La Salle d’armes/I — Pauline/09
IX
Je passai une nuit affreuse, une nuit de sanglots et de larmes. Vous ne savez pas, vous autres hommes, vous ne saurez jamais quelles angoisses sont celles d’une jeune fille élevée sous l’œil de sa mère, dont le cœur, pur comme une glace, n’a encore été terni par aucune haleine, dont la bouche n’a jamais prononcé le mot amour, et qui se voit tout-à-coup, comme un pauvre oiseau sans défense, prise et enveloppée dans une volonté plus puissante que sa résistance ; qui sent une main qui l’entraîne, si fort qu’elle se raidisse contre elle, et qui entend une voix qui lui dit : Vous m’aimez, avant qu’elle n’ait dit : Je vous aime.
Oh ! je vous le jure, je ne sais comment il se fit que je ne devins pas folle pendant cette nuit ; je me crus perdue. Je me répétais tout bas et incessamment : — Je l’aime ! je l’aime ! et cela avec une terreur si profonde qu’aujourd’hui encore je ne sais si je n’étais pas en proie à un sentiment tout-à-fait contraire à celui que je croyais ressentir. Cependant il était probable que toutes ces émotions que j’avais éprouvées étaient des preuves d’amour, puisque le comte, à qui aucune d’elles n’était échappée, les interprétait ainsi. Quant à moi, c’étaient les premières sensations de ce genre que je ressentais. On m’avait dit que l’on ne devait craindre ou haïr que ceux qui vous ont fait du mal ; je ne pouvais alors ni haïr ni craindre le comte, et si le sentiment que j’éprouvais pour lui n’était ni de la haine ni de la crainte, ce devait donc être de l’amour.
Le lendemain matin, au moment où nous nous mettions à table pour déjeuner, on apporta à ma mère deux cartes du comte Horace de Beuzeval ; il avait envoyé s’informer de ma santé et demander si mon indisposition avait eu des suites. Cette démarche, toute matinale qu’elle était, parut à ma mère une simple manifestation de politesse. Le comte chantait avec moi lorsque l’accident m’était arrivé : cette circonstance excusait son empressement. Ma mère s’aperçut alors seulement combien je paraissais fatiguée et souffrante ; elle s’en inquiéta d’abord ; mais je la rassurai en lui disant que je n’éprouvais aucune douleur, et que d’ailleurs l’air et la tranquillité de la campagne me remettraient si elle voulait que nous y retournassions. Ma mère n’avait qu’une volonté, c’était la mienne ; elle ordonna que l’on mit les chevaux à la voiture ; vers les deux heures nous partîmes.
Je fuyais Paris avec l’empressement que quatre jours auparavant j’avais mis à fuir la campagne ; car ma première pensée en voyant les cartes du comte, avait été qu’aussitôt que l’heure où l’on est visible serait arrivée, il se présenterait en personne. Or, je voulais le fuir, je voulais ne plus le revoir ; après l’idée qu’il avait prise de moi, après la lettre qu’il m’avait écrite, il me semblait que je mourrais de honte en me retrouvant avec lui. Toutes ces pensées qui se heurtaient dans ma tête faisaient passer sur mes joues des rougeurs si subites et si ardentes que ma mère crut que je manquais d’air dans cette voiture fermée, et ordonna au cocher d’arrêter, afin que le domestique put abaisser la couverture de la calèche. On était aux derniers jours de septembre, c’est-à-dire au plus doux moment de l’année ; les feuilles de certains arbres commençaient à rougir dans les bois. Il y a quelque chose du printemps dans l’automne, et les derniers parfums de l’année ressemblent parfois à ses premières émanations. L’air, le spectacle de la nature, tous ces bruits de la forêt qui n’en forment qu’un, prolongé, mélancolique, indéfinissable, commençaient à distraire mon esprit, lorsque tout-à-coup, à l’un des détours de la route, j’aperçus devant nous un cavalier. Quoiqu’il fût encore à une grande distance, je saisis le bras de ma mère dans l’intention de lui dire de retourner vers Paris — car j’avais reconnu le comte — mais je m’arrêtai aussitôt. Quel prétexte donner à ce changement de volonté, qui paraîtrait un caprice sans raison aucune ? Je rassemblai donc tout mon courage.
Le cavalier allait au pas, aussi le rejoignimes-nous bientôt. Comme je l’ai dit, c’était le comte.
À peine nous eut-il reconnues qu’il s’approcha de nous, s’excusa d’avoir envoyé de si bonne heure pour savoir de mes nouvelles ; mais devant partir dans la journée pour la campagne de M. de Lucienne, où il allait passer quelques jours, il n’avait pas voulu quitter Paris avec l’inquiétude où il était ; si l’heure eût été convenable, il se serait présenté lui-même. Je balbutiai quelques mots, ma mère le remercia. Nous aussi nous retournions à la campagne, lui dit-elle, pour le reste de la saison. — Alors vous me permettrez de vous servir d’escorte jusqu’au château, répondit le comte. Ma mère s’inclina en souriant ; la chose était toute simple : notre maison de campagne était de trois lieues plus rapprochée que celle de M. de Lucienne, et la même route conduisait à toutes deux.
Le comte continua donc de galoper près de nous pendant les cinq lieues qui nous restaient à faire. La rapidité de notre course, la difficulté de se tenir près de la portière fit que nous n’échangeâmes que quelques paroles. Arrivé au château il sauta à bas de son cheval, aida ma mère à descendre ; puis m’offrit sa main à mon tour. Je ne pouvais refuser : je tendis la mienne en tremblant ; il la prit sans vivacité, sans affectation, comme il eût pris celle de toute autre ; mais je sentis qu’il y laissait un billet. Avant que je n’aie pu dire un mot, ni faire un mouvement, le comte s’était retourné vers ma mère et la saluait ; puis il remonta à cheval, résistant aux instances qu’elle lui faisait pour qu’il se reposât un instant ; alors reprenant le chemin de Lucienne, où il était attendu, disait-il, il disparut au bout de quelques secondes.
J’étais restée immobile à la même place ; mes doigts crispés retenaient le billet, que je n’osais laisser tomber, et que cependant j’étais bien résolue à ne pas lire. Ma mère m’appela, je la suivis. Que faire de ce billet ? Je n’avais pas de feu pour le brûler ; le déchirer, on en pouvait trouver les morceaux : je le cachai dans la ceinture de ma robe.
Je ne connais pas de supplice pareil à celui que j’éprouvai jusqu’au moment où je rentrai dans ma chambre : ce billet me brûlait la poitrine ; il semblait qu’une puissance surnaturelle rendait chacune de ses lignes lisible pour mon cœur, qui le touchait presque ; ce papier avait une vertu magnétique. Certes, au moment où je l’avais reçu, je l’eusse déchiré, brûlé à l’instant même sans hésitation ; eh bien ! lorsque je rentrai chez moi, je n’en eus plus le courage. Je renvoyai ma femme de chambre en lui disant que je me déshabillerais seule ; puis je m’assis sur mon lit, et je restai ainsi une heure, immobile et les yeux fixes, le billet froissé dans ma main fermée.
Enfin je l’ouvris et je lus :
« Vous m’aimez, Pauline, car vous me fuyez. Hier vous avez quitté le bal où j’étais, aujourd’hui vous quittez la ville où je suis ; mais tout est inutile. Il y a des destinées qui peuvent ne se rencontrer jamais, mais qui, dès qu’elles se rencontrent, ne doivent plus se séparer.
» Je ne suis point un homme comme les autres hommes : à l’âge du plaisir, de l’insouciance et de la joie, j’ai beaucoup souffert, beaucoup pensé, beaucoup gémi ; j’ai vingt-huit ans. Vous êtes la première femme que j’aie aimée ; car je vous aime, Pauline.
» Grâce à vous, et si Dieu ne brise pas cette dernière espérance de mon cœur, j’oublierai mon passé et j’espérerai dans l’avenir. Le passé est la seule chose pour laquelle Dieu est sans pouvoir et l’amour sans consolation. L’avenir est à Dieu, le présent est à nous, mais le passé est au néant. Si Dieu, qui peut tout, pouvait donner l’oubli du passé, il n’y aurait dans le monde ni blasphémateurs, ni matérialistes, ni athées.
» Maintenant tout est dit, Pauline ; car que vous apprendrais-je que vous ne sachiez pas, que vous dirais-je que vous n’ayez pas deviné ? Nous sommes jeunes tous deux, riches tous deux, libres tous deux ; je puis être à vous, vous pouvez être à moi : un mot de vous, je m’adresse à votre mère, et nous sommes unis. Si ma conduite, comme mon ame, est en dehors des habitudes du monde, pardonnez-moi ce que j’ai d’étrange et acceptez-moi comme je suis, vous me rendrez meilleur.
» Si, au contraire de ce que j’espère, Pauline, un motif que je ne prévois pas, mais qui cependant peut exister, vous faisait continuer à me fuir comme vous avez essayé de le faire jusqu’à présent, sachez bien que tout serait inutile : partout je vous suivrais comme je vous ai suivie ; rien ne m’attache à un lieu plutôt qu’à un autre, tout m’entraîne au contraire où vous êtes ; aller au-devant de vous ou marcher derrière vous sera désormais mon seul but. J’ai perdu bien des années et risqué cent fois ma vie et mon ame pour arriver à un résultat qui ne me promettait pas le même bonheur.
» Adieu, Pauline ! je ne vous menace pas, je vous implore ; je vous aime, vous m’aimez. Ayez pitié de vous et de moi. »
Il me serait impossible de vous dire ce qui se passa en moi à la lecture de cette étrange lettre ; il me semblait être en proie à un de ces songes terribles où, menacé d’un danger, on tente de fuir ; mais les pieds s’attachent à la terre, l’haleine manque à la poitrine ; on veut crier, la voix n’a pas de son. Alors l’excès de la peur brise le sommeil, et l’on se réveille le cœur bondissant et le front mouillé de sueur.
Mais là, là, il n’y avait pas à me réveiller ; ce n’était point un rêve que je faisais, c’était une réalité terrible, qui me saisissait de sa main puissante et qui m’entraînait avec elle ; et cependant qu’y avait-il de nouveau dans ma vie ? Un homme y avait passé et voilà tout. À peine si avec cet homme j’avais échangé un regard et une parole. Quel droit se croyait-il donc de garrotter comme il le faisait ma destinée à la sienne, et de me parler presque en maître lorsque je ne lui avais pas même accordé les droits d’un ami ? Cet homme, je pouvais demain ne plus le regarder, ne plus lui parler, ne plus le connaître. Mais non, je ne pouvais rien… j’étais faible… j’étais femme… je l’aimais…
En savais-je quelque chose, au reste ? ce sentiment que j’éprouvais était-ce de l’amour ? l’amour entre-t-il dans le cœur précédé d’une terreur aussi profonde ? Jeune et ignorante comme je l’étais, savais-je moi-même ce que c’était que l’amour ? Cette lettre fatale, pourquoi ne l’avais-je pas brûlée avant de la lire ? n’avais-je pas donné au comte le droit de croire que je l’aimais en la recevant ? Mais aussi que pouvais-je faire ? un éclat devant des valets, des domestiques. Non ; mais la remettre à ma mère, lui tout dire, lui tout avouer… Lui avouer quoi ? des terreurs d’enfant, et voilà tout. Puis ma mère, qu’eût-elle pensé à la lecture d’une pareille lettre ? Elle aurait cru que d’un mot, d’un geste, d’un regard, j’avais encouragé le comte. Sans cela, de quel droit me dirait-il que je l’aimais ? Non, je n’oserais jamais rien dire à ma mère…
Mais cette lettre, il fallait la brûler d’abord et avant tout. Je l’approchai de la bougie, elle s’enflamma, et ainsi que tout ce qui a existé et qui n’existe plus, elle ne fut bientôt qu’un peu de cendres. Puis je me déshabillai promptement, je me hâtai de me mettre au lit, et je soufflai aussitôt mes lumières afin de me dérober à moi-même et de me cacher dans la nuit. Oh ! comme malgré l’obscurité je fermai les yeux, comme j’appuyai mes mains sur mon front, et comme, malgré ce double voile, je revis tout. Cette lettre fatale était écrite sur les murs de la chambre. Je ne l’avais lue qu’une fois ; et cependant elle s’était si profondément gravée dans ma mémoire, que chaque ligne, tracée par une main invisible, semblait paraître à mesure que la ligne précédente s’effaçait ; et je lus et relus ainsi cette lettre dix fois, vingt fois, toute la nuit. Oh ! je vous assure qu’entre cet état et la folie il y avait une barrière bien étroite à franchir, un voile bien faible à déchirer.
Enfin au jour je m’endormis, écrasée de fatigue. Lorsque je me réveillai il était déjà tard ; ma femme de chambre m’annonça que madame de Lucienne et sa fille étaient au château. Alors une idée subite m’illumina ; je devais tout dire à madame de Lucienne, elle avait toujours été parfaite pour moi ; c’était chez elle que j’avais vu le comte Horace, le comte Horace était l’ami de son fils ; c’était la confidente la plus convenable pour un secret comme le mien ; Dieu me l’envoyait. En ce moment la porte de ma chambre s’ouvrit, et madame de Lucienne parut. Oh ! alors je crus vraiment à cette mission ; je me soulevai sur mon lit et je lui tendis les bras en sanglotant : elle vint s’asseoir près de moi.
— Allons, enfant, me dit-elle après un instant et en écartant mes mains dont je me voilais le visage, voyons, qu’avons-nous ?
— Oh ! je suis bien malheureuse, m’écriai-je.
— Les malheurs de ton âge, mon enfant, sont comme les orages du printemps, ils passent vite et font le ciel plus pur.
— Oh ! si vous saviez !
— Je sais tout, me dit madame de Lucienne.
— Qui vous l’a dit ?
— Lui.
— Il vous a dit que je l’aimais !
— Il m’a dit qu’il avait cet espoir, du moins ; se trompe-t-il ?
— Je ne sais moi-même ; je ne connaissais de l’amour que le nom, comment voulez-vous que je voie clair dans mon cœur, et qu’au milieu du trouble que j’éprouve, j’analyse le sentiment qui l’a causé ?
— Allons, allons, je vois qu’Horace y lit mieux que vous. — Je me mis à pleurer. — Eh bien ! continua madame de Lucienne, il n’y a pas là dedans une grande cause de larmes, ce me semble. Voyons, causons raisonnablement. Le comte Horace est jeune, beau, riche, voilà plus qu’il n’en faut pour excuser le sentiment qu’il vous inspire. Le comte Horace est libre, vous avez dix-huit ans, ce serait une union convenable sous tous les rapports.
— Oh ! madame !…
— C’est bien, n’en parlons plus ; j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Je redescends près de madame de Meulien et je vous envoie Lucie.
— Oh !… mais pas un mot, n’est-ce pas ?
— Soyez tranquille, je sais ce qui me reste à faire ; au revoir, chère enfant. Allons, essuyez ces beaux yeux, et embrassez-moi…
Je me jetai une seconde fois à son cou. Cinq minutes après, Lucie entra ; je m’habillai et nous descendîmes.
Je trouvai ma mère sérieuse, mais plus tendre encore que d’ordinaire. Plusieurs fois, pendant le déjeuner, elle me regarda avec un sentiment de tristesse inquiète, et à chaque fois je sentis la rougeur de la honte me monter au visage. À quatre heures, madame de Lucienne et sa fille nous quittèrent ; ma mère fut la même avec moi qu’elle avait coutume d’être ; pas un mot sur la visite de madame de Lucienne et le motif qui l’avait amenée ne fut prononcé. Le soir, comme de coutume, j’allai avant de me retirer dans ma chambre embrasser ma mère : en approchant mes lèvres de son front, je m’aperçus que ses larmes coulaient ; alors je tombai à genoux devant elle en cachant ma tête dans sa poitrine. En voyant ce mouvement, elle devina le sentiment qui me le dictait, et abaissant ses deux mains sur mes épaules, et me serrant contre elle : — Sois heureuse, ma fille, dit-elle, c’est tout ce que je demande à Dieu.
Le surlendemain madame de Lucienne demanda officiellement ma main à ma mère.
Six semaines après, j’épousai le comte Horace.