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La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/07

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CHAPITRE VII.


TRIPLE INCARNATION DE LA SAGESSE DIVINE.


Et formavit Futurus Deorum hominem — pulvis (sic) ex homo (vajitser Jahveh Elohim eth haadam haphar min haadamah).

Si la terre en général signifie l’âme du monde inférieur, la poussière de la terre indique l’état d’abaissement ou d’anéantissement de cette âme quand elle cesse de s’affirmer et de s’exalter dans le désir aveugle d’une existence anarchique ; — quand, repoussant toutes les suggestions infernales et renonçant dans une humilité parfaite à toute résistance et à toute lutte contre le Verbe céleste, elle devient capable de comprendre sa vérité, de s’unir à son action et de fonder en soi le Royaume de Dieu. Cet état humilié, cette réceptivité absolue de la Nature terrestre est objectivement fixée par la création de l’Homme (humus-humilis-homo) ; l’âme sensitive et imaginative du monde physique devient l’âme rationnelle de l’humanité. Arrivée à une conjonction intérieure avec les cieux, contemplant la lumière intelligible, elle peut embrasser dans une unité idéale (par la conscience et la raison) tout ce qui existe. Être universel en idée, dans sa puissance rationnelle (image de Dieu), l’homme doit devenir effectivement semblable à Dieu en réalisant activement son unité dans la plénitude de la création. Fils de la terre par la vie inférieure qu’elle lui donne, il doit la lui rendre transformée en lumière et en esprit vivifiant. Si par lui — par sa raison — la terre s’est élevée jusqu’aux Cieux, — par lui aussi — par son action, les Cieux doivent descendre et remplir la terre ; par lui tout le monde extra-divin doit devenir un seul corps vivant — incarnation totale de la Sagesse divine.

C’est dans l’homme seulement que la créature se réunit à Dieu d’une manière parfaite, c’est-à-dire librement et réciproquement, parce que, grâce à sa double nature, l’homme seul peut garder sa liberté et rester continuellement le complément moral de Dieu, en s’unissant à Lui de plus en plus intimement par une série suivie d’efforts conscients et d’actions délibérées. Il y a une dialectique admirable dans la loi vitale des deux mondes. La perfection surnaturelle même de la liberté chez un pur esprit, l’absence de toute limite extérieure fait que cette liberté, en se manifestant complètement, s’épuise dans un seul acte ; et l’être spirituel perd sa liberté à force d’en avoir eu trop. Au contraire, les entraves et les obstacles que le milieu extérieur du monde naturel oppose à la réalisation de nos actes intérieurs, — le caractère limité et conditionné de la liberté humaine rend l’homme plus libre que les anges, lui permet de conserver et d’exercer continuellement son libre arbitre, et de rester, même après la chute, le coopérateur actif de l’œuvre divine. C’est pour cela que la Sagesse éternelle ne trouve pas ses délices dans les anges, mais dans les fils de l’Homme.

La raison d’être de l’Homme est en premier lieu l’union intérieure et idéale de la puissance terrestre et de l’acte divin, de l’Ame et du Verbe, et en second lieu — la réalisation libre de cette union dans la totalité du monde extra-divin. Il y a donc, dans cet être composé, centre et périphérie — la personnalité humaine et le monde humain, l’homme individuel et l’homme social ou collectif. L’individu humain, étant en soi ou subjectivement l’union du Verbe divin et de la nature terrestre, doit commencer à réaliser objectivement ou pour soi cette union en se dédoublant extérieurement. Pour se connaître réellement dans son unité l’homme devait se distinguer comme sujet connaissant ou actif (homme proprement dit) de soi même comme objet connu ou passif (femme). Ainsi le contraste et l’union du Verbe divin et de la nature terrestre se reproduisent pour l’homme lui-même dans la distinction et l’union des sexes.

L’essence ou la nature humaine est complètement représentée par l’homme individuel (les deux sexes) ; l’état social ne saurait rien y ajouter ; mais il est absolument nécessaire pour l’extension et le développement de l’existence humaine, pour la réalisation actuelle de tout ce qui est potentiâ contenu dans l’individu humain. Ce n’est que par la société que l’homme peut atteindre son but définitif — l’intégration universelle de toute existence extra-divine. Mais l’humanité naturelle (homme, femme et société), telle qu’elle résulte du processus cosmogonique, ne contient en soi que la possibilité d’une telle intégration. La raison et la conscience de l’homme, le cœur et l’instinct de la femme, enfin la loi de la solidarité ou de l’altruisme qui forme la base de toute société — ne sont qu’une préfiguration de la véritable unité divino-humaine, un germe qui doit encore pousser, fleurir et porter son fruit. Le développement successif de ce germe s’accomplit par le processus de l’histoire universelle ; et le triple fruit qu’il porte est : la femme parfaite, ou la nature divinisée, l’homme parfait ou l’homme-Dieu, et la société parfaite de Dieu avec les hommes — incarnation définitive de la Sagesse éternelle.

L’unité essentielle de l’être humain dans l’homme, la femme et la société, détermine l’unité indivisible de l’incarnation divine dans l’humanité. L’homme proprement dit (l’individu masculin) contient déjà en soi, in potentiâ, toute l’essence humaine : ce n’est que pour la réaliser actu qu’il doit 1° se dédoubler ou objectiver son côté matériel dans la personnalité féminine, et 2° se multiplier ou objectiver l’universalité de son être rationnel dans une pluralité d’existences individuelles, organiquement liées ensemble et formant un tout solidaire — la société humaine. La femme n’étant que le complément de l’homme, et la société n’étant que son extension ou sa manifestation totale, il n’y a au fond qu’un seul être humain. Et sa réunion avec Dieu, quoique nécessairement triple, ne constitue cependant qu’un seul être divino-humain, — la Σοφία incarnée, dont la manifestation centrale et parfaitement personnelle est Jésus-Christ ; le complément féminin — la Sainte Vierge et l’extension universelle — l’Église. La Sainte Vierge est unie à Dieu d’une union purement réceptive et passive ; elle a engendré le second Adam, comme la terre a engendré le premier — en s’anéantissant dans l’humilité parfaite ; il n’y a donc pas ici de réciprocité ou de coopération proprement dite. Et quant à l’Église, elle n’est pas unie à Dieu immédiatement, mais par l’incarnation du Christ dont elle est la continuation. C’est donc le Christ seul qui est vraiment l’Homme-Dieu, l’homme immédiatement et réciproquement (activement) uni à Dieu.

C’est en contemplant dans sa pensée éternelle la Sainte Vierge, le Christ et l’Église, que Dieu a donné son approbation absolue à la création entière en la proclamant tob meod, valde bona. C’était là le propre sujet de la grande joie qu’éprouvait la Sagesse divine à l’idée des fils de l’Homme ; elle y voyait l’unique fille d’Adam pure et immaculée, elle y voyait le Fils de l’Homme par excellence, le seul juste, elle y voyait enfin la multitude humaine unifiée sous la forme d’une société unique basée sur l’amour et la vérité. Elle contemplait sous cette forme son incarnation future et, dans les enfants d’Adam, ses propres enfants ; et elle se réjouissait en voyant qu’ils justifiaient le plan de la création qu’elle offrait à Dieu : Et justificata est Sapientia a filiis suis. (Math., XI, 19.)

L’humanité réunie à Dieu dans la Sainte Vierge, dans le Christ, dans l’Église, est la réalisation de la Sagesse essentielle ou de la substance absolue de Dieu, sa forme créée, son incarnation. En vérité c’est une seule et même forme substantielle (désignée par la Bible comme semen mulieris, scilicet Sophiæ) qui se produit en trois manifestations successives et permanentes, réellement distinctes, mais essentiellement indivisibles, en s’appelant Marie dans sa personnalité féminine, Jésus dans sa personnalité masculine — et gardant son propre nom pour son apparition totale et universelle dans l’Église accomplie de l’avenir, la Fiancée et l’Épouse du Verbe divin.

Cette triple réalisation de la Sagesse essentielle dans l’humanité est une vérité religieuse que la Chrétienté orthodoxe professe dans sa doctrine et manifeste dans son culte. Si, par la Sagesse substantielle de Dieu, il ne fallait entendre que la personne de Jésus-Christ exclusivement, comment pourrait-on appliquer à la Sainte Vierge tous les textes des livres sapientiaux qui parlent de cette Sagesse ? Or cette application, qui se faisait dès les temps les plus anciens dans les offices de l’Église latine ainsi que de l’Église grecque, a reçu de nos jours une sanction doctrinale dans la bulle de Pie IX sur l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge. D’un autre côté, il y a des textes de l’Écriture que les docteurs orthodoxes et catholiques appliquent tantôt à la Sainte Vierge, tantôt à l’Église (par exemple le texte de l’apocalypse concernant la femme vêtue du soleil, couronnée des étoiles et ayant la lune sous ses pieds). Enfin on ne saurait révoquer en doute le lien intime et l’analogie parfaite entre l’humanité individuelle et l’humanité sociale du Christ, son corps naturel et son corps mystique. Dans le sacrement de la communion, le corps personnel du Seigneur devient d’une manière mystérieuse mais réelle le principe unifiant de son corps collectif — la communauté des fidèles. Ainsi l’Église, la société humaine divinisée, a au fond la même substance que la personne incarnée du Christ, son humanité individuelle, — et celle-ci n’ayant d’autre origine et d’autre essence que la nature humaine de la Sainte Vierge, Mère de Dieu, il s’en suit que l’organisme de l’incarnation divino-humaine, ayant en Jésus-Christ un seul centre personnel actif, a aussi dans sa triple manifestation une seule et même base substantielle — la corporéité de la Sagesse divine en tant que cachée et révélée dans le monde inférieur : c’est l’âme du monde complètement convertie, purifiée et identifiée avec la Sagesse elle-même, comme la matière s’identifie avec la forme dans un seul être concret et vivant. Et la réalisation parfaite de cette substance divino-matérielle, de ce semen mulieris, — c’est l’humanité glorifiée et ressuscitée — le Temple, le Corps et l’Épouse de Dieu.

La vérité chrétienne, sous cet aspect définitif — l’incarnation totale et concrète de la Divinité — a particulièrement attiré l’âme religieuse du peuple russe, dès les premiers temps de sa conversion au christianisme. En dédiant ses plus anciens temples à sainte Sophie, la Sagesse substantielle de Dieu, il a donné à cette idée une expression nouvelle inconnue aux Grecs (qui identifiaient la Σοφία avec le Λόγος). — Tout en rattachant intimement la sainte Sophie à la Mère de Dieu et à Jésus-Christ, l’art religieux de nos ancêtres la distinguait nettement de l’une et de l’autre, en la représentant sous les traits d’un être divin particulier. C’était pour eux l’essence céleste recouverte par les apparences du monde inférieur, l’esprit lumineux de l’humanité régénérée, l’Ange gardien de la Terre, apparition future et définitive de la Divinité.

Ainsi, à côté de la forme humaine individuelle du divin, — à côté de la Vierge-Mère et du Fils de Dieu — le peuple russe a connu et aimé, sous le nom de sainte Sophie, l’incarnation sociale de la Divinité dans l’Église Universelle. — C’est à cette idée, révélée au sentiment religieux de nos ancêtres, — à cette idée vraiment nationale et absolument universelle qu’il nous faut maintenant donner une expression rationnelle. Il s’agit de formuler la Parole vivante que l’ancienne Russie a conçue et que la Russie nouvelle doit dire au monde.