La Sœur de Gribouille/XII

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Hachette (p. 183-193).



XII

les serins


Caroline et Gribouille balayaient et essuyaient dans le salon. Gribouille, qui se trouvait fatigué, s’étendit dans un fauteuil. On sonne à la porte : Gribouille ne se dérange pas. Au second coup de sonnette, Caroline se retourne vers son frère.

caroline.

Tu n’entends donc pas, Gribouille ? On sonne ; va vite ouvrir.

gribouille.

Je ne peux pas ; je n’ai pas le temps.

caroline.

Comment ! tu n’as pas le temps ? Qu’as-tu de mieux à faire ?

gribouille.

Je me repose ; j’en ai encore pour un bon quart d’heure.

caroline.

Quelle bêtise dis-tu là ? Tu plaisantes, j’espère.

Un troisième coup de sonnette retentit plus violent que les deux premiers, Gribouille ne bouge pas. Sa sœur le regarde avec tristesse, hausse les épaules et va ouvrir en se disant tout bas :

« Pauvre garçon ! je vois que je ne pourrai jamais le former pour le service. »

Elle ouvre la porte ; un domestique entre, portant une cage.

le domestique, à Caroline.

Mademoiselle, je suis nouveau dans le pays, je ne suis pas sûr que ce soit ici chez M. et Mme Delmis ; voici deux serins que j’apporte pour les enfants de Mme Delmis ; voulez-vous les remettre de la part de Mme Pierrefond, ma maîtresse ?

caroline.

Bien obligé, monsieur, je n’y manquerai pas. C’est bien ici que demeurent M. et Mme Delmis.

Le domestique regarda Gribouille, qui rit niaisement.

le domestique.

Qu’a-t-il donc à rire, ce garçon ? La bonne tête ! A-t-il l’air nigaud !

gribouille.

J’ai l’air que j’ai. Est-ce que ça vous regarde ? Je ne vous dis rien, à vous : pourquoi venez-vous me taquiner ?

le domestique, d’un air moqueur.

Faites excuse, monsieur, je n’avais pas l’intention de vous contrarier ; seulement je pensais tout haut.

gribouille.

À la bonne heure ! je vous pardonne ; et à l’avenir tâchez de penser bien, pour bien parler.


Gribouille ne bouge pas.

Le domestique s’en alla en riant et en faisant des signes qui indiquaient qu’il croyait Gribouille atteint de folie. Caroline parut contrariée.

caroline.

Pourquoi as-tu parlé à ce domestique que tu ne connais pas, Gribouille ? Il ne te disait rien.

gribouille.

Tu appelles cela ne rien dire, quand il me traite de bête, de nigaud, et de je ne sais quoi encore qu’il pensait et qu’il n’osait pas dire.

caroline.

Tu te querelles avec tout le monde ; tu vois que monsieur et madame n’aiment pas qu’on se dispute, et toi, depuis quelque temps, tu attaques toujours, tu ne supportes rien ; tu deviens trop familier avec monsieur et grossier avec madame.

gribouille, se fâchant.

Et pourquoi donc que je supporterais, moi, ce qu’ils ne supportent pas ? Va donc dire aux maîtres qu’ils sont nigauds, bêtes, crétins, maladroits, brise-tout, comme on me dit à moi toute la journée : et tu verras les hélas ! et les cris qu’ils pousseront. C’est que ça m’ennuie à la fin.

caroline, le calmant.

Voyons, Gribouille, mon frère, ne te fâche pas ; tout ça, c’est pour rire ; ils ne pensent seulement pas ce qu’ils disent.

gribouille.

Tu crois ?

caroline.

J’en suis sûre. N’en parlons plus ; et finis d’essuyer le salon pendant que je vais voir au déjeuner.

Gribouille continua à épousseter. Il arriva à la cage, la prit, regarda les oiseaux et se mit à causer avec eux.

« Pauvres petits ! ils s’ennuient là dedans… Ne jamais sortir ! c’est-y embêtant ! Ça fait pitié, ces pauvres petites bêtes !… Ma foi, je n’y tiens pas : je vais les laisser voler dans la chambre : ça va toujours les amuser un peu. »



Gribouille ouvre la porte de la cage, qu’il pose sur une table ; les serins approchent de la porte ouverte, s’envolent, se perchent sur le bâton d’un rideau de croisée et chantent joyeusement. Gribouille est enchanté, il bat des mains ; les oiseaux ont peur, quittent le rideau et se dirigent vers une croisée restée ouverte. Gribouille les poursuit en criant :

« Pas par là, pas par là, les petits ! attendez, que je ferme. »

Mais les serins, qui voient l’air, l’espace, la verdure, s’élancent hors de la fenêtre et s’envolent au loin. Gribouille reste pétrifié.

« Les petits scélérats ! Me jouer ce tour-là ! A-t-on jamais vu chose pareille ? Ils vont être joliment attrapés. Je cours fermer la grille du jardin : ils seront bien fins s’ils peuvent l’ouvrir pour aller dans la campagne. »

Gribouille sort précipitamment ; peu d’instants après il rentre tout essoufflé. Au même moment, Émilie entre au salon ; elle regarde de tous côtés et aperçoit la cage.

« Ah ! la voilà ! voyons les oiseaux. »

Elle approche de la cage, voit avec surprise la porte ouverte et pas d’oiseaux dedans.

Elle appelle Gribouille.

« N’y avait-il pas des oiseaux dans cette cage ? Où sont-ils, Gribouille ?

gribouille, avec un rire niais.

Certainement, mademoiselle, certainement il y avait des oiseaux. À quoi pourrait servir une cage sans oiseaux ?

émilie, regardant autour d’elle.

Où sont-ils ? Je ne les vois pas.

gribouille.

Mademoiselle peut être tranquille, ils ne sont pas loin.

émilie.

Je voudrais bien les avoir ; voulez-vous me les apporter, Gribouille ?

gribouille.

Quant à cela, mademoiselle, il faut attendre un peu. Les oiseaux, ce n’est pas comme l’homme : c’est bête comme toutes les bêtes. J’aurais beau les appeler, leur dire que mademoiselle désire faire connaissance avec eux, c’est comme si je ne disais rien. Mademoiselle pense bien que ce n’est pas volonté de ma part, je ferais tout pour contenter mademoiselle, excepté de donner de mon esprit aux bêtes.

émilie, avec un sourire moqueur.

Non, non, je n’en demande pas tant. Gardez votre esprit, Gribouille ; tâchez même de l’augmenter ; seulement je ne comprends rien de ce que vous dites, et je ne sais pas encore où sont les oiseaux que m’a envoyés ma cousine Lucie.

gribouille.

Ils se promènent, mademoiselle ; ils étaient fatigués de leur cage et ils sont allés faire un tour. Ça se comprend : ces pauvres bêtes, toujours enfermées. On se lasse, à la fin.

émilie, consternée.

C’est vous qui les avez lâchés ?

gribouille.

Certainement, mademoiselle : qui donc aurait eu pitié de ces pauvres petites bêtes innocentes, si ce n’est moi ? Je les ai fait sortir ; mais ils ne vont pas tarder à rentrer, car j’ai poussé la grille du jardin et il faudra bien qu’ils rentrent quand ils verront tout fermé.

émilie, avec impatience.

Vous êtes plus nigaud que jamais, mon pauvre Gribouille. Vous ne faites que des bêtises ! A-t-on jamais imaginé de laisser des serins s’envoler !

gribouille, s’animant à mesure qu’il parle.

Mais puisque je vous dis, mademoiselle, que j’ai fermé la grille. J’ai fait ce que j’ai pu, moi. Que vouliez-vous que je fisse ? Fallait-il m’envoler après eux ? Est-ce que j’ai des ailes, moi ? Est-ce ma faute si ces bêtes n’ont pas de jugement, si elles ne comprennent pas qu’elles doivent rentrer ? Tout ça, voyez-vous, c’est de la méchanceté de leur part. Ils savent qu’ils me font gronder. Il leur en coûtait beaucoup peut-être de rentrer avant que vous ayez vu leur cage vide ! C’est toujours la même chanson : tout le monde contre moi ; je ne peux plus y tenir. Jusqu’à un perroquet et des serins qui se liguent pour me faire gronder ! »

Et le pauvre Gribouille tombe assis sur une chaise, appuie son coude sur la table et cache son visage dans ses mains ; il pleure.

Émilie, que le discours de Gribouille avait étonnée, puis amusée, le voit pleurer ; elle approche, lui prend les mains.

émilie.

Voyons, mon pauvre Gribouille ! Il ne faut pas vous affliger pour si peu de chose.


Dans son désespoir, il se tapait la tête, s’arrachait les cheveux. (Page 193.)

gribouille, sanglotant.

Si peu de chose ! Mademoiselle appelle cela peu de chose ! Tout ce que je fais tourne contre moi. J’entends dire à chacun : « Gribouille est bête ! Dieu, qu’il est bête ! » Jusqu’à ma propre sœur, ma meilleure et seule amie, qui dit de même. Et mademoiselle croit qu’on peut supporter tout cela ! que je peux me laisser insulter pour des animaux ! Et quels animaux encore ! un perroquet et des serins ! Non, non, je ne me laisserai plus faire, je me révolterai ou je mourrai ; je souffre trop, je ne sais plus que dire, que faire ; je sens ma pauvre tête qui part.

Et Gribouille, qui s’était levé, allait et venait dans la chambre, et dans son désespoir frappait les meubles, cognait les murs, se tapait la tête, s’arrachait les cheveux. Émilie s’était sauvée et était allée chercher Caroline.