La Sève immortelle/XII

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Bibliothèque de l’Action française (p. 134-137).

XII


En bien des circonstances, Madame de Tilly avait admiré l’énergie de Guillemette. Son caractère lui inspirait de la confiance. Elle était à peu près sûre qu’elle aimerait son fils, et désirait passionnément la voir devenir sa femme.

Aussi, fut-elle consternée quand Monsieur de Muy lui confia que le brillant officier avait demandé la main de sa fille. La joie que le major ne savait pas dissimuler l’indigna, la révolta, et, mettant de côté la vieille robe qu’elle reprisait, très droite dans son fauteuil elle dit nettement :

— Mon cousin, vous me permettrez d’être franche. Si riche, si honorable que soit cet étranger, je verrais dans ce mariage une faute, un vrai malheur.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— D’abord, ce serait trahir notre foi.

— Notre foi ! ! !… mais Monsieur Laycraft s’engage à laisser sa femme parfaitement libre de vivre en catholique.

— Major, ce n’est pas en mariant leurs filles à des protestants que les Canadiens conserveront la foi catholique dans le pays.

— Soyez tranquille, ma cousine, vous ne verrez pas souvent les riches Anglais rechercher les Canadiennes qui n’ont pas le sou.

— Je vous l’accorde… Mais vous ne pouvez donner l’exemple de la défection. Vous portez un nom trop noble… On a des devoirs envers sa race.

— Oui, certes, et je crois les avoir remplis. J’ai tout sacrifié. Mais la France nous abandonne…

— Malgré cela, il faut tâcher de vivre… sauver tout ce qui peut être sauvé !

— Nous sommes absolument ruinés. Quand le gouvernement français soldera-t-il les lettres de change ?[1] Il faut du temps pour qu’un Canadien soit en état de faire vivre sa famille convenablement.

— Soyons catholiques et Français d’abord, et laissons le reste à Dieu.

— D’après vous, ma cousine, je devrais vouer ma fille aux privations et aux labeurs, quand il ne tient qu’à elle de s’assurer une vie facile, très douce même.

— Nos ancêtres aussi ont connu des jours terribles. Ils ont su les traverser. Et Guillemette, comment a-t-elle pris la proposition ?

— Bien… vous savez, je ne m’entends guère à lire dans la pensée des jeunes filles… Elle veut avoir un entretien avec Monsieur Laycraft.

Un sourire effleura les lèvres de Madame de Tilly, qui parla d’autre chose.

  1. Ces lettres de change ne furent jamais soldées. Le roi de France, dit Monsieur Salone, fit aux Canadiens, qui avaient tant souffert pour lui, les adieux d’un banqueroutier.