La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/08

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CHAPITRE VIII.


L’HOMME — MESSIE. LE CHAOS HUMAIN. ÉLÉMENTS PRIMITIFS DE LA SOCIÉTÉ TRINITAIRE.


Intermédiaire des Cieux et de la terre, l’Homme était destiné à être le Messie universel qui sauverait le monde du chaos en l’unissant à Dieu, en incarnant dans les formes créées la sagesse éternelle. Cette mission impliquait pour l’Homme un triple ministère : il devait être prêtre de Dieu, roi du monde inférieur et prophète de leur union absolue, Prêtre de Dieu, en lui sacrifiant son propre arbitraire, l’égoïsme humain ; roi de la nature inférieure, en la dominant par la loi divine ; prophète de l’union, en aspirant à la totalité absolue de l’existence et en la réalisant progressivement par la coopération continuelle de la grâce et de la liberté, en régénérant et en transformant de plus en plus la nature extra-divine jusqu’à son intégration universelle et parfaite, ή άποκείτα στάσις τῶν παντων. Se soumettre à Dieu et dominer la nature pour la sauver — voilà en deux mots la loi messianique. L’Homme la rejeta en préférant atteindre le but immédiatement, par lui-même, en violant l’ordre déterminé par la raison divine. Il voulut s’unir à la nature inférieure arbitrairement, en vertu de son propre désir, croyant par là s’approprier une royauté sans condition, une autocratie absolue, égale à celle de Dieu. Il ne voulut pas soumettre sa royauté à son sacerdoce ; et par là il devint incapable de satisfaire à ses vraies aspirations, de remplir sa mission prophétique. Le désir désordonné de s’unir avec la nature inférieure devait nécessairement soumettre l’Homme à cette nature ; et, comme conséquence inévitable, l’homme a dû contracter les traits distinctifs du monde matériel et extra-divin, il a dû se transformer selon l’image et selon la similitude de ce dernier. Or nous savons que le caractère essentiel de la nature en dehors de Dieu s’exprime 1° par une pluralité indéterminée dans l’espace ou la division infinie des parties ; 2° par un changement indéterminé dans le temps ou la disjonction infinie des moments et comme résultat de cette double division ; 3° par la transformation de toute causalité en mécanisme. Il est vrai que cette puissance du fractionnement infini et de la discorde universelle, caractère essentiel du Chaos, est limitée dans la création par l’action du verbe unifiant qui, sur le fond chaotique, construit le Cosmos. Mais dans la nature inférieure (avant l’apparition de l’homme) le fond du Chaos n’est pas supprimé, il persiste comme un feu sous la cendre, comme une tendance dominante qui s’éveille à toute occasion. C’est en cette qualité que la puissance du chaos a passé à l’homme déchu et a créé ce qu’on appelle improprement l’humanité naturelle et ce qui est en effet l’humanité chaotique. Dans cette masse humaine nous distinguons clairement les trois traits fondamentaux de la nature extra-divine. Le fractionnement infini des parties matérielles dans l’espace se traduit, dans le genre humain, par la pluralité indéterminée et anarchique des individus coexistants ; à la disjonction infinie des moments dans le temps correspond, dans l’existence de l’humanité, la succession indéterminée des générations qui se disputent l’actualité et se supplantent à tour de rôle ; enfin le mécanisme matériel du monde physique passe à l’humanité sous la forme de l’hétéronomie ou de la fatalité qui soumet la volonté de l’homme à la force des choses, son être intérieur à l’influence dominante du milieu extérieur et des circonstances temporelles.

Nous savons cependant que la chute de l’Homme pouvait ajourner et non pas annuler sa vocation. Les entraves bienfaisantes de l’espace, du temps et de la causalité mécanique, tout en l’éloignant du but suprême, l’empêchaient en même temps de le manquer absolument et définitivement. La pluralité indéterminée des individus — une déchéance considérée en elle-même — est la première condition du salut pour l’humanité ; car si une partie de cette multitude propage de plus en plus le péché originel en l’aggravant par des crimes nouveaux, il reste toujours quelques justes pour atténuer les effets du mal et pour préparer un milieu au salut futur ; grâce à cette multiplication indéterminée, Abel est remplacé par Seth, Saül est supplanté par David. La succession indéfinie des générations est une seconde condition du salut : elles ne disparaissent pas sans que chacune laisse quelque chose pour faciliter l’œuvre de ses héritiers, pour élaborer une forme historique plus parfaite, satisfaisant mieux aux vraies aspirations de l’âme humaine. Ainsi ce qui ne pouvait se manifester ni dans Ève, ni dans Thamar, ni dans Rahab, ni dans Ruth, ni dans Bathshabah, — se manifesta un jour dans Marie.

Enfin l’hétéronomie de notre existence est la troisième condition du salut, non moins indispensable que les deux premières. Car si la volonté humaine tant bonne que mauvaise avait une efficacité immédiate, il en serait fait de l’humanité et de la création. Le fratricide Caïn se serait alors immédiatement précipité dans le fond de l’enfer avant de construire une ville et de fonder la civilisation antique ; le bon Seth serait monté au ciel ou au moins dans les limbes comme son frère Abel avant de procréer les ancêtres de Jésus-Christ ; et le monde inférieur, la terre, privée de son centre d’unité et d’action serait retombée dans le triste état de tohou va bohou où elle était avant la création. Et il n’y aurait personne alors pour faire la joie et les délices de la Sagesse éternelle.

Si donc notre assujettissement aux conditions du monde matériel est une conséquence de la chute et une peine du péché, nous voyons que cette peine est un bienfait et que cette conséquence nécessaire du mal est un moyen nécessaire du bien absolu.

Comme la terre chaotique n’a pu se soustraire à l’action cosmogonique du Verbe, qui la transforma en un monde équilibré, illuminé et vivant, de même le chaos humain, créé par la chute de l’Eden, dut être soumis à l’opération théogonique du même Verbe, qui tend à le régénérer en une humanité spirituelle réellement unifiée, éclairée par la vérité divine, et vivante de la vie éternelle. La forme de l’Homme-Messie, rejetée par le premier Adam, ne fut pas anéantie dans l’humanité naturelle, mais seulement réduite à l’état de puissance latente ; elle y resta comme un germe vivant — semen mulieris (id est Sophiæ) se réalisant partiellement et progressivement pour s’incarner enfin dans le second Adam. Ce processus théogonique, la création de l’Homme trinitaire, de l’Homme-Messie ou de l’Homme-Dieu, par lequel la Sagesse divine s’incarne dans la totalité de l’univers — ce processus présente, dans l’ordre du temps, trois degrés principaux : 1° la série des anticipations messianiques dans l’humanité naturelle ou dans le chaos humain — avant le christianisme ; 2° l’apparition du Messie individuel dans la personne de Jésus-Christ ; et 3° la transformation messianique de l’humanité entière ou le développement de la Chrétienté.

Avant J.-C. l’humanité, privée de centre réel, n’était qu’un organisme en puissance, — de fait il n’y avait que des organes séparés, des tribus, des cités et des nations, dont quelques-unes tendaient à la domination universelle, — ce qui était déjà une anticipation de l’unité future. Mais dans chacune de ces parties disjointes de l’humanité, qu’elle aspirât ou non à remplacer le tout sous la forme d’une monarchie universelle, il y a eu dès le commencement une certaine réalisation, dans le domaine social, de la forme messianique ou trinitaire tendant à représenter, dans des limites plus ou moins étroites, la totalité de l’existence humaine.

Cette forme trinitaire a une base très générale dans l’être humain. Toute existence humaine est formée par trois termes principaux : 1° les faits accomplis conservés par la tradition du passé, 2° les actes et les travaux imposés par les besoins du présent, et 3° les aspirations à un état meilleur déterminées par un idéal plus ou moins parfait de l’avenir.

Il y a une analogie évidente, mais aussi une différence essentielle, entre ces trois modes constitutifs de l’existence humaine et les trois modes correspondants de l’existence divine (sans parler du caractère hypostatique de ces derniers). La raison générale de cette différence est qu’en Dieu, comme être absolu, le premier mode détermine totalement le second, et les deux ensemble déterminent totalement le troisième, dans lequel l’être divin se possède définitivement et jouit de soi-même d’une manière complète. L’homme au contraire, — pour ne mentionner ici que le troisième mode de sa subjectivité — ne peut posséder actuellement la totalité d’existence qui n’est pour lui qu’un avenir plus ou moins éloigné. Cet avenir idéalement anticipé ne peut pas être l’objet d’une jouissance proprement dite, mais seulement d’une aspiration.

Dans notre vie matérielle ou animale, cette forme trinitaire existe déjà, mais elle y est plutôt un symbole naturel qu’une réalité. Le fait accompli est représenté ici par la génération passée, les pères ou les anciens ; l’actualité, c’est la génération présente, les hommes d’aujourd’hui ; enfin les aspirations naturelles vers l’avenir s’incarnent dans les enfants, dans la génération future. On voit bien que la forme trinitaire a ici un caractère purement relatif et au fond illusoire : la vie naturelle s’efforce de fixer les termes du rapport, mais elle n’y parvient jamais, et chaque génération passe également par l’état de l’avenir, de l’actualité et du passé, pour disparaître dans le néant et l’oubli. Chaque génération veut posséder toute l’actualité, mais, puisque chacune a le même droit à cette possession, aucune ne peut l’obtenir effectivement ; et toutes, après de vains efforts pour retenir le torrent de l’existence temporelle, y sont englouties à tour de rôle. Mais ce changement continuel de générations n’épuise pas toute l’existence humaine. Ce n’est que l’humanité animale, et il y a encore l’humanité sociale qui n’a jamais été bornée à l’actualité matérielle, qui ne s’est jamais contentée de poursuivre et de maintenir le fait réel de l’existence. La société humaine, aux degrés les plus inférieurs de son développement, a toujours doublé le fait d’un principe, la réalité d’une idée.

Le moment présent, l’actualité, pour une société humaine, n’est jamais ni une succession, purement mécanique dans le temps — un simple postea de son passé, — ni un antécédent purement mécanique et temporel, un simple antea de son avenir : cette actualité est toujours rattachée aux deux autres termes par un lien intérieur et spirituel qui fixe le passé et l’avenir et qui, s’il n’arrête pas le torrent de l’existence matérielle, le fait au moins rentrer dans un lit déterminé et transforme le mauvais infini du temps naturel en un système de développement historique. Dans toute société humaine — toute barbare qu’elle soit en dehors et au-dessus des intérêts matériels du moment — il y a une tradition religieuse et un idéal prophétique. Le passé, au lieu d’être supplanté sans pitié à la manière de ces sauvages qui tuent et mangent leurs vieux parents, est conservé avec piété filiale comme la base et la sanction permanente de l’actualité ; et l’avenir, au lieu d’être appréhendé comme une fatalité impitoyable ou sacrifié au feu de l’égoïsme comme les enfants brûlés dans la statue ardente de Moloch, est appelé et évoqué comme le vrai but et la vraie raison d’être du présent, sa joie et sa couronne. Ainsi, à la tête de chaque société humaine, nous voyons une trinité plus ou moins différenciée de classes dirigeantes — se rattachant en partie, mais ne s’identifiant jamais au triple rapport naturel des générations successives. Il y a en premier lieu les prêtres ou sacrificateurs correspondant aux pères, à la vieille génération ; et, en effet, à l’origine, dans la vie des tribus et des familles dispersées, les fonctions sacerdotales étaient remplies par les pères de la famille ; et le foyer domestique était le principal autel. Cependant, même dans cet état primitif, le père représentait plus que le fait particulier de la paternité naturelle : il se rattachait, par sa dignité sacerdotale, au fait absolu de la paternité divine, à ce passé éternel précédant et conditionnant toute existence. À la différence des animaux, dans la personne des pères humains, la génération matérielle était devenue une institution sociale et une puissance religieuse. Et si le père vivant était prêtre, médiateur du présent et du passé, l’ancêtre défunt, en rentrant dans le monde invisible, se confondait avec le passé absolu lui-même, avec la Divinité éternelle, devenait l’objet du culte. Le culte des ancêtres en effet est un élément universel de la religion[1]. Ainsi le ministère du passé immédiat, des pères vivants, des prêtres, reliait l’actualité humaine à un passé plus éloigné et plus général, aux faits mystérieux qui précèdent et déterminent notre existence avec une nécessité absolue. — En second lieu nous voyons la classe des guerriers qui, par la force et par l’audace, assuraient à la société les moyens réels de l’existence, satisfaisaient aux besoins pressants du moment donné. Cette classe naturellement se recrutait surtout parmi les fils des familles, la génération actuelle. Et, quoique la vieille génération prît part aussi aux entreprises militaires, ce n’était pas cependant Priam ou Nestor, mais bien Hector et Achille qui commandaient les guerriers tout en cédant pieusement la première place aux vieux pères dès qu’il s’agissait d’obtenir, par des sacrifices, la faveur des dieux. — Ainsi le rapport entre les deux premières classes principales de la société correspond assez bien au rapport entre les deux générations — la présente et la passée de la vie naturelle. Mais si cette analogie allait plus loin, si l’avenir du corps social se trouvait aussi représenté seulement ou principalement par la génération future, par les enfants qui remplacent leurs ancêtres pour être eux-mêmes remplacés par leur propre progéniture et ainsi de suite, — l’existence sociale se confondrait avec le mauvais infini de la vie naturelle, il n’y aurait plus d’histoire, plus de progrès, mais seulement un changement continuel et inutile. En vérité il n’en est pas ainsi. Dans chaque société il y avait, depuis les temps les plus anciens, outre les prêtres et les guerriers, une catégorie d’hommes de tous les âges, de tous les sexes et de tous les états, qui anticipaient l’avenir humain et répondaient aux aspirations idéales de la société où ils vivaient. Dans la vie naturelle le troisième terme, au lieu d’être la véritable unité du second et du premier, n’est au fond que leur simple répétition. La génération future ne représente l’avenir que d’une manière illusoire et éphémère, comme dans une série indéterminée un membre ne vaut pas plus qu’un autre. Dans l’ordre de la succession naturelle, la nouvelle génération, pour venir après les vieilles, n’est pas par elle-même plus avancée qu’elles, plus proche de l’idéal et de la perfection. C’est pour cela que le vrai progrès social, indépendamment de la succession infinie des générations, demande qu’il y ait des représentants réels de l’avenir, des hommes effectivement plus avancés dans la vie spirituelle, capables de satisfaire aux aspirations de leurs contemporains et de présenter à la société donnée son idéal, dans la mesure où elle peut le concevoir et où ils peuvent eux-mêmes le réaliser. À ces hommes de l’avenir idéal je donne le nom général de prophètes. Vulgairement on entend par là quelqu’un qui prédit l’avenir.

Entre un diseur de bonne-aventure et le vrai prophète il y a à peu près la même différence qu’entre le chef d’une bande de brigands et le souverain légitime d’un grand État, ou bien entre le père d’une famille primitive qui sacrifie aux mânes des ancêtres et le pape qui donne sa bénédiction urbi et orbi et ouvre le ciel aux âmes du purgatoire. Mais en dehors de cette différence, qui tient à la sphère d’action plus ou moins large, il y a encore une autre distinction à faire. On peut prédire l’avenir, non seulement en paroles, mais, aussi en action, en anticipant partiellement des états et des rapports qui n’appartiennent pas à la condition actuelle de l’humanité. C’est là le prophétisme proprement dit, qui présente encore des modifications et des gradations indéterminées. Le sorcier africain, par exemple, a ou prétend avoir la puissance de faire selon son bon plaisir la pluie et le beau temps. Ce pouvoir supérieur de la volonté humaine sur les forces et les phénomènes de la nature matérielle est un attribut de l’être humain en tant que celui-ci se trouve en une union parfaite avec la Divinité créatrice et toutepuissante. Une telle union, généralement étrangère à notre état actuel, n’est que le but idéal, l’avenir éloigné auquel nous aspirons ; et l’exercice d’un pouvoir appartenant à cet état futur est une anticipation de l’avenir ou un acte prophétique. Mais ce n’est pas le vrai prophétisme que celui du sorcier, qui ne possède et même ne connaît pas les conditions religieuses et morales du pouvoir surnaturel ; et s’il l’exerce réellement ce n’est que d’une manière purement empirique. D’un autre côté, même dans le cas où ce pouvoir magique n’est qu’une prétention frauduleuse, c’est néanmoins une anticipation, — ne fût-ce que dans le désir et l’aspiration, — d’un état supérieur, d’un avenir idéal réservé à l’homme. Et, en passant d’un sorcier africain à un vrai thaumaturge chrétien, comme saint François d’Assise, nous trouvons dans ses miracles le même pouvoir de la volonté humaine que possède ou prétend posséder, sur les forces de la nature extérieure, le magicien d’une tribu sauvage. Ce pouvoir est borné dans les deux cas ; car la force miraculeuse des plus grands saints n’a jamais été ni constante dans sa durée ni universelle dans son application. Mais la grande différence est que le saint connaît et possède la condition intérieure principale du pouvoir surnaturel pour l’homme — l’union morale avec la Divinité. Ainsi son pouvoir, basé sur sa supériorité morale, est une image fidèle et directe, quoique faible et limitée, de la Toute-Puissance divine, qui n’est pas une force aveugle, mais la conséquence logique de la perfection intrinsèque et essentielle de l’être absolu. Dans la mesure où le saint participe à cette perfection, il participe aussi à la puissance divine et présente une anticipation de notre état définitif, non seulement réelle, mais intérieurement vraie, parfaite en soi, quoique extérieurement incomplète.

Comparons maintenant, dans un tout autre domaine du prophétisme, le grand sage grec avec un nabi hébreu. Platon, dans sa République, nous donne l’idéal de la société humaine organisée sur les principes de la justice et de la raison. C’est l’anticipation d’un avenir réalisé en partie par la société européenne du moyen âge[2]. Platon était donc prophète, mais il l’était comme le sorcier africain est thaumaturge : il ne possédait et ne connaissait même pas les vraies conditions dans lesquelles son idéal devait être réalisé. Il ne comprenait pas que, pour l’organisation équitable et rationnelle de l’être social, la justice et la raison humaines ne suffisent pas : que l’idéal d’une société juste et sage, pensé par un philosophe, doit encore être fécondé par une action morale correspondante de la part de la société elle-même. Pour s’organiser d’après l’idéal du bien, la société réelle, dominée par le mal, doit être sauvée et régénérée. Mais la méditation abstraite ne sauve pas. Tout en anticipant la vérité sociale, l’idéalisme platonique ne possédait pas la voie pour y parvenir et ne pouvait pas donner la vie à sa conception. C’est là la grande différence entre le prophétisme philosophique des Hellènes et le prophétisme religieux des Hébreux. Le nabi israélite à qui la vérité se révélait par un rapport personnel avec le Dieu vivant, le Dieu de l’histoire, anticipait l’avenir idéal, non pas par la pensée abstraite, mais par l’âme et par le cœur. Il frayait la voie, il éveillait la vie. Dans ses prophéties, il y avait, comme chez Platon, un idéal de la société parfaite ; mais cet idéal n’était jamais séparé de la condition intérieure qui déterminait sa réalisation — la réunion libre et active de l’humanité avec Dieu. Et les vrais nebiim savaient bien que cette union s’accomplit au moyen d’un processus divino-humain long et compliqué, par une série d’actions réciproques et de conjonctions entre Dieu et l’homme ; et ils le savaient, non seulement en principe général, mais ils savaient et proclamaient à chaque moment donné ce que l’humanité, dans son organe central provisoire, — la nation juive — devait faire pour coopérer efficacement au progrès de l’œuvre divino-humaine. Leur action était complète, puisque, d’un côté, ils montraient le but absolu dans l’avenir lointain et, d’un autre côté, ils indiquaient pour le moment présent le moyen efficace pour porter l’humanité vers ce but. Ainsi en réunissant sous le terme général de prophétisme toutes les anticipations humaines de l’avenir idéal nous ne méconnaissons pas la différence essentielle et immense qui sépare, non seulement des sorciers démoniaques, mais aussi des génies les plus sublimes de l’humanité profane, les vrais prophètes du Dieu vivant.

  1. La thèse a été développée de notre temps avec une certaine exagération par M. Fustel de Coulanges (Cité antique) et avec une exagération beaucoup plus grande par M. Herbert Spencer (Sociologie). Il n’est pas difficile de séparer le fond vrai et très important de ces idées des conclusions erronées provenant (surtout chez le savant anglais) d’un point de vue trop exclusif et borné.
  2. Voir entre autres sur cette analogie de la République platonicienne et de la République chrétienne, Ranke, dans son Histoire Universelle.