La Salle d’armes/I — Pauline/11
XI
Cependant peu à peu ce voile de glace que le comte semblait avoir tiré sur son visage se fondit ; il m’avait conduit dans l’appartement qu’il me destinait, c’était une chambre entièrement meublée dans le goût de Louis XV.
— Oui, je la connais, interrompis-je, c’est celle où je suis entré. Ô mon Dieu, mon Dieu, je commence à tout comprendre !…
— Là, reprit Pauline, il me demanda pardon de la manière dont il m’avait reçue ; mais la surprise que lui avait causée mon arrivée inattendue, la crainte des privations que j’allais éprouver en passant deux mois dans cette vieille masure, avaient été plus fortes que lui. Cependant puisque j’avais tout bravé, c’était bien, et il tâcherait de me rendre le séjour du château le moins désagréable qu’il serait possible ; malheureusement il avait, pour le jour même ou le lendemain, une partie de chasse arrêtée, et il serait peut-être obligé de me quitter pour un ou deux jours ; mais il ne contracterait plus de nouvelles obligations de ce genre, et je lui serais un prétexte pour les refuser. Je lui répondis qu’il était parfaitement libre et que je n’étais pas venue pour gêner ses plaisirs, mais bien pour rassurer mon cœur effrayé du bruit de tous ces assassinats. Le comte sourit.
J’étais fatiguée du voyage, je me couchai et je m’endormis. À deux heures le comte entra dans ma chambre et me demanda si je voulais faire une promenade sur mer : la journée était superbe, j’acceptai.
Nous descendîmes dans le parc, l’Orne le traversait. Sur une des rives de ce petit fleuve une charmante barque était amarrée ; sa forme était longue et étrange, j’en demandai la cause. Horace me dit qu’elle était taillée sur le modèle des barques javanaises, et que ce genre de construction augmentait de beaucoup sa vitesse. Nous y descendîmes, Horace, Henri et moi ; le Malais se mit à la rame, et nous avançâmes rapidement aidés par le courant. En entrant dans la mer Horace et Henri déroulèrent la longue voile triangulaire qui était liée autour du mât, et sans le secours des rames nous marchâmes avec une rapidité extraordinaire.
C’était la première fois que je voyais l’Océan : ce spectacle magnifique m’absorba tellement que je ne m’aperçus pas que nous gouvernions vers une petite barque qui nous avait fait des signaux. Je ne fus tirée de ma rêverie que par la voix d’Horace, qui héla un des hommes de la barque.
— Holà ! hé ! monsieur le marinier, lui cria-t-il, qu’avons-nous de nouveau au Havre ?
— Ma foi, pas grand’chose, répondit une voix qui m’était connue ; et à Burcy ?
— Tu le vois, un compagnon inattendu qui nous est arrivé, une ancienne connaissance à toi : madame Horace de Beuzeval, ma femme.
— Comment ! madame de Beuzeval ? s’écria Max, que je reconnus alors.
— Elle-même ; et si tu en doutes, cher ami, viens lui présenter tes hommages.
La barque s’approcha ; Max la montait avec deux matelots : il avait un costume élégant de marinier, et sur l’épaule un filet qu’il s’apprêtait à jeter à la mer. Arrivé près de nous, nous échangeâmes quelques paroles de politesse ; puis Max laissa tomber son filet, monta à bord de notre canot, parla un instant à voix basse avec Henri, me salua et redescendit dans son embarcation.
— Bonne pèche ! lui cria Horace.
— Bon voyage ! répondit Max ; et la barque et le canot se séparèrent.
L’heure du dîner s’approchait, nous regagnâmes l’embouchure de la rivière ; mais le flux s’était retiré, il n’y avait plus assez d’eau pour nous porter jusqu’au parc : nous fûmes obligés de descendre sur la grève et de remonter par les dunes.
Là je fis le chemin que vous-même fîtes trois ou quatre nuits après : je me trouvai sur les galets d’abord, puis dans les grandes herbes ; enfin je gravis la montagne, j’entrai dans l’abbaye, je vis le cloître et son petit cimetière, je suivis le corridor, et de l’autre côté d’un massif d’arbres je me retrouvai dans le parc du château.
Le soir se passa sans aucune circonstance remarquable ; Horace fut très-gai, il parla pour l’hiver prochain d’embellissemens à faire à notre hôtel de Paris, et pour le printemps d’un voyage : il voulait emmener ma mère et moi en Italie, et peut-être acheter à Venise un de ses vieux palais de marbre, afin d’y aller passer les saisons du carnaval : Henri était beaucoup moins libre d’esprit, et paraissait préoccupé et inquiet au moindre bruit. Tous ces petits détails, auxquels je fis à peine attention dans le moment, se représentèrent plus tard à mon esprit avec toutes leurs causes qui m’étaient cachées alors, et que leur résultat me fit comprendre depuis.
Nous nous retirâmes laissant Henri au salon ; il avait à veiller pour écrire, nous dit-il. On lui apporta des plumes et de l’encre : il s’établit près du feu.
Le lendemain matin, comme nous étions à déjeuner, en entendit sonner d’une manière particulière à la porte du parc : — Max !… dirent ensemble Horace et Henri ; en effet celui qu’ils avaient nommé entra presque aussitôt dans la cour au grand galop de son cheval.
— Ah ! te voilà, dit en riant Horace, je suis enchanté de te revoir ; mais une autre fois ménage un peu plus mes chevaux, vois dans quel état tu as mis ce pauvre Pluton.
— J’avais peur de ne pas arriver à temps, répondit Max ; puis s’interrompant et se retournant de mon côté. — Madame, me dit-il, excusez-moi de me présenter ainsi botté et éperonné devant vous ; mais Horace a oublié, et je conçois cela, que nous avons pour aujourd’hui une partie de chasse à courre, avec des Anglais, continuta-t-il, en appuyant sur ce mot : ils sont arrivés hier soir exprès par le bateau à vapeur ; de sorte qu’il ne faut pas que nous, qui sommes tout portés, nous nous trouvions en retard en leur manquant de parole.
— Très-bien, dit Horace, nous y serons.
— Cependant, reprit Max en se retournant de mon côté, je ne sais si maintenant nous pouvons tenir notre promesse ; cette chasse est trop fatigante pour que madame nous accompagne.
— Oh ! tranquillisez-vous, messieurs, m’empressai-je de répondre, je ne suis pas venue ici pour être une entrave à vos plaisirs : allez, et en votre absence je garderai la forteresse.
— Tu vois, dit Horace, Pauline est une véritable châtelaine des temps passés. Il ne lui manque vraiment que des suivantes et des pages, car elle n’a pas même de femme de chambre, la sienne est restée en route et ne sera ici que dans huit jours.
— Au reste, dit Henri, si tu veux demeurer au château, Horace, nous t’excuserons auprès de nos insulaires : rien de plus facile.
— Non pas, reprit vivement le comte ; vous oubliez que c’est moi qui suis le plus engagé dans le pari : il faut donc que je le soutienne en personne. Je vous l’ai dit, Pauline nous excusera.
— Parfaitement, repris-je, et pour vous laisser toute liberté, je remonte dans ma chambre.
— Je vous y rejoins dans un instant, me dit Horace ; et venant à moi avec une galanterie charmante, il me conduisit jusqu’à la porte et me baisa la main.
Je remontai chez moi ; au bout de quelques instans, Horace m’y suivit ; il était déjà en costume de chasse, et venait me dire adieu. Je redescendis avec lui jusqu’au perron et je pris congé de ces messieurs ; ils insistèrent alors de nouveau pour qu’Horace restât près de moi. Mais j’exigeai impérieusement qu’il les accompagnât : ils partirent enfin en me promettant d’être de retour le lendemain matin.
Je restai seule au château avec le Malais : cette singulière société eut peut-être effrayé une autre femme que moi ; mais je savais que cet homme était tout dévoué à Horace depuis le jour où il l’avait vu avec son poignard aller attaquer la tigresse dans ses roseaux : subjugué par cette admiration puissante que les natures primitives ont pour le courage, il l’avait suivi de Bombay en France, et ne l’avait pas quitté un instant depuis. J’eusse donc été parfaitement tranquille si je n’avais eu pour cause d’inquiétude que son air sauvage et son costume étrange ; mais j’étais au milieu d’un pays qui, depuis quelque temps, était devenu le théâtre des accidens les plus inouïs, et quoique je n’en eusse entendu parler ni à Horace ni à Henri qui, en leur qualité d’hommes, méprisaient ou affectaient de mépriser un semblable danger, ces histoire lamentables et sanglantes me revinrent à l’esprit dès que je fus seule ; cependant, comme je n’avais rien à craindre pendant le jour, je descendis dans le parc, et je résolus d’occuper ma matinée à visiter les environs du château que j’allais habiter pendant deux mois.
Mes pas se dirigèrent naturellement vers la partie que je connaissais déjà : je visitai de nouveau les ruines de l’abbaye, mais cette fois en détail. Vous les avez explorées, je n’ai pas besoin de vous les décrire. Je sortis par le porche ruiné, et j’arrivai bientôt sur la colline qui domine la mer.
C’était la seconde fois que je voyais ce spectacle : il n’avait donc encore rien perdu de sa puissance ; aussi restai-je deux heures assise, immobile et les yeux fixes, à le contempler. Au bout de ce temps je le quittai à regret ; mais je voulais visiter les autres parties du parc. Je redescendis vers la rivière, j’en suivis quelque temps les bords ; je retrouvai amarrée à sa rive la barque sur laquelle nous avions fait la veille notre promenade, et qui était appareillée de manière à ce qu’on put s’en servir au premier caprice. Elle me rappela, je ne sais pourquoi, ce cheval toujours sellé dans l’écurie. Cette idée en éveilla une autre : c’était celle de cette défiance éternelle qu’avait Horace et que partageaient ses amis, ces pistolets qui ne quittaient jamais le chevet de son lit, ces pistolets sur la table quand j’étais arrivée. Tout en paraissant mépriser le danger, ils prenaient donc des précautions contre lui ? Mais alors, si deux hommes croyaient ne pas pouvoir déjeuner sans armes, comment me laissaient-ils seule, moi qui n’avais aucune défense ? Tout cela était incompréhensible ; mais, par cela même, quelque effort que je fisse pour chasser ces idées sinistres de mon esprit, elles y revenaient sans cesse. Au reste, comme tout en songeant je marchais toujours, je me trouvai bientôt dans le plus touffu du bois. Là, au milieu d’une véritable forêt de chênes, s’élevait un pavillon isolé et parfaitement fermé : j’en fis le tour ; mais portes et volets étaient si habilement joints que je ne pus, malgré ma curiosité, rien en voir que l’extérieur. Je me promis, la première fois que je sortirais avec Horace, de diriger la promenade de ce côté ; car j’avais déjà, si le comte ne s’y opposait pas, jeté mon dévolu sur ce pavillon pour en faire mon cabinet de travail, sa position le rendant parfaitement apte à cette destination.
Je rentrai au château. Après l’exploration extérieure vint la visite intérieure : la chambre que j’occupais donnait d’un côté dans un salon, de l’autre dans la bibliothèque ; un corridor régnait d’un bout à l’autre du bâtiment et le partageait en deux. Mon appartement était le plus complet ; le reste du château était divisé en une douzaine de petits logemens séparés, composés d’une antichambre, d’une chambre et d’un cabinet de toilette, le tout fort habitable, quoi que m’en eût dit et écrit le comte.
Comme la bibliothèque me paraissait le plus sûr contre-poison à la solitude et à l’ennui qui m’attendaient, je résolus de faire aussitôt connaissance avec les ressources qu’elle pouvait m’offrir : elle se composait en grande partie de romans du dix-huitième siècle, qui annonçaient que les prédécesseurs du comte avaient un goût décidé pour la littérature de Voltaire, de Crébillon fils et de Marivaux. Quelques volumes plus nouveaux, et qui paraissaient achetés par le propriétaire actuel, faisaient tache au milieu de cette collection : c’étaient des livres de chimie, d’histoire et de voyages : parmi ces derniers, je remarquai une belle édition anglaise de l’ouvrage de Daniel sur l’Inde ; je résolus d’en faire le compagnon de ma nuit, pendant laquelle j’espérais peu dormir. J’en tirai un volume de son rayon, et je le portai dans ma chambre.
Cinq minutes après le Malais vint m’annoncer par signes que le dîner était servi. Je descendis et trouvai la table dressée dans cette immense salle à manger. Je ne puis vous dire quel sentiment de crainte et de tristesse s’empara de moi quand je me vis forcée de dîner ainsi seule, éclairée par deux bougies dont la lumière n’atteignait pas les profondeurs de l’appartement, et permettait à l’ombre d’y donner aux objets sur lesquels elle s’étendait les formes les plus bizarres. Ce sentiment pénible s’augmentait encore de la présence de ce serviteur basané, à qui je ne pouvais communiquer mes volontés que par des signes auxquels, du reste, il obéissait avec une promptitude et une intelligence qui donnaient encore quelque chose de plus fantastique à ce repas étrange. Plusieurs fois j’eus envie de lui parler, quoique je susse qu’il ne pourrait pas me comprendre ; mais, comme les enfans qui n’osent crier dans les ténèbres, j’avais peur d’entendre le son de ma propre voix. Lorsqu’il eut servi le dessert, je lui fis signe d’aller me faire un grand feu dans ma chambre ; la flamme du foyer est la compagnie de ceux qui n’en ont pas ; d’ailleurs je comptais ne me coucher que le plus tard possible, car je me sentais une terreur à laquelle je n’avais pas songé pendant la journée, et qui était venue avec les ténèbres
Lorsque je me trouvai seule dans cette grande salle à manger, ma terreur s’augmenta : il me semblait voir s’agiter les rideaux blancs qui pendaient devant les fenêtres, pareils à des linceuls ; cependant ce n’était pas la crainte des morts qui m’agitait : les moines et les abbés dont j’avais foulé en passant les tombes dormaient de leur sommeil béni, les uns dans leur cloître, les autres dans leurs caveaux ; mais tout ce que j’avais lu à la campagne, tout ce qu’on m’avait raconté à Caen me revenait à la mémoire, et je tressaillais au moindre bruit. Le seul qu’on entendit cependant était le frémissement des feuilles, le murmure lointain de la mer, et ce bruit monotone et mélancolique du vent qui se brise aux angles des grands édifices et s’abat dans les cheminées, comme une volée d’oiseaux de nuit. Je restai ainsi immobile pendant dix minutes à peu près, n’osant regarder ni à droite ni à gauche, lorsque j’entendis un léger bruit derrière moi ; je me retournai : c’était le Malais. Il croisa les mains sur sa poitrine et s’inclina ; c’était sa manière d’annoncer que les ordres qu’il avait reçus étaient accomplis. Je me levai ; il prit les bougies et marcha devant moi ; mon appartement, du reste, avait été parfaitement préparé pour la nuit par ma singulière femme de chambre, qui posa les lumières sur une table et me laissa seule.
Mon désir avait été exécuté à la lettre : un feu immense brûlait dans la grande cheminée de marbre blanc supportée par des amours dorés ; sa lueur se répandait dans la chambre et lui donnait un aspect gai, qui contrastait si bien avec ma terreur qu’elle commença à se passer. Cette chambre était tendue de damas rouge à fleurs, et ornée au plafond et aux portes d’une foule d’arabesques et d’enroulemens plus capricieux les uns que les autres, représentant des danses de faunes et de satyres dont les masques grotesques riaient d’un rire d’or au foyer qu’ils reflétaient. Je n’étais cependant pas rassurée au point de me coucher ; d’ailleurs il était à peine huit heures du soir. Je substituai donc simplement un peignoir à ma robe, et, comme j’avais remarqué que le temps était beau, je voulus ouvrir ma fenêtre afin d’achever de me rassurer par la vue calme et sereine de la nature endormie ; mais, par une précaution dont je crus pouvoir me rendre compte en l’attribuant à ces bruits d’assassinats répandus dans les environs, les volets en avaient été fermés en dedans. Je revins donc m’asseoir près de la table au coin de mon feu, m’apprêtant à lire mon voyage dans l’Inde, lorsqu’en jetant les yeux sur le volume je m’aperçus que j’avais apporté le tome second au lieu du tome premier. Je me levai pour aller le changer, lorsqu’à l’entrée de la bibliothèque ma crainte me reprit. J’hésitai un instant ; enfin je me fis honte à moi-même d’une terreur aussi enfantine : j’ouvris hardiment la porte, et je m’avançai vers le panneau où était le reste de l’édition.
En approchant ma bougie des autres tomes pour voir leurs numéros, mes regards plongèrent dans le vide causé par l’absence du volume que par erreur j’avais pris d’abord, et derrière la tablette je vis briller un bouton de cuivre pareil à ceux que l’on met aux serrures, et que cachaient aux yeux les livres rangés sur le devant du panneau. J’avais souvent vu des portes secrètes dans les bibliothèques, et dissimulées par de fausses reliures ; rien n’était donc plus naturel qu’une porte du même genre s’ouvrit dans celle-ci. Cependant la direction dans laquelle elle était placée rendait la chose presque impossible : les fenêtres de la bibliothèque étaient les dernières du bâtiment ; ce boulon était scellé au lambris en retour de la seconde fenêtre ; une porte pratiquée à cet endroit se serait donc ouverte sur le mur extérieur.
Je me reculai pour examiner, à l’aide de ma bougie, si je n’apercevais pas quelque signe qui indiquât une ouverture ; mais j’eus beau regarder, je ne vis rien. Je portai alors la main sur le bouton, et j’essayai de le faire tourner ; mais il résista, je le poussai et je le sentis fléchir ; je le poussai plus fortement, alors une porte s’échappa avec bruit, renvoyée vers moi par un ressort. Cette porte donnait sur un petit escalier tournant, pratiqué dans l’épaisseur de la muraille.
Vous comprenez qu’une pareille découverte n’était point de nature à calmer mon effroi. J’avançai ma bougie au-dessus de l’escalier, et je le vis s’enfoncer perpendiculairement. Un instant j’eus l’intention de m’y engager, je descendis même les deux premières marches ; mais le cœur me manqua. Je rentrai à reculons dans la bibliothèque, et je repoussai la porte, qui se referma si hermétiquement que même, avec la certitude qu’elle existait, je ne pus découvrir ses jointures. Je replaçai aussitôt le volume de peur qu’on ne s’aperçût que j’y avais touché, car je ne savais qui intéressait ce secret. Je pris au hasard un autre ouvrage, je rentrai dans ma chambre, je fermai au verrou la porte qui donnait sur la bibliothèque, et je revins m’asseoir près du feu.
Les événemens inattendus acquièrent ou perdent de leur gravité selon les dispositions d’esprit tristes ou gaies, ou selon les circonstances plus ou moins critiques dans lesquelles on se trouve. Certes rien de plus naturel qu’une porte cachée dans une bibliothèque et qu’un escalier tournant pratiqué dans l’épaisseur d’un mur ; mais si l’on découvre cette porte et cet escalier la nuit, dans un château isolé, qu’on habite seule et sans défense ; si ce château s’élève au milieu d’une contrée qui retentit chaque jour du bruit d’un vol ou d’un assassinat nouveau, si toute une mystérieuse destinée vous enveloppe depuis quelque temps, si des pressentimens sinistres vous ont, vingt fois, fait passer, au milieu d’un bal, un frisson mortel dans le cœur, tout alors devient, sinon réalité, du moins spectre et fantôme ; et personne n’ignore par expérience que le danger inconnu est mille fois plus saisissant et plus terrible que le péril visible et matérialisé.
C’est alors que je regrettai bien vivement ce congé imprudent que j’avais donné à ma femme de chambre. La terreur est une chose si peu raisonnée qu’elle s’excite ou se calme sans motifs plausibles. L’être le plus faible, un chien qui nous caresse, un enfant qui nous sourit, quoique ni l’un ni l’autre ne puissent nous défendre, sont, en ce cas, des appuis pour le cœur, sinon des armes pour le bras. Si j’avais eu près de moi cette fille, qui ne m’avait pas quittée depuis cinq ans, dont je connaissais le dévouement et l’amitié, sans doute que toute crainte eût disparu, tandis que seule comme j’étais, il me semblait que j’étais dévouée à l’avance et que rien ne pouvait me sauver.
Je restai ainsi deux heures immobile, la sueur de l’effroi sur le front. J’écoutai sonner à ma pendule dix heures, puis onze heures ; et à ce bruit si naturel cependant, je me cramponnais chaque fois aux bras de mon fauteuil. Entre onze heures et onze heures et demie, il me sembla entendre la détonation lointaine d’un coup de pistolet ; je me soulevai à demi, appuyée sur le chambranle de la cheminée ; puis, tout étant rentré dans le silence, je retombai assise et la tête renversée sur le dossier de ma bergère. Je restai encore ainsi quelque temps les yeux fixes et n’osant les détourner du point que je regardais, de peur qu’ils ne rencontrassent, en se retournant, quelque cause de crainte réelle. Tout-à-coup il me sembla, au milieu de ce silence absolu, que la grille, qui était en face du perron et qui séparait le jardin du parc, grinçait sur ses gonds. L’idée qu’Horace rentrait chassa à l’instant toute ma terreur ; je m’élançai à la fenêtre, oubliant que mes volets étaient clos ; je voulus ouvrir la porte du corridor, soit maladresse, soit précaution, le Malais l’avait fermée aussi en se retirant : j’étais prisonnière. Je me rappelai alors que les fenêtres de la bibliothèque donnaient comme les miennes sur le préau, je tirai le verrou, et par un de ces mouvemens bizarres qui font succéder le plus grand courage à la plus grande faiblesse, j’y entrai sans lumière car ceux qui venaient à cette heure pouvaient n’être pas Horace et ses amis, et ma lumière dénonçait que la chambre était habitée. Les volets étaient poussés seulement, j’en écartai un, et au clair de la lune j’aperçus distinctement un homme qui venait d’ouvrir l’un des battans de la grille et le tenait entrebâillé, tandis que deux autres, portant un objet que je ne pouvais distinguer, franchissaient la porte que leur compagnon referma derrière eux. Ces trois hommes ne s’avançaient pas vers le perron, mais tournaient autour du château ; cependant, comme le chemin qu’ils suivaient les rapprochait de moi, je commençai à reconnaître la forme du fardeau qu’ils portaient ; c’était un corps enveloppé dans un manteau. Sans doute, la vue d’une maison qui pouvait être habitée donna quelque espoir à celui ou à celle qu’on enlevait. Une espèce de lutte s’engagea sous ma fenêtre ; dans cette lutte un bras se dégagea, ce bras était couvert d’une manche de robe ; il n’y avait plus de doute, la victime était une femme… Mais tout ceci fut rapide comme l’éclair, le bras, saisi vigoureusement par l’un des trois hommes, rentra sous le manteau, l’objet reprit l’apparence informe d’un fardeau quelconque ; puis tout disparut à l’angle du bâtiment et dans l’ombre d’une allée de marroniers, qui conduisait au petit pavillon fermé, que j’avais découvert la veille au milieu du massif de chênes.
Je n’avais pas pu reconnaître ces hommes ; tout ce que j’en avais distingué, c’est qu’ils étaient vêtus en paysans : mais, s’ils étaient véritablement ce qu’ils paraissaient être, comment venaient-ils au château ? comment s’étaient-ils procuré une clef de la grille ? Était-ce un rapt ? était-ce un assassinat ? Je n’en savais rien. Mais certainement c’était l’un ou l’autre : tout cela d’ailleurs était si incompréhensible et si étrange que parfois je me demandais si je n’étais pas sous l’empire d’un rêve ; au reste, on n’entendait aucun bruit, la nuit poursuivait son cours calme et tranquille, et moi j’étais restée debout à la fenêtre, immobile de terreur, n’osant quitter ma place, de peur que le bruit de mes pas n’éveillât le danger, s’il en était qui me menaçât. Tout à-coup je me rappelai cette porte dérobée, cet escalier mystérieux ; il me sembla entendre un bruit sourd de ce côté, je m’élançai dans ma chambre, refermai et verrouillai la porte ; puis j’allai retomber dans mon fauteuil sans remarquer que, pendant mon absence, une des deux bougies s’était éteinte.
Cette fois ce n’était plus une crainte vague et sans cause qui m’agitait, c’était quelque crime bien réel qui rôdait autour de moi et dont j’avais de mes yeux distingué les agens. Il me semblait à tout moment que j’allais voir s’ouvrir une porte cachée, ou entendre glisser quelque panneau inaperçu ; tous ces petits bruits si distincts pendant la nuit et que cause un meuble qui craque ou un parquet qui se disjoint, me faisaient bondir d’effroi, et j’entendais, dans le silence, mon cœur battre à l’unisson du balancier de la pendule. À ce moment la flamme de ma bougie consumée atteignit le papier qui l’entourait, une lueur momentanée se répandit par toute la chambre, puis s’en alla décroissante, un pétillement se fit entendre pendant quelques secondes ; puis la mèche, s’enfonçant dans la cavité du flambeau, s’éteignit tout-à-coup et me laissa sans autre lumière que celle du foyer.
Je cherchai des yeux autour de moi si j’avais du bois pour l’alimenter : je n’en aperçus point. Je rapprochai les tisons les uns des autres, et pour un moment le feu reprit une nouvelle ardeur ; mais sa flamme tremblante n’était point une lumière propre à me rassurer : chaque objet était devenu mobile comme la lueur nouvelle qui l’éclairait, les portes se balançaient, les rideaux semblaient s’agiter, de longues ombres mouvantes passaient sur le plafond et sur les tapisseries. Je sentais que j’étais prête à me trouver mal, et je n’étais préservée de l’évanouissement que par la terreur même ; en ce moment ce petit bruit qui précède le tintement de la pendule se fit entendre et minuit sonna.
Cependant je ne pouvais passer la nuit entière dans ce fauteuil ; je sentais le froid me gagner lentement. Je pris la résolution de me coucher tout habillée, je gagnai le lit sans regarder autour de moi, je me glissai sous la couverture, et je tirai le drap par-dessus ma tête. Je restai une heure à peu près ainsi sans songer même à la possibilité du sommeil. Je me rappellerai cette heure toute ma vie : une araignée faisait sa toile dans la boiserie de l’alcôve, et j’écoutais le travail incessant de l’ouvrière nocturne : tout-à-coup il cessa, interrompu par un autre bruit ; il me sembla entendre le petit cri qu’avait faite, lorsque j’avais poussé le bouton de cuivre, la porte de la bibliothèque ; je sortis vivement ma tête de la couverture, et, le cou raidi, retenant mon haleine, la main sur mon cœur pour l’empêcher de battre, j’aspirai le silence, doutant encore ; bientôt je ne doutai plus.
Je ne m’étais pas trompée, le parquet craqua sous le poids d’un corps ; des pas s’approchèrent et heurtèrent une chaise ; mais sans doute celui qui venait craignit d’être, entendu, car tout bruit cessa aussitôt, et le silence, le plus absolu lui succéda. L’araignée reprit sa toile… Oh ! tous ces détails, voyez-vous !… tous ces détails, ils sont présens à ma mémoire comme si j’étais là encore, couchée sur ce lit et dans l’agonie de la terreur.
J’entendis de nouveau un mouvement dans la bibliothèque, on se remit en marche en s’approchant de la boiserie à laquelle était adossé mon lit ; une main s’appuya contre la cloison : je n’étais plus séparée de celui qui venait ainsi que par l’épaisseur d’une planche. Je crus entendre glisser un panneau… je me tins immobile et comme si je dormais : le sommeil était ma seule arme ; le voleur, si c’en était un, comptant que je ne pourrais ni le voir ni l’entendre, m’épargnerait peut-être, jugeant ma mort inutile ; mon visage tourné vers la tapisserie était dans l’ombre, ce qui me permit de garder les yeux ouverts. Alors je vis remuer mes rideaux, une main les écarta lentement ; puis, encadrée dans leur draperie rouge, une tête pâle s’avança ; en ce moment la dernière lueur du foyer, tremblante au fond de l’alcôve, éclaira cette apparition. Je reconnus le comte Horace, et je fermai les yeux !…
Lorsque je les rouvris, la vision avait disparu ; quoique mes rideaux fussent encore agités, j’entendis le frôlement du panneau qui se refermait, puis le bruit décroissant des pas, puis le cri de la porte ; enfin tout redevint tranquille et silencieux. Je ne sais combien de temps je restai ainsi sans haleine et sans mouvement ; mais vers le commencement du jour à peu près, brisée par cette veille douloureuse, je tombai dans un engourdissement qui ressemblait au sommeil.