La Salle d’armes/I — Pauline/05

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Dumont (1p. 85-103).


V


Pauline rouvrit les yeux en rentrant dans le port ; son premier mouvement fut tout à l’effroi, elle croyait avoir fait un rêve consolant ; et elle étendit les bras comme pour s’assurer qu’ils ne touchaient plus les murs de son caveau ; puis elle regarda autour d’elle avec inquiétude.

— Où me conduisez-vous ? me dit-elle.

— Soyez tranquille, lui répondis-je ; ces maisons que vous voyez devant vous appartiennent à un pauvre village ; ceux qui l’habitent sont trop occupés pour être curieux ; vous y resterez inconnue aussi long-temps que vous voudrez. D’ailleurs, si vous désirez partir, dites-moi seulement où vous allez, et demain, cette nuit, à l’instant, je pars avec vous, je vous conduis, je suis votre guide.

— Même hors de France ?

— Partout !

— Merci, me dit-elle ; laissez-moi seulement songer une heure à cela ; je vais essayer de rassembler mes idées, car en ce moment j’ai la tête et le cœur brisés ; toute ma force s’est usée pendant ces deux jours et ces deux nuits, et je sens dans mon esprit une confusion qui ressemble à de la folie.

— À vos ordres ; quand vous voudrez me voir, vous me ferez appeler. Elle me fit un geste de remercîments. En ce moment nous arrivions à l’auberge.

Je fis préparer une chambre dans un corps de logis entièrement séparé du mien, pour ne pas blesser la susceptibilité de Pauline ; puis je recommandai à notre hôtesse de ne lui monter que du bouillon coupé, toute autre nourriture pouvant devenir dangereuse dans l’état d’irritation et d’affaiblissement où devait être l’estomac de la malade. Ces ordres donnés, je me retirai dans ma chambre.

Là je pus me livrer tout entier au sentiment de joie qui remplissait mon ame, et que, devant Pauline, je n’avais point osé laisser éclater. Celle que j’aimais encore, celle dont le souvenir, malgré une séparation de deux ans, était resté vivant dans mon cœur, je l’avais sauvée, elle me devait la vie. J’admirais par combien de détours cachés et de combinaisons diverses le hasard ou la Providence m’avait conduit à ce résultat ; puis tout-à-coup il me passait un frisson mortel par les veines en songeant que, si une de ces circonstances fortuites avait manqué, que, si un seul de ces petits événemens dont la chaîne avait formé le fil conducteur qui m’avait guidé dans ce labyrinthe n’était pas venu au-devant de moi, à cette heure même Pauline, enfermée dans un caveau, se tordrait les bras dans les convulsions du poison ou de la faim ; tandis que moi, moi, dans mon ignorance, occupé ailleurs d’une futilité, d’un plaisir peut-être, je l’eusse laissée agonisante ainsi, sans qu’un souffle, sans qu’un pressentiment, sans qu’une voix fût venue me dire : Elle se meurt ; sauve-la !… Ces choses sont affreuses à penser, et la peur de réflexion est la plus terrible. Il est vrai que c’est aussi la plus consolante car, après nous avoir fait épuiser le cercle du doute, elle nous ramène à la foi, qui arrache le monde des mains aveugles du hasard pour le remettre à la prescience de Dieu.

Je restai une heure ainsi, et je te le jure, continua Alfred, pas une pensée qui ne fût pure ne me vint au cœur ou à l’esprit. J’étais heureux, j’étais fier de l’avoir sauvée ; cette action portait avec elle sa récompense, et je n’en demandais pas d’autre que le bonheur même d’avoir été choisi pour l’accomplir. Au bout de cette heure elle me fit demander : je me levai vivement, comme pour m’élancer vers sa chambre ; mais à la porte les forces me manquèrent, je fus obligé de m’appuyer un instant contre le mur, et il fallut que la fille d’auberge revint sur ses pas en m’invitant à entrer pour que je prisse sur moi de surmonter mon émotion.

Elle s’était jetée sur son lit, mais sans se déshabiller. Je m’approchai d’elle avec l’apparence la plus calme que je pus : elle me tendit la main.

Je ne vous ai pas encore remercié, me dit-elle : mon excuse est dans l’impossibilité de trouver des termes qui expriment ma reconnaissance. Faites la part de la terreur d’une femme dans la position où vous m’avez trouvée et pardonnez-moi.

— Écoutez-moi, madame, lui dis-je en essayant de réprimer mon émotion, et croyez à ce que je vais vous dire. Il est de ces situations si inattendues, si étranges, qu’elles dispensent de toutes les formes ordinaires et de toutes les préparations convenues. Dieu m’a conduit vers vous et je l’en remercie ; mais ma mission n’est point accomplie, je l’espère, et peut-être aurez-vous encore besoin de moi. Écoutez-moi donc et pesez chacune de mes paroles.

Je suis libre… je suis riche… rien ne m’enchaîne sur un point de la terre plutôt que sur un autre. Je comptais voyager, je partais pour l’Angleterre sans aucun but ; je puis donc changer mon itinéraire, et me diriger vers telle partie de ce monde où il plaira au hasard de me pousser. Peut-être devez-vous quitter la France ? Je n’en sais rien, je ne demande aucun de vos secrets, et j’attendrai que vous me fassiez un signe pour former même une supposition. Mais, soit que vous restiez en France, soit que vous la quittiez, disposez de moi, madame, à titre d’ami ou de frère ; ordonnez que je vous accompagne de près, ou que je vous suive de loin, faites-vous de moi un défenseur avoué, ou exigez que j’aie l’air de ne pas vous connaître, et j’obéirai à l’instant ; et cela, madame, croyez-le bien, sans arrière-pensée, sans espoir égoïste, sans intention mauvaise. Et maintenant que j’ai dit, oubliez votre âge, oubliez le mien, ou supposez que je suis votre frère.

— Merci, me dit la comtesse avec une voix pleine d’une émotion profonde, j’accepte avec une confiance pareille à votre loyauté ; je me remets tout entière à votre honneur, car je n’ai que vous au monde : vous seul savez que j’existe.

Oui, vous l’avez supposé avec raison, il faut que je quille la France. Vous alliez en Angleterre, vous m’y conduirez ; mais je n’y puis pas arriver seule et sans famille ; vous m’avez offert le titre de votre sœur ; pour tout le monde désormais je serai mademoiselle de Nerval.

— Oh ! que je suis heureux ! m’écriai-je. La comtesse me fit signe de l’écouter.

— Je vous demande plus que vous ne croyez peut-être, me dit-elle ; moi aussi j’ai été riche, mais les morts ne possèdent plus rien.

— Mais je le suis, moi, mais toute ma fortune…

— Vous ne me comprenez pas, me dit-elle, et en ne me laissant pas achever, vous me forcez à rougir.

— Oh ! pardon.

— Je serai mademoiselle de Nerval, une fille de votre père si vous voulez, une orpheline qui vous a été confiée. Vous devez avoir des lettres de recommandation ; vous me présenterez comme institutrice dans quelque pensionnat. Je parle l’anglais et l’italien comme ma langue maternelle ; je suis bonne musicienne, du moins on me le disait autrefois, je donnerai des leçons de musique et de langues.

— Mais c’est impossible, m’écriai-je.

— Voilà mes conditions, me dit la comtesse ; les refusez-vous, monsieur, ou les acceptez-vous, mon frère ?

— Oh ! tout ce que vous voudrez, tout, tout, tout !

— Eh bien, alors il n’y a pas de temps à perdre, il faut que demain nous partions ; est-ce possible ?

— Parfaitement.

— Mais un passeport ?

— J’ai le mien.

— Au nom de monsieur de Nerval ?

— J’ajouterai et de sa sœur.

— Vous ferez un faux ?

— Bien innocent. Aimez-vous mieux que j’écrive à Paris qu’on m’envoie un second passeport ?…

— Non, non… cela entraînerait une trop grande perte de temps. D’où partirons-nous ?

— Du Havre.

— Comment ?

— Par le paquebot, si vous voulez.

— Et quand cela ?

— À votre volonté.

— Pouvons-nous tout de suite ?

— N’êtes-vous pas bien faible ?

— Vous vous trompez, je suis forte. Dès que vous serez disposé à partir, vous me trouverez prête.

— Dans deux heures.

— C’est bien. Adieu, frère.

— Adieu, madame.

— Ah ! reprit la comtesse en souriant, voilà déjà que vous manquez à nos conventions.

— Laissez-moi le temps de m’habituer à ce nom, si doux qu’il soit.

— M’a-t-il donc tant coûté à moi ?

— Oh ! vous… m’écriai-je. Je vis que j’allais en dire trop. Dans deux heures, repris-je, tout sera préparé selon vos désirs. Puis je m’inclinai et je sortis.

Il n’y avait qu’un quart d’heure que je m’étais offert dans toute la sincérité de mon ame à jouer le rôle de frère, et déjà j’en ressentais toute la difficulté. Être le frère adoptif d’une femme jeune et belle est déjà chose difficile ; mais lorsqu’on a aimé cette femme, lorsqu’on l’a perdue, lorsqu’on l’a retrouvée seule et isolée, n’ayant d’appui que vous ; lorsque le bonheur auquel on n’aurait osé croire, car on le regardait comme un songe, est là près de vous en réalité, et qu’en étendant la main on le touche, alors, malgré la résolution prise, malgré la parole donnée, il est impossible de renfermer dans son ame ce feu qu’elle couve, et il en sort toujours quelque étincelle par les yeux ou par la bouche.

Je retrouvai mes bateliers soupant et buvant ; je leur fis part de mon nouveau projet de gagner le Havre pendant la nuit, afin d’y être arrivé au moment du départ du paquebot ; mais ils refusèrent de tenter la traversée dans la barque qui nous avait amenés. Comme ils ne demandaient qu’une heure pour préparer un bâtiment plus solide, nous fîmes prix à l’instant, ou plutôt ils laissèrent la chose à ma générosité. J’ajoutai cinq louis aux vingt-cinq qu’ils avaient déjà reçus ; pour cette somme ils m’eussent conduit en Amérique.

Je fis une visite dans les armoires de mon hôtesse. La comtesse s’était sauvée avec la robe qu’elle portait au moment où elle fut enfermée, et voilà tout. Je craignais pour elle, faible et souffrante comme elle l’était encore, le vent et le brouillard de la nuit ; j’aperçus sur la planche d’honneur un grand tartan écossais, dont je m’emparai, et que je priai madame Oseraie de mettre sur ma note ; grâce à ce châle et à mon manteau, j’espérais que ma compagne de voyage ne serait pas incommodée de la traversée. Elle ne se fit pas attendre, et lorsqu’elle sut que les bateliers étaient prêts, elle descendit aussitôt. J’avais profité du temps qu’elle m’avait donné pour régler tous mes petits comptes à l’auberge ; nous n’eûmes donc qu’à gagner le port et à nous embarquer.

Comme je l’avais prévu, la nuit était froide, mais calme et belle. J’enveloppai la comtesse de son tartan, et je voulus la faire entrer sous la tente que nos bateliers avaient faite à l’arrière du bâtiment avec une voile ; mais la sérénité du ciel et la tranquillité de la mer la retinrent sur le pont ; je lui montrai un banc, et nous nous assîmes l’un près de l’autre.

Tous deux nous avions le cœur si plein de nos pensées, que nous demeurâmes ainsi sans nous adresser la parole. J’avais laissé retomber ma tête sur ma poitrine, et je songeais avec étonnement à cette suite d’aventures étranges qui venaient de commencer pour moi, et dont la chaîne allait probablement s’étendre dans l’avenir. Je brûlais de savoir par quelle suite d’événemens la comtesse de Beuzeval, jeune, riche, aimée en apparence de son mari, en était arrivée à attendre, dans un des caveaux d’une abbaye en ruines, la mort à laquelle je l’avais arrachée. Dans quel but et pour quel résultat son mari avait-il fait courir le bruit de sa mort et exposé sur le lit mortuaire une étrangère à sa place ? Était-ce par jalousie ?… ce fut la première idée qui se présenta à mon esprit, elle était affreuse… Pauline aimer quelqu’un !… Oh ! alors voilà qui desenchantait tous mes rêves ; car pour cet homme qu’elle aimait elle reviendrait à la vie sans doute ; quelque part qu’elle fût, cet homme la rejoindrait. Alors, je l’aurais sauvée pour un autre ; elle me remercierait comme un frère, et tout serait dit ; cet homme me serrerait la main en me répétant qu’il me devait plus que la vie ; puis, ils seraient heureux d’un bonheur d’autant plus sûr qu’il serait ignoré !… Et moi, je reviendrais en France pour y souffrir comme j’avais déjà souffert, et mille fois davantage ; car cette félicité, que d’abord je n’avais entrevue que de loin, s’était rapprochée de moi, pour m’échapper plus cruellement encore ; et alors il viendrait un moment peut-être où je maudirais l’heure où j’avais sauvé cette femme, où je regretterais que, morte pour tout le monde, elle fût vivante pour moi, loin de moi ; et pour un autre près de lui… D’ailleurs, si elle était coupable, la vengeance du comte était juste… À sa place… je ne l’eusse pas fait mourir… mais certes… je l’eusse tuée… elle et l’homme qu’elle aimait… Pauline aimant un autre !… Pauline coupable !… Oh ! cette idée me rongeait le cœur… Je relevai lentement le front ; Pauline, la tête renversée en arrière, regardait le ciel, et deux larmes coulaient le long de ses joues.

— Oh ! m’écriai-je… qu’avez-vous donc, mon Dieu ?

— Croyez-vous, me dit-elle en gardant son immobilité, croyez-vous que l’on quitte pour toujours sa patrie, sa famille, sa mère, sans que le cœur se brise ? Croyez-vous qu’on passe, sinon du bonheur, mais du moins de la tranquillité au désespoir, sans que le cœur saigne ? Croyez-vous qu’on traverse l’océan à mon âge pour aller traîner le reste de sa vie sur une terre étrangère, sans mêler une larme aux flots qui vous emportent loin de tout ce qu’on a aimé ?…

— Mais, lui dis-je, est-ce donc un adieu éternel ?

— Éternel ! murmura-t-elle en secouant doucement la tête.

— De ceux que vous regrettez ne reverrez-vous personne ?

— Personne…

— Et tout le monde doit-il ignorer à jamais, et… sans exception, que celle que l’on croit morte et qu’on regrette est vivante et pleure ?

— Tout le monde… à jamais… sans exception…

— Oh ! m’écriai-je oh ! que je suis heureux, et quel poids vous m’enlevez du cœur !…

— Je ne vous comprends pas, dit Pauline.

— Oh ! ne devinez-vous point tout ce qui s’éveille en moi de doutes et de craintes ?… N’avez-vous point hâte de savoir vous-même par quel enchaînement de circonstances je ſuis arrivé jusques auprès de vous ?… Et rendez-vous grâce au ciel de vous avoir sauvée, sans vous informer à moi de quels moyens il s’est servi ?…

— Vous avez raison, un frère ne doit point avoir de secrets pour sa sœur… Vous me raconterez tout… et, à mon tour, je ne vous cacherai rien…

— Rien… Oh ! jurez-le-moi… Vous me laisserez lire dans votre cœur comme dans un livre ouvert ?…

— Oui… et vous n’y trouverez que le malheur, la résignation et la prière… Mais ce n’est ni l’heure ni le moment. D’ailleurs je suis trop près encore de toutes ces catastrophes pour avoir le courage de les raconter…

— Oh ! quand vous voudrez… à votre heure… à votre temps… J’attendrai…

Elle se leva. J’ai besoin de repos, me dit-elle : ne m’avez-vous pas dit que je pourrais dormir sous cette tente ?

Je l’y conduisis ; j’étendis mon manteau sur le plancher ; puis elle me fit signe de la main de la laisser seule. J’obéis, et je retournai m’asseoir sur le pont, à la place qu’elle avait occupée, je posai ma tête où elle avait posé la sienne, et je demeurai ainsi jusqu’à notre arrivée au Havre.

Le lendemain soir nous abordions à Brighton ; six heures après nous étions à Londres.