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La Salle d’armes/I — Pauline/12

La bibliothèque libre.
Dumont (1p. 260-276).


XII


Je fus réveillée par le Malais, qui frappait à la porte que j’avais fermée en dedans ; je m’étais couchée tout habillée, comme je vous l’ai dit ; j’allai donc tirer les verroux, le domestique ouvrit mes volets, et je vis rentrer dans ma chambre le jour et le soleil. Je m’élançai vers la fenêtre.

C’était une de ces belles matinées d’automne où le ciel, avant de se couvrir de son voile de nuages, jette un dernier sourire à la terre ; tout était si calme et si tranquille dans ce parc que je commençai à douter presque de moi-même. Cependant les événemens de la nuit étaient demeurés bien vivans dans mon cœur ; puis les lieux mêmes qu’embrassait ma vue me rappelaient leurs moindres détails. Je revoyais la grille qui s’était ouverte pour donner passage à ces trois hommes et à cette femme, l’allée qu’ils avaient suivie, les pas dont l’empreinte, était restée sur le sable, plus visibles à l’endroit où la victime s’était débattue, car ceux qui remportaient s’étaient cramponnés avec force pour maîtriser ses mouvemens ; ces pas suivaient la direction que j’ai déjà indiquée, et disparaissaient sous l’allée de tilleuls. Je voulus voir alors, pour renforcer encore, s’il était possible, le témoignage de mes sens, si quelques nouvelles preuves se joindraient à celle-ci ; j’entrai dans la bibliothèque, le volet était à demi ouvert comme je l’avais laissé, une chaise renversée au milieu de la chambre était celle que j’avais entendue tomber ; je m’approchai du panneau, et, regardant avec une attention profonde, je vis la rainure imperceptible sur laquelle il glissait ; j’appuyai ma main sur la moulure il céda ; en ce moment on ouvrit la porte de ma chambre, je n’eus que le temps de repousser le panneau et de saisir un livre dans la bibliothèque.

C’était le Malais, il venait me chercher pour déjeuner, je le suivis.

En entrant dans la salle à manger je tressaillis de surprise, je comptais y trouver Horace, et non seulement il n’y était pas, mais encore je ne vis qu’un couvert.

— Le comte n’est-il point rentré ? m’écriai-je.

Le Malais me fit signe que non.

— Non ! murmurai-je stupéfaite.

— Non, répéta-t-il encore du geste. Je tombai sur ma chaise : le comte n’était pas rentré !… et cependant je l’avais vu, moi, il était venu à mon lit, il avait soulevé mes rideaux une heure après que ces trois hommes… Mais ces trois hommes, n’étaient-ce pas le comte et ses deux amis ; Horace, Max et Henri, qui enlevaient une femme !… eux seuls en effet pouvaient avoir la clef du parc : entrer ainsi librement sans être vus ni inquiétés ; plus de doute, c’était cela. Voilà pourquoi le comte n’avait pas voulu me laisser venir au château ; voilà pourquoi il m’avait reçue si froidement ; voilà pourquoi il avait prétexté une partie de chasse. L’enlèvement de cette femme était arrêté avant mon arrivée ; l’enlèvement était accompli. Le comte ne m’aimait plus, il aimait une autre femme, et cette femme était dans le château : dans le pavillon sans doute !

Oui ; et le comte, pour s’assurer que je n’avais rien vu, rien entendu, que j’étais enfin sans soupçons, était remonté par l’escalier de la bibliothèque, avait poussé la boiserie, écarté mes rideaux, et, certain que je dormais, était retourné à ses amours. Tout m’était expliqué, clair et précis comme si je l’eusse vu. En un instant ma jalousie avait percé l’obscurité, abattu les murailles ; rien ne me restait plus à apprendre : je sortis, j’étouffais !

On avait déjà effacé la trace des pas, le râteau avait nivelé le sable. Je suivis l’allée de tilleuls, je gagnai le massif de chênes, je vis le pavillon, je tournai autour : il était clos et semblait inhabité, comme la veille. Je rentrai au château, je montai dans ma chambre, je me jetai dans cette bergère où la nuit précédente j’avais passé de si cruelles heures, et je m’étonnai de mon effroi !… C’était l’ombre, c’étaient les ténèbres, ou plutôt c’était l’absence d’une passion violente, qui avait ainsi affaibli mon cœur !…

Je passai une partie de la journée à me promener dans ma chambre, à ouvrir et fermer la fenêtre, attendant le soir avec autant d’impatience que j’avais la veille de crainte de le voir venir. On vint m’annoncer que le dîner était servi. Je descendis ; je vis, comme le matin, un seul couvert, et près du couvert une lettre. Je reconnus l’écriture d’Horace, et je brisai vivement le cachet.

Il s’excusait auprès de moi de me laisser deux jours ainsi seule ; mais il n’avait pu revenir, sa parole était engagée avant mon arrivée, et il avait dû la tenir ; quoi qu’il lui en coûtât. Je froissai là lettre entre mes mains sans l’achever, et je la jetai dans la cheminée ; puis je m’efforçai de manger pour détourner les soupçons du Malais, et je remontai dans ma chambre.

Ma recommandation de la veille n’avait pas été oubliée : je trouvai grand feu ; mais ce soir, ce n’était plus cela qui me préoccupait. J’avais tout un plan à arrêter ; je m’assis pour réfléchir. Quant à la peur de la veille, elle était complètement oubliée !

Le comte Horace et ses amis étaient rentrés par la grille ; car ces hommes, c’étaient bien eux et lui. Ils avaient conduit cette femme au pavillon ; puis le comte était remonté par l’escalier dérobé pour s’assurer si j’étais bien endormie, et si je n’avais rien vu ou entendu. Je n’avais donc qu’à suivre l’escalier ; à mon tour je faisais le même chemin que lui, j’allais là, d’où il était venu : j’étais décidée à suivre l’escalier.

Je regardai la pendule, elle marquait huit heures un quart ; j’allai à mes volets, ils n’étaient pas fermés. Sans doute il n’y avait rien à voir cette nuit, puisque la précaution de la veille n’avait pas été prise : j’ouvris la fenêtre.

La nuit était orageuse, j’entendais le tonnerre au loin, et le bruit de la mer qui se brisait sur la plage venait jusqu’à moi. Il y avait dans mon cœur une tempête plus terrible que celle de la nature, et mes pensées se heurtaient dans ma tête plus sombres et plus pressées que les vagues de l’océan. Deux heures s’écoulèrent ainsi sans que je fisse un mouvement, sans que mes yeux quittassent une petite statue perdue dans un massif d’arbres : il est vrai que je ne la voyais pas.

Enfin je pensai que le moment était venu : je n’entendais plus aucun bruit dans le château ; cette même pluie qui, pendant cette même soirée du 27 au 28 septembre, vous fit chercher un abri dans les ruines, commençait à tomber par torrens : je laissai un instant ma tête exposée à l’eau du ciel, puis je rentrai, refermant ma fenêtre et repoussant mes volets.

Je sortis de ma chambre et fis quelques pas dans le corridor. Aucun bruit ne veillait dans le château ; le Malais était couché, sans doute, ou il servait son maître dans une autre partie de l’habitation. Je rentrai chez moi et je mis les verroux. Il était dix heures et demie : on n’entendait que les plaintes de l’ouragan, dont le bruit me servait en couvrant celui que je pourrais faire. Je pris une bougie, et je m’avançai vers la porte de la bibliothèque : elle était fermée à la clef !…

On m’y avait vue le matin, on craignait que je ne découvrisse l’escalier : on m’en avait clos l’issue. Heureusement que le comte avait pris la peine de m’en indiquer une autre. Je passai derrière mon lit, je pressai la moulure mobile, la boiserie glissa, et je me trouvai dans la bibliothèque.

J’allai droit, d’un pas ferme et sans hésiter à la porte dérobée, j’enlevai le volume qui cachait le bouton, je poussai le ressort, le panneau s’ouvrit.

Je m’engageai dans l’escalier, il offrait juste passage à une personne ; je descendis trois étages. À chaque étage j’écoutai, je n’entendis rien.

Au bas du troisième étage, je trouvai une seconde porte ; elle était fermée au pêne seulement. À la première tentative que je fis pour l’ouvrir elle céda.

Je me trouvai sous une voûte qui s’enfonçait hardiment et en droite ligne. Je la suivis pendant cinq minutes à peu près ; puis je trouvai une troisième porte, comme la seconde ; elle n’opposa aucune résistance : elle donnait sur un autre escalier pareil à celui de la bibliothèque, mais qui n’avait que deux étages. De celui-là on sortait par un panneau de fer carré : en l’entr’ouvrant j’entendis des voix. J’éteignis ma bougie, je la posai sur la dernière marche ; puis je me glissai par l’ouverture : elle était produite par le déplacement d’une plaque de cheminée. Je la repoussai doucement, et je me trouvai dans une espèce de laboratoire de chimiste, très-faiblement éclairé : la lumière de la chambre voisine ne pénétrant dans ce cabinet qu’au moyen d’une ouverture ronde, placée au haut d’une porte et voilée par un petit rideau vert. Quant aux fenêtres, elles étaient si soigneusement fermées que, même pendant le jour, toute clarté extérieure devait être interceptée.

Je ne m’étais pas trompée lorsque j’avais cru entendre parler. La conversation était bruyante dans la chambre attenante : je reconnus la voix du comte et de ses amis. J’approchai une chaise de la porte, et je montai sur la chaise ; de cette manière j’atteignis jusqu’au carreau, et ma vue plongea dans l’appartement.

Le comte Horace, Max et Henri étaient à table ; pourtant l’orgie tirait à sa fin. Le Malais les servait, debout derrière le comte. Chacun des convives était vêtu d’une blouse bleue, portait un couteau de chasse à la ceinture, et avait une paire de pistolets à portée de sa main. Horace se leva comme pour s’en aller.

— Déjà ? lui dit Max.

— Que voulez-vous que je fasse ici ? répondit le comte.

— Bois ! dit Henri en levant son verre.

— Le beau plaisir de boire avec vous, reprit le comte ; à la troisième bouteille vous voilà ivres comme des portefaix.

— Jouons !…

— Je ne suis pas un filou pour vous gagner votre argent quand vous n’êtes pas en état de le défendre, dit le comte en haussant les épaules et en se tournant à demi.

— Eh bien ! alors, fais la cour à notre belle Anglaise ; ton domestique a pris ses précautions pour qu’elle ne soit pas cruelle. Sur ma parole, voilà un gaillard qui s’y entend. Tiens, mon brave.

Max donna au Malais une poignée d’or.

— Généreux comme un voleur ! dit le comte.

— Voyons, voyons, ce n’est pas répondre, repartit Max en se levant à son tour. Veux-tu de la femme ou, n’en veux-tu pas ?

— Je n’en veux pas.

— Alors, je la prends.

— Un instant ! s’écria Henri en étendant la main ; il me semble que je suis bien quelqu’un ou quelque chose ici, et que j’ai des droits comme un autre. Qui est-ce qui a tué le mari ?

— Au fait, c’est un antécédent, dit en riant le comte.

Un gémissement se fit entendre à ce mot. Je tournai les yeux du côté où il venait : une femme était étendue sur un lit à colonnes, les bras et les jambes liés aux quatre supports du baldaquin. Mon attention avait été tellement absorbée sur un seul point que je ne l’avais pas aperçue d’abord.

— Oui, continua Max ; mais qui les a attendus au Havre ? qui est accouru ici à franc étrier pour vous avertir ?

— Diable ! fit le comte, voilà qui devient embarrassant, et il faudrait être le roi Salomon en personne pour décider qui a le plus de droits de l’espion ou de l’assassin.

— Il faut pourtant que cela se décide, dit Max. Tu m’y as fait penser, à cette femme, et voilà que j’en suis amoureux maintenant.

— Et moi de même, dit Henri. Ainsi, puisque tu ne t’en soucies pas, toi, donne-la à celui de nous deux que tu voudras.

— Pour que l’autre m’aille dénoncer à la suite de quelque orgie où, comme aujourd’hui, il ne saura plus ce qu’il fait, n’est-ce pas ? Oh ! que non, messieurs. Vous êtes beaux, vous êtes jeunes, vous êtes riches, vous avez dix minutes pour lui faire la cour. Allez, mes don Juan.

— À la cour près, ce que tu viens de dire est une idée, répondit Henri. Qu’elle choisisse elle-même celui qui lui conviendra le mieux.

— Allons, soit, répondit Max ; mais qu’elle se dépêche. Explique-lui cela, toi qui parles toutes les langues.

— Volontiers, dit Horace. Puis se tournant vers la malheureuse femme : — Milady, lui dit-il dans l’anglais le plus pur, voici deux brigands de mes amis, tous deux de bonne famille, au reste, ce dont on peut vous donner la preuve sur parchemin si vous le désirez, qui, élevés dans les principes de la secte platonique, c’est-à-dire du partage des biens, ont commencé par manger les leurs ; puis, trouvant alors que tout était mal arrangé dans la société, ont eu la vertueuse idée de s’embusquer sur les grandes routes où elle passe, pour corriger ses injustices, rectifier ses erreurs et équilibrer ses inégalités. Depuis cinq ans, à la plus grande gloire de la philosophie et de la police, ils s’occupent religieusement de cette mission, qui leur donne de quoi figurer de la manière la plus honorable dans les salons de Paris, et qui les conduira, comme cela est arrivé pour moi, à quelque bon mariage qui les dispensera de continuer de faire les Karl Moor et les Jean Sbogar. En attendant, comme il n’y a dans ce château que ma femme, et que je ne veux pas la leur donner, ils vous supplient bien humblement de choisir, entre eux deux, celui qui vous conviendra le plus ; faute de quoi, ils vous prendront tous les deux. Ai-je parlé en bon anglais, madame, et m’avez-vous compris ?…

— Oh ! si vous avez quelque pitié dans le cœur, s’écria la pauvre femme, tuez-moi ! tuez-moi !

— Que répond-elle ? murmura Max.

— Elle répond que c’est infâme, voilà tout, dit Horace ; et j’avoue je suis un peu de son avis.

— Alors… dirent ensemble Max et Henri en se levant.

— Alors, faites comme vous voudrez, répondit Horace ; et il se rassit, se versa un verre de vin de Champagne et but.

— Oh ! tuez-moi donc ! tuez-moi donc ! s’écria de nouveau la femme en voyant les deux jeunes gens prêts à s’avancer vers elle.

En ce moment ce qu’il était facile de prévoir arriva : Max et Henri, échauffés par le vin, se trouvèrent face à face, et poussés par le même désir, se regardèrent avec colère.

— Tu ne veux donc pas me la céder ? dit Max.

— Non ! répondit Henri.

— Eh bien ! alors, je la prendrai.

— C’est ce qu’il faudra voir.

— Henri ! Henri ! dit Max en grinçant des dents, je te jure sur mon honneur que cette femme m’appartiendra !

— Et moi, je te promets sur ma vie qu’elle sera à moi ; et je tiens plus à ma vie, je crois, que tu ne tiens à ton honneur.

Alors ils firent chacun un pas en arrière, tirèrent leurs couteaux de chasse et revinrent l’un contre l’autre.

— Mais par grâce, par pitié, au nom du ciel, tuez-moi donc ! cria pour la troisième fois la femme couchée.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ? s’écria Horace toujours assis, s’adressant aux deux jeunes gens d’un ton de maître.

— J’ai dit, répondit Max en portant un coup à Henri, que ce serait moi qui aurais cette femme.

— Et moi, reprit Henri, pressant à son tour son adversaire, j’ai dit que ce serait, non pas lui, mais moi ; et je maintiens ce que j’ai dit.

— Eh bien ! murmura Horace, vous en avez menti tous les deux ; vous ne l’aurez ni l’un ni l’autre.

À ces mots il prit sur la table un pistolet, le leva lentement dans la direction du lit et fit feu : la balle passa entre les combattans et alla frapper la femme au cœur.

À cette vue, je jetai un cri affreux et je tombai évanouie, et aussi morte en apparence que celle qui venait d’être frappée.