la colère me faisait oublier la prudence. Je cherchai à détourner l’entretien vers notre nouvelle école littéraire : on ne connaissait que Balzac, qu’on admire infiniment et qu’on juge bien….. Presque tous les livres de nos écrivains modernes sont prohibés en Russie ; ce qui atteste l’influence qu’on leur suppose. Peut-être connaissait-on d’autres écrivains, car il est avec la douane des accommodements ; mais on jugea qu’il n’était pas prudent de parler de ces auteurs. Au reste, ceci est une pure supposition.

Enfin, après une mortelle attente, on se mit à table. La maîtresse de la maison, toujours fidèle à son rôle de statue, ne fit de la journée qu’un seul mouvement : elle se transporta, sans remuer les yeux ni les lèvres, de son canapé du salon à sa chaise de la salle à manger ; ce déplacement opéré spontanément me prouva que la pagode avait des jambes.

Le dîner se passa non sans gêne, mais il ne fut pas long et me parut assez bon, hors la soupe dont l’originalité passait les bornes. Cette soupe était froide et remplie de morceaux de poissons qui nageaient dans un bouillon de vinaigre très-épicé, très-sucré, très fort. À part ce ragoût infernal et le kivass aigre qui est une boisson du pays, je mangeai et bus de tout avec appétit. On servit d’excellent vin de Bordeaux et de Champagne ; mais je voyais clairement qu’on s’imposait une grande gêne à mon égard : ce qui me mettait moi-même au supplice. L’ingénieur n’était pas complice de tant de contrainte ; tout entier à ses écluses il s’annulait absolument chez lui, et laissait sa belle-mère faire les honneurs de sa maison avec la grâce dont vous avez pu juger.

À six heures du soir, mes hôtes et moi, avec un contentement réciproque et non dissimulé, il faut l’avouer, nous prîmes congé les uns des autres, et je partis pour le château de***, où j’étais attendu.

La franchise de ces bourgeoises m’avait raccommodé avec les minauderies de certaines grandes dames ; tout vaut mieux qu’une sincérité déplaisante. On espère triompher de l’affectation ; le naturel désagréable est invincible.

Tel fut mon début dans les classes moyennes, et tel fut le premier essai que je fis de cette hospitalité russe tant vantée en Europe.

Il faisait encore jour quand j’arrivai à ***, qui n’est qu’à six ou huit lieues de Schlusselbourg ; je passai là le reste de la soirée à me promener au crépuscule dans un jardin fort beau pour le pays, à voguer en petit bateau sur la Néva et surtout à jouir de l’élégante et gracieuse conversation d’une personne du grand monde. J’avais besoin de cette diversion aux souvenirs de la politesse ou plutôt de l’impolitesse bourgeoise que je venais d’essuyer. J’appris dans cette journée qu’en fait de prétentions les pires ne sont pas les plus mal fondées, car toutes celles dont on m’avait fait souffrir étaient justifiées ; c’est ce que je reconnaissais avec un dépit comique. J’avais causé avec une femme qui prétendait parler assez bien le français : elle ne le parlait pas mal, quoique moyennant beaucoup de temps entre chaque phrase et d’accent à chaque mot ; elle prétendait connaître la France ; elle la jugeait assez bien, quoi qu’avec prévention ; elle prétendait aimer son pays, elle l’aimait trop ; enfin elle voulait se montrer capable de faire sans fausse humilité les honneurs de la maison de sa fille à un Parisien, et elle m’accabla du poids de tous ses avantages : c’était un aplomb imperturbable, une phraséologie d’hospitalité plutôt cérémonieuse que polie, mais irréprochable au moins aux yeux d’une dame russe du second rang en province.

Je conclus que ces pauvres ridicules tant bafoués sont quelquefois bons à quelque chose, quand ce ne serait qu’à mettre à leur aise ceux qui s’en croient exempts : j’ai trouvé là des personnes désagréablement hostiles. Mais tous les inconvénients de leur conversation portaient sur moi et ne prêtaient nullement à rire à leurs dépens, comme il arrive en pareille circonstance dans les pays à bonnes gens, à esprits naïfs ; la surveillance continuelle qu’elles exerçaient sur elles-mêmes et sur moi me prouvait que rien ne pourrait leur produire une impression nouvelle ; toutes leurs idées étaient fixées depuis vingt ans ; cette conviction a fini par me faire sentir mon isolement en leur présence, au point de regretter la bonhomie des esprits moins difficiles à émouvoir et à satisfaire ; j’ai presque dit : la crédulité des sots !… voilà où m’a réduit la malveillance trop visible des Russes de province. Ce que j’en ai vu à Schlusselbourg ne me fera pas rechercher les occasions d’affronter des interrogatoires tels que ceux que j’ai subis dans cette société-là. De pareils salons ressemblent à des champs de bataille. Le grand monde avec tous ses vices me paraît valoir mieux que ce petit monde avec ses vertus.

Revenu à Pétersbourg à trois heures après minuit, j’avais fait dans ma journée à peu près trente-six lieues par des chemins sableux ou fangeux, avec deux attelages de chevaux de remise.

Ce qu’on fait faire aux bêtes en ce pays est en pro portion de ce qu’on exige des hommes : les chevaux russes ne durent guère plus de huit à dix ans. Il faut convenir que le pavé de Pétersbourg est funeste aux animaux, aux voitures et même aux personnes ; dès que vous sortez des incrustations de bois qui n’existent que dans un petit nombre de rues, la tête vous fend. Il est vrai que les Russes, qui mettent beaucoup de luxe aux choses mal faites, dessinent sur leur détestable pavé de beaux compartiments en grosses pierres, ornement qui accroît encore le mal, car il rend les rues plus cahoteuses. Lorsque les roues passent sur ces cordons de pierre, semblables pour le coup d’œil aux dessins d’un parquet, la voiture et ceux qu’elle transporte éprouvent une secousse à tout briser. Mais qu’importe aux Russes que les choses qu’ils font servent à l’usage auquel ils les destinent ? Un certain air d’élégance, l’apparence de la magnificence, la fanfaronnade de la richesse et de la grandeur : voilà uniquement ce qu’ils cherchent en toutes choses. Ils ont commencé le travail de la civilisation par le superflu ; si c’était là le moyen d’aller loin, il faudrait crier : Vive la vanité ! à bas le sens commun ! Ils changeront de route pour atteindre leur but.

Je pars sans faute après-demain pour Moscou ; pour Moscou, entendez-vous bien !


FIN DU TOME DEUXIÈME.


TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
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PAGE 3 à 32.
Note. — Agitation de la vie à Pétersbourg. — Point de foule. — L’Empereur vraiment Russe. — L’Impératrice : son affabilité. — Importance qu’on attache en Russie à l’opinion des étrangers. — Comparaison de Paris et de Pétersbourg. — Définition de la politesse. — Fête au palais Michel. — La grande-duchesse Hélène. — Sa conversation. — Éclat des bals où les hommes sont en uniforme. — Illumination ingénieuse. — Verdure éclairée. — Musique lointaine. — Bosquet dans une galerie. — Jet d’eau dans la salle de bal. — Plantes exotiques. — Décoration tout en glaces. — Salle de danse. — Asile préparé pour l’Impératrice. — Résultat de la démocratie. — Ce qu’en penseront nos neveux. — Conversation intéressante avec l’Empereur. — Tour de son esprit. — La Russie expliquée. — Travaux qu’il entreprend au Kremlin. — Sa délicatesse. — Anecdote plaisante en note. — Politesse anglaise. — Le bal de l’Impératrice pour la famille D***. — Portrait d’un Français. — M. de Barante. — Le grand chambellan. — Inadvertance d’un de ses subordonnés. — Dure réprimande de l’Empereur. — Difficulté qu’on trouve à voir les choses en Russie.


PAGE 33 à 68.
Ton des femmes de la cour. — Races diverses. — Les Finois. — Une représentation en gala à l’Opéra. — Entrée de l’Empereur et de sa cour dans la loge Impériale. — Aspect imposant de ce prince. — Son avénement au trône. — Courage de l’Impératrice. — Récit de cette scène par l’Empereur lui-même. — Nobles sentiments. — Révolution subite opérée dans son caractère. — Supercherie des conspirateurs. — Second portrait de l’Empereur. — Suite de sa conversation. — Maladie de l’Impératrice. — Opinion de l’Empereur sur les trois gouvernements : républicain, despotique, représentatif. — Sincérité de son langage. — Fête chez la duchesse d’Oldenbourg. — Bal magnifiquement champêtre. — Souper. — Bonhomie obligée des diplomates. — Parquet en plein air. — Luxe de fleurs exotiques. — Lutte des Russes contre la nature. — L’amie de l’Impératrice. — De quoi se compose une foule populaire en Russie. — L’Empereur cause avec moi à plusieurs reprises. — Affabilité souveraine. — Belles paroles de l’Empereur. — Quel est l’homme de l’Empire qui m’inspire le plus de confiance. — Pourquoi. — L’aristocratie est le seul rempart de la liberté. — Résumé de mes jugements divers sur l’Empereur. — Esprit des courtisans. — Grands seigneurs sous le despotisme. — Parallèle de l’autocratie et de la démocratie. — Moyens différents pour arriver au même but. — Problème insoluble. — Restriction en faveur de la France. — Le spectacle en gala. — Les artistes à Pétersbourg. — Tout vrai talent est national.


PAGE 69 à 106.
Population de Pétersbourg. — Ce qu’il faut croire des récits des Russes. — L’attelage à quatre chevaux. — Solitude des rues. — Profusion de colonnes. — Caractère de l’architecture sous le despotisme. — Architectes français. · — Place du Carrousel à Paris. — Place du Grand-Duc à Florence. — Perspective Newski. — Pavé de bois. — Vrai caractère d’une ville slave. — La débâcle. — Crise naturelle périodique. — Intérieur des habitations. — Le lit russe. — Coucher des gens de service. — Visite au prince***. — Cabinet de verdure dans les salons. — Beauté du peuple slave. — Le regard des hommes de cette race. — Leur aspect original. — Cochers russes. — Leur adresse. — Leur silence. — Les voitures. — Les harnais. — Petit postillon. — Condition des cochers et des chevaux de remise. — Hommes qui meurent de froid. — Propos d’une dame russe à ce sujet. — Valeur qu’a la vie dans ce pays. — Le feldjæger. — Ce qu’il représente. — Effets du despotisme sur l’imagination. — Ce qu’a de poétique un tel gouvernement. — Contraste entre les hommes et les choses. — Caractère slave. — Architecture pittoresque des églises. — Les voitures et les équipages russes. — Flèches de la citadelle et de l’Amirauté. — Clochers innombrables. — Description de l’ensemble de Pétersbourg. — Aspect particulier de la Néva. — Contradiction dans les choses. — Beautés du crépuscule. — La nature belle même près du pôle. — Idée religieuse. — Races teutoniques antipathiques aux Russes. — Le gouvernement des Slaves en Pologne. — Quelques traits de ressemblance entre les Russes et les Espagnols. — Influence des races dans l’histoire. — Chaleur de l’été de cette année. — Approvisionnements de bois pour l’hiver. — Charrettes qui le transportent. — Adresse du peuple russe. — Son temps d’épreuves. — Rareté du combustible à Pétersbourg. — Dilapidation des forêts. — Charrettes russes. — Mauvais ustensiles. — Les Romains du Nord. — Rapports des peuples avec leurs gouvernements. — Barques de foin sur la Néva. — Le badigeonneur russe. — Laideur et mal. — Laideur et malpropreté des femmes dans les basses classes. — Beauté des hommes. — Rareté des femmes à Pétersbourg. — Souvenir des mœurs asiatiques. — Tristesse inévitable d’une ville militaire.


PAGE 107 160.
Fête de Péterhoff. — Le peuple dans le palais de son maître. — Ce qu’il y a de réel dans cet acte de popularité. — L’Asie et l’Europe en présence. — Prestige attaché à la personne de l’Empereur. — Pourquoi l’Impératrice Catherine instituait des écoles en Russie. — Vanité russe. — L’Empereur y pourra-t-il remédier ? — Fausse civilisation. — Plan de l’Empereur Nicolas. — La Russie telle qu’on la montre aux étrangers et la Russie telle qu’elle est. — Souvenirs du voyage de l’Impératrice Catherine en Crimée. — Ce que les Russes pensent des diplomates étrangers. — Hospitalité russe. — Le fond des choses. — Dissimulation à l’ordre du jour. — Étrangers complices des Russes. — Ce que c’est que la popularité des Empereurs de Russie. — Composition de la foule admise dans le palais. — Enfants de prêtres. — Noblesse secondaire. — Peine de mort. — Comment elle est abolie. — Tristesse des physionomies. — Motifs du voyageur pour venir visiter la Russie. — Déceptions. — Conditions de la vie de l’homme en Russie. — L’Empereur lui-même est à plaindre. — Compensation. — Oppression. — La Sibérie. — Manière dont l’étranger doit se conduire pour être bien vu. — Esprit caustique des Russes. — Leur sens politique. — Danger que court l’étranger en Russie. — Probité du mougik, paysan russe. — La montre de l’ambassadeur de Sardaigne. — Autres vols. — Moyen de gouvernement. — Faute énorme. Le Journal des Débats, pourquoi l’Empereur le lit. — Digression. — Politique de l’Empereur. — Politique du journal. — Beauté du site de Péterhoff. — Le parc. — Points de vue. — Efforts de l’art. — Illuminations. — Féerie. — Voitures, piétons : leur nombre. — Bivouac bourgeois. — Nombre des lampions. — Temps qu’il faut pour les allumer. — Campements de la foule autour de Péterhoff. — Parcs d’équipages. — Valeur du peuple russe. — Palais anglais. — Manière dont le corps diplomatique et les étrangers invités sont traités. — Où je passe la nuit. — Lit portatif. — Bivouacs militaires. — Silence de la foule. — La gaieté manque. — Bon ordre obligé. — Le bal. — Les appartements. — Manière dont l’Empereur sillonne la foule. — Son air. — Danses polonaises. — Illumination des vaisseaux. — Ouragan. — Accidents sur mer pendant la fête. — Mystère. — Prix de la vie sous le despotisme. — Tristes présages. — Chiffre de l’Impératrice éteint. — Ce qu’il en coûte à l’homme qui veut le rallumer. — Distribution de la journée de l’Impératrice. — Inévitable frivolité. — Tristesse des anniversaires. — Promenade en lignes. — Description de cette voiture. — Rencontre d’une dame russe en ligne. — Sa conversation. — Magnificence de la promenade nocturne. — de Marly. Souvenirs de Versailles. — Maison de Pierre le Grand. — Grottes, cascades illuminées. — Départ de la foule après la fête. — Image de la retraite de Moscou. — Revue du corps des cadets passée par l’Empereur. — Toujours la cour. — Ce qu’il faut pour supporter cette vie. — Triomphe d’un cadet. — Évolutions des soldats circassiens.


PAGE 161 à 183.
Cottage de Péterhoff. — Surprise. — L’Impératrice. — Sa toilette du matin. — Ses manières, son air, sa conversation. — Le grand-duc héritier. — Sa bonté. — Question embarrassante. — Comment le grand-duc y répond pour moi. — Silence de l’Impératrice interprété. — Intérieur du cottage. — Absence de tout objet d’art. — Affections de famille. — Timidité gênante. — Le grand-duc fait le cicerone. — Politesse exquise. — Définition de la timidité. — Les hommes de ce siècle en sont exempts. — La perfection de l’hospitalité. — Scène muette. — Le cabinet de travail de l’Empereur. — Petit télégraphe. — Château d’Oranienbaum. — Souvenirs attristants. — Petit château de Pierre III, ce qu’il en reste. — Tout ce qu’on fait ici pour cacher la vérité. — Avantage des hommes obscurs sur les grands. — Citation de Rulhière. — Pavillons du parc. — Souvenirs de Catherine II. — Camp de Krasnoeselo. — Retour à Pétersbourg. — Mensonges puérils.


PAGE 185 à 233.
Superstition politique. — Conséquence du pouvoir absolu. — Responsabilité de l’Empereur. — Nombre des naufragés de Péterhoff. — Mort de deux Anglais. — Leur mère. — Citation d’une lettre. — Récit de cet accident par un peintre. — Extrait du Journal des Débats du mois d’octobre 1842. — Ménagements funestes. — Scène de désordre sur le bateau à vapeur. — Le bâtiment sauvé par un Anglais. — Ce que c’est que le tact en Russie. — Ce qui manque à la Russie. — Conséquence de ce régime : ce que l’Empereur en doit souffrir. — Esprit de la police russe. — Disparition d’une femme de chambre. — Silence sur des faits semblables. — Politesse des gens du peuple. — Ce qu’elle signifie. — Les deux cochers. — Cruauté d’un feldjæger. — À quoi sert le christianisme dans un tel pays. — Calme trompeur. — Querelle de portefaix sur un bateau de bois. — Le sang coule. — Comment procèdent les agents de police. — Cruauté révoltante. — Traitement avilissant pour tous. — Manière de voir des Russes. — Mot de l’archevêque de Tarente. — De la religion en Russie. — Deux espèces de civilisation. — Vanité publique. — L’Empereur Nicolas élève la colonne d’Alexandre. — Réforme du langage. — Comment les femmes de la cour éludent les ordres de l’Empereur. — L’église de Saint-Isaac. — Son immensité. — Esprit de la religion grecque. — Différence qu’il y a entre l’Église catholique et les Églises schismatiques. — Asservissement de l’Église grecque par l’empiétement de Pierre Ier. — Conversation avec un Français. — Voiture cellulaire. — Rapport qu’il y a entre la politique et la théologie. — Émeute causée par un mot de l’Empereur. — Scènes sanglantes sur les bords du Volga. — Hypocrisie du gouvernement russe. — Histoire du poëte Pouschkin. — Sa position particulière comme poëte. — Sa jalousie. — Duel contre son beau-frère. — Pouschkin est tué. — Effet de cette mort. — Part que prend l’Empereur à la douleur publique. — Jeune enthousiaste. — Ode à l’Empereur, — Comment elle est récompensée. — Le Caucase. — Caractère du talent de Pouschkin. — Langue des gens du grand monde en Russie. — Abus des langues étrangères. — Conséquences de la manie des gouvernantes anglaises en France. — Supériorité des Chinois. — La confusion des langues. — Rousseau. — Révolution à prévoir dans le goût français.


PAGE 235 à 297.
Rapport de nos idées avec les objets extérieurs qui les provoquent. — Côté dramatique du voyage. — Traits de férocité de notre révolution comparés à la cruauté des Russes. — Différence entre les crimes des deux peuples. — Ordre dans le désordre. — Caractère particulier des émeutes en Russie. — Respect des Russes pour l’autorité. — Danger des idées libérales inculquées à des populations sauvages. — Pourquoi les Russes ont l’avantage sur nous en diplomatie. — Histoire de Telenef.


PAGE 299 à 344.
Pétersbourg en l’absence de l’Empereur. — Contre-sens des architectes. — Rareté des femmes dans les rues de Pétersbourg. — L’œil du maître. — Agitation des courtisans. — Les métamorphoses. — Caractère particulier de l’ambition des Russes. — Esprit militaire. — Nécessité qui domine l’Empereur lui-même. — Le tchinn. — Esprit de cette institution. — Pierre Ier. — Sa conception. — La Russie devient un régiment. — La noblesse anéantie. — Nicolas plus Russe que Pierre Ier. — Division du tchinn en quatorze classes. — Ce qu’on gagne à faire partie de la dernière. — Correspondance des classes civiles avec les grades de l’armée. — L’avancement dépend uniquement de la volonté de l’Empereur. — Puissance prodigieuse. — Effets de l’ambition. — Pensée dominante du peuple russe. — Opinions diverses sur l’avenir de cet Empire. — Coup d’œil sur le caractère de ce peuple. — Comparaison des hommes du peuple en Angleterre, en France et en Russie. — Misère du soldat russe. — Danger que court l’Europe. — Hospitalité russe. — À quoi elle sert. — Difficulté qu’on éprouve à voir les choses par soi-même. — Formalités qualifiées de politesses. — Souvenirs de l’Orient. — Mensonge nécessaire. — Action du gouvernement sur le caractère national. — Affinité des Russes avec les Chinois. — Ce qui excuse l’ingratitude. — Ton des personnes de la cour. — Préjugés des Russes contre les étrangers. — Différence entre le caractère des Russes et celui des Français. — Défiance universelle. — Mot de Pierre le Grand sur le caractère de ses sujets. — Grecs du Bas-Empire. — Jugement de Napoléon. — L’homme le plus sincère de l’Empire. — Sauvages gâtés. — Manie des voyages. — Erreur de Pierre le Grand perpétuée par ses successeurs. — L’Empereur Nicolas seul y a cherché un remède. — Esprit de ce règne. – Mot de M. de la Ferronnays. — Sort des princes. — Architecture insensée. — Beauté et utilité des quais de Pétersbourg. — Description de Pétersbourg en 1718 par Weber. — Trois places qui n’en font qu’une. — Église de Saint-Isaac. — Pourquoi les princes se trompent plus que les nations sur le choix des sites. — La cathédrale de Kasan. — Superstition grecque. — L’église de Smolna. — Congrégation de femmes menée militairement. — Palais de la Tauride. — Vénus antique. — Présent du pape Clément XI à Pierre Ier. — Réflexions. — L’Ermitage. — Galerie de tableaux. — L’Impératrice Catherine. — Portraits par madame le Brun. — Règlement de la société intime de l’Ermitage, rédigé par l’Impératrice Catherine II.


PAGE 345 à 396.
Le ministre de la guerre comte Tchernichef. — Je lui demande la permission de voir la forteresse de Schlusselbourg. — Sa réponse. — Site de ce château fort. — Permission pour les écluses. — Formalités. — Entraves ; politesse gênante à dessein. — Hallucinations. — Exil du poëte Kotzebue en Sibérie. — Analogie de nos situations. — Mon départ. — Le feldjæger ; effet de sa présence sur ma voiture. — Quartier des manufactures. — Influence du feldjæger. — Arme à deux tranchants. — Bords de la Néva. — Villages. — Maisons des paysans russes. — Le relais. — Venta russe. — Description d’une ferme. — L’étalon. — Le hangar. — Intérieur de la cabane. — Le thé des paysans. — Leur costume. — Caractère de ce peuple. — Dissimulation nécessaire pour vivre en Russie. — Malpropreté des hommes du Nord. — Usage des bains. — Les femmes de la campagne. — Leur manière de s’habiller ; leur taille. — Mauvais chemin. — Parties de route planchéiées. — Canal Ladoga. — La maison de l’ingénieur. — Sa femme. — Affectation des femmes du Nord. — Les écluses de Schlusselbourg. — La source de la Néva. — La forteresse de Schlusselbourg. — Site du château. — Promenade sur le lac. — Signe auquel on reconnaît à Schlusselbourg que Pétersbourg est inondé. — Détour que je prends pour obtenir la permission d’entrer dans la forteresse. — Comment on nous y reçoit. — Le gouverneur. — Son appartement ; sa femme ; conversation traduite. — Mes instances pour voir la prison d’Ivan. — Description des bâtiments de la forteresse, cour intérieure. — Ornements d’église. — Prix des chapes. — Tombeau d’Ivan. — Prisonniers d’État. — Susceptibilité du gouverneur à propos de cette expression. — L’ingénieur gourmandé par le gouverneur. — Je renonce à voir la chambre du prisonnier d’Elisabeth. — Différence qu’il y a entre une forteresse russe et les châteaux forts des autres pays. — Mystère maladroit. — Cachots sous-marins de Kronstadt. — À quoi sert le raisonnement. — Abîme d’iniquité. — Le juge seul parait coupable. — Diner de cérémonie chez l’ingénieur. — Sa famille. — La moyenne classe en Russie. — Esprit de la bourgeoisie : le même partout. — Conversation littéraire. — Franchise désagréable. — Causticité naturelle des
Russes. — Leur hostilité contre les étrangers. — Dialogue peu poli. — Allusions à l’ordre de choses établi en France. — Querelle de mariniers apaisée par la seule apparition de l’ingénieur. — Conversation ; madame de Genlis ; Souvenirs de Félicie ; ma famille. — Influence de la littérature française. — Diner. — Livres modernes prohibés. — Soupe froide ; ragoût russe : kiwass, espèce de bière. — Mon départ. — Visite au château de***. — Une personne du grand monde. — Différence de ton. — Prétentions bien fondées. — Avantage des ridicules. — Le grand et le petit monde. — Retour à Pétersbourg à deux heures du matin. — Ce qu’on exige des bêtes dans un pays où les hommes sont comptés pour rien.


FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
  1. Les quais de la Néva sont de granit, la coupole de Saint-Isaac est de cuivre, le palais d’hiver, la colonne d’Alexandre sont de belle pierre, de marbre et de granit, la statue de Pierre Ier est d’airain.
  2. Cette conversation est reproduite mot à mot.
  3. Quelques jours après que cette lettre fut écrite, il se passa dans l’intérieur de la cour une petite scène qui fera connaître les manières des jeunes gens les plus à la mode aujourd’hui en Angleterre ; ceux-ci n’ont rien à reprocher ni à envier aux agréables les plus impolis de Paris : il y a loin de ce genre d’élégance brutale à la politesse des Buckingham, des Lauzun et des Richelieu. L’Impératrice voulait donner un bal intime à cette famille près de quitter Pétersbourg. Elle commence par inviter elle-même le père qui danse si bien avec sa jambe de bois. « Madame, répond le vieux marquis***, on m’a comblé à Pétersbourg, mais tant de plaisirs surpassent mes forces : j’espère que Votre Majesté me permettra de prendre congé d’elle ce soir et de me retirer demain matin sur mon yacht pour retourner en Angleterre ; sans cela je mourrais de joie en Russie. Eh bien, je renonce à vous, » reprend l’Impératrice, satisfaite de cette réponse polie, et digne de l’époque où le vieux lord dut entrer dans le monde ; puis se retournant vers les fils du marquis qui voulaient prolonger leur séjour à Pétersbourg : « Je compte au moins sur vous, » dit-elle à l’aîné. — « Madame, répond celui-ci, nous avons pour ce jour-là une partie de chasse aux élans. » L’Impératrice, qu’on dit fière, ne se décourage pas, et s’adressant au cadet : « Vous, du moins, vous me restez, » lui dit-elle. Le jeune homme, à bout d’excuses, ne sait que répondre ; mais dans son dépit il appelle son frère et lui dit tout haut : « C’est donc moi qui suis la victime ? » Cette anecdote a fait la joie de la cour,
  4. Cérémonial de la Célébration du Mariage de son Altesse Impériale Madame la Grande-Duchesse MARIE NICOLAIEVNA avec Son Altesse Sérénissime Monseigneur le duc MAXIMILIEN DE LEUCHTENBERG, approuvé par Sa Majesté l’Empereur.


      Le jour qui aura été choisi pour la cérémonie, une salve de cinq coups de canon, tirés des remparts de la forteresse de Saint- Pétersbourg, annoncera que dans cette journée devra avoir lieu la célébration du Mariage de Son Altesse Impériale Madame la Grande-Duchesse MARIE NICOLAIEVNA avec Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc MAXIMILIEN de LEUCHTENBERG.
      D’après les annonces qui auront été envoyées, les membres du Saint-Synode et du Haut Clergé, la Cour et les autres personnes de distinction des deux sexes, les Ambassadeurs et Ministres étrangers, les Généraux, les Officiers de tout grade de la Garde et les Officiers supérieurs des autres troupes, se réuniront au Palais d’hiver, à heures du matin, les Dames en costume russe et les Cavaliers en grand uniforme.
      Lorsque les Dames d’honneur, qui auront été appelées pour habiller l’Auguste Fiancée, sortiront des appartements intérieurs après avoir accompli cette fonction, un Maître des Cérémonies en avertira l’Auguste Fiancée, et l’accompagnera jusqu’aux appartements intérieurs.
      Dans cette journée, l’Auguste Fiancée portera une couronne sur la tête, et par-dessus la robe, un manteau de velours ponceau, doublé d’hermine, dont la longue traîne sera portée aux côtés par quatre Chambellans, et à l’extrémité par le dignitaire en fonctions d’Écuyer de Son Altesse Impériale.
      Leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice se rendront des appartements intérieurs, à la chapelle du Palais, dans l’ordre suivant :
      I. Les Fourriers de la Cour et les Fourriers de la Chambre Impériale ;
      II. Les Maîtres des Cérémonies et le Grand-Maître des Cérémonies ;
      III. Les Gentilshommes de la Chambre, les Chambellans et les Cavaliers de la Cour Impériale, marchant deux à deux, les moins anciens en avant ;
      IV. Les Premières Charges de la Cour, deux à deux, les moins anciens en avant ;
      V. Un Maréchal de la Cour avec son Bâton ;
      VI. Le Grand Chambellan et le Grand-Maréchal de la Cour avec son Bâton ;
      VII. Leurs Majestés l’Empereur et L’Impératrice, suivis du Ministre de la Maison de l’Empereur, ainsi que des Aides de Camp Généraux et Aides de Camp de Sa Majesté Impériale, de service ;
      VIII. Son Altesse Impériale Monseigneur le Césarévitch Grand-Duc Alexandre Nicolaievitch ;
      IX. Leurs Altesses Impériales Messeigneurs les Grands-Ducs Constantin Nicolaievitch, Nicolas Nicolaievitch et Michel Nicolaievitch ;
      X. Leurs Altesses Impériales Monseigneur le Grand-Duc Michel Pavlovitch et Madame la Grande-Duchesse Hélène Pavlovna ;
      XI. Son Altesse Impériale Madame la Grande-Duchesse Marie Nicolaievna, avec son Auguste Fiancé, Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Duc Maximilien de Leuchtenberg ;
      XII. Leurs Altesses Impériales Mesdames les Grandes-Duchesses Olga Nicolaievna, Alexandra Nicolaievna et Marie Mikhailovna ;
      XIII. Leurs Altesses Sérénissimes Monseigneur le Prince Pierre d’Oldenbourg et Madame la Princesse son épouse. Les Dames d’honneur, les Demoiselles d’honneur à portrait, les Demoiselles d’honneur de Sa Majesté l’Impératrice et de Leurs Altesses Impériales Mesdames les Grandes-Duchesses, ainsi que les autres personnes de distinction des deux sexes, suivront par ordre d’ancienneté.
      À l’entrée de la Chapelle, Leurs Majestés Impériales seront reçues par les Membres du Saint-Synode et du Haut Clergé, portant la Croix et l’eau bénite.
      Au commencement du service divin, lorsque l’on chantera le verset :
        Господи силою твоею возвеселится Царь, (O Seigneur, par ta puissance, le Roi sera exalté. traduction wikisource.)
    Sa Majesté l’Empereur conduira les Augustes Fiancés à la place préparée pour la célébration du mariage, et en même temps les personnes désignées pour porter les couronnes s’approcheront des Augustes Fiancés.
      Alors commencera, d’après le rit de l’Église Grecque, la Cérémonie du Mariage, pendant laquelle, après l’Évangile, on fera mention, dans la prière pour la Famille Impériale, de Madame la Grande-Duchesse Marie Nicolaievna et de son Époux.
      Après la Cérémonie du Mariage, les Augustes Époux présenteront leurs remerciments à Leurs Majestés Impériales, et reviendront occuper leurs places. Le Métropolitain, assisté des Membres du Saint-Synode, commencera ensuite les prières d’actions de grâces, et lorsqu’on entonnera le Te Deum, il sera tiré des remparts de la forteresse de Saint-Pétersbourg, une salve de cent un coups de canon.
      À l’issue de la cérémonie religieuse, les Membres du Saint-Sy- node et du Haut Clergé offriront leurs félicitations à Leurs Majestés Impériales.
      En sortant de la Chapelle Leurs Majestés Impériales et la Famille Impériale retourneront dans les appartements intérieurs avec le même cortège et dans l’ordre énoncé ci-dessus. À Leur arrivée dans la pièce où un Autel Catholique aura été dressé, Sa Majesté l’Empereur conduira les Augustes Époux à cet Autel, où la Cérémonie du Mariage sera alors célébrée d’après le rit Catholique-Romain ; à l’issue de cette cérémonie, la Famille Impériale rentrera dans l’intérieur des appartements, après avoir reçu les félicitations du Clergé Catholique-Romain.
      Lorsque l’heure du banquet sera venue, et que les dignitaires des trois premières classes auront occupé les places qui leur auront été désignées, on viendra l’annoncer à Leurs Majestés Impériales qui se rendront à table accompagnées de la Famille Impériale, et précédées de la Cour.
      Leurs Majestés Impériales et tous les Membres de la Famille Impériale seront servis à table par des Chambellans ; les coupes seront présentées à Leurs Majestés Impériales par les Grands Échansons ; aux Augustes nouveaux Époux par le dignitaire en fonctions d’Écuyer de la Cour de Son Altesse Impériale Madame la Grande-Duchesse ; à Leurs Altesses Impériales Monseigneur le Césarévitch Grand-Duc Héritier par le dignitaire faisant fonctions d’Écuyer de Son Altesse Impériale ; à Messeigneurs les Grands-Ducs et Mesdames les Grandes-Duchesses, par des Chambellans.
      Pendant le repas il y aura concert vocal instrumental.
      Les toasts seront portés au bruit des salves d’artillerie tirées des remparts de la forteresse de Saint-Pétersbourg.
    Savoir :
      1°. À la santé de Leurs Majestés Impériales. — 51 coups de canon.
      2°. Des Augustes nouveaux Époux. — 31 coups de canon.
      3°. De toute la Famille Impériale. 31 coups de canon.
      4°. De Son Altesse Royale Madame la Duchesse de Leuchtenberg. 31 coups de canon.
      5° Du Clergé et de tous les fidèles sujets de Sa Majesté l’Empereur. 31 coups de canon.
      Après le banquet Leurs Majestés Impériales et la Famille Impériale retourneront avec le même cortége dans les appartements intérieurs.
      Dans la soirée du même jour, il y aura un bal paré, auquel assisteront toutes les personnes de distinction des deux sexes, Ambassadeurs et Ministres étrangers, et les personnes présentées à la Cour.
      Avant la fin du bal, les personnes désignées par l’Empereur pour recevoir les nouveaux époux, se rendront dans les appartements de Leurs Altesses, où Leurs Majestés l’Empereur et l’Impératrice, précédés de la Cour, les accompagneront.
      À l’entrée de ces appartements, Leurs Majestés Impériales et les nouveaux Époux seront reçus par les personnes désignées à cet effet, et se rendront ensuite dans l’intérieur des appartements, où se trouvera une Dame d’honneur pour le déshabillé de Madame la Grande-Duchesse.
      Dans cette journée il sera récité des prières d’actions de grâces dans toutes les églises et les cloches sonneront, ainsi que les deux jours suivants ; la Capitale sera illuminée le soir, pendant trois jours.
      * Le 3 juillet [ * D’après le calendrier Julien] spectacle au Grand Théâtre en gala.
      Le 4 juillet, les Augustes Époux recevront, à onze heures du matin, les félicitations des personnes de distinction des deux sexes admises à la Cour, et à une heure de l’après-midi, celles du Corps diplomatique.
      Le soir, grand bal dans la salle Blanche du Palais d’Hiver, et souper.
      Le 6 juillet, bal chez Leurs Altesses Impériales Monseigneur le Grand-Duc Michel Pavlovitch et Madame la Grande-Duchesse Hélène Pavlovna.
      Le 8 juillet, bal chez le Prince d’Oldenbourg.
      Le 9 juillet, départ de la Cour Impériale pour Péterhoff.
      Le 11 juillet, bal masqué public et illumination à Péterhoff.

  5. Ce titre lui avait été conservé en la mariant.
  6. Ne vous l’ai-je pas dit ? à cette cour on passe sa vie en répétitions générales. Depuis Pierre Ier, un Empereur de Russie n’oublie jamais qu’il est chargé de tout enseigner lui-même à son peuple, et en même temps il est toujours préoccupé de la crainte qu’on ne vienne à lui manquer de respect.
  7. C’est ce qu’on veut.
  8. En Pologne.
  9. Plusieurs Russes en m’accusant d’exagération ne se sont pas fait faute, pour appuyer ce reproche, de citer les éloges que je donne au souverain qui les gouverne. « Il a tout grandi, disent-ils très-bas, même l’Empereur. » Cette critique, qu’ils n’ont point osé imprimer, me flatte et me justifie : un livre est un cadre, et toute peinture gagne à être encadrée.
  10. Le rit grec défend la sculpture dans les églises.
  11. Ce reproche, qui tombe sur Pierre Ier et sur ses successeurs immédiats, complète l’éloge de l’Empereur Nicolas, qui a commencé d’arrêter ce torrent.
  12. Voyez les Lettres cinquième et vingt-neuvième.
  13. Au 1er janvier à Pétersbourg, et à Péterhoff pour la fête de l’Impératrice.
  14. Voyez Lettre onzième du tome ler.
  15. Voyez l’Espagne sous Ferdinand VII.
  16. L’auteur, en laissant cette boutade, la donne pour ce qu’elle vaut. Son humeur aigrie par l’affectation d’une popularité impossible le pousse à la révolte contre une déception d’autant plus dangereuse qu’elle a trompé de bons esprits.
  17. Voir plus loin la Lettre trente et unième, datée de Yaroslaw.
  18. Voyez la brochure de M. Tolstoï intitulée : Coup d’œil sur la législation russe, etc., etc.
  19. Voyez la conclusion au quatrième volume.
  20. Treilles portées sur des colonnes ou sur des pilastres.
  21. L’année suivante les eaux d’Ems ont rendu la santé à l’Impératrice.
  22. Chaumière anglaise.
  23. Voir la brochure de M. Gretsch.
  24. Voyez la note, page 192.
  25. Je crois devoir insérer ici l’extrait d’une lettre qui m’a été écrite cette année par une femme de mes amies ; ce récit n’ajoute rien aux détails que vous venez de lire, si ce n’est que la singulière prudence d’un étranger, d’un artiste en causant dans un salon de Paris où il raconta un événement arrivé trois ans auparavant à Pétersbourg, vous donne mieux l’idée de l’oppression des esprits en Russie, que ce que je puis vous en dire moi-même.
    « Un peintre italien qui se trouvait en même temps que vous à Saint-Pétersbourg, est maintenant à Paris. Il racontait, comme vous me l’avez racontée, cette catastrophe où périrent à peu près quatre cents individus. Le peintre faisait son récit tout bas. Eh bien ! je sais cela, lui dis-je, mais pourquoi dites-vous cela tout bas ? — Oh ! c’est que l’Empereur a défendu qu’on en parlât. »
    « J’ai admiré cette obéissance malgré le temps et les distances. Mais vous, qui ne pouvez tenir une vérité captive, quand publierez-vous votre voyage ? »
        Je joins encore ici un extrait des beaux articles imprimés dans le Journal des Débats, le 13 octobre 1842, au sujet du livre intitulé : Persécutions et souffrances de l’Église catholique en Russie.
        « Au mois d’octobre 1840, deux convois courant en sens inverse sur le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Tsarskoeselo, se rencontrèrent faute d’avoir pu s’apercevoir, à cause d’un épais brouillard. Tout fut brisé du choc. Cinq cents personnes, dit-on, restèrent sur le carreau tuées, mutilées, ou plus ou moins grièvement blessées. C’est à peine si on en eut connaissance à Saint-Pétersbourg. Le lendemain, de très-grand matin, quelques curieux seulement osèrent aller visiter le lieu de la catastrophe : ils trouvèrent tous les débris déblayés, les morts et les blessés enlevés, et comme seuls signes de l’accident quelques agents de police qui, après avoir interrogé les curieux sur les motifs de leur visite matinale, les gourmandèrent de leur curiosité et leur ordonnèrent rudement de retourner chacun chez soi. »
  26. Voyez M. Gretsch.
  27. Je me crois obligé de changer quelques circonstances et de taire les noms qui pourraient faire remonter aux personnes ; mais l’essentiel de l’histoire est scrupuleusement conservé dans ce récit.
  28. Il n’est pas inutile de répéter que cette lettre, comme presque toutes les autres, a été conservée et cachée avec soin pendant tout le temps de mon séjour en Russie.
  29. Ce mot est de l’archevêque de Tarente, dont M. Valery vient de faire un portrait bien intéressant et bien complet dans son livre des Anecdotes et Curiosités italiennes. Je crois que la même pensée a été exprimée encore plus énergiquement par l’Empereur Napoléon. D’ailleurs elle vient à quiconque voit de près les Russes.
  30. Voyez le livre des vicissitudes de l’Église catholique des deux rites, écrit en allemand par un prêtre de l’Oratoire, et traduit par M. le comte de Montalembert. Paris, 1843.
  31. Voyez les dernières conséquences de cette usurpation dans l’histoire des règnes de Catherine et de Nicolas, racontée dans le livre ci-dessus indiqué, livre plein de faits curieux et peu connus.
  32. N’oubliez pas, je vous prie, que ce n’est pas moi qui parle ainsi.
  33. Le Russe souffre moins qu’un autre de ce changement, grâce à l’aspect monotone de la nature dans son pays, et à la simplicité de ses habitudes ; c’est ce que j’ai prouvé ailleurs. (N. de l’Auteur.)
  34. J’ai choisi au hasard les noms de lieux et de personnes, car mon but était uniquement de déguiser les véritables ; j’ai même retranché ceux-ci tout à fait quand je n’ai pas craint de nuire à la clarté du récit, enfin je me suis permis de corriger dans le style quelques expressions étrangères au génie de notre langue.
  35. Nom substitué au véritable.
  36. Ce joli nom est celui d’une sainte russe.
  37. On sait qu’avant le xviiie siècle, les femmes russes vivaient pour ainsi dire cloitrées.
  38. Historique.
  39. Le culte des images est toujours défendu jusqu’à un certain point dans l’Église grecque, où les vrais croyants n’admettent que des peintures d’un style de convention, couvertes de certains ornements d’or et d’argent en relief ; le mérite du tableau disparaît totalement sous ces applications. Telles sont les seules peintures tolérées dans la maison de Dieu par les Russes orthodoxes. (Note du Voyageur.)
  40. Les plus pauvres des Russes ont une théière, une bouilloire de cuivre, et prennent du thé, matin et soir, en famille, dans des chaumières dont les murs et les plafonds sont des madriers de bois de sapin brut entaillés aux extrémités pour entrer l’un dans l’autre en formant les angles de l’édifice ; ces solives assez mal jointes sont calfeutrées de mousse et de goudron : vous voyez que la rusticité de l’habitation contraste d’une manière frappante avec l’élégance et la délicatesse du breuvage qu’on y prend. (Note du Voyageur.)
  41. Historique.
  42. La verste équivaut à peu près à un quart de lieue de France. (Note du Voyageur.)
  43. Historique.
  44. Il y a peu d’années, lors de la fameuse révolte de la colonie militaire, près de Novgorod la Grande, à cinquante lieues de Pétersbourg, les soldats, exaspérés par les minuties d’un de leurs chefs, résolurent de massacrer les officiers et leurs familles ; ils avaient juré la mort de tous, sans exception, et ils tinrent parole en tuant ceux qu’ils aimaient aussi bien que ceux qu’ils haïssaient. Ayant cerné l’habitation d’un de ces malheureux, ils firent passer devant lui sa femme et ses filles, qu’ils égorgèrent d’abord tout doucement à ses yeux ; puis ils se saisirent de lui. « Vous m’avez privé de tout, leur dit-il, laissez-moi la vie ; pourquoi me l’ôter ? vous n’avez jamais eu à vous plaindre de moi. — C’est vrai, répliquèrent les bourreaux avec beaucoup de douceur ; tu es un brave homme, nous t’avons toujours aimé, nous t’aimons encore, mais les autres y ont passé, nous ne pouvons faire une injustice en ta faveur. Adieu donc, notre bon père !… » Et ils l’ont éventré comme ses camarades, par esprit d’équité. (Note du Voyageur.)
  45. Cette citation n’étonnera pas les personnes qui savent à quel point les Russes sont au fait des détails de notre histoire. (Note du Voyageur.)
  46. Paradis du Dante. Chant xxxiii, ler vers.
  47. Ceci répond à une lettre reçue de Paris.
  48. Voir le portrait des Russes, lettre trente-deuxième, Moscou ; et plus loin, au résumé du voyage.
  49. Voyez le résumé du voyage, tome IV.
  50. Voyez la réfutation de M. Gretch.
  51. Les Russes, superficiels en tout, ne sont profonds que dans l’art de feindre.
  52. Voyez la description de Moscou.
  53. Voyez la Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez Jules Renouard, 1835, p. 193. — Je dois dire une fois pour toutes que ce bon et utile ouvrage, protégé à Pétersbourg, est extrêmement partial, du moins dans la forme du langage, con- dition nécessaire si l’on veut faire tolérer en Russie ce qu’on écrit touchant ce pays.
  54. Voyez, pour les nomenclatures, les mesures, les monuments et pour toute la partie technique de la description des lieux, la statistique de Schnitzler, page 200.
  55. Voyez tome III, la lettre vingt-troisième, et rappelez-vous aussi les sentiments affectés par le Czar qui, à plusieurs époques de son règne, a prétendu n’avoir d’autre désir que celui de faire cesser le schisme et de réunir l’Église grecque à l’Église latine.
  56. Voyez dans l’Appendice, tome IV, l’histoire de l’emprisonnement d’un Français à Moscou.
  57. Voir Lettre dix-huitième la description du costume de Fedor par le prince***, dans l’histoire de Telenef.
  58. Voyez l’histoire de Telenef dans la Lettre dix-huitième.
  59. « Pierre Ier, en joignant par un canal la Msta à la Twer, avait établi une communication entre la mer Caspienne et le lac Ladoga, c’est-à-dire entre les rivages de la Perse et ceux de la mer Baltique ; mais le lac, souvent orageux, est hérissé d’écueils, sur lesquels la Russie perdait chaque année un grand nombre de bâtiments. L’Empereur Pierre Ier conçut le projet d’épargner au commerce ce passage funeste en réunissant, par un nouveau canal, le Volkof à la Néva. Il commença les travaux ; mais il fut mal secondé. Les ingénieurs qui obtinrent sa confiance se trompèrent et le trompèrent lui-même ; les nivellements furent mal pris, et cet ouvrage utile ne fut terminé que sous le règne de Pierre II. »
      (Histoire de Russie et des principales nations de l’Empire russe, par Pierre-Charles Lévêque, 4e édition, publiée par Malte-Brun, Depping.)
      Si j’insère ici cet extrait, c’est par un sentiment d’équité. Je juge Pierre Ier d’une manière différente de la plupart des écrivains, et j’ai trouvé juste de citer, à propos des travaux qui font honneur aux régnes suivants, un trait propre à mettre en relief la sagacité d’esprit du fondateur de l’Empire russe moderne. Il s’est trompé en général dans la direction de sa politique intérieure, mais il apportait un jugement sûr, un tact fin dans les détails de l’administration.
  60. Pour réfuter ces faits et beaucoup d’autres du même genre, les Russes ont coutume d’employer un singulier argument. Ils disent : « Ce voyageur a été dupe des mystificateurs qui pullulent chez nous. »
      Cette justification n’est-elle pas caractéristique ? Dans quel autre pays trouverait-on des gens dont le métier ou le passe-temps serait de tromper les étrangers qui les interrogent de bonne foi ? Notez que les Russes les plus graves nous parlent de cette espèce d’hommes, non-seulement sans moquerie et sans indignation, mais avec une sorte de triomphe, comme si l’étranger induit en erreur avait seul à rougir du mensonge employé pour le tromper.
      Au reste je persiste à regarder comme authentiques les détails que je rapporte, et que je crois puisés à de très-bonnes sources ; quant aux inductions que j’en tire, j’en demeure seul responsable.