La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/05

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CHAPITRE V.


LE MONDE SUPÉRIEUR. LA LIBERTÉ DES PURS ESPRITS


Bereshithἔν ἀρχῇ ou mieux ἔν κεφαλαιῳ[1]in principio, seu potius in capitulo.

Il faudrait absolument méconnaître le génie de la langue hébraïque, ainsi que l’esprit général de l’Orient antique, pour croire que ces mots qui commencent la Genèse ne présentent qu’un adverbe indéterminé, comme nos termes modernes : au commencement, etc. Quand l’Hébreu employait un substantif, il le prenait au sérieux, c’est-à-dire pensait bien à un être ou à un objet réel désigné par ce substantif. Or, il est incontestable que le mot hébreu reshith qu’on traduit ἀρχή, principium, est un vrai substantif du genre féminin. Le masculin correspondant est rosh, caput, chef. Ce dernier terme, au sens éminent, est employé par la théologie juive pour désigner Dieu, — le chef suprême et absolu de tout ce qui existe. Mais que peut être, à ce point de vue, reshith — le féminin de rosh ? Pour répondre à cette question, nous n’avons pas besoin de recourir aux fantaisies cabalistiques. La Bible est là pour nous donner une solution péremptoire. Dans le chapitre VIII des Proverbes de Salomon que nous avons déjà cités, la Sagesse substantielle, la Khocma, nous dit (v. 22) : jahveh qanani reshith darco — Jahveh me posséda comme principe (féminin) de sa voie. C’est donc la Sagesse éternelle qui est la reshith, le principe ou le chef féminin de tout être, comme Jahveh Elohim, le Dieu tri-un, en est le rosh, le principe ou le chef actif. Or, selon la Genèse Dieu créa le ciel et la terre dans cette reshith, dans sa Sagesse essentielle. Cela veut dire que cette Sagesse divine représente non seulement l’unitotalité essentielle et actuelle de l’être absolu ou la substance de Dieu, mais qu’elle contient aussi en soi la puissance unifiante de l’être divisé et fractionné du monde. Étant l’unité accomplie du tout en Dieu, elle devient aussi l’unité de Dieu et de l’existence extra-divine. Elle est ainsi la vraie raison d’être et le but de la création, — le principe dans lequel Dieu a créé le ciel et la terre. Si Elle est en Dieu substantiellement et de toute éternité, elle se réalise effectivement dans le monde, s’y incarne successivement en le ramenant à une unité de plus en plus parfaite. Elle est reshith au commencement, — l’idée féconde de l’unité absolue, la puissance unique qui doit unifier tout ; elle est Malkhouth (Βασιλεία, Regnum) à la fin — Royaume de Dieu, unité parfaite et complètement réalisée du Créateur et de la créature. Elle n’est pas l’âme du monde, — l’âme du monde n’est que le véhicule, le milieu et le substratum de sa réalisation. Elle se rapproche de l’âme du monde par l’action du Verbe et l’élève successivement à une identification avec soi de plus en plus complète et réelle. L’âme du monde, considérée en elle-même, est le sujet indéterminé de la création également accessible au mauvais principe du chaos, et au Verbe de Dieu. La Khocma, la Σοφία, la Sagesse divine n’est pas l’âme, mais l’ange gardien du monde couvrant de ses ailes toutes les créatures pour les élever peu à peu à l’être véritable comme un oiseau qui couve ses petits. Elle est la substance de l’Esprit-Saint qui s’est porté sur les eaux ténébreuses du monde naissant. Ve rouakh (féminin) Elohim merakhépheth hal pené hammaïm. — Mais suivons l’ordre du récit sacré : Bereshith bora Elohim eth hashammaïm v’eth haaréts. Nous n’avons pas besoin de faire des recherches pour savoir comment il faut entendre ici le dernier terme haaréts-Terre. L’écrivain inspiré nous l’explique immédiatement : ve-haarets, dit-il, haïethah tohou va bohou. — Et la Terre était le chaos. Mais si, par la Terre, dans le récit biblique de la création, il faut entendre le chaos, l’univers inférieur ou extra-divin dans son état chaotique, il est évident que le terme ha shammaïm, les cieux, que le texte sacré met en rapport étroit avec la terre comme le pôle opposé de la création, nous indique l’univers supérieur ou le monde invisible des réactions divines, fixées ou réalisées d’une manière distincte, comme contre-poids à l’existence chaotique.

Ce monde invisible n’est pas sans raison désigné en hébreu (ainsi que dans l’ancien slave) par un mot au duel (rendu par le pluriel dans les langues occidentales). Ce duel correspond à la division principale du monde divin.

Nous savons que la cause efficiente (ἂρχη τῆς γενησεως) de la création est l’acte de la volonté par lequel Dieu s’abstient de supprimer par sa toute-puissance la réalité possible du chaos, ou cesse de réagir contre cette possibilité par la force spéciale de sa première hypostase en se bornant à réagir par la seconde et la troisième — par la justice et la bonté, la vérité et la grâce.

Puisque la première hypostase de la Très-Sainte Trinité, le Père Éternel, s’est abstenue de réagir contre le chaos possible dans sa qualité spécifique (en le supprimant par sa Toute-Puissance), et que telle a été la première condition ou la cause efficiente de la création (raison pour laquelle Dieu le Père est par excellence le Créateur du monde) — il s’ensuit que, pour constituer la sphère des réactions divines contre le chaos, nous n’avons que les manifestations spécifiques des deux autres hypostases ; ce qui détermine une dualité principale dans l’univers invisible. Nous avons : 1° un système de réactions créatrices (immédiates) du Verbe, qui forment le monde idéal ou intelligible proprement dit, la sphère des intelligences pures, des idées objectives, des pensées divines hypostasiées ; et 2° un système de réactions de l’Esprit-Saint, plus concrètes, plus subjectives et plus vivantes, formant le monde spirituel, la sphère des esprits purs ou des anges.

C’est dans la sphère créatrice du Verbe et du Saint-Esprit que la substance divine, la Sagesse essentielle, se détermine et apparaît dans sa qualité propre comme l’être lumineux et céleste séparé des ténèbres de la matière terrestre. La sphère propre du Père est la lumière absolue, la lumière en soi, qui n’a aucun rapport avec les ténèbres. Le Fils ou le Verbe, c’est comme la lumière manifestée, — c’est le rayon blanc qui éclaire les objets extérieurs, non pas en y pénétrant, mais en étant réfléchi par leur surface. L’Esprit-Saint enfin est le rayon qui, réfracté par le milieu extra-divin, se décompose et crée, au-dessus de ce milieu, le spectre céleste des sept esprits primordiaux, comme autant de couleurs de l’arc-en-ciel.

Les intelligences pures qui forment le monde des idées sont des êtres absolument contemplatifs, impassibles et immuables. Étoiles fixées au firmament du monde invisible, elles sont au-dessus de tout désir, de toute volonté et partant de toute liberté. Les purs esprits ou les anges ont une existence subjective plus complète ou plus concrète. Outre la contemplation intellectuelle, ils connaissent les états affectifs et volitifs, ils ont le mouvement et la liberté.

Mais la liberté des purs esprits est bien différente de celle que nous connaissons par notre propre expérience. N’étant pas soumis aux limites de la matière, de l’espace et du temps objectifs et à tout le mécanisme du monde physique, les anges de Dieu ont la puissance de fixer toute leur existence ultérieure par le seul acte intérieur de leur volonté. Ils sont libres de se déclarer pour Dieu ou contre lui ; mais comme, par leur nature (en tant que créatures immédiates de Dieu), ils possèdent dès le commencement une lumière et une force supérieures, ils agissent en connaissance de cause et avec une efficacité complète et ne peuvent plus revenir sur leurs actions. En vertu de la perfection même et de la grandeur de leur liberté, ils ne peuvent l’exercer que dans un seul acte décisif, une fois pour toutes. La décision intérieure de leur volonté, ne rencontrant aucune entrave extérieure, produit immédiatement toutes ses conséquences et épuise le libre arbitre. Le pur esprit qui se détermine librement pour Dieu entre immédiatement en possession de la Sagesse divine et devient comme un membre organique et inséparable de la Divinité : l’amour envers Dieu et la participation volontaire à l’action divine sont dorénavant sa nature. De son côté, l’esprit qui s’est déterminé dans le sens contraire ne pourra non plus changer de résolution. Car il l’a fait en sachant parfaitement ce qu’il faisait et il ne peut avoir que ce qu’il voulait. Il voulait se séparer de Dieu parce qu’il a conçu une aversion pour Dieu. Cette aversion ne pouvant avoir aucune espèce de motif — car il ne peut se trouver en Dieu l’ombre d’un mal quelconque pour justifier ou expliquer un sentiment hostile contre lui — cette hostilité est un acte simple et pur de la volonté spirituelle, ayant toute sa raison en lui-même et inaccessible à aucune modification : elle devient la nature même ou l’essence de l’ange déchu. Indépendante de toute cause et de toute circonstance extérieure et temporelle dans son acte moral, absolument maîtresse de soi, la volonté anti-divine est nécessairement éternelle et irrévocable. C’est un abîme infini, où l’esprit rebelle est immédiatement précipité et d’où il peut rayonner dans son sens à travers le chaos matériel, la création physique et jusqu’aux limites du monde divin. Il savait bien aussi, en se déterminant contre Dieu, que le champ d’action ne lui manquerait pas ; car la volonté divine avait déjà évoqué du néant l’âme du monde, en éveillant en elle le désir chaotique — base et matière de toute la création. Cette âme du monde est un principe indéfini et indéterminé (απειρον και αοριστον) et elle communiquera toujours ce caractère dans une certaine mesure à tout ce qui proviendra d’elle. Ainsi il y aura un milieu mixte immense qui restera en suspens entre Dieu et son adversaire, donnant à celui-ci les moyens de nourrir sa haine, de réaliser sa révolte et de prolonger sa lutte. Son existence ne sera donc pas immobile et vide, il aura une activité abondante et variée, mais la direction générale et la qualité intérieure de tout ce qu’il fera sont d’avance déterminées par l’acte primordial de sa volonté qui l’a séparé de Dieu. Changer cet acte, revenir à Dieu est une impossibilité absolue pour lui. La doctrine contraire d’Origène, réprouvée par l’Église, montre aussi que cet esprit si élevé et si richement doué n’avait cependant qu’une bien pauvre idée de l’essence du mal moral, ce qu’il a d’ailleurs prouvé dans une autre circonstance en employant un procédé purement matériel et extérieur pour se délivrer des mauvaises passions.

  1. C’est ainsi que le terme « bereshith » a été (d’après le témoignage des Hexaples d’Origène) traduit par Aquila, ce docteur célèbre à qui le Talmud applique les paroles du psaume : « Tu es plus beau que les fils de l’homme. »