La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/04

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CHAPITRE IV.


L’AME DU MONDE PRINCIPE DE LA CRÉATION, DE L’ESPACE, DU TEMPS ET DE LA CAUSALITÉ MÉCANIQUE.

Nous pouvons comprendre maintenant ce que signifie le jeu de la Sagesse éternelle dont elle nous parle dans l’Écriture Sainte. Elle « joue » en évoquant devant Dieu les possibilités innombrables de toutes les existences extra-divines et en les absorbant de nouveau dans sa toute-puissance, sa vérité absolue et sa bonté infinie. Dans ce jeu de sa Sagesse essentielle, le Dieu un et triple, en supprimant la force du chaos possible, en illuminant ses ténèbres et en pénétrant son abîme, se sent intérieurement et prouve à Lui-même de toute éternité qu’il est plus puissant, plus vrai et meilleur que tout être possible en dehors de Lui. Il Lui est manifesté par ce jeu de sa Sagesse que tout ce qui est positif Lui appartient de fait et de droit, qu’il possède éternellement en Lui-même un trésor infini de toutes les forces réelles, de toutes les vraies idées, de tous les dons et de toutes les grâces.

Dans les deux premières qualités essentielles de la Divinité, Dieu pourrait se borner à sa manifestation immanente[1], au jeu éternel de Sa Sagesse ; comme tout-puissant, comme juste et vrai. Il pourrait bien se contenter de triompher en soi sur l’existence anarchique dans la certitude intérieure de Sa supériorité absolue. Mais cela ne suffit pas à la grâce et à la bonté. Dans cette troisième qualité la Sagesse divine ne peut pas se complaire en un objet purement idéal, elle ne peut pas s’arrêter à une réalisation seulement possible, à un simple jeu. Si dans sa puissance et sa vérité Dieu est tout, Il veut dans son amour que tout soit Dieu. Il veut qu’il y ait en dehors de Lui-même une autre nature qui devienne progressivement ce qu’Il est de toute éternité — le tout absolu. Pour arriver elle-même à la totalité divine, pour entrer avec Dieu dans un rapport libre et réciproque, cette nature doit être séparée de Dieu et en même temps unie à Lui. Séparée par sa base réelle qui est la Terre, et unie par son sommet idéal qui est l’Homme. C’est surtout dans la vision de la terre et de l’homme que la Sagesse éternelle déployait son jeu devant le Dieu de l’avenir : mesakheqeth bethebél artso, veshahashouhaï eth bené Adam.

Nous savons que la possibilité de l’existence chaotique, éternellement contenue en Dieu, est éternellement supprimée par Sa puissance, condamnée par Sa vérité, absorbée par Sa grâce. Mais Dieu aime le chaos dans son néant et Il veut qu’il existe, car Il saura ramener à l’unité l’existence rebelle, Il saura remplir de sa vie abondante le vide infini. Dieu donne donc la liberté au chaos, Il s’abstient de réagir contre lui par sa toute-puissance dans le premier acte de l’Être divin, dans l’élément du Père, et fait sortir par là le monde de son néant.

Si l’on ne veut pas renier l’idée même de la Divinité, on ne saurait admettre en dehors de Dieu une existence en soi, réelle et positive. L’extra-divin ne peut donc être autre chose que le divin transposé ou renversé. Et c’est ce que nous voyons avant tout dans les formes spécifiques de l’existence finie qui séparent notre monde de Dieu. Ce monde en effet est constitué en dehors de Dieu par les formes de l’étendue, du temps et de la causalité mécanique. Mais ces trois conditions ne sont rien de réel et de positif, elles ne sont qu’une négation et une transposition de l’existence divine dans ses catégories principales.

Nous avons distingué en Dieu 1° son objectivité absolue représentée par sa substance ou essence qui est le tout dans une unité indivisible ; 2° Sa subjectivité absolue ou son existence intérieure représentée dans sa totalité par trois hypostases indissolubles se conditionnant et se complétant mutuellement ; enfin 3° sa relativité libre, ou son rapport avec ce qui n’est pas Lui-même — représentée d’abord par le jeu de la Sagesse divine, puis par la création (et — comme nous verrons dans la suite — par l’incarnation). Le caractère général de l’Être divin dans ces trois catégories ou sous ces trois aspects est son autonomie ou son autocratie parfaite, l’absence de toute détermination extérieure. Dieu est autonome dans sa substance objective, car, étant tout en elle-même, elle ne peut être déterminée par rien ; Il est autonome dans son existence subjective, car elle est absolument complète dans ses trois phases coéternelles et hypostatiques qui possèdent solidairement la totalité de l’être ; enfin Il est autonome dans son rapport avec ce qui n’est pas Lui, car cet autre n’est déterminé à l’existence que par un acte libre de la volonté divine. Ainsi les trois catégories que nous venons d’indiquer ne sont que des formes et des expressions différentes de l’autonomie divine. Et c’est pour cela que dans le monde terrestre, qui n’est qu’une image renversée de la Divinité, nous trouvons les trois formes correspondantes de son hétéronomie : l’étendue, le temps et la causalité mécanique. Si l’expression objective et substantielle de l’autocratie divine est tout dans l’unité, omnia simul in uno, l’objectivité hétéronome de l’étendue consiste au contraire en ce que chaque partie du monde extra-divin est séparée de toutes les autres ; c’est la subsistance de chacun en dehors du tout et du tout en dehors de chacun — c’est la totalité à l’envers. Ainsi notre monde, en tant qu’il est composé de parties étendues, représente l’objectivité divine renversée. De même, si l’autonomie subjective de l’existence divine trouve son expression dans l’actualité égale et le lien intime et indissoluble des trois termes de cette existence qui se complètent sans se succéder, la forme hétéronome du temps nous offre au contraire la succession indéterminée de moments qui se disputent l’existence. Chacun de ces moments pour jouir de l’actualité doit exclure tous les autres, et tous ces moments au lieu de se compléter se suppriment et se supplantent mutuellement, sans arriver jamais à la totalité de l’existence. Enfin, comme la liberté créatrice de Dieu est l’expression définitive de son autonomie, l’hétéronomie du monde extra-divin se manifeste complètement dans la causalité mécanique, en vertu de laquelle l’action extérieure d’un être donné n’est jamais l’effet immédiat de son acte intérieur, mais doit être déterminée par un enchaînement de causes ou de conditions matérielles indépendantes de l’agent lui-même.

Le principe abstrait de l’étendue c’est que deux objets, deux parties du tout, ne peuvent pas occuper à la fois une seule et même place et que, de même, un seul objet, une seule partie du tout ne peut pas se trouver simultanément dans deux lieux différents. C’est la loi de la division ou de l’exclusion objective entre les parties du tout. — Le principe abstrait du temps est que deux états intérieurs d’un sujet (états de la conscience selon la terminologie moderne) ne peuvent pas coïncider dans un seul moment actuel et que, de même, un seul état de la conscience ne peut se conserver comme actuellement identique dans deux moments différents de l’existence ; c’est la loi de la disjonction perpétuelle des états intérieurs de tout sujet. Enfin, d’après le principe abstrait de la causalité mécanique, aucun acte et aucun phénomène ne se produit spontanément ou de soi-même, mais est complètement déterminé par un autre acte ou phénomène qui lui-même n’est que l’effet d’un troisième, et ainsi de suite ; c’est la loi du rapport purement extérieur et occasionnel des phénomènes. Il est aisé de voir que ces trois principes ou ces trois lois n’expriment qu’un effort général tendant à fractionner et à dissoudre le corps de l’univers, à le priver de tout lien intérieur et à priver ses parties de toute solidarité. Cet effort ou cette tendance est le fond même de la nature extra-divine ou du chaos. Un effort suppose une volonté, et une volonté suppose un sujet psychique ou une âme. Comme le monde que cette âme s’efforce de produire — le tout fractionné, disjoint et ne se tenant que par un lien purement extérieur — comme ce monde est l’opposé ou l’envers de la totalité divine, l’âme du monde elle-même est l’opposé ou l’antitype de la Sagesse essentielle de Dieu. Cette âme du monde est une créature, et la première de toutes les créatures, la materia prima et le vrai substratum de notre monde créé. En effet, puisque rien ne peut subsister réellement et objectivement en dehors de Dieu, le monde extra-divin ne peut être, comme nous l’avons dit, que le monde divin subjectivement transposé et renversé : il n’est qu’un faux aspect ou une représentation illusoire de la totalité divine. Mais, pour cette existence illusoire elle-même, il faut encore qu’il y ait un sujet qui se mette à un faux point de vue et produise en soi l’image défigurée de la vérité. Ce sujet ne pouvant pas être ni Dieu, ni sa Sagesse essentielle, il faut admettre, comme principe de la création proprement dite, un sujet distinct, une âme du monde. Comme créature, elle n’existe pas éternellement en elle-même, mais elle existe de toute éternité en Dieu à l’état de puissance pure, comme base cachée de la Sagesse éternelle. Cette Mère possible et future du monde extra-divin correspond, comme complètement idéal, au Père éternellement actuel de la Divinité.

En sa qualité de puissance pure et indéterminée, l’âme du monde a un caractère double et variable (ή αόριστος δυάς) : elle peut vouloir exister pour soi, en dehors de Dieu, elle peut se mettre au point de vue faux de l’existence chaotique et anarchique, mais elle peut aussi s’anéantir devant Dieu, s’attacher librement au Verbe divin, ramener toute la création à l’unité parfaite et s’identifier avec la Sagesse éternelle. Mais pour y parvenir l’âme du monde doit d’abord exister réellement comme distincte de Dieu. Le Père éternel la créa donc en retenant l’acte de sa toute-puissance qui supprimait de toute éternité le désir aveugle de l’existence anarchique. Ce désir, devenu acte, manifesta à l’âme la possibilité du désir opposé ; et ainsi l’âme elle-même reçut comme telle une existence indépendante, chaotique dans son actualité immédiate, mais capable de changer dans son contraire. Après avoir conçu le chaos, après lui avoir donné une réalité relative (pour elle) l’âme conçoit le désir de se délivrer de cette existence discordante qui s’agite sans but et sans raison dans un abîme ténébreux. Tirée dans tous les sens par des forces aveugles qui se disputent l’existence exclusive ; déchirée, fractionnée et pulvérisée en une multitude innombrable d’atomes, l’âme du monde éprouve le désir vague mais profond de l’unité. Par ce désir elle attire l’action du Verbe (le divin actif ou dans sa manifestation) qui se révèle à elle au commencement, dans l’idée générale et indéterminée de l’univers, du monde un et indivisible. Cette unité idéale se réalisant sur le fond de l’étendue chaotique prend la forme de l’espace indéfini ou de l’immensité. Le tout reproduit, représenté ou imaginé par l’âme dans son état de division chaotique ne peut pas cesser d’être tout, perdre complètement son unité ; et puisque ses parties ne veulent pas se compléter et se pénétrer dans une totalité positive et vivante, elles sont forcées, tout en s’excluant mutuellement, de rester cependant ensemble, de coexister dans l’unité formelle de l’espace indéfini — image tout à fait extérieure et vide de la totalité objective et substantielle de Dieu. Mais l’immensité extérieure ne suffit pas à l’âme ; elle veut aussi éprouver la totalité intérieure de l’existence subjective. Cette totalité, qui triomphe éternellement dans la trinité divine, est supprimée pour l’âme chaotique par la succession indéterminée de moments exclusifs et indifférents, qu’on appelle le temps. Ce faux infini, qui enchaîne l’âme, la détermine à désirer le vrai ; et à ce désir le Verbe divin répond par la suggestion d’une nouvelle idée. Par son action sur l’âme, la trinité suprême se reflète dans le torrent de la durée indéfinie sous la forme des trois temps. En voulant réaliser pour soi l’actualité totale, l’âme est forcée de compléter chaque moment donné de son existence par le souvenir, plus ou moins effacé, d’un passé sans commencement et par l’attente, plus ou moins vague, d’un avenir sans fin.

Et, comme base profonde et immuable de ce rapport changeant, ce sont les trois états principaux de l’âme elle-même, ses trois positions à l’égard de la Divinité qui se trouvent fixées pour elle sous la forme des trois temps. L’état de son absorption primitive dans l’unité du Père éternel, sa subsistance éternelle en lui comme pure puissance ou simple possibilité, — est désormais définie comme le passé de l’âme ; l’état de sa séparation d’avec Dieu par la force aveugle du désir chaotique constitue son présent ; et le retour vers Dieu, la réunion nouvelle avec lui, devient l’objet de ses aspirations et de ses efforts, — son avenir idéal.

Comme au-dessus de la division anarchique des parties étendues le Verbe divin établit pour l’âme l’unité formelle de l’espace ; comme sur le fond de la succession chaotique des moments Il produit la trinité idéale des temps, ainsi, sur la base de la causalité mécanique, il manifeste la solidarité concrète du tout par la loi de l’attraction universelle, qui rattache par une force intérieure toutes les fractions éparses de la réalité chaotique, pour en faire un seul corps compact et solide, première matérialisation de l’âme du monde, première base d’opération pour la Sagesse essentielle.

Ainsi, par l’effort aveugle et chaotique qui impose à l’âme une existence indéfiniment divisée dans ses parties, exclusivement successive dans ses moments et mécaniquement déterminée dans ses phénomènes ; par le désir contraire de l’âme elle-même aspirant à l’unité et à la totalité ; et par l’action du Verbe divin qui répond à ce désir — par l’opération combinée de ces trois agents, le monde inférieur ou extra-divin reçoit sa réalité relative où, selon l’expression biblique, les fondements de la terre sont posés. Mais, dans l’idée de la création, la Bible, ainsi que la raison théosophique, ne sépare pas le monde inférieur et le monde supérieur, la terre et les cieux.

Nous avons vu, en effet, comment la sagesse éternelle évoquait les possibilités de l’existence irrationnelle et anarchique pour leur opposer des manifestations correspondantes de la puissance, de la vérité et de la bonté absolues. Ces réactions divines, qui ne sont qu’un jeu dans la vie immanente de Dieu, se fixent et deviennent des existences réelles quand les possibilités antidivines qui les provoquent cessent d’être de pures possibilités. Ainsi, à la création du monde inférieur ou chaotique correspond nécessairement la création du monde supérieur ou céleste : Bereshith bara Elohim eth hashammaïm v’eth haaréts.

  1. Immanente par rapport à Dieu et transcendante par rapport à nous