La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/09

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CHAPITRE IX.


Mgr PHILARÈTE, DE MOSCOU ; SAINT JEAN-CHRYSOSTOME ; DAVID STRAUSS ET M. DE PRESSENSÉ, SUR LA PRIMAUTÉ DE PIERRE.


Des orthodoxes de bonne foi forcés par l’évidence nous ont dit : « Il est vrai que Jésus-Christ a institué dans la personne de saint Pierre un pouvoir central et souverain pour l’Église ; mais on ne voit pas comment et pourquoi ce pouvoir aurait passé à l’Église romaine et à la papauté. » On reconnaît la pierre détachée sans le secours des mains humaines, mais on ne veut pas voir la grande montagne qui en est sortie. Cependant le fait est bien expliqué dans l’Écriture sainte au moyen d’images et de paraboles qu’on connaît par cœur, mais qu’on ne comprend pas mieux pour cela.

Si une pierre transformée en montagne n’est qu’un symbole, la transformation d’un germe simple et à peine visible en un corps organique infiniment plus grand et plus compliqué — est un fait réel. Et c’est précisément par ce fait réel que le Nouveau Testament explique d’avance le développement de l’Église, — de ce grand arbre qui était au commencement une graine imperceptible et qui aujourd’hui donne un large abri aux animaux terrestres et aux oiseaux des cieux.

Or, on a vu parmi les catholiques eux-mêmes des esprits ultra-dogmatiques qui, en admirant justement le chêne immense qui les couvre de son ombre, se refusent absolument à admettre que toute cette abondance de formes organiques soit sortie d’une structure aussi simple et aussi rudimentaire que celle d’un gland ordinaire. À les entendre, si le chêne est provenu du gland, celui-ci devait contenir d’une manière distincte et manifeste, sinon toutes les feuilles, au moins toutes les branches du grand arbre : il devait non seulement être substantiellement identique avec lui, mais lui ressembler du tout au tout. Là-dessus des esprits d’une tendance opposée — des esprits ultra-critiques — se prennent à examiner le pauvre gland minutieusement de tous les côtés. Naturellement ils n’y découvrent rien qui ressemble au grand chêne, — ni racines entrelacées, ni tronc robuste, ni branches touffues, ni feuilles ondulées et résistantes. Humbug que tout cela ! disent-ils : le gland n’est qu’un gland et ne peut jamais être autre chose ; quant au grand chêne avec tous ses attributs on ne sait que trop d’où il vient : ce sont les Jésuites qui l’ont inventé au concile du Vatican, nous l’avons vu de nos propres yeux….. dans le livre de Janus.

Au risque de paraître libre-penseur aux dogmatistes outrés et d’être en même temps déclaré Jésuite déguisé par les esprits critiques, je dois attester cette vérité absolument certaine : que le gland a vraiment une structure tout à fait simple et rudimentaire ; qu’il est impossible d’y découvrir toutes les parties constituantes d’un grand chêne et que néanmoins celui-ci est vraiment sorti du gland sans aucun artifice et aucune usurpation, mais de bon droit, voire même de droit divin. Puisque Dieu, qui n’est pas sujet aux nécessités du temps, de l’espace et du mécanisme matériel, voit dans la semence actuelle des choses toute la puissance cachée de leur avenir. Il a dû dans le petit gland voir, déterminer et bénir le chêne puissant qui devait en sortir ; dans la graine de sénevé ; de la foi de Pierre, Il a aperçu et annoncé l’arbre immense de l’Église catholique qui devait couvrir la terre de ses branches.

Ayant reçu de Jésus-Christ le dépôt du pouvoir souverain universel qui devait subsister et se développer dans l’Église pendant toute sa durée sur la terre, Pierre n’a exercé personnellement ce pouvoir que dans la mesure et dans les formes que comportait l’état primitif de l’Église apostolique. L’action du prince des apôtres ressemblait aussi peu au gouvernement des papes modernes qu’un gland ressemble à un chêne, ce qui n’empêche pas la papauté d’être le produit naturel, logique et légitime de la primauté de Pierre. Quant à cette primauté, elle est si bien marquée dans les livres historiques du Nouveau Testament qu’elle n’a jamais été contestée par aucun théologien de bonne foi, fût-il orthodoxe, rationaliste ou juif. Nous avons mentionné déjà l’éminent écrivain israélite Joseph Salvador comme témoin impartial de l’institution positive de l’Église par Jésus-Christ et du rôle prépondérant que Pierre reçut en partage dans cette institution[1]. Un écrivain non moins libre de tout préjugé catholique, David Strauss, le chef bien connu de l’école critique allemande, s’est trouvé forcé de défendre la primauté de Pierre contre les polémistes protestants qu’il accuse de parti pris[2]. En ce qui regarde les représentants de l’orthodoxie orientale nous ne pouvons mieux faire que de citer encore une fois notre théologien unique, Philarète, de Moscou. Pour lui, la primauté de Pierre est « claire et évidente[3] ». Après avoir rappelé que Pierre a reçu du Christ la mission spéciale de confirmer ses frères (Luc, XXII, 32), c’est-à-dire les autres apôtres, l’éminent hiérarque russe continue en ces termes : « En effet, quoique la résurrection du Seigneur eût été révélée aux femmes myrophores, cela n’a pas confirmé les apôtres dans leur foi en icelle (Luc, XXIV, 11). Mais quand le Ressuscité fut apparu à Pierre, les autres apôtres, même avant l’apparition commune à eux tous, dirent avec fermeté : « En vérité le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon » (Luc, XXIV, 34). Enfin s’agit-il de remplir le vide laissé dans le chœur apostolique par l’apostasie de Judas, — c’est Pierre qui le premier le remarque et prend une décision. Faut-il, immédiatement après la descente du Saint-Esprit, inaugurer solennellement la prédication évangélique — Pierre en se levant, etc. S’agit-il de jeter les fondements de l’Église chrétienne parmi les païens ainsi que parmi les Juifs, — Pierre donne le baptême à Cornélius, et ce n’est pas pour la première fois que s’accomplit en lui la parole du Christ : « Tu es Pierre, » etc.[4].

Dans ce témoignage qu’il rend à la vérité, l’éloquent docteur de l’Église russe moderne n’est qu’un faible écho du docteur plus éloquent encore de l’ancienne Église grecque. Saint Jean-Chrysostome a victorieusement réfuté d’avance les objections contre la primauté de Pierre, qu’on tire encore aujourd’hui de certains faits de l’histoire évangélique et apostolique (la défaillance de Simon dans la cour du grand-prêtre, ses rapports avec saint Paul, etc.). Nous renvoyons nos lecteurs orthodoxes aux arguments du grand docteur œcuménique[5]. Aucun écrivain papiste ne saurait affirmer avec plus de force et d’insistance la primauté de pouvoir (et non seulement d’honneur) qui appartenait à Pierre dans l’Église apostolique. Le prince des apôtres, à qui tous ont été confiés (άτε αυτος πάντας ενχείρισθεις) par le Christ, était, selon notre saint auteur, en puissance de nommer de son propre chef le remplaçant de Judas et si, à cette occasion, il a fait appel au concours des autres apôtres, ce n’était nullement une obligation, mais l’effet de son bon plaisir[6].

L’Écriture sainte nous parle de la primauté de Pierre ; son droit au pouvoir souverain et absolu dans l’Église est attesté par la tradition orthodoxe ; mais il faudrait être privé de tout tact historique et même du plus simple bon sens pour chercher dans l’Église primitive (non seulement du temps où « la multitude des croyants avait un seul cœur et une seule âme », mais encore longtemps après) des pouvoirs juridiquement fixés et fonctionnant selon des règles déterminées. Ce sont toujours les branches du chêne qu’on voudrait découvrir dans le gland. Le germe réel et vivant du souverain pouvoir ecclésiastique que nous reconnaissons dans le prince des apôtres ne pouvait se manifester dans l’Église primitive que par l’initiative pratique que Pierre prenait dans toute affaire intéressant l’Église Universelle, comme on le voit en effet dans les Évangiles et les Actes des Apôtres[7].

Puisqu’il se trouve des critiques qui ne voient pas la personnalité de saint Paul dans ses épîtres, il y en aura toujours qui ne remarqueront pas le rôle prépondérant de saint Pierre dans la fondation de l’Église. Nous ne nous arrêterons pas plus longtemps à les réfuter et nous passerons à l’objection qu’on soulève contre la succession romaine du pêcheur galiléen.

  1. Les auteurs protestants n’ont pas en général autant de bonne foi. Pourtant les meilleurs d’entre eux avouent le fait tout en faisant des efforts inutiles pour l’expliquer à leur façon. Voici, par exemple, les paroles de M. de Pressensé (Histoire des trois premiers siècles du Christianisme, 1re éd., t. l, p. 358, 359, 360) : « Pendant tous ces premiers temps l’apôtre Pierre exerça une influence prépondérante. On a vu dans le rôle qu’il joua alors une preuve de sa primauté. Mais, à y regarder de près, on reconnaît qu’il n’a fait que déployer ses dons naturels ( !) purifiés et agrandis par l’Esprit divin. » « Du reste le récit de saint Luc ne justifie en rien les idées hiérarchiques. Tout est naturel et spontané dans la conduite de saint Pierre. Il n’est pas président d’office d’une espèce de collège apostolique. » (M. de Pressensé confond évidemment l’accident d’une officialité plus ou moins prononcée avec la substance de la primauté). « Il n’agit qu’avec le conseil de ses frères » (il paraît que d’après les idées protestantes le conseil exclut l’autorité), « soit pour le choix d’un nouvel apôtre, soit à la Pentecôte, soit devant le peuple, soit devant le sanhédrin. Pierre avait été le plus humilié des premiers chrétiens, voilà pourquoi il fut le plus promptement élevé. » C’est avec de mauvaises plaisanteries de ce genre que le protestantisme veut éluder des textes formels de l’Écriture Sainte, après avoir proclamé cette Écriture comme source unique de la vérité religieuse.
  2. Vie de Jésus, trad. Littré. Paris, 1839, t. I, IIe partie, p. 584, cf. p. 378.
  3. Sermons et Discours de Philarète, métropolite de Moscou, 1873, ssq. t. II, p. 214.
  4. Ibidem.
  5. On sait que l’Église gréco-russe attribue ce titre en particulier à trois anciens hiérarques : saint Basile de Césarée, dit le Grand, saint Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, et saint Jean-Chrysostome. Ils ont une fête en commun le 30 janvier de notre calendrier.
  6. Ioh. Chrys. Opp., t. IX, col. 27, 30, 31.
  7. Ceux de nos lecteurs orthodoxes qui, pour reconnaître le rôle exceptionnel de Pierre dans l’histoire du Nouveau Testament, ne trouveraient pas suffisante l’autorité des Saints Pères tels que Jean Chrysostome, ni même celle des Théologiens russes tels que Mgr Philarète, seront peut être accessibles à une preuve pour ainsi dire statistique. En considérant que parmi les disciples immédiats de Jésus aucun n’a autant de droits à une place marquée que saint Jean, l’apôtre bien-aimé, j’ai compté combien de fois les Évangiles et les Actes font mention de Jean et combien de fois de Pierre. Il se trouve que le rapport est de 1 à 4 à peu près. Saint Pierre est nommé 171 fois (114 dans les Évangiles et 57 dans les Actes), et saint Jean — 46 fois seulement (38 fois dans les Évangiles — y compris les cas où il parle de lui-même d’une manière indirecte — et 8 fois dans les Actes).