La Salle d’armes/I — Pauline/10

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Dumont (1p. 210-227).


X.


Le mariage se fit à Lucienne, dans les premiers jours de novembre ; puis nous revînmes à Paris au commencement de la saison d’hiver.

Nous habitions l’hôtel tous ensemble. Ma mère m’avait donné vingt-cinq mille livres de rentes par mon contrat de mariage, le comte en avait déclaré à peu près autant ; il en restait quinze mille à ma mère. Notre maison se trouva donc au nombre, sinon des maisons riches, du moins des maisons élégantes du faubourg Saint-Germain.

Horace me présenta deux de ses amis, qu’il me pria de recevoir comme ses frères : depuis six ans ils étaient liés d’un sentiment si intime qu’on avait pris l’habitude de les appeler les inséparables. Un quatrième, qu’ils regrettaient tous les jours et dont ils parlaient sans cesse, s’était tué au mois d’octobre de l’année précédente en chassant dans les Pyrénées, où il avait un château. Je ne puis vous révéler le nom de ces deux hommes, et à la fin de mon récit vous comprendrez pourquoi ; mais comme je serai forcée parfois de les désigner, j’appellerai l’un Henri et l’autre Max.

Je ne vous dirai pas que je fus heureuse : le sentiment que j’éprouvais pour Horace m’a été et me sera toujours inexplicable, on eût dit un respect mêlé de crainte ; c’était au reste l’impression qu’il produisait généralement sur tous ceux qui l’approchaient. Ses deux amis eux-mêmes, si libres et familiers qu’ils fussent avec lui, le contredisaient rarement et lui cédaient toujours, sinon comme à un maître, du moins comme à un frère aîné. Quoique adroits aux exercices du corps, ils étaient loin d’être de sa force. Le comte avait transformé la salle de billard en une salle d’armes, et une des allées du jardin était consacrée à un tir : tous les jours ces messieurs venaient s’exercer à l’épée ou au pistolet. Parfois j’assistais à ces joutes : Horace alors était plutôt leur professeur que leur adversaire ; il gardait dans ces exercices ce calme effrayant dont je lui avais vu donner une preuve chez madame de Lucienne, et plusieurs duels, qui tous avaient fini à son avantage, attestaient que sur le terrain ce sang-froid, si rare au moment suprême, ne l’abandonnait pas un instant. Horace, chose étrange ! restait donc pour moi, malgré l’intimité, un être supérieur et en dehors des autres hommes.

Quant à lui, il paraissait heureux, il affectait du moins de répéter qu’il l’était, quoique souvent son front soucieux attestât le contraire. Parfois aussi des rêves terribles agitaient son sommeil, et alors cet homme, si calme et si brave le jour, avait, s’il se réveillait au milieu de pareils songes, des instans d’effroi où il frissonnait comme un enfant. Il en attribuait la cause à un accident qui était arrivé à sa mère pendant sa grossesse : arrêtée dans la Sierra par des voleurs, elle avait été attachée à un arbre, et avait vu égorger un voyageur qui faisait la même route qu’elle ; il en résultait que c’étaient habituellement des scènes de vol et de brigandage qui s’offraient ainsi à lui pendant son sommeil. Aussi, plutôt pour prévenir le retour de ces songes que par une crainte réelle, posait-il toujours avant de se coucher, quelque part qu’il fut, une paire de pistolets à portée de sa main. Cela me causa d’abord une grande terreur, car je tremblais toujours que dans quelque accès de somnambulisme il ne fit usage de ces armes ; mais peu à peu je me rassurai, et je contractai l’habitude de lui voir prendre cette précaution. Une autre plus étrange encore, et dont seulement aujourd’hui je me rends compte, c’est qu’on tenait constamment, jour ou nuit, un cheval sellé et prêt à partir.

L’hiver se passa au milieu des fêtes et des bals. Horace était fort répandu de son côté ; de sorte que, ses salons s’étant joints aux miens, le cercle de nos connaissances avait doublé. Il m’accompagnait partout avec une complaisance extrême, et, chose qui surprenait tout le monde, il avait complètement cessé de jouer. Au printemps nous partîmes pour la campagne.

Là nous retrouvâmes tous nos souvenirs. Nos journées s’écoulaient moitié chez nous, moitié chez nos voisins ; nous avions continué de voir madame de Lucienne et ses enfans comme une seconde famille à nous. Ma situation de jeune fille se trouvait donc à peine changée, et ma vie était à peu près la même. Si cet état n’était pas du bonheur, il y ressemblait tellement que l’on pouvait s’y tromper. La seule chose qui le troublât momentanément, c’étaient ces tristesses sans cause dont je voyais Horace de plus en plus atteint ; c’étaient ces songes qui devenaient plus terribles à mesure que nous avancions. Souvent j’allais à lui pendant ces inquiétudes du jour, ou je le réveillais au milieu de ces rêves de la nuit ; mais dès qu’il me voyait sa figure reprenait cette expression calme et froide qui m’avait tant frappée ; cependant il n’y avait point à s’y tromper, la distance était grande de cette tranquillité apparente à un bonheur réel.

Vers le mois de juin Henri et Max, ces deux jeunes gens dont je vous ai parlé, vinrent nous rejoindre. Je savais l’amitié qui les unissait à Horace, et ma mère et moi les reçûmes, elle comme des enfans, moi comme des frères. On les logea dans des chambres presque attenantes aux nôtres ; le comte fit poser des sonnettes, avec un timbre particulier, qui allaient de chez lui chez eux, et de chez eux chez lui, et ordonna que l’on tînt constamment trois chevaux prêts au lieu d’un. Ma femme de chambre me dit en outre qu’elle avait appris des domestiques que ces messieurs avaient la même habitude que mon mari et ne dormaient qu’avec une paire de pistolets au chevet de leur lit.

Depuis l’arrivée de ses amis Horace était livré presque entièrement à eux. Leurs amusemens étaient, au reste, les mêmes qu’à Paris, des courses à cheval et des assauts d’armes et de pistolet. Le mois de juillet s’écoula ainsi ; puis, vers la moitié d’août, le comte m’annonça qu’il serait obligé de me quitter dans quelques jours pour deux ou trois mois. C’était la première séparation depuis notre mariage : aussi m’effrayai-je à ces paroles. Le comte essaya de me rassurer en me disant que ce voyage, que je croyais peut-être lointain, était au contraire dans une des provinces de la France les plus proches de Paris, c’est-à-dire en Normandie : il allait avec ses amis au château de Burcy. Chacun d’eux possédait une maison de campagne, l’un dans la Vendée, l’autre entre Toulon et Nice ; celui qui avait été tué avait la sienne dans les Pyrénées, et le comte Horace en Normandie, de sorte que chaque année ils se recevaient successivement pendant la saison des chasses, et passaient trois mois les uns chez les autres. C’était au tour d’Horace, cette année, à recevoir ses amis. Je m’offris aussitôt à l’accompagner pour faire les honneurs de sa maison ; mais le comte me répondit que le château n’était qu’un rendez-vous de chasse, mal tenu, mal meublé, bon pour des chasseurs habitués à vivre tant bien que mal, mais non pour une femme accoutumée à tout le confortable et à tout le luxe de la vie. Il donnerait, au reste, des ordres pendant son prochain séjour afin que toutes les réparations fussent faites, et pour que désormais, quand son année viendrait, je pusse l’accompagner et faire en noble châtelaine les honneurs de son manoir.

Cet incident, tout simple et tout naturel qu’il parût à ma mère, m’inquiéta horriblement. Je ne lui avais jamais parlé des tristesses ni des terreurs d’Horace ; mais, quelque explication qu’il eût tenté de m’en donner, elles m’avaient toujours paru si peu naturelles que je leur supposais un autre motif qu’il ne voulait ou ne pouvait dire. Cependant il eût été si ridicule à moi de me tourmenter pour une absence de trois mois et si étrange d’insister pour suivre Horace, que je renfermai mon inquiétude en moi-même et que je ne parlai plus de ce voyage.

Le jour de la séparation arriva : c’était le 27 d’août. Ces messieurs voulaient être installés à Burcy pour l’ouverture des chasses, fixée au 1er septembre. Ils partaient en chaise de poste et se faisaient suivre de leurs chevaux, conduits en main par le Malais, qui devait les rejoindre au château.

Au moment du départ je ne pus m’empêcher de fondre en larmes ; j’entraînai Horace dans une chambre et le priai une dernière fois de m’emmener avec lui : je lui dis mes craintes inconnues, je lui rappelai ces tristesses, ces terreurs incompréhensibles qui le saisissaient tout-à-coup. À ces mots, le sang lui monta au visage, et je le vis me donner pour la première fois un signe d’impatience. Au reste, il le réprima aussitôt, et me parlant avec la plus grande douceur, il me promit, si le château était habitable, ce dont il doutait, de m’écrire d’aller le rejoindre. Je me repris à cette promesse et à cet espoir ; de sorte que je le vis s’éloigner plus tranquillement que je ne l’espérais.

Cependant les premiers jours de notre séparation furent affreux ; et pourtant, je vous le répète, ce n’était point une douleur d’amour : c’était le pressentiment vague, mais continu, d’un grand malheur. Le surlendemain du départ d’Horace je reçus de lui une lettre datée de Caen : il s’était arrêté pour dîner dans cette ville et avait voulu m’écrire, se rappelant dans quel état d’inquiétude il m’avait laissée. La lecture de cette lettre m’avait fait quelque bien, lorsque le dernier mot renouvela toutes ces craintes, d’autant plus cruelles qu’elles étaient réelles pour moi seule, et qu’à tout autre elles eussent paru chimériques : au lieu de me dire au revoir, le comte me disait adieu. L’esprit frappé s’attache aux plus petites choses : je faillis m’évanouir en lisant ce dernier mot.

Je reçus une seconde lettre du comte, datée de Burcy, il avait trouvé le château qu’il n’avait pas visité depuis trois ans dans un délabrement affreux : à peine s’il y avait une chambre où le vent et la pluie ne pénétrassent point ; il était en conséquence inutile que je songeasse pour cette année à aller le rejoindre ; je ne sais pourquoi, mais je m’attendais à cette lettre, elle me fit donc moins d’effet que la première.

Quelques jours après nous lûmes dans notre journal la première nouvelle des assassinats et des vols qui effrayèrent la Normandie ; une troisième lettre d’Horace nous en dit quelques mots à son tour ; mais il ne paraissait pas attacher à ces bruits toute l’importance que leur donnaient les feuilles publiques. Je lui répondis pour le prier de revenir le plus tôt possible : ces bruits me paraissaient un commencement de réalisation pour mes pressentimens.

Bientôt les nouvelles devinrent de plus en plus effrayantes ; c’était moi qui, à mon tour, avais des tristesses subites et des rêves affreux ; je n’osais plus écrire à Horace, ma dernière lettre était restée sans réponse. J’allai trouver madame de Lucienne, qui depuis le soir où je lui avais tout avoué, était devenue ma conseillère : je lui racontai mon effroi et mes pressentimens ; elle me dit alors ce que m’avait dit vingt fois ma mère, que la crainte que je ne fusse mal servie au château avait seule empêché Horace de m’emmener, elle savait mieux que personne combien il m’aimait, elle à qui il s’était confié tout d’abord, et que si souvent depuis il avait remerciée du bonheur qu’il disait lui devoir. Cette certitude qu’Horace m’aimait me décida tout-à-fait, je résolus, si le prochain courrier ne m’annonçait pas son arrivée, de partir moi-même et d’aller le rejoindre.

Je reçus une lettre : loin de parler de retour, Horace se disait forcé de rester encore six semaines ou deux mois loin de moi ; sa lettre était pleine de protestations d’amour ; il fallait ces vieux engagemens pris avec des amis pour l’empêcher de revenir, et la certitude que je serais affreusement dans ces ruines pour qu’il ne me dit pas d’aller le retrouver ; si j’avais pu hésiter encore, cette lettre m’aurait déterminée ; je descendis près de ma mère, je lui dis qu’Horace m’autorisait à aller le rejoindre et que je partirais le lendemain soir ; elle voulait absolument venir avec moi, et j’eus toutes les peines du monde à lui faire comprendre que s’il craignait pour moi, à plus forte raison craindrait-il pour elle.

Je partis en poste, emmenant avec moi ma femme de chambre qui était de la Normandie ; en arrivant à Saint-Laurent-du-Mont, elle me demanda la permission d’aller passer trois ou quatre jours chez ses parens qui demeuraient à Crèvecœur, je lui accordai sa demande sans songer que c’était surtout au moment où je descendrais dans un château habité par des hommes que j’aurais besoin de ses services ; puis aussi je tenais à prouver à Horace qu’il avait eu tort de douter de mon stoïcisme.

J’arrivai à Caen vers les sept heures du soir ; le maître de poste, apprenant qu’une femme qui voyageait seule demandait des chevaux pour se rendre au château de Burcy, vint lui-même à la portière de ma voiture : là il insista tellement pour que je passasse la nuit dans la ville et que je ne continuasse ma route que le lendemain, que je cédai. D’ailleurs j’arriverais au château à une heure où tout le monde serait endormi, et peut-être, grâce aux événemens au centre desquels il se trouvait, les portes en seraient-elles si bien closes que je ne pourrais me les faire ouvrir : ce motif, bien plus que la crainte, me détermina à rester à l’hôtel.

Les soirées commençaient à être froides, j’entrai dans le salon du maître de poste, tandis qu’on me préparait une chambre. Alors l’hôtesse, pour ne me laisser aucun regret sur la résolution que j’avais prise et le retard qui en était la suite, me raconta tout ce qui se passait dans le pays depuis quinze jours ou trois semaines ; la terreur était à son comble : on n’osait pas faire un quart de lieue hors de la ville dès que le soleil était couché.

Je passai une nuit affreuse ; à mesure que j’approchais du château, je perdais de mon assurance ; le comte avait peut-être eu d’autres motifs de s’éloigner de moi que ceux qu’il m’avait dits, comment alors accueillerait-il ma présence ? Mon arrivée subite et inattendue était une désobéissance à ses ordres, une infraction à son autorité ; ce geste d’impatience qu’il n’avait pu retenir, et qui était le premier et le seul qu’il eût jamais laissé échapper, n’indiquait-il pas une détermination irrévocablement prise ? J’eus un instant l’envie de lui écrire que j’étais à Caen, et d’attendre qu’il vînt m’y chercher ; mais toutes ces craintes, inspirées et entretenues par ma veille fiévreuse, se dissipèrent lorsque j’eus dormi quelques heures et que le jour vint éclairer mon appartement. Je repris donc tout mon courage, et je demandai des chevaux. Dix minutes après je repartis.

Il était neuf heures du matin, lorsqu’à deux lieues du Buisson le postillon s’arrêta, et me montra le château de Burcy, dont on apercevait le parc, qui s’avance jusqu’à deux cents pas de la grande route. Un chemin de traverse conduisait à une grille. Il me demanda si c’était bien à ce château que j’allais : je répondis affirmativement, et nous nous engageâmes dans les terres.

Nous trouvâmes la porte fermée : nous sonnâmes à plusieurs reprises sans que l’on répondît. Je commençais à me repentir de ne point avoir annoncé mon arrivée. Le comte et ses amis pouvaient être allés à quelque partie de chasse : en ce cas, qu’allais-je devenir dans ce château solitaire, dont je ne pourrais peut-être même pas me faire ouvrir les portes ? Me faudrait-il attendre dans une misérable auberge de village qu’ils fussent revenus ? C’était impossible. Enfin, dans mon impatience, je descendis de voiture et sonnai moi-même avec force. Un être vivant apparut alors à travers le feuillage des arbres : au tournant d’une allée, je reconnus le Malais ; je lui fis signe de se hâter, il vint m’ouvrir.

Je ne pris pas la peine de remonter en voiture, je suivis en courant l’allée par laquelle je l’avais vu venir ; bientôt j’aperçus le château : au premier coup d’œil, il me parut en assez bon état ; je m’élançai vers le perron, j’entrai dans l’antichambre, j’entendis parler, je poussai une porte, et je me trouvai dans la salle à manger, en face d’Horace, qui déjeunait avec Henri ; chacun d’eux avait à sa droite une paire de pistolets sur la table.

Le comte, en m’apercevant, se leva tout debout et devint pâle à croire qu’il allait se trouver mal. Quant à moi, j’étais si tremblante que je n’eus que la force de lui tendre les bras ; j’allais tomber, lorsqu’il accourut à moi et me retint.

— Horace, lui dis-je, pardonnez-moi ; je n’ai pas pu rester loin de vous… j’étais trop malheureuse, trop inquiète… je vous ai désobéi.

— Et vous avez eu tort, dit le comte d’une voix sourde.

— Oh ! si vous voulez, m’écriai-je, effrayée de son accent, je repartirai à l’instant même… Je vous ai revu… c’est tout ce qu’il me faut…

— Non, dit le comte, non ; puisque vous voilà, restez… restez, et soyez la bien venue.

À ces mots il m’embrassa, et, faisant un effort sur lui-même, il reprit immédiatement cette apparence calme qui parfois m’effrayait davantage que n’eût pu le faire le visage le plus irrité.