La Salle d’armes/I — Pauline/08

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Dumont (1p. 163-187).


VIII


Ces récits firent une impression profonde dans mon esprit. Le courage est une des plus grandes séductions de l’homme sur la femme : est-ce à cause de notre faiblesse et parce que, ne pouvant rien par nous-mêmes ; il nous faut éternellement un appui ? Aussi quelque chose que l’on eût dite au désavantage du comte Horace, le seul souvenir qui resta dans mon esprit fut celui de cette double chasse, à l’une desquelles j’avais assisté. Cependant ce n’était pas sans terreur que je pensais à ce sang-froid terrible auquel Paul devait la vie. Combien de combats terribles s’étaient passés dans ce cœur avant que la volonté fut arrivée à comprimer à ce point ses pulsations, et un bien long incendie avait dû dévorer cette ame avant que sa flamme ne devint toute cendre et que sa lave ne se changeât en glace.

Le grand malheur de notre époque est la recherche du romanesque et le mépris du simple. Plus la société se dépoétise, plus les imaginations actives demandent cet extraordinaire, qui tous les jours disparaît du monde pour se réfugier au théâtre ou dans les romans ; de là, cet intérêt fascinateur qu’exercent sur tout ce qui les entoure les caractères exceptionnels. Vous ne vous étonnerez donc pas que l’image du comte Horace, s’offrant à l’esprit d’une jeune fille entourée de ce prestige, soit restée dans son imagination, où si peu d’événemens avaient encore laissé leur trace. Aussi, lorsque, quelques jours après la scène que je viens de vous raconter, nous vîmes arriver deux cavaliers par la grande allée du château, et qu’on annonça M. Paul de Lucienne et M. le comte Horace de Beuzeval, pour la première fois de ma vie je sentis mon cœur battre à un nom, un nuage me passa sur les yeux, et je me levai avec l’intention de fuir ; ma mère me retint, ces messieurs entrèrent.

Je ne sais ce que je leur dis d’abord ; mais certes je dus paraître bien timide et bien gauche ; car lorsque je levai les yeux, ceux du comte Horace étaient fixés sur moi avec une expression étrange et que je n’oublierai jamais ; cependant, peu à peu, j’écartai cette préoccupation et je redevins moi-même ; alors je pus le regarder et l’écouter comme si je regardais et j’écoutais Paul.

Je lui retrouvai la même figure impassible, le même regard fixe et profond qui m’avait tant impressionné et de plus une voix douce, que comme ses mains et ses pieds, paraissait bien plus appartenir à une femme qu’à un homme ; cependant, lorsqu’il s’animait, cette voix prenait une puissance qui semblait incompatible avec les premiers sons qu’elle avait proférés : Paul, en ami reconnaissant, avait mis la conversation sur un sujet propre à faire valoir le comte ; il parla de ses voyages. Le comte hésita un instant à se laisser entraîner à cette séduction d’amour-propre ; on eut dit qu’il craignait de s’emparer de la conversation et de substituer le moi aux généralités banales des premières entrevues ; mais bientôt le souvenir des lieux parcourus se présenta à sa mémoire, la vie pittoresque des contrées sauvages entra en lutte avec l’existence monotone des pays civilisés et déborda sur elle ; le comte se retrouva tout entier au milieu de la végétation luxuriante de l’Inde et des aspects merveilleux des Maldives. Il nous raconta ses courses dans le golfe du Bengale, ses combats avec les pirates malais ; il se laissa emporter à la peinture brillante de cette vie animée, où chaque heure apporte une émotion à l’esprit ou au cœur ; il fit passer sous nos yeux les phases tout entières de cette existence primitive, où l’homme dans sa liberté et dans sa force, étant, selon qu’il veut l’être, esclave ou roi, n’a de liens que son caprice, de bornes que l’horizon, et lorsqu’il étouffe sur la terre, déploie les voiles de ses vaisseaux, comme les ailes d’un aigle, et va demander à l’Océan la solitude et l’immensité ; puis, il retomba d’un seul bond au milieu de notre société usée, où tout est mesquin, crimes et vertu, où tout est factice, visage et ame, où, esclaves emprisonnés dans les lois, captifs garrottés dans les convenances, il y a pour chaque heure du jour de petits devoirs à accomplir, pour chaque partie de la matinée des formes d’habits et des couleurs de gants à adopter, et cela sous peine de ridicule, c’est-à-dire de mort ; car le ridicule en France tache un nom plus cruellement que ne le fait la boue ou le sang.

Je ne vous dirai pas, ce qu’il y avait d’éloquence amère, ironique et mordante contre notre société dans cette sortie du comte : c’était véritablement, aux blasphèmes près, une de ces créations de poètes, Manfred ou Karl Moor ; c’était une de ces organisations orageuses se débattant au milieu des plates et communes exigences de notre société ; c’était le génie aux prises avec le monde, et qui, vainement enveloppé dans ses lois, ses convenances, et ses habitudes, les emporte avec lui, comme un lion ferait de misérables filets tendus pour un renard ou pour un loup.

J’écoutais cette philosophie terrible, comme j’aurais lu une page de Byron ou de Goëthe : c’était la même énergie de pensée, rehaussée de toute la puissance de l’expression. Alors cette figure si impassible avait jeté son masque de glace ; elle s’animait à la flamme du cœur, et ses yeux lançaient des éclairs : alors cette voix si douce prenait successivement des accens éclatans et sombres ; puis tout-à-coup enthousiasme ou amertume, espérance ou mépris, poésie ou matière, tout cela se fondait dans un sourire comme je n’en avais point vu encore, et qui contenait à lui seul plus de désespoir et de dédain que n’aurait pu le faire le sanglot le plus douloureux.

Après une visite d’une heure, Paul et le comte nous quittèrent. Lorsqu’ils furent sortis, nous nous regardâmes un instant ma mère et moi, en silence, et je me sentis le cœur soulagé d’une oppression énorme : la présence de cet homme me pesait comme celle de Méphistophélès à Marguerite : l’impression qu’il avait produite sur moi était si visible que ma mère se mit à le défendre sans que je l’attaquasse ; depuis long-temps elle avait entendu parler du comte, et comme sur tous les hommes remarquables, le monde émettait sur lui les jugemens les plus opposés. Ma mère au reste le regardait d’un point de vue complètement différent du mien, tous ces sophismes émis si hardiment par le comte lui paraissaient un jeu d’esprit et voilà tout, une espèce de médisance contre la société, comme tous les jours on en dit contre les individus. Ma mère ne le mettait donc ni si haut ni si bas que je le faisais intérieurement ; il en résultat que cette différence d’opinion que je ne voulais pas combattre me détermina à paraître ne plus m’occuper de lui. Au bout de dix minutes, je prétextai un léger mal de tête, et je descendis dans le parc, là rien ne vint distraire mon esprit de sa préoccupation, et je n’avais pas fait cent pas que je fus forcée de m’avouer à moi-même que je n’avais pas voulu parler du comte afin de mieux penser à lui. Cette conviction m’effraya ; je n’aimais pas le comte cependant, car, à l’annonce de sa présence, mon cœur eût certes plutôt battu de crainte que de joie ; pourtant je ne le craignais pas non plus, ou logiquement je ne devais pas le craindre, car enfin en quoi pouvait-il influer sur ma destinée ? Je l’avais vu une fois par hasard, une seconde fois par politesse, je ne le reverrais peut-être jamais ; avec son caractère aventureux et son goût des voyages il pouvait quitter la France d’un moment à l’autre, alors son passage dans ma vie était une apparition, un rêve, et voilà tout ; quinze jours, un mois, un an écoulés, je l’oublierais. En attendant, lorsque la cloche du dîner retentit, elle me surprit au milieu des mêmes pensées et me fit tressaillir de sonner si vite ; les heures avaient passé comme des minutes.

En rentrant au salon, ma mère me remit une invitation de la Comtesse M…, qui était restée à Paris malgré l’été, et qui donnait, à propos de l’anniversaire de la naissance de sa fille, une grande soirée, moitié dansante, moitié musicale. Ma mère, toujours excellente pour moi, voulait me consulter avant de répondre. J’acceptai avec empressement : c’était une distraction puissante à l’idée qui m’obsédait ; en effet nous n’avions que trois jours pour nous préparer, et ces trois jours suffisaient si strictement aux préparatifs du bal, qu’il était évident que le souvenir du comte se perdrait, ou du moins s’éloignerait dans les préoccupations si importantes de la toilette. De mon côté, je fis tout ce que je pus pour arriver à ce résultat : je parlai de cette soirée avec une ardeur que ne m’avait jamais vue ma mère, je demandai à revenir le même soir à Paris, sous prétexte que nous avions à peine le temps de commander nos robes et nos fleurs, mais en effet parce que le changement de lieu devait, il me le semblait du moins, m’aider encore dans ma lutte contre mes souvenirs. Ma mère céda à toutes mes fantaisies avec sa bonté ordinaire : après le dîner nous partîmes.

Je ne m’étais pas trompée, les soins que je fus obligée de donner aux préparatifs de cette soirée, un reste de cette insouciance joyeuse de jeune fille, que je n’avais pas perdue encore, l’espoir d’un bal, dans une saison où il y en a si peu, firent diversion à mes terreurs insensées, et éloignèrent momentanément le fantôme qui me poursuivait. Le jour désiré arriva enfin ; il s’écoula pour moi dans une espèce de fièvre d’activité, que ma mère ne m’avait jamais connue ; elle était tout heureuse de la joie que je me promettais. Pauvre mère !

Dix heures sonnèrent, j’étais prête depuis vingt minutes, je ne sais comment cela s’était fait : moi, toujours en retard, c’était moi qui, ce soir-là, attendais ma mère. Nous partîmes enfin ; presque toute notre société d’hiver était revenue comme nous à Paris pour cette fête. Je retrouvai mes amies de pension mes danseurs d’habitude, et jusqu’à ce plaisir vif et joyeux de jeune fille, qui, depuis un an ou deux déjà, commençait à s’amortir.

Il y avait un monde fou dans les salons de danse ; pendant un moment de repos, la comtesse M… me prit par le bras, et pour fuir la chaleur étouffante qu’il faisait, m’emmena dans les chambres de jeu ; c’était en même temps une inspection curieuse à faire ; toutes les célébrités artistiques, littéraires et politiques de l’époque étaient là ; j’en connaissais beaucoup déjà ; mais cependant quelques-unes encore m’étaient étrangères. Mme M… me les nommait avec une complaisance charmante, accompagnant chaque nom d’un commentaire que lui eût souvent envié le plus spirituel feuilletoniste, quand tout-à-coup, en entrant dans un salon, je tressaillis en laissant échapper malgré moi ces mots : — Le comte Horace !

— Eh bien oui, le comte. Horace, me dit Mme M… en souriant ; le connaissez-vous ?

— Nous l’avons rencontré chez Mme de Lucienne, à la campagne.

— Ah ! oui, reprit la comtesse, j’ai entendu parler d’une chasse, d’un accident arrivé à M. de Lucienne fils, n’est-ce pas ? En ce moment le comte leva les yeux et nous aperçut. Quelque chose comme un sourire passa sur ses lèvres.

— Messieurs, dît-il aux trois joueurs qui faisaient sa partie, voulez-vous me permettre de me retirer ? Je me charge de vous envoyer un quatrième.

— Allons donc, dit Paul, tu nous gagnes quatre mille francs et tu nous enverras un remplaçant qui se cavera de dix louis. Non pas, non pas.

Le comte, à moitié levé, se rassit ; mais, au premier tour, un des joueurs ayant engagé le jeu, le comte fit son argent. Il fut tenu. L’adversaire du comte abattit son jeu ; le comte jeta le sien sans le montrer en disant : J’ai perdu, poussa l’or et les billets de banque qu’il avait devant lui en face du gagnant, et se levant de nouveau :

— Suis-je libre de me retirer cette fois ? dit-il à Paul.

— Non, pas encore, cher ami, répondit Paul, qui avait relevé les cartes du comte et regardé son jeu, car tu as cinq carreaux et monsieur n’a que quatre piques.

— Madame, dit le comte en se tournant de notre côté et en s’adressant à la maîtresse de la maison, je sais que Mlle Eugénie doit quêter ce soir pour les pauvres ; voulez-vous me permettre d’être le premier à lui offrir mon tribut ? À ces mots, il prit un panier à ouvrage, qui se trouvait sur un guéridon à côté de la table de jeu, y mit les huit mille francs qu’il avait devant lui, et les présenta à la comtesse.

— Mais je ne sais si je dois accepter, répondit Mme M…, cette somme est vraiment si considérable.

— Aussi, reprit en souriant le comte Horace, n’est-ce point en mon nom seul que je vous l’offre, ces messieurs y ont largement contribué, c’est donc eux plus encore que moi que mademoiselle M… doit remercier au nom de ses protégés. À ces mots il passa dans la salle de bal, laissant le panier plein d’or et de billets de banque aux mains de la comtesse.

— Voilà bien une de ses originalités, me dit madame M…, il aura aperçu une femme avec laquelle il a envie de danser, et voilà le prix dont il paie ce plaisir. Mais il faut que je serre ce panier ; laissez-moi donc vous reconduire dans le salon de danse.

Madame M… me ramena près de ma mère. À peine y étais-je assise que le comte s’avança vers moi et m’invita à danser.

Ce que venait de me dire la comtesse se présenta aussitôt à mon esprit : je me sentis rougir, je compris que j’allais balbutier ; je lui tendis mon calepin, six danseurs y avaient pris rang ; il retourna le feuillet, et comme s’il ne voulait pas que son nom fut confondu avec les autres noms, il l’inscrivit au haut de la page pour la septième contredanse ; puis il me rendit le livret en prononçant quelques mots que mon trouble m’empêcha d’entendre, et alla s’appuyer contre l’angle de la porte. Je fus sur le point de prier ma mère de quitter le bal ; car je tremblais si fort qu’il me semblait impossible de me tenir debout ; heureusement un accord rapide et brillant se fit entendre. Le bal était suspendu. Listz s’asseyait au piano.

Il joua l’invitation à la walse de Weber.

Jamais l’habile artiste n’avait poussé si haut les merveilles de son exécution, ou peut-être jamais ne m’étais-je trouvée dans une disposition d’esprit aussi parfaitement apte à sentir cette composition si mélancolique et si passionnée ; il me sembla que c’était la première fois que j’entendais supplier, gémir et se briser l’ame souffrante, dont l’auteur du Freyschütz a exhalé les soupirs dans ses mélodies. Tout ce que la musique, cette langue des anges, a d’accens, d’espoir, de tristesse et de douleur, semblait s’être réuni dans ce morceau, dont les variations, improvisées selon l’inspiration du traducteur, arrivaient à la suite du motif comme des notes explicatives. J’avais souvent moi-même exécuté cette brillante fantaisie, et je m’étonnais, aujourd’hui que je l’entendais reproduire par un autre, d’y trouver des choses que je n’avais pas soupçonnées alors ; était-ce le talent admirable de l’artiste qui les faisait ressortir ? était-ce une disposition nouvelle de mon esprit ? La main savante qui glissait sur les touches avait-elle si profondément creusé la mine qu’elle y trouvait des filons inconnus ; ou mon cœur avait-il reçu une si puissante secousse, que des fibres endormies s’y étaient réveillées ? En tout cas l’effet fut magique ; les sons flottaient dans l’air comme une vapeur, et m’inondaient de mélodie ; en ce moment je levai les yeux, ceux du comte étaient fixés de mon côté ; je baissai rapidement la tête, il était trop tard ; je cessai de voir ses yeux, mais je sentis son regard peser sur moi, le sang se porta rapidement à mon visage, et un tremblement involontaire me saisit. Bientôt, Listz se leva, j’entendis le bruit des personnes qui se pressaient autour de lui pour le féliciter ; j’espérai que dans ce mouvement le comte avait quitté sa place ; en effet, je me hasardai à relever la tête, il n’était plus contre la porte ; je respirai, mais je me gardai de pousser la recherche plus loin, je craignais de retrouver son regard, j’aimais mieux ignorer qu’il fut là.

Au bout d’un instant le silence se rétablit ; une nouvelle personne s’était mise au piano ; j’entendis aux chuts prolongés jusque dans les salles attenantes, que la curiosité était vivement excitée ; mais je n’osai lever les yeux. Une gamme mordante courut sur les touches, un prélude large et triste lui succéda ; puis une voix vibrante, sonore et profonde, fit entendre ces mots sur une mélodie de Schubert :

« J’ai tout étudié, philosophie, droit et médecine ; j’ai fouillé dans le cœur des hommes, je suis descendu dans les entrailles de la terre, j’ai attaché à mon esprit les ailes de l’aigle pour planer au-dessus des nuages ; où m’a conduit cette longue étude ? au doute et au découragement. Je n’ai plus, il est vrai, ni illusion ni scrupule, je ne crains ni Dieu ni Satan ; mais j’ai payé ces avantages au prix de toutes les joies de la vie. »

Au premier mot j’avais reconnu la voix du comte Horace. On devine donc facilement quelle singulière impression durent faire sur moi ces paroles de Faust dans la bouche de celui qui les chantait : l’effet fut général, au reste. Un moment de silence profond succéda à la dernière note, qui s’envola plaintive comme une ame en détresse ; puis des applaudissemens frénétiques partirent de tous côtés. Je me hasardai alors à regarder le comte ; pour tous peut-être sa figure était calme et impassible ; mais pour moi le léger froncement de sa bouche indiquait clairement cette agitation fiévreuse, dont un des accès l’avait pris pendant sa visite au château. Madame M… s’approcha de lui pour le féliciter à son tour ; alors son visage prit l’aspect souriant et insoucieux que commandent aux esprits les plus préoccupés, les convenances du monde ; le comte Horace lui offrit le bras et ne fut plus qu’un homme comme tous les hommes ; à la manière dont il la regardait, je jugeai que de son côté il lui faisait des complimens sur sa toilette. Tout en causant avec elle, il jeta rapidement de mon côté un regard qui rencontra le mien ; je fus sur le point de laisser échapper un cri, j’avais en quelque sorte été surprise ; il vit sans doute ma détresse et en eut pitié ; car il entraîna madame M… dans la salle voisine et disparut avec elle. Au même moment les musiciens donnèrent de nouveau le signal de la contredanse ; le premier inscrit de mes danseurs s’élança vers moi, je pris machinalement sa main et je me laissai conduire à la place qu’il voulut ; je dansai, voilà tout ce dont je me souviens ; puis deux ou trois contredanses se suivirent pendant lesquelles je repris un peu de calme ; enfin une nouvelle pose destinée à un nouvel intermède musical leur succéda.

Madame M… s’avança vers moi ; elle venait me prier de faire ma partie dans le duo du premier acte de Don Juan ; je refusai d’abord, car je me voyais incapable en ce moment, toute timidité naturelle à part, d’articuler une note. Ma mère vit ce débat, et, avec son amour-propre de mère, vint se joindre à la comtesse, qui s’offrait pour accompagner ; j’eus peur, si je continuais à résister, que ma mère ne se doutât de quelque chose ; j’avais chanté si souvent ce duo, que je ne pouvais opposer une bonne raison à leurs instances ; je finis donc par céder. La comtesse M… me prit par la main et me conduisit au piano, où elle s’assit ; j’étais derrière sa chaise debout et les yeux baissés, sans oser regarder autour de moi, de peur de retrouver encore ce regard qui me suivait partout. Un jeune homme vint se placer de l’autre côté de la comtesse, je me hasardai à lever les yeux sur mon partner ; un frisson me courut par tout le corps : c’était le comte Horace qui chantait le rôle de don Juan.

Vous comprendrez quelle fut mon émotion ; cependant il était trop tard pour me retirer, tous les yeux étaient fixés sur nous ; madame M… préludait. Le comte commença ; c’était une autre voix, c’était un autre homme qui chantait, et lorsqu’il commença là ci darem la mano, je tressaillis, espérant que je m’étais trompée, et ne pouvant pas croire que la voix puissante qui venait de nous faire frémir avec la mélodie de Schubert pouvait se plier à des intonations d’une gaîté si fine et si gracieuse. Aussi dès la première phrase un murmure d’applaudissement courut-il par toute la salle ; il est vrai que, lorsqu’à mon tour je dis en tremblant, vorrei e non vorrei mi trema un poco il cor, il y avait dans ma voix une telle expression de crainte que les applaudissemens contenus éclatèrent ; puis on fit tout-à-coup un silence profond pour nous écouter. Je ne puis vous dire ce qu’il y avait d’amour dans la voix du comte, lorsqu’il reprit vieni, mi bel deletto, et ce qu’il mit de séduction et de promesses dans cette phrase io cangiero tua sorte ; tout cela était si applicable à moi, ce duo semblait si bien choisi pour la situation de mon cœur, qu’effectivement je me sentis prête à m’évanouir, en disant presto non son più forte ; certes la musique avait ici changé d’expression : au lieu de la plainte coquette de Zerline, c’était le cri de la détresse la plus profonde ; en ce moment je sentis que le comte s’était rapproché de mon côté, sa main toucha ma main pendante près de moi, un voile de flamme s’abaissa sur mes yeux, je saisis la chaise de la comtesse M… et je m’y cramponnai ; grâce à ce soutien je parvins à me tenir debout ; mais lorsque nous reprîmes ensemble andiamo, andiam mio bene, je sentis son haleine passer dans mes cheveux, son souffle courir sur mes épaules ; un frisson me passa par les veines, je jetai en prononçant le mot amor un cri dans lequel s’épuisèrent toutes mes forces, et je m’évanouis…

Ma mère s’élança vers moi ; mais elle serait arrivée trop tard, si la comtesse M… ne m’avait reçue dans ses bras. Mon évanouissement fut attribué à la chaleur ; on me transporta dans une chambre voisine, des sels qu’on me fit respirer, une fenêtre qu’on ouvrit, quelques gouttes d’eau qu’on me jeta au visage me rappelèrent à moi ; madame M… insista pour me faire rentrer au bal ; mais je ne voulus entendre à rien ; ma mère, inquiète elle-même, fut cette fois de mon avis, on fit avancer la voiture et nous rentrâmes à l’hôtel.

Je me retirai aussitôt dans ma chambre ; en ôtant mon gant je fis tomber un papier qui y avait été glissé pendant mon évanouissement, je le ramassai et je lus ces mots écrits au crayon : Vous m’aimez !… merci, merci !