La Salle d’armes/I — Pauline/07

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Dumont (1p. 127-160).


VII


Je n’ai pas besoin de vous dire quelle était ma famille ; vous la connaissez, ma mère, puis des parens éloignés, voilà tout : J’avais quelque fortune.

— Hélas ! oui, interrompis-je, et plût au ciel que vous eussiez été pauvre !

— Mon père, continua Pauline sans paraître remarquer le sentiment qui m’avait arraché mon exclamation, laissa en mourant quarante mille livres de rentes à peu près. Comme je suis fille unique, c’était une fortune. Je me présentai donc dans le monde avec la réputation d’une riche héritière.

— Vous oubliez, dis-je, celle d’une grande beauté, jointe à une éducation parfaite.

— Vous voyez bien que je ne puis pas continuer, me répondit Pauline en souriant, puisque vous m’interrompez toujours.

— Oh ! c’est que vous ne pouvez pas dire comme moi tout l’effet que vous produisîtes dans ce monde ; c’est que c’est une partie de votre histoire que je connais mieux que vous-même ; c’est que, sans vous en douter, vous étiez la reine de toutes les fêtes. Reine à la couronne d’hommages, invisible à vos seuls regards. C’est alors que je vous vis. La première fois, ce fut chez la princesse de Bel… Tout ce qu’il y avait de talens et de célébrités était réuni chez cette belle exilée de Milan. On chanta ; alors nos virtuoses de salon s’approchèrent tour à tour du piano. Tout ce que l’instrumentation a de science et le chant de méthode se réunirent d’abord pour charmer cette foule de dilettanti, étonnés toujours de rencontrer dans le monde ce fini d’exécution que l’on demande et qu’on trouve si rarement au théâtre ; puis quelqu’un parla de vous et prononça votre nom. Pourquoi mon cœur battit-il à ce nom que j’entendais pour la première fois ? La princesse se leva, vous prit par la main, et vous conduisit presque en victime à cet autel de la mélodie : dites-moi encore pourquoi, en vous voyant si confuse, eus-je un sentiment de crainte comme si vous étiez ma sœur, moi qui vous avais vue depuis un quart d’heure à peine. Oh ! je tremblai plus que vous, peut-être, et certes vous étiez loin de penser que dans toute cette foule il y avait un cœur frère de votre cœur, qui battait de votre crainte et allait s’enivrer de votre triomphe. Votre bouche sourit, les premiers sons de votre voix, tremblans et incertains, se firent entendre ; mais bientôt les notes s’échappèrent pures et vibrantes ; vos yeux cessèrent de regarder la terre et se fixèrent vers le ciel. Cette foule qui vous entourait disparut, et je ne sais même si les applaudissemens arrivèrent jusqu’à vous, tant votre esprit semblait planer au-dessus d’elle ; c’était un air de Bellini, mélodieux et simple, et cependant plein de larmes, comme lui seul savait les faire. Je ne vous applaudis pas, je pleurai. On vous reconduisit à votre place au milieu des félicitations ; moi seul n’osai m’approcher de vous ; mais je me plaçai de manière à vous voir toujours. La soirée reprit son cours, la musique continua d’en faire les honneurs, secouant sur son auditoire enchanté ses ailes harmonieuses et changeantes ; mais je n’entendis plus rien : depuis que vous aviez quitté le piano, tous mes sens s’étaient concentrés en un seul, Je vous regardais. Vous souvenez vous de cette soirée ?

— Oui, je crois me la rappeler, dit Pauline.

— Depuis, continuai-je, sans penser que j’interrompais son récit, depuis, j’entendis encore une fois, non pas cet air lui-même, mais la chanson populaire qui l’inspira. C’était en Sicile, vers le soir d’un de ces jours comme Dieu n’en a fait que pour l’Italie et la Grèce ; le soleil se couchait derrière Girgenti, la vieille Agrigente. J’étais assis sur le révère d’un chemin ; j’avais à ma gauche, et commençant à se perdre dans l’ombre naissante, toute cette plage couverte de ruines, au milieu desquelles ses trois temples seuls restaient debout. Au-delà de cette plage, la mer, calme et unie comme un miroir d’argent ; j’avais à ma droite la ville se détachant en vigueur sur un fond d’or, comme un de ces tableaux de la première école florentine, qu’on attribue à Gaddi, ou qui sont signés de Cimabué ou de Giotto. J’avais devant moi une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur sa tête une de ces longues amphores antiques à la forme délicieuse ; elle passait en chantant, et elle chantait cette chanson que je vous ai dite. Oh ! si vous saviez quelle impression je ressentis alors ! Je fermai les yeux, je laissai tomber ma tête dans mes mains : mer, cité, temples, tout disparut, jusqu’à cette fille de la Grèce, qui venait comme une fée de me faire reculer de trois ans et de me transporter dans le salon de la princesse Bel… Alors je vous revis ; j’entendis de nouveau votre voix ; je vous regardai avec extase ; puis tout-à-coup une profonde douleur s’empara de mon ame ; car vous n’étiez déjà plus la jeune fille que j’avais tant aimée, et qu’on appelait Pauline de Meulien ; vous étiez la comtesse Horace de Beuzeval. Hélas !… hélas !

— Oh ! oui, hélas ! murmura Pauline.

Nous restâmes tous deux quelques instans sans parler. Pauline se remit la première.

— Oui, ce fut le beau temps, le temps heureux de ma vie, continua-t-elle. Oh ! les jeunes filles, elles ne connaissent pas leur félicité ; elles ne savent pas que le malheur n’ose toucher au voile chaste qui les enveloppe et dont un mari vient les dépouiller. Oui, j’ai été heureuse pendant trois ans ; pendant trois ans ce fut à peine si ce soleil brillant de mes jeunes années s’obscurcit un jour, et si une de ces émotions innocentes que les jeunes filles prennent pour de l’amour y passa comme un nuage. L’été, nous allions dans notre château de Meulien ; l’hiver, nous revenions à Paris. L’été se passait au milieu des fêtes de la campagne, et l’hiver suffisait à peine aux plaisirs de la ville. Je ne pensais pas qu’une vie si pure et si sereine pût jamais s’assombrir. J’avançai joyeuse et confiante ; nous atteignîmes ainsi l’automne de 1830.

Nous avions pour voisine de velleggiature madame de Lucienne, dont le mari avait été grand ami de mon père ; elle nous invita un soir, ma mère et moi, à passer la journée du lendemain à son château. Son mari, son fils et quelques jeunes gens de Paris s’y étaient réunis pour chasser le sanglier, et un grand dîner devait célébrer la victoire du moderne Méléagre. Nous nous rendîmes à son invitation.

Lorsque nous arrivâmes, les chasseurs étaient déjà partis ; mais comme le parc était fermé de murs, nous pouvions facilement les rejoindre ; d’ailleurs, de temps en temps, nous devions entendre le son du cor, et en nous rendant vers lui nous pouvions prendre tout le plaisir de la chasse sans en risquer la fatigue ; M. de Lucienne était resté pour nous tenir compagnie, à sa femme, à sa fille, à ma mère et à moi ; Paul, son fils, dirigeait la chasse.

À midi, le bruit du cor se rapprocha sensiblement ; nous entendîmes sonner plus souvent le même air : M. de Lucienne nous dit que c’était la vue ; que le sanglier se fatiguait, et que, si nous voulions, il était temps de monter à cheval ; dans ce moment, un des chasseurs arrive au grand galop, venant nous chercher de la part de Paul, le sanglier ne pouvant tarder à faire tête aux chiens. M. de Lucienne prit une carabine qu’il pendit à l’arçon de sa selle ; nous montâmes à cheval tous trois, et nous partîmes. Nos deux mères, de leur côté, se rendirent à pied dans un pavillon autour duquel tournait la chasse.

Nous ne tardâmes pointa la rejoindre, et, quelle qu’ait été ma répugnance d’abord à prendre part à cet événement, bientôt le bruit du cor, la rapidité de la course, les aboiemens des chiens, les cris des chasseurs nous atteignirent nous-mêmes, et nous galopâmes, Lucie et moi, moitié riant, moitié tremblant, à l’égal des plus habiles cavaliers. Deux ou trois fois nous vîmes le sanglier traverser des allées, et chaque fois les chiens le suivaient plus rapprochés. Enfin il alla s’appuyer contre un gros chêne, se retourna et fit tête à la meute. C’était au bord d’une clairière sur laquelle donnaient justement les fenêtres du pavillon ; de sorte que madame de Lucienne et ma mère se trouvèrent parfaitement pour ne rien perdre du dénouement.

Les chasseurs étaient placés en cercle à quarante ou cinquante pas de distance du lieu où se livrait le combat ; les chiens, excités par une longue course, s’étaient jetés tous sur le sanglier, qui avait presque disparu sous leur masse mouvante et tachetée. De temps en temps un des assaillans était lancé à huit ou dix pieds de hauteur, et retombait en hurlant et tout ensanglanté ; puis il se rejetait au milieu de la meute, et, tout blessé qu’il était, revenait contre son ennemi. Ce combat dura un quart d’heure à peine, et plus de dix ou douze chiens étaient déjà blessés mortellement. Ce spectacle sanglant et cruel devenait pour moi un supplice, et le même effet était produit, à ce qu’il paraît, sur les autres spectateurs ; car j’entendis la voix de madame de Lucienne qui criait : — Assez, assez ; je t’en prie, Paul, assez. — Aussitôt Paul sauta en bas de son cheval, sa carabine à la main, fit quelques pas à pied vers le sanglier, l’ajusta au milieu des chiens et fit feu.

Au même instant, car ce qui se passa fut rapide comme un éclair, la meute s’ouvrit, le sanglier blessé passa au milieu d’elle, et avant que madame de Lucienne elle-même eût eu le temps de jeter un cri, il était sur Paul ; Paul tomba renversé, et l’animal furieux, au lieu de suivre sa course, s’arrêta acharné sur son nouvel ennemi.

Il y eut alors un silence terrible ; madame de Lucienne, pâle comme la mort, les bras tendus vers son fils, essayait de parler et murmurait d’une voix presque inintelligible : Sauvez-le ! Sauvez-le ! M. de Lucienne, qui était le seul armé, prit sa carabine et voulut ajuster l’animal ; mais Paul était dessous, la plus légère déviation de la balle, et le père tuait le fils. Un tremblement convulsif s’empara de lui ; il vit son impuissance, et laissant tomber son arme, il courut vers Paul en criant : Au secours ! au secours ! Les autres chasseurs le suivirent. Au même instant, un jeune homme s’élança à bas de cheval, sauta sur le fusil, et de cette voix ferme et puissante qui commande : Place ! cria-t-il. Les chasseurs s’écartèrent pour laisser passer le messager de mort qui devait arriver avant eux. Ce que je viens vous dire s’était passé en moins d’une minute.

Tous les yeux se fixèrent aussitôt sur le tireur et sur le terrible but qu’il avait choisi ; quant à lui, il était ferme et calme, comme s’il eût eu sous les yeux une simple cible. Le canon de la carabine se leva lentement de terre ; puis, arrivé à une certaine hauteur, le chasseur et le fusil devinrent immobiles comme s’ils étaient de pierre ; le coup partit, et le sanglier blessé à mort roula à deux ou trois pas de Paul, qui, débarrassé de son adversaire, se releva sur un genou son couteau de chasse à la main. Mais c’était inutile, la balle avait été guidée par un œil trop sûr pour qu’elle ne fût pas mortelle. Mme de Lucienne jeta un cri et s’évanouit, Lucie s’affaissa sur son cheval et serait tombée si l’un des piqueurs ne l’eût soutenue : je sautai à bas du mien et je courus vers Mme de Lucienne ; quant aux chasseurs, ils étaient tous autour de Paul et du sanglier mort, à l’exception du tireur, qui, le coup parti, reposa tranquillement sa carabine contre le tronc d’un arbre.

Mme de Lucienne revint à elle dans les bras de son fils et de son mari : Paul n’avait qu’une légère blessure à la cuisse, tant s’était passé rapidement ce que je viens de vous raconter. La première émotion effacée, Mme de Lucienne regarda autour d’elle : elle avait toute sa gratitude maternelle à exprimer à un homme ; elle cherchait le chasseur qui avait sauvé son fils. M. de Lucienne devina son intention et le lui amena. Mme de Lucienne lui saisit la main, voulut le remercier, fondit en larmes, et ne put prononcer que ces mots : Oh ! M. de Beuzeval !…

— C’était donc lui ? m’écriai-je.

— Oui, c’était lui. Je le vis ainsi pour la première fois, entouré de la reconnaissance d’une famille entière et de tout le prestige de l’émotion que m’avait causée cette scène dont il avait été le héros. C’était un jeune homme pâle, et plutôt petit que grand, avec des yeux noirs et des cheveux blonds. Au premier aspect, il paraissait à peine avoir vingt ans ; puis en regardant plus attentivement on voyait quelques légères rides partir du coin de la paupière en s’élargissant vers les tempes, tandis qu’un pli imperceptible lui traversait le front, indiquant, au fond de son esprit ou de son cœur, la présence habituelle d’une pensée sombre ; des lèvres pâles et minces, de belles dents et des mains de femme complétaient cet ensemble, qui, au premier abord, m’inspira plutôt un sentiment de répulsion que de sympathie ; tant était froide, au milieu de l’exaltation générale, la figure de cet homme qu’une mère remerciait de lui avoir conservé son fils.

La chasse était finie : on revint au château. En rentrant au salon, le comte Horace de Beuzeval s’excusa de ne pouvoir rester plus longtemps ; mais il avait un engagement pris pour dîner à Paris. On lui fit observer qu’il avait quinze lieues à faire et quatre heures à peine pour arriver à temps ; le comte répondit en souriant que son cheval avait pris à son service l’habitude de ces sortes de courses, et donna ordre à son domestique de le lui amener.

Ce domestique était un Malais que le comte Horace avait ramené d’un voyage qu’il avait fait dans l’Inde pour recueillir une succession considérable, et qui avait conservé le costume de son pays. Quoiqu’il fût en France depuis trois ans, il ne parlait que sa langue maternelle, dont le comte savait quelques mots à l’aide desquels il se faisait servir ; il obéit avec une promptitude merveilleuse, et à travers les carreaux du salon nous vîmes bientôt piaffer les deux chevaux, sur la race desquels tous ces messieurs se récrièrent : c’était en effet, autant que j’en pus juger, deux magnifiques animaux ; aussi le prince de Condé avait eu le désir de les avoir ; mais le comte Horace avait doublé le prix que l’altesse royale voulait y mettre, et il les lui avait enlevés.

Tout le monde reconduisit le comte jusqu’au perron. Mme de Lucienne semblait n’avoir pas eu le temps de lui exprimer toute sa reconnaissance, et elle lui serrait les mains en le suppliant de revenir. Le comte le promit en jetant un regard rapide qui me fit baisser les yeux comme un éclair, car, je ne sais pourquoi, il me sembla qu’il m’était adressé ; lorsque je relevai la tête, le comte était à cheval, il s’inclina une dernière fois devant Mme de Lucienne, nous fit un salut général, adressa de la main un signe d’amitié à Paul, et lâchant la bride à son cheval, qui l’emporta au galop, il disparut en quelques secondes au tournant du chemin.

Chacun était resté à la même place, le regardant en silence ; car il y avait dans cet homme quelque chose d’extraordinaire qui commandait l’attention. On sentait une de ces organisations puissantes que souvent la nature, comme par caprice, s’amuse à enfermer dans un corps qui semble trop faible pour la contenir : aussi le comte paraissait-il un composé de contrastes. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, il avait l’apparence faible et languissante d’un homme atteint d’une maladie organique ; pour ses amis et ses compagnons, c’était un homme de fer, résistant à toutes les fatigues, surmontant toutes les émotions, domptant tous les besoins : Paul l’avait vu passer des nuits entières, soit au jeu, soit à table ; et le lendemain, tandis que ses convives de table ou de jeu dormaient, partir, sans avoir pris une heure de sommeil, pour une chasse ou pour une course avec de nouveaux compagnons, qu’il lassait comme les premiers, sans que la fatigue se manifestât chez lui autrement que par une pâleur plus grande et une toux sèche qui lui était habituelle, mais qui, dans ce cas, devenait plus fréquente.

Je ne sais pourquoi, j’écoulai tous ces détails avec un intérêt infini ; sans doute la scène dont j’avais été témoin, le sang-froid dont le comte avait fait preuve, l’émotion toute récente que j’avais éprouvée, étaient cause de cette attention que je prêtais à tout ce qu’on racontait de lui. Au reste, le calcul le plus habile n’eût rien inventé de mieux que ce départ subit, qui laissait en quelque sorte le château désert, tant celui qui s’était éloigné avait produit une immense impression sur ses habitans.

On annonça que le dîner était servi. La conversation, interrompue pendant quelque temps, reprit au dessert une nouvelle activité, et, comme pendant toute l’après-midi, le comte en fut l’objet ; alors, soit que cette constante attention pour un seul parût à quelques-uns désobligeante pour les autres, soit qu’en effet plusieurs des qualités qu’on lui accordait fussent contestables, une légère discussion s’éleva sur son existence étrange, sur sa fortune, dont la source était inconnue, et sur son courage, que l’un des convives attribuait à sa grande habileté à manier l’épée et le pistolet. Paul se fit alors tout naturellement le défenseur de celui qui lui avait sauvé la vie. L’existence du comte Horace était celle de presque tous les hommes à la mode ; sa fortune venait de la succession d’un oncle de sa mère, qui était resté quinze ans dans l’Inde. Quant à son courage, c’était, à son avis, la chose la moins contestable ; car non seulement il avait fait ses preuves dans quelques duels dont il était toujours sorti à peu près sain et sauf, mais encore en d’autres circonstances. Paul alors en raconta plusieurs, dont une surtout se grava profondément dans mon esprit.

Le comte Horace, en arrivant à Goa, trouva son oncle mort ; mais un testament avait été fait en sa faveur, de sorte qu’aucune contestation n’eut lieu, et quoique deux jeunes Anglais parens du défunt, car la mère du comte était Anglaise, se trouvassent héritiers au même degré que lui, il se vit seul en possession de l’héritage qu’il venait réclamer. Au reste, ces deux jeunes Anglais étaient riches ; tous deux au service et occupant des grades dans l’armée britannique en garnison à Bombay. Ils reçurent donc leur cousin, sinon avec affection, du moins avec politesse, et avant son départ pour la France ils lui offrirent avec leurs camarades, officiers du régiment où ils servaient, un dîner d’adieu que le comte Horace accepta.

Il était plus jeune de quatre ans à cette époque, et en paraissait à peine dix-huit, quoiqu’il en eût réellement vingt-cinq ; sa taille élégante, son teint pâle, la blancheur de ses mains, lui donnaient l’apparence d’une femme déguisée en homme. Aussi, au premier coup d’œil, les officiers anglais mesurèrent-ils le courage de leur convive à son apparence. Le comte, de son côté, avec cette rapidité de jugement qui le distingue, comprit aussitôt l’effet qu’il avait produit, et certain de l’intention railleuse de ses hôtes, se tint en garde, résolu à ne pas quitter Bombay sans y laisser un souvenir quelconque de son passage. En se mettant à table, les deux jeunes officiers demandèrent à leur parent s’il parlait anglais ; mais, quoique le comte connût cette langue aussi bien que la nôtre, il répondit modestement qu’il n’en entendait pas un mot, et pria ces messieurs de vouloir bien, lorsqu’ils désireraient qu’il y prît part, soutenir la conversation en français.

Cette déclaration donna une grande latitude aux convives, et dès le premier service le comte s’aperçut qu’il était l’objet d’une raillerie continue. Cependant il dévora tout ce qu’il entendit, le sourire sur les lèvres et la gaité dans les yeux ; seulement ses joues devinrent plus pâles, et deux fois ses dents brisèrent les bords du verre qu’il portait à sa bouche. Au dessert le bruit redoubla avec le vin de France, et la conversation tomba sur la chasse ; alors on demanda au comte quel genre de gibier il chassait en France, et de quelle manière il le chassait. Le comte, décidé à poursuivre son rôle jusqu’au bout, répondit qu’il chassait tantôt en plaine et avec le chien d’arrêt la perdrix et le lièvre, tantôt au bois et à courre, le renard et le cerf.

— Ah ! ah ! dit en riant un des convives, vous chassez le lièvre, le renard et le cerf ? Eh bien ! nous, ici, nous chassons le tigre.

— Et de quelle manière ? dit le comte Horace avec une bonhomie parfaite.

— De quelle manière ? répondit un autre ; mais montés sur des éléphans, et avec des esclaves, dont les uns, armés de piques et de haches, font face à l’animal, tandis que les autres nous chargent nos fusils, et que nous tirons.

— Ce doit être un charmant plaisir, répondit le comte.

— Il est malheureux, dit l’un des jeunes gens, que vous partiez si vite, mon cher cousin… nous aurions pu vous le procurer…

— Vrai, reprit Horace, je regrette bien sincèrement de manquer une pareille occasion ; et s’il ne fallait pas attendre trop longtemps, je resterais.

— Mais, répondit le premier, cela tombe à merveille. Il y a justement à trois lieues d’ici, dans un marais qui longe les montagnes et qui s’étend du côté de Surate, une tigresse et ses petits. Des Indiens à qui elle a enlevé des moutons nous en ont prévenus hier seulement ; nous voulions attendre que les petits fussent plus forts, afin de faire une chasse en règle ; mais puisque nous avons une si bonne occasion de vous être agréable, nous avancerons l’expédition d’une quinzaine de jours.

— Je vous en suis tout-à-fait reconnaissant, dit en s’inclinant le comte ; mais est-il bien certain que la tigresse soit où on la croit ?

— Il n’y a aucun doute.

— Et sait-on précisément à quel endroit est son repaire ?

— C’est facile à voir en montant sur un rocher qui domine le marais, ses chemins sont tracés au milieu des roseaux brisés, et tous aboutissent à un centre, comme les rayons d’une étoile.

— Eh bien ! dit le comte en remplissant son verre et en se levant comme pour porter une santé, — à celui qui ira tuer la tigresse au milieu de ses roseaux, entre ses deux petits, seul, à pied, et sans autre arme que ce poignard ! À ces mots, il prit à la ceinture d’un esclave un poignard malais, et le posa sur la table.

— Êtes-vous fou ? dit un des convives.

— Non, messieurs, je ne suis pas fou, répondit le comte avec une amertume mêlée de mépris, et la preuve, c’est que je renouvelle mon toast. Écoutez donc bien, afin que celui qui voudra l’accepter sache à quoi il s’engage en vidant son verre : À celui, dis-je, qui ira tuer la tigresse au milieu de ses roseaux, entre ses deux petits, seul, à pied, et sans autre arme que ce poignard.

Il se fit un moment de silence, pendant lequel le comte interrogea successivement tous les yeux, qui tous se baissèrent.

— Personne ne répond ? dit-il avec un sourire ; personne n’ose accepter mon toast… personne n’a le courage de me faire raison… Eh bien ! alors, c’est moi qui irai… et si je n’y vais pas, vous direz que je suis un misérable, comme je dis que vous êtes des lâches.

À ces mots, le comte vida son verre, le reposa tranquillement sur la table, et s’avançant vers la porte : — À demain, messieurs ; dit-il ; et il sortit.

Le lendemain, à six heures du matin, il était prêt pour cette terrible chasse, lorsque ses convives entrèrent dans sa chambre. Ils venaient le supplier de renoncer à son entreprise, dont le résultat ne pouvait manquer d’être mortel pour lui. Mais le comte ne voulut rien entendre. Ils reconnurent d’abord qu’ils avaient eu tort la veille, que leur conduite était celle de jeunes fous. Le comte les remercia de leurs excuses, mais refusa de les accepter. Ils lui offrirent alors de choisir l’un d’eux, et de se battre avec lui, s’il se croyait trop offensé pour que la chose put se passer sans réparation. Le comte répondit avec ironie que ses principes religieux lui défendaient de verser le sang de son prochain ; que, de son côté, il retirait les paroles amères qu’il avait dites ; mais que, quant à cette chasse, rien au monde ne pouvait l’y faire renoncer. À ces mots, il invita ces messieurs à monter à cheval et à le suivre, les prévenant, au reste, que, s’ils ne voulaient pas l’honorer de leur compagnie, il n’irait pas moins attaquer la tigresse tout seul. Cette décision était prononcée d’une voix si ferme, et paraissait tellement inébranlable, qu’ils ne tentèrent même plus de l’y faire renoncer, et que, montant à cheval de leur côté, ils vinrent le rejoindre à la porte orientale de la ville, où le rendez-vous avait été donné.

La cavalcade s’achemina en silence vers l’endroit indiqué ; chacun des cavaliers s’était muni d’un fusil à deux coups ou d’une carabine. Le comte seul était sans armes ; son costume, parfaitement élégant, était celui d’un jeune homme du monde qui va faire sa promenade du matin au bois de Boulogne. Tous les officiers se regardaient avec étonnement, ne pouvant croire qu’il conserverait ce sang-froid jusqu’à la fin.

En arrivant sur la lisière du marais, les officiers firent un nouvel effort pour dissuader le comte d’aller plus avant. Au milieu de la discussion, et comme pour leur venir en aide, un rugissement se fit entendre, parti de quelques centaines de pas à peine ; les chevaux, inquiets, piaffèrent et hennirent.

— Vous voyez, messieurs, dit le comte, il est trop tard, nous sommes reconnus, l’animal sait que nous sommes là ; et je ne veux pas en quittant l’Inde, que je ne reverrai probablement jamais, laisser une fausse opinion de moi, même à un tigre. En avant, messieurs ! — Et le comte poussa son cheval pour gagner, en longeant les marais, le rocher du haut duquel on dominait les roseaux où la tigresse avait mis bas.

En arrivant au pied du rocher, un second rugissement se fit entendre, mais si fort et si rapproché, que l’un des chevaux fit un écart et que son cavalier manqua d’être désarçonné ; tous les autres, l’écume à la bouche, les naseaux ouverts et l’œil hagard, frissonnaient et tremblaient sur leurs quatre pieds comme s’ils venaient de sortir de l’eau glacée. Alors les cavaliers descendirent, les montures furent confiées aux domestiques, et le comte, le premier, commença de gravir le point élevé du haut duquel il comptait examiner le terrain.

En effet, du sommet du rocher il suivait des yeux, aux roseaux brisés, la trace du terrible animal qu’il allait combattre ; des espèces de chemins, larges de deux pieds à peu près, étaient frayés dans les hautes herbes, et chacun, comme l’avaient dit les officiers, aboutissait à un centre, où les plantes, tout-à-fait battues, formaient une clairière. Un troisième rugissement, qui partait de cet endroit, vint dissiper tous les doutes, et le comte sut où il devait aller chercher son ennemi.

Alors le plus âgé des officiers s’approcha de nouveau du comte ; mais celui-ci, devinant son intention, lui fit froidement signe de la main que tout était inutile. Puis il boutonna sa redingote, pria l’un de ses cousins de lui prêter l’écharpe de soie qui lui serrait la taille pour s’envelopper le bras gauche ; fit signe au Malais de lui donner son poignard, se le fit assurer autour de la main avec un foulard mouillé ; alors, posant son chapeau à terre, il releva gracieusement ses cheveux, et par le chemin le plus court s’avança vers les roseaux, au milieu desquels il disparut à l’instant, laissant ses compagnons s’entre-regardant épouvantés, et ne pouvant croire encore à une pareille audace.

Quant à lui, il s’avança lentement et avec précaution par le chemin qu’il avait pris, et qui était tracé si directement qu’il n’y avait à s’écarter ni à droite ni à gauche. Au bout de deux cents pas à peu près, il entendit un rauquement sourd, qui lui annonçait que son ennemie était sur ses gardes, et que s’il n’avait point été vu encore il était déjà éventé ; cependant il ne s’arrêta qu’une seconde, et aussitôt que le bruit eut cessé il continua de marcher. Au bout de cinquante pas à peu près, il s’arrêta de nouveau ; il lui semblait que, s’il n’était pas arrivé, il devait au moins être bien près, car il touchait à la clairière, et cette clairière était parsemée d’ossemens, dont quelques-uns conservaient encore des lambeaux de chair sanglante. Il regarda donc circulairement autour de lui, et dans un enfoncement pratiqué dans l’herbe et pareil à une voûte de quatre ou cinq pieds de profondeur il aperçut la tigresse couchée à moitié, la gueule béante et les yeux fixés sur lui ; ses petits jouaient sous son ventre comme de jeunes chats.

Ce qui se passa dans son ame à cette vue, lui seul peut le dire ; mais son ame est un abîme d’où rien ne sort. Quelque temps la tigresse et lui se regardèrent immobiles ; et, voyant que de peur de quitter ses petits, sans doute, elle ne venait pas à lui, ce fut lui qui alla vers elle.

Il en approcha ainsi jusqu’à la distance de quatre pas ; puis, voyant qu’enfin elle faisait un mouvement pour se soulever, il se rua sur elle. Ceux qui regardaient et écoutaient entendirent à la fois un rugissement et un cri ; ils virent pendant quelques secondes les roseaux s’agiter ; puis le silence et la tranquillité leur succédèrent : tout était fini.

Ils attendirent un instant pour voir si le comte reviendrait ; mais le comte ne revint pas. Alors ils eurent honte de l’avoir laissé entrer seul, et se décidèrent, puisqu’ils n’avaient pas sauvé sa vie, à sauver du moins son cadavre. Ils s’avancèrent dans le marais tous ensemble et pleins d’ardeur, s’arrêtant de temps en temps pour écouter, puis se remettant aussitôt en chemin ; enfin ils arrivèrent à la clairière et trouvèrent les deux adversaires couchés l’un sur l’autre : la tigresse était morte, et le comte évanoui. Quant aux deux petits, trop faibles pour dévorer le corps, ils léchaient le sang.

La tigresse avait reçu dix-sept coups de poignard, le comte un coup de dent qui lui avait brisé le bras gauche, et un coup de griffe qui lui avait déchiré la poitrine.

Les officiers emportèrent le cadavre de la tigresse et le corps du comte ; l’homme et l’animal rentrèrent à Bombay couchés à côté l’un de l’autre et portés sur le même brancard. Quant aux petits tigres, l’esclave malais les avait garrottés avec la percale de son turban, et ils pendaient aux deux côtés de sa selle.

Lorsqu’au bout de quinze jours le comte se leva, il trouva devant son lit la peau de la tigresse avec des dents en perles, des yeux en rubis et des ongles d’or : c’était un don des officiers du régiment dans lequel servaient ses deux cousins.