La Salle d’armes/I — Pauline/06

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Dumont (1p. 107-124).


VI


Mon premier soin en arrivant fut de me mettre en quête d’un appartement pour ma sœur et pour moi ; en conséquence je me présentai le même jour chez le banquier auprès duquel j’étais accrédité : il m’indiqua une petite maison toute meublée, qui faisait parfaitement l’affaire de deux personnes et de deux domestiques ; je le chargeai de terminer la négociation, et le lendemain il m’écrivit que le cottage était à ma disposition.

Aussitôt, et tandis que la comtesse reposait, je me fis conduire dans une lingerie : la maîtresse de l’établissement me composa à l’instant un trousseau d’une grande simplicité, mais parfaitement complet et de bon goût ; deux heures après, il était marqué au nom de Pauline de Nerval et transporté tout entier dans les armoires de la chambre à coucher de celle à qui il était destiné : j’entrai immédiatement chez une modiste, qui mit, quoique française, la même célérité dans sa fourniture ; quant aux robes, comme je ne pouvais me charger d’en donner les mesures, j’achetai quelques pièces d’étoffe, les plus jolies que je pus trouver, et je priai le marchand de m’envoyer le soir même une couturière.

J’étais de retour à l’hôtel à midi : on me dit que ma sœur était réveillée et m’attendait pour prendre le thé : je la trouvai vêtue d’une robe très-simple qu’elle avait eu le temps de faire faire pendant les douze heures que nous étions restés au Havre. Elle était charmante ainsi.

— Regardez, me dit-elle en me voyant entrer, n’ai-je pas déjà bien le costume de mon emploi, et hésiterez-vous maintenant à me présenter comme une sous-maîtresse ?

— Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez de faire, lui dis-je.

— Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous devez me parler, et si je suis à mon rôle, il me semble que vous oubliez le vôtre : les frères en général ne sont pas soumis aussi aveuglément aux volontés de leur sœur, et surtout les frères aînés. Vous vous trahirez, prenez garde.

— J’admire vraiment votre courage, lui dis-je, laissant tomber mes bras et la regardant : — la tristesse au fond du cœur, car vous souffrez de l’ame ; la pâleur sur le front, car vous souffrez du corps ; éloignée pour jamais de tout ce que vous aimez, vous me l’avez dit, vous avez la force de sourire. Tenez, pleurez, pleurez, j’aime mieux cela, et cela me fait moins de mal.

— Oui, vous avez raison, me dit-elle, et je suis une mauvaise comédienne. On voit mes larmes, n’est-ce pas, à travers mon sourire ? Mais j’avais pleuré pendant que vous n’y étiez pas, cela m’avait fait du bien ; de sorte qu’à un œil moins pénétrant, à un frère moins attentif j’aurais pu faire croire que j’avais déjà tout oublié.

— Oh ! soyez tranquille, madame, lui dis-je avec quelque amertume, car tous mes soupçons me revenaient, soyez tranquille, je ne le croirai jamais.

— Croyez-vous qu’on oublie sa mère quand on sait qu’elle vous croit morte et qu’elle pleure votre mort ?… Ô ma mère, ma pauvre mère ! s’écria la comtesse en fondant en larmes et en se laissant retomber sur le canapé.

— Voyez comme je suis égoïste, lui dis-je en m’approchant d’elle, je préfère vos larmes à votre sourire. Les larmes sont confiantes, et le sourire est dissimulé ; le sourire, c’est le voile sous lequel le cœur se cache pour mentir. Puis, quand vous pleurez, il me semble que vous avez besoin de moi pour essuyer vos pleurs… Quand vous pleurez, j’ai l’espoir que lentement, à force de soins, d’attentions, de respect, je vous consolerai, tandis que si vous étiez consolée déjà, quel espoir me resterait-il ?

— Tenez, Alfred, me dit la comtesse avec un sentiment profond de bienveillance et en m’appelant pour la première fois par mon nom, ne nous faisons pas une vaine guerre de mots ; il s’est passé entre nous des choses si étranges que nous sommes dispensés, vous de détours envers moi, moi de ruse envers vous. Soyez franc, interrogez-moi ; que voulez-vous savoir ? je vous répondrai.

— Oh ! vous êtes un ange, m’écriai-je, et moi je suis un fou ; je n’ai le droit de rien savoir, de rien demander. N’ai-je pas été aussi heureux qu’un homme puisse l’être, quand je vous ai retrouvée dans ce caveau, quand je vous ai emportée dans mes bras en descendant cette montagne, quand vous vous êtes appuyée sur mon épaule dans cette barque ? Aussi je ne sais, mais je voudrais qu’un danger éternel vous menaçât, pour vous sentir toujours frissonner contre mon cœur : ce serait une existence vite usée qu’une existence pleine de sensations pareilles. On ne vivrait qu’un an peut-être ainsi, puis le cœur se briserait ; mais quelle longue vie ne changerait-on pas pour une pareille année ? Alors vous étiez toute à votre crainte, et moi j’étais votre seul espoir. Vos souvenirs de Paris ne vous tourmentaient pas. Vous ne feigniez pas de sourire pour me cacher vos larmes ; j’étais heureux !… je n’étais pas jaloux.

— Alfred, me dit gravement la comtesse, vous avez fait assez pour moi pour que je fasse quelque chose pour vous. D’ailleurs il faut que vous souffriez, et beaucoup, pour me parler ainsi ; car en me parlant ainsi vous me prouvez que vous ne vous souvenez plus que je suis sous votre dépendance entière. Vous me faites honte pour moi ; vous me faites mal pour vous.

— Oh ! pardonnez-moi, pardonnez-moi, m’écriai-je en tombant à ses genoux ; mais vous savez que je vous ai aimée jeune fille, quoique je ne vous l’aie jamais dit ; vous savez que mon défaut de fortune seul m’a empêché d’aspirer à votre main ; et vous savez encore que depuis que je vous ai retrouvée, cet amour, endormi peut-être, mais jamais éteint, s’est réveillé plus ardent, plus vif que jamais. Vous le savez, car on n’a pas besoin de dire de pareilles choses pour qu’elles soient sues. Eh bien ! voilà ce qui fait que je souffre également à vous voir sourire et à vous voir pleurer ; c’est que quand vous souriez, vous me cachez quelque chose ; c’est que quand vous pleurez, vous m’avouez tout. Ah ! vous aimez, vous regrettez quelqu’un.

— Vous vous trompez, me répondit la comtesse ; si j’ai aimé, je n’aime plus ; si je regrette quelqu’un, c’est ma mère !

— Oh ! Pauline ! Pauline ! m’écriai-je, me dites-vous vrai ? ne me trompez-vous pas ? Mon Dieu, mon Dieu !

— Croyez-vous que je sois capable d’acheter votre protection par un mensonge ?

— Oh ! le ciel m’en garde !… Mais d’où est venue la jalousie de votre mari ? car la jalousie seule a pu le porter à une pareille infamie.

— Écoutez, Alfred, un jour ou l’autre il aurait fallu que je vous avouasse ce terrible secret ; vous avez le droit de le connaître. Ce soir vous le saurez, ce soir vous lirez dans mon ame ; ce soir, vous disposerez de plus que de ma vie, car vous disposerez de mon honneur et de celui de toute ma famille, mais à une condition.

— Laquelle ? dites ; je l’accepte d’avance.

— Vous ne me parlerez plus de votre amour ; je vous promets, moi, de ne pas oublier que vous m’aimez. Elle me tendit la main ; je la baisai avec un respect qui tenait de la religion.

— Asseyez-vous là, me dit-elle, et ne parlons plus de tout cela jusqu’au soir : qu’avez-vous fait ?

— J’ai cherché une petite maison bien simple et bien isolée, où vous soyez libre et maîtresse, car vous ne pouvez rester dans un hôtel.

— Et vous l’avez trouvée ?

— Oui, à Piccadilly. Et si vous voulez, nous irons la voir après le déjeuner.

— Alors, tendez donc votre tasse.

Nous prîmes le thé ; puis nous montâmes en voiture, et nous nous rendîmes au cottage.

C’était une jolie petite fabrique à jalousies vertes, avec un jardin plein de fleurs ; une véritable maison anglaise, à deux étages seulement. Le rez-de-chaussée devait nous être commun ; le premier était préparé pour Pauline. Je m’étais réservé le second.

Nous montâmes à son appartement ; il se composait d’une antichambre, d’un salon, d’une chambre à coucher, d’un boudoir et d’un cabinet de travail, où l’on avait réuni tout ce qu’il fallait pour faire de la musique et dessiner. J’ouvris les armoires ; la lingère m’avait tenu parole.

— Qu’est cela ? me dit Pauline.

— Si vous entrez dans une pension, lui répondis-je, on exigera que vous ayez un trousseau. Celui-ci est marqué à votre nom, un P et un N, Pauline de Nerval.

— Merci, mon frère, me dit-elle en me serrant la main. C’était la première fois qu’elle me redonnait ce titre depuis notre explication ; mais cette fois ce titre ne me fit pas mal.

Nous entrâmes dans la chambre à coucher ; sur le lit étaient deux chapeaux d’une forme toute parisienne et un châle de cachemire fort simple.

— Alfred, me dit la comtesse en les apercevant, vous eussiez dû me laisser entrer seule ici, puisque j’y devais trouver toutes ces choses. Ne voyez-vous pas que j’ai honte devant vous de vous avoir donné tant de peine ?… Puis vraiment je ne sais s’il est convenable…

— Vous me rendrez tout cela sur le prix de vos leçons, interrompis-je en souriant : un frère peut prêter à sa sœur.

— Il peut même lui donner lorsqu’il est plus riche qu’elle, dit Pauline, car, dans ce cas-là, c’est celui qui donne qui est heureux.

— Oh ! vous avez raison, m’écriai-je, et aucune délicatesse du cœur ne vous échappe… Merci, merci…

Nous passâmes dans le cabinet de travail ; sur le piano étaient les romances les plus nouvelles de madame Duchamge, de Labarre et de Plantade ; les morceaux les plus à la mode de Bellini, de Meyerbeer et de Rossini. Pauline ouvrit un cahier de musique et tomba dans une profonde rêverie.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je, voyant que ses yeux restaient fixés sur la même page, et qu’elle semblait avoir oublié que j’étais là.

— Chose étrange, murmura-t-elle, répondant à la fois à sa pensée et à ma question, il y a une semaine au plus que je chantais ce même morceau chez la comtesse M. ; alors j’avais une famille, un nom, une existence. Huit jours se sont passés… et je n’ai plus rien de tout cela… Elle pâlit et tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, et l’on eût dit que véritablement elle allait mourir. Je m’approchai d’elle, elle ferma les yeux ; je compris qu’elle était tout entière à sa pensée, je m’assis près d’elle, et lui appuyant la tête sur mon épaule :

— Pauvre sœur ! lui dis-je.

Alors elle se reprit à pleurer ; mais cette fois sans convulsions ni sanglots ; c’étaient des larmes mélancoliques et silencieuses, de ces larmes enfin qui ne manquent pas d’une certaine douceur, et qu’il faut que ceux qui les regardent sachent laisser couler. Au bout d’un instant elle rouvrit les yeux avec un sourire.

— Je vous remercie, me dit-elle, de m’avoir laissée pleurer.

— Je ne suis plus jaloux, lui répondis-je.

Elle se leva. — N’y a-t-il pas un second étage ? me dit-elle.

— Oui ; il se compose d’un appartement tout pareil à celui-ci.

— Et doit-il être occupé ?

— C’est vous qui en déciderez.

— Il faut accepter la position qui nous est imposée par la destinée avec toute franchise. Aux yeux du monde vous êtes mon frère, il est tout simple que vous habitiez la maison que j’habite, tandis qu’on trouverait sans doute étrange que vous allassiez loger autre part. Cet appartement sera le vôtre. Descendons au jardin.

C’était un tapis vert avec une corbeille de fleurs. Nous en fîmes deux ou trois fois le tour en suivant une allée sablée et circulaire qui l’enveloppait ; puis Pauline alla vers le massif et y cueillit un bouquet.

— Voyez donc ces pauvres roses, me dit-elle en revenant à moi, comme elles sont pâles et presque sans odeur. N’ont-elles pas l’air d’exilées qui languissent après leur pays ? Croyez-vous qu’elles aussi ont une idée de ce que c’est que la patrie, et qu’en souffrant elles ont le sentiment de leur souffrance ?

— Vous vous trompez, lui dis-je, ces fleurs sont nées ici ; cet air est l’atmosphère qui leur convient ; ce sont des filles du brouillard et non de la rosée ; un soleil plus ardent les brûlerait. D’ailleurs elles sont faites pour parer des cheveux blonds et pour s’harmonier avec le teint mat des filles du Nord. À vous, à vos cheveux noirs il faudrait de ces roses ardentes comme il en fleurit en Espagne. Nous irons en chercher là quand vous en voudrez.

Pauline sourit tristement. — Oui, dit-elle, en Espagne… en Suisse… en Italie… partout… excepté en France… Puis elle continua de marcher sans parler davantage, effeuillant machinalement les roses sur le chemin.

— Mais, lui dis-je, avez-vous donc à tout jamais perdu l’espoir d’y rentrer ?

— Ne suis-je pas morte ?

— Mais en changeant de nom…

— Il me faudrait aussi changer de visage.

— Mais c’est donc bien terrible ce secret ?

— C’est une médaille à deux faces, qui porte d’un côté du poison et de l’autre un échafaud. Écoutez, je vais vous raconter tout cela ; il faut que vous le sachiez, et le plus tôt est le mieux. Mais vous, dites-moi d’abord par quel miracle de la Providence vous avez été conduit vers moi ?

Nous nous assîmes sur un banc au-dessous d’un platane magnifique, qui couvrait de sa tente de feuillage une partie du jardin. Alors je commençai mon récit à partir de mon arrivée à Trouville. Je lui racontai tout : comment j’avais été surpris par l’orage et poussé sur la côte ; comment, en cherchant un abri, j’étais entré dans les ruines de l’abbaye ; comment, réveillé au milieu de mon sommeil par le bruit d’une porte, j’avais vu sortir un homme du souterrain ; comment cet homme avait enfoui quelque chose sous une tombe, et comment, dès lors, je m’étais douté d’un mystère que j’avais résolu de pénétrer. Puis je lui dis mon voyage à Dives, la nouvelle fatale que j’y appris, la résolution désespérée de la revoir une fois encore, mon étonnement et ma joie en reconnaissant que le linceul couvrait une autre femme qu’elle ; enfin mon expédition nocturne, la clef sous la tombe, mon entrée dans le souterrain, mon bonheur et ma joie en la retrouvant ; et je lui racontai tout cela avec cette expression de l’ame, qui, sans prononcer le mot d’amour, le fait palpiter dans chaque parole que l’on dit ; et pendant que je parlais, j’étais heureux et récompensé, car je voyais ce récit passionné l’inonder de mon émotion, et quelques-unes de mes paroles filtrer secrètement jusqu’à son cœur. Lorsque j’eus fini, elle me prit la main, la serra entre les siennes sans parler, me regarda quelque temps avec une expression de reconnaissance angélique ; puis enfin, rompant le silence :

— Faites-moi un serment, me dit-elle.

— Lequel ? parlez.

— Jurez-moi, sur ce que vous avez de plus sacré, que vous ne révélerez à qui que ce soit au monde ce que je vais vous dire, à moins que je ne sois morte, que ma mère ne soit morte, que le comte ne soit mort.

— Je le jure sur l’honneur, répondis-je.

— Et maintenant, écoutez, dit-elle.