La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/14

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CHAPITRE XIV.


LE CONCILE DE CHALCÉDOINE. — CONCLUSION DU SECOND LIVRE


Le pouvoir central de l’Église Universelle est la base inébranlable de la justice sociale, parce qu’il est l’organe infaillible de la vérité religieuse. Il s’agissait pour le pape Léon, non seulement de rétablir dans l’Orient chrétien l’ordre moral ébranlé par les méfaits du patriarche alexandrin, mais encore d’affermir ses frères orientaux dans la vraie foi menacée par l’hérésie monophysite. Il y allait de la vérité spécifique du Christianisme — de la vérité de l’Homme-Dieu. Les monophysites, en affirmant que Jésus-Christ après l’incarnation est exclusivement Dieu, son humanité ayant été complètement absorbée par sa divinité, voulaient revenir, sans le soupçonner peut-être, au Dieu inhumain du paganisme oriental, à ce Dieu qui consume toute créature et qui n’est qu’un abîme insondable pour l’esprit humain. C’était au fond une négation dissimulée de la révélation et de l’incarnation permanente. Mais parce que c’était une négation dissimulée, abritée sous la grande autorité théologique de saint Cyrille (qui, en insistant contre Nestorius sur l’unité de la personne en Jésus-Christ, avait laissé échapper de sa plume une formule inexacte : Μία φύσις τοῦ Λόγου σεσαρκωμένη. — La nature une du Dieu Verbe, incarnée), il était nécessaire de donner à la vérité de l’humanité divine une nouvelle formule, claire et définitive. Tout le monde orthodoxe attendait cette formule du successeur de saint Pierre. Le pape Léon lui-même était pénétré de l’importance de la question. « Le Sauveur du genre humain, Jésus-Christ, disait-il, en établissant la foi qui rappelle les impies à la justice et les morts à la vie, versait dans l’esprit de ses disciples les admonitions de sa doctrine et les miracles de ses œuvres, afin que le même Christ soit reconnu comme le Fils unique de Dieu et comme le Fils de l’Homme. Car l’une de ces croyances, sans l’autre, ne profitait pas au salut, et il était également périlleux de croire le Seigneur Jésus-Christ seulement Dieu et non homme, ou seulement homme et non Dieu (en se faisant dans le premier cas inaccessible à notre infirmité, et, dans le second, impuissant à nous sauver). Mais il fallait confesser l’un et l’autre, car de même que la véritable humanité était inhérente à Dieu, ainsi la vraie divinité était inhérente à l’Homme. C’est donc pour confirmer la connaissance éminemment salutaire (saluberrimam) que le Seigneur interrogea ses disciples ; et l’apôtre Pierre, par la révélation de l’Esprit du Père, surmontant le corporel et surpassant l’humain, vit par les yeux de l’intelligence le Fils du Dieu vivant et confessa la gloire de la Divinité, car il envisageait autre chose que la seule substance de chair et de sang. Et il s’est tellement complu dans la sublimité de cette foi que, déclaré bienheureux, il acquit la fermeté sacrée de la pierre inviolable, sur laquelle l’Église étant fondée doit prévaloir contre les portes de l’Enfer et contre les lois de la mort. C’est pour cela que dans le jugement de toutes les causes rien ne sera ratifié aux cieux que ce qui est établi par l’arbitre de Pierre[1]. »

Professant que la fonction fondamentale de l’autorité ecclésiastique — celle d’affirmer et de déterminer la vérité chrétienne — est permanente dans la chaire de saint Pierre qu’il occupait, Léon regarda comme son devoir d’opposer à l’hérésie nouvelle un nouveau développement de la confession apostolique. En écrivant sa célèbre épître dogmatique à Flavien, il se considère comme interprète inspiré du prince des Apôtres ; et tout l’Orient orthodoxe le considéra ainsi. Dans le limonaire[2] de saint Sophronius, patriarche de Jérusalem (au VIIe siècle), nous trouvons la légende suivante : « Quand saint Léon eut écrit son épître à saint Flavien, évêque de Constantinople, contre les impies Eutychès et Nestorius, il la plaça sur le sépulcre du suprême apôtre Pierre et, par des prières, des veilles et des jeûnes, il supplia le souverain apôtre lui-même en disant : Si, comme homme, j’ai commis une erreur, supplée à ce qui manque à mon écrit et supprime ce qui s’y trouve de trop, toi à qui notre Sauveur, Seigneur et Dieu, Jésus-Christ, a confié ce trône et l’Église entière. — Après quarante jours révolus, l’apôtre lui apparut pendant qu’il priait et lui dit : J’ai lu et j’ai corrigé. — Et ayant pris son épître du sépulcre du bienheureux Pierre, Léon l’ouvrit et la trouva corrigée par la main de l’apôtre[3]. »

Cette épître, vraiment digne d’un tel correcteur, déterminait avec une clarté et une vigueur admirables la vérité des deux natures dans la personne unique du Christ et rendait désormais impossibles dans l’Église les deux erreurs opposées — celle de Nestorius et celle d’Eutychès. L’épître de saint Léon ne fut pas lue au brigandage d’Éphèse, ce qui constitua la principale cause de cassation invoquée contre les décrets du faux concile. Dioscore, qui avait pu contraindre toute l’assemblée générale des évêques orientaux à condamner saint Flavien et à souscrire une formule hérétique, rencontra une résistance inattendue quand il osa se révolter ouvertement contre le pape. Celui-ci, instruit par ses légats de ce qui s’était passé à Éphèse, rassembla aussitôt un concile des évêques latins, à Rome, et avec leur approbation unanime condamna et déposa Dioscore. Le « pharaon » qui était revenu en triomphe à Alexandrie voulut donner le change au pape : il dut s’apercevoir bientôt qu’il ne se heurtait pas à de vaines prétentions, mais à un pouvoir spirituel vivant qui s’imposait partout aux consciences chrétiennes. L’orgueil et l’audace de l’usurpateur ecclésiastique se brisèrent contre la vraie pierre de l’Église : avec tous les moyens de violence qui lui étaient habituels il ne parvint à forcer que dix évêques égyptiens à lui prêter leurs noms pour condamner le pape Léon[4]. En Orient même, tout le monde regarda cette insulte impuissante comme un acte de démence qui acheva de perdre le « pharaon » égyptien.

Le défenseur des deux hérésies opposées, le protecteur de Nestorius et de Dioscore, l’empereur Théodose II, venait de mourir. Avec l’avènement de Pulchérie et de son époux nominal Marcien, s’ouvrit une phase très courte, pendant laquelle le gouvernement impérial, par conviction religieuse à ce qu’il paraît, se mit décidément au service de la bonne cause. Cela suffit en Orient pour rendre tout leur courage aux évêques orthodoxes et pour attirer à l’orthodoxie, professée par le nouvel empereur, tous ceux qui ne s’étaient attachés à l’hérésie que pour complaire à son prédécesseur. Mais l’empereur orthodoxe lui-même avait peu de confiance en ces évêques versatiles. Pour lui, l’autorité suprême en matière de foi appartenait au pape. « En ce qui concerne la religion catholique et la foi des chrétiens, lisons-nous dans la lettre impériale à saint Léon, nous avons trouvé juste de nous adresser premièrement à ta sainteté qui est l’inspecteur et le chef de la foi divine (τἡντε σὴν άγιωσύνην ἐπισκοπευοῦσαν κἂι άρχοῦσαν τῆς θείας πίστέως)[5]. — C’est par l’autorité du pape (σοῦ αύθεντοῦντος) que le futur concile doit, selon la pensée de l’empereur, éloigner de l’Église toute erreur impie et inaugurer une paix parfaite parmi tous les évêques de la foi catholique[6]. » Et dans une autre lettre qui suit de près la première, l’empereur affirme de nouveau que le concile devra reconnaître et exposer pour l’Orient ce que le pape a décrété à Rome[7]. L’impératrice Pulchérie tient le même langage en assurant le pape que le concile : « définira la confession catholique, comme l’exigent la foi et la piété chrétienne, par ton autorité (σοῦ αύθεντοῦντος)[8]. »

Le concile œcuménique s’étant assemblé à Chalcédoine (en 451), sous la présidence des légats romains, le premier d’entre eux, l’évêque Paschasinus, se leva et dit : « Nous avons des instructions du bienheureux évêque apostolique de la ville de Rome, qui est le chef de toutes les Églises, et il nous est prescrit de ne pas admettre Dioscore au sein du concile[9]. » Et le second légat Lucentius expliqua que Dioscore était déjà condamné pour avoir usurpé le droit de juger et pour avoir convoqué un concile sans le consentement du siège apostolique, ce qui n’était jamais arrivé auparavant et ce qui était interdit (ὂπερ ούδἐποτε γέγονεν όὺδε ἒξον γενέσθαι)[10]. Après de longs pourparlers, les représentants de l’empereur déclarèrent que Dioscore ne siégerait pas comme membre du concile, mais qu’il comparaîtrait comme accusé, puisque après sa condamnation par le pape il avait encouru l’accusation sur de nouveaux chefs[11].

Le jugement fut précédé de la lecture de l’épître dogmatique du pape que tous les évêques orthodoxes acclamèrent en s’écriant : Pierre a parlé par la bouche de Léon[12] ! Dans la séance suivante plusieurs clercs de l’Église d’Alexandrie présentèrent une supplique adressée « au très saint et aimé de Dieu archevêque universel et patriarche de la grande Rome, Léon, et au saint concile œcuménique à Chalcédoine ». C’était un acte d’accusation contre Dioscore qui — disaient les plaignants — après avoir confirmé l’hérésie à un concile de brigands et après avoir tué saint Flavien, tenta un crime encore plus grand — l’excommunication du très saint et très sacré trône apostolique de la grande Rome[13] ». — Le concile ne crut pas de son droit de juger de nouveau un évêque déjà jugé par le pape et proposa aux légats romains de prononcer la sentence contre Dioscore[14] ; ce qu’ils firent en ces termes (après avoir énuméré tous les crimes du patriarche alexandrin) : « Le très saint et bienheureux archevêque de la grande et ancienne Rome, Léon, par nous et par le saint concile ici présent, avec le trois fois bienheureux et très glorieux apôtre Pierre, qui est la roche et le fondement de l’Église catholique et la base de la foi orthodoxe, a privé ledit Dioscore du rang épiscopal et l’a privé de toute dignité sacerdotale[15]. »

La reconnaissance solennelle de l’autorité suprême du pape au concile de Chalcédoine fut couronnée par l’épître des évêques orientaux à Léon, où ils lui attribuaient le mérite de tout ce qui avait été fait au concile : « C’est toi, lui écrivaient-ils, qui par tes vicaires as dirigé et commandé (ήγεμονέυες) toute la multitude des pères comme la tête commande aux membres (ὦς κεφάλη μελῶν) — en leur montrant le vrai sens du dogme[16]. »

Pour rejeter comme une usurpation et une erreur la primauté de pouvoir et l’autorité doctrinale du siège romain, il ne suffit pas, comme on le voit, de déclarer usurpateur et hérétique un homme tel que saint Léon le Grand : il faut encore accuser d’hérésie le concile œcuménique de Chalcédoine et toute l’Église orthodoxe au Ve siècle. Telle est la conclusion qui découle avec évidence des témoignages authentiques qu’on vient de lire.

  1. S. Leonis magni opera (Migne), t. I, col. 309.
  2. Une sorte de chrestomatie de récits édifiants.
  3. Voir dans les Menées russes, vie de saint Léon le pape.
  4. Conciliorum collectio (Mansi), VI, 510.
  5. Ibid., 93.
  6. Ibid.
  7. Ibid., 100.
  8. Ibid., 101.
  9. Conciliorum collectio (Mansi), Ibid., 580, 1.
  10. Ibid..
  11. Ibid., 545.
  12. Ibid., 972.
  13. Conciliorum collectio (Mansi),, 1, 005, 9.
  14. Ibid., 1045.
  15. Ibid., 1048.
  16. Conciliorum collectio (Mansi), Ibid., 148.