La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/03

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CHAPITRE III.


PIERRE ET SATAN


Ce n’est pas comme apôtre que Simon a dû changer de nom. Ce changement annoncé d’avance n’a pas eu lieu lors de l’élection et de la mission solennelle des douze. Et ceux-ci, excepté Simon seul, ont conservé dans l’apostolat leurs noms propres ; aucun d’eux n’a reçu du Seigneur une appellation nouvelle et permanente d’une signification générale et supérieure[1].

Hormis Simon, tous les apôtres ne se distinguent entre eux que par leurs caractères naturels, par leurs qualités et leurs destinées individuelles, ainsi que par des différences ou des nuances de sentiment personnel que leur maître pouvait avoir à leur égard. Au contraire, le nom nouveau et significatif que Simon seul reçoit en dehors de l’apostolat commun ne dénote ni un trait quelconque de son caractère naturel ni une affection personnelle du Seigneur pour lui, mais ce nom tient uniquement au rôle tout à fait à part que le fils de Jonâ est appelé à remplir dans l’Église du Christ. Il ne lui a pas été dit : Tu es Pierre parce que je te préfère aux autres ou parce que tu as naturellement un caractère ferme et solide (ce qui ne serait pas d’ailleurs tout à fait conforme à la vérité), mais : Tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai mon Église.

La profession de Pierre, qui par une adhésion spontanée et infaillible rattachait l’humanité au Christ et fondait l’Église libre du Nouveau Testament, n’étant pas une simple manifestation de son caractère habituel, ne pouvait être non plus un élan accidentel et passager de son âme. Peut-on admettre en effet que pour un tel élan, pour un moment d’enthousiasme, non seulement le nom fût changé à Simon comme autrefois à Abraham et à Jacob, mais que ce changement eût été prédit longtemps à l’avance comme devant arriver infailliblement, ce qui lui donnait une place marquée dans les plans du Seigneur ? Et qu’y a-t-il de plus grave dans l’œuvre messianique que la fondation de l’Église Universelle, expressément rattachée à Simon transformé en Pierre ? La supposition que le premier décret dogmatique de saint Pierre n’émanât que de sa personnalité purement humaine et privée est du reste rendue absolument impossible par le témoignage direct et explicite du Christ : Ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais mon père qui est aux cieux. C’était donc un acte sui generis que cette profession de Pierre — un acte par lequel l’être moral de l’apôtre est entré dans un rapport particulier avec la Divinité ; et grâce à ce rapport la parole humaine a pu manifester infailliblement la vérité absolue du Verbe et créer une base inébranlable à l’Église Universelle. Et, comme pour enlever toute espèce de doute à ce sujet, le récit inspiré de l’Évangile ne tarde pas à nous montrer ce même Simon, naguère proclamé par Jésus la Pierre de l’Église et le porte-clefs du Royaume céleste, abandonné ensuite à ses propres forces et parlant — d’ailleurs avec les meilleures intentions du monde, mais sans l’assistance divine, — dans l’esprit de sa personnalité naturelle et privée. « Et après cela Jésus commença d’exposer à ses disciples qu’il lui fallait aller à Jérusalem et souffrir beaucoup de la part des anciens et des scribes et des princes des prêtres, être mis à mort, ressusciter le troisième jour. Et Pierre l’ayant pris à part commença de le réfuter en disant : Que cela soit loin de toi, Seigneur, cela ne t’arrivera pas. — Et lui en se retournant dit à Pierre : Va-t’en, Satan, tu es un scandale pour moi, car tu n’entends pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes. » (Év. Math., XVI, 21-23.)

Ira-t-on, avec nos polémistes gréco-russes, opposer ce texte à celui qui précède pour détruire les paroles du Christ les unes par les autres ? Faut-il croire que la vérité incarnée ait si vite changé d’opinion et supprimé tout d’un coup ce qu’elle venait à peine d’énoncer ? Et, d’un autre côté, comment concilier le « Bienheureux » et le « Satan » ? Comment admettre que la « pierre de scandale » pour le Seigneur Lui-même soit la pierre de son Église inébranlable aux portes de l’Enfer ? Que celui qui ne pense qu’aux choses humaines reçoive les révélations du Père céleste et obtienne les clefs du Royaume de Dieu ?

Il n’y a qu’un seul moyen d’accorder ces textes que l’évangéliste inspiré n’a pas juxtaposés sans raison. Simon Pierre, comme pasteur et docteur suprême de l’Église Universelle, assisté de Dieu et parlant pour tous — est le témoin fidèle et l’explicateur infaillible de la vérité divino-humaine ; il est en cette qualité la base inébranlable de la maison de Dieu et le porte-clefs du Royaume céleste. Le même Simon Pierre, comme personne privée parlant et agissant par ses forces naturelles et par son entendement purement humain, peut dire et faire des choses indignes, scandaleuses et même sataniques. Mais les défauts et les péchés personnels sont passagers, tandis que la fonction sociale du monarque ecclésiastique est permanente. « Satan » et le « scandale » ont disparu, mais Pierre est resté.

  1. Je ne parle pas des surnoms ou des épithètes accidentelles et passagères comme celle de Boanerguès donnée à Jean et à Jacques.