La Salle d’armes/I — Pauline/13

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Dumont (1p. 279-292).


XIII


Lorsque je revins à moi j’étais dans le caveau : le comte, guidé par le cri que j’avais poussé et par le bruit de ma chute, m’avait sans doute trouvée dans le laboratoire, et, profitant de mon évanouissement, qui avait duré plusieurs heures, m’avait transportée dans cette tombe : il y avait près de moi, sur une pierre, une lampe, un verre, une lettre : le verre contenait du poison ; — quant à la lettre, je vais vous la dire :

— Hésitez-vous à me la montrer, m’écriai-je, et n’êtes-vous confiante qu’à demi ?

— Je l’ai brûlée, me répondit Pauline ; mais soyez tranquille : je n’en ai pas oublié une parole.

« Vous avez voulu que la carrière du crime fût complète pour moi, Pauline : vous avez tout vu, tout entendu : je n’ai donc plus rien à vous apprendre : vous savez qui je suis, ou plutôt ce que je suis.

» Si le secret que vous avez surpris était à moi seul, si nulle autre vie que la mienne n’était en jeu, je la risquerais plutôt que de faire tomber un seul cheveu de votre tête. Je vous le jure, Pauline.

» Mais une indiscrétion involontaire, un signe d’effroi arraché à votre souvenir, un mot échappé dans vos rêves, peut conduire à l’échafaud non seulement moi, mais encore deux autres hommes. Votre mort assure trois existences : il faut donc que vous mouriez.

» J’ai eu un instant l’idée de vous tuer pendant que vous étiez évanouie ; mais je n’en ai pas eu le courage, car vous êtes la seule femme que j’aie aimée, Pauline : si vous aviez suivi mon conseil, ou plutôt obéi à mes ordres, vous seriez à cette heure près de votre mère. Vous êtes venue malgré moi : ne vous en prenez donc qu’à vous de votre destinée.

» Vous vous réveillerez dans un caveau où nuld n’est descendu depuis vingt ans, et dans lequel d’ici à vingt ans peut-être nul, ne descendra encore. N’ayez donc aucun espoir de secours, car il serait inutile. Vous trouverez du poison près de cette lettre : tout ce que je puis faire pour vous est de vous offrir une mort prompte et douce au lieu d’une agonie lente et douloureuse. Dans l’un ou l’autre cas, et quelque parti que vous preniez, à compter de cette heure, vous êtes morte.

» Personne ne vous a vue, personne ne vous connaît ; cette femme que j’ai tuée pour mettre Max et Henri d’accord, sera ensevelie à votre place, ramenée à Paris dans les caveaux de votre famille, et votre mère pleurera sur elle, croyant pleurer sur son enfant.

» Adieu, Pauline. Je ne vous demande ni oubli ni miséricorde : il y a long-temps que je suis maudit, et votre pardon ne me sauverait pas. »

— C’est atroce, m’écriai-je ; ô mon Dieu, mon Dieu ! que vous avez dû souffrir !

— Oui. Aussi tout ce qui me resterait à vous raconter ne serait que mon agonie : ainsi donc…

— N’importe, m’écriai-je en l’interrompant, n’importe ; dites-la.

— Je lus cette lettre deux ou trois fois : je ne pouvais pas me convaincre moi-même de sa réalité. Il y a des choses contre lesquelles la raison se révolte : on les a devant soi, sous la main, sous les yeux ; on les regarde, on les touche, et l’on n’y croit pas. J’allai en silence à la grille ; elle était fermée ; je fis deux ou trois fois en silence le tour de mon caveau, frappant ses murs humides de mon poing incrédule ; puis je revins m’asseoir en silence dans un angle de mon tombeau. J’étais bien enfermée ; à la lueur de la lampe je voyais bien la lettre et le poison ; cependant je doutais encore ; je disais, comme on se le dit quelquefois en songe : Je dors, je vais m’éveiller.

Je restai, ainsi assise et immobile jusqu’au moment où ma lampe se mit à pétiller. Alors une idée affreuse, qui ne m’était pas venue jusque là, me vint tout-à-coup ; c’est qu’elle allait s’éteindre. Je jetai un cri de terreur et m’élançai vers elle : l’huile était presque épuisée. J’allais faire dans l’obscurité mon apprentissage de la mort.

Oh ! que n’aurais-je pas donné pour avoir de l’huile à verser dans cette lampe. Si j’avais pu l’alimenter de mon sang, je me serais ouvert les veines avec mes dents. Elle pétillait toujours ; à chaque pétillement sa lumière était moins vive, et le cercle de ténèbres, qu’elle avait éloignés lorsqu’elle brillait dans tout sa force, se rapprochait graduellement de moi. J’étais près d’elle, à genoux, les mains jointes ; je ne pensais pas à prier Dieu, je ; la priais, elle…

Enfin elle commença de lutter contre l’obscurité, comme j’allais bientôt moi-même commencer de lutter contre la mort. Peut-être l’animais-je de mes propres sentimens ; mais il me semblait qu’elle se cramponnait à la vie, et qu’elle tremblait de laisser éteindre ce feu qui était son ame. Bientôt l’agonie arriva pour elle avec toutes ses phases ; elle eut des lueurs brillantes, comme un moribond a des retours de force ; elle jeta des clartés plus lointaines qu’elle n’avait jamais fait, comme au milieu de son délire l’esprit fiévreux voit quelquefois au-delà des limites assignées à la vue humaine ; puis la langueur de l’épuisement leur succéda ; la flamme vacilla pareille à ce dernier souffle qui tremble aux lèvres d’un mourant ; enfin elle s’éteignit, emportant avec elle la clarté, qui est la moitié de la vie.

Je retombai dans l’angle de mon cachot. À compter de ce moment, je ne doutai plus : car, chose étrange, c’était depuis que j’avais cessé de voir la lettre et le poison que j’étais bien certaine qu’ils étaient là.

Tant que j’avais vu clair je n’avais point fait attention au silence : dès que la lumière fut éteinte, il pesa sur mon cœur de tout le poids de l’obscurité. Au reste, il avait quelque chose de si funèbre et de si profond qu’eussé-je eu la chance d’être entendue, j’eusse hésité peut-être à crier. Oh ! c’était bien un de ces silences mortuaires qui viennent s’asseoir pendant l’éternité sur la pierre des tombes.

Une chose bizarre, c’est que l’approche de la mort m’avait presque fait oublier celui qui la causait : je pensais à ma situation, j’étais absorbée dans ma terreur ; mais je puis le dire, et Dieu le sait, si je ne pensai pas à lui pardonner, je ne songeai pas non plus à le maudire. Bientôt je commençai à souffrir de la faim.

Un temps que je ne pus calculer s’écoula, pendant lequel probablement le jour s’était éteint et la nuit était venue : car, lorsque le soleil reparut, un rayon, qui pénétrait par quelque gerçure du sol, vint éclairer la base d’un pilier. Je jetai un cri de joie, comme si ce rayon m’apportait un espoir.

Mes yeux se fixèrent sur ce rayon avec tant de persévérance que je finis par distinguer parfaitement tous les objets répandus sur la surface qu’il éclairait : il y avait quelques pierres, un éclat de bois et une touffe de mousse ; en revenant toujours à la même place, il avait fini par tirer de terre cette pauvre et débile végétation. Oh ! que n’aurais-je pas donné pour être à la place de cette pierre, de cet éclat de bois et de cette mousse, afin de revoir le ciel encore une fois à travers cette ride de la terre.

Je commençai à éprouver une soif ardente et à sentir mes idées se confondre : de temps en temps des nuages sanglans passaient devant mes yeux, et mes dents se serraient comme dans une crise nerveuse ; cependant j’avais toujours les yeux fixés sur la lumière. Sans doute elle entrait par une ouverture bien étroite, car lorsque le soleil cessa de l’éclairer en face, le rayon se ternit et devint à peine visible. Cette disparition m’enleva ce qui me restait de courage : je me tordis de rage et je sanglotai convulsivement.

Ma faim s’était changée en une douleur aiguë à l’estomac. La bouche me brûlait ; j’éprouvais le désir de mordre ; je mis une tresse de mes cheveux entre mes dents, et je la broyai. Bientôt je me sentis prise d’une fièvre sourde, quoique mon pouls battit à peine. Je commençai à penser au poison : alors je me mis à genoux et je joignis les mains pour prier ; mais j’avais oublié mes prières : impossible de me rappeler autre chose que quelques phrases entrecoupées et sans suite. Les idées les plus opposées se heurtaient à la fois dans mon cerveau, un motif de musique de la Gazza bourdonnait incessamment à mes oreilles ; je sentais moi-même que j’étais en proie à un commencement de délire. Je me laissai tomber tout de mon long, et la face contre terre.

Un engourdissement, produit par les émotions et la fatigue que j’avais éprouvées, s’empara de moi : je m’assoupis, sans que le sentiment de ma position cessât de veiller en moi. Alors commença une série de rêves plus incohérens les uns que les autres. Ce sommeil douloureux, loin de me rendre quelque repos, me brisa. Je me réveillai avec une faim et une soif dévorantes : alors je pensai une seconde fois au poison qui était là près de moi, et qui pouvait me donner une fin douce et rapide. Malgré ma faiblesse, malgré mes hallucinations, malgré cette fièvre sourde qui frémissait dans mes artères, je sentais que la mort était encore loin, qu’il me faudrait l’attendre bien des heures, et que de ces heures les plus cruelles n’étaient point passées : alors je pris la résolution de revoir une fois encore ce rayon de jour qui, la veille, était venu me visiter, comme un consolateur qui se glisse dans le cachot du prisonnier. Je restai les yeux fixés vers l’endroit où il devait paraître : cette attente et cette préoccupation calmèrent un peu les souffrances atroces que j’éprouvais.

Le rayon désiré parut enfin. Je le vis descendre pâle et blafard : ce jour-là le soleil était voilé sans doute. Alors tout ce qu’il éclairait sur la terre se représentait à moi : ces arbres, ces prairies, cette eau si belle ; Paris, que je ne reverrais plus ; ma mère, que j’avais quittée pour toujours, ma mère, qui déjà peut-être avait reçu la nouvelle de ma mort et qui pleurait sa fille vivante. À tous ces aspects et à tous ces souvenirs, mon cœur se gonfla, j’éclatai en sanglots et je fondis en pleurs : c’était la première fois depuis que j’étais dans ce caveau. Peu à peu le paroxisme se calma, mes sanglots s’éteignirent, mes larmes coulèrent silencieuses. Ma résolution était toujours prise de m’empoisonner ; cependant je souffrais moins.

Je restai, comme la veille, les yeux sur ce rayon tant qu’il brilla ; puis, comme la veille, je le vis pâlir et disparaître… Je le saluai de la main… et je lui dis adieu de la voix, car j’étais décidée à ne pas le revoir.

Alors je me repliai sur moi-même et me concentrai en quelque sorte dans mes dernières et suprêmes pensées. Je n’avais pas fait dans toute ma vie, comme jeune fille ou comme femme, une action mauvaise ; je mourais sans aucun sentiment de haine ni sans aucun désir de vengeance : Dieu devait donc m’accueillir comme sa fille, la terre ne pouvait me manquer que pour le ciel ; c’était la seule idée consolante qui me restât ; je m’y attachai.

Bientôt il me sembla que cette idée se répandait non seulement en moi, mais autour de moi ; je commençai d’éprouver cet enthousiasme saint qui fait le courage des martyrs. Je me levai tout debout et la tête vers le ciel, et il me sembla que mes yeux perçaient la voûte, perçaient la terre et arrivaient jusqu’au trône de Dieu. En ce moment mes douleurs mêmes étaient comprimées par l’exaltation religieuse ; je marchai vers la pierre où était posé le poison, comme si je voyais au milieu des ténèbres ; je pris le verre, j’écoutai si je n’entendais aucun bruit, je regardai si je ne voyais aucune lumière ; je relus en souvenir cette lettre qui me disait que depuis vingt ans personne n’était descendu dans ce souterrain, et qu’avant vingt ans peut-être personne n’y descendrait encore ; je me convainquis bien dans mon ame de l’impossibilité où j’étais d’échapper aux souffrances qui me restaient à endurer, je pris le verre de poison, je le portai à mes lèvres et je le bus, en mêlant ensemble, dans un dernier murmure de regret et d’espérance, le nom de ma mère, que j’allais quitter, et de celui de Dieu que j’allais voir.

Puis je retombai dans l’angle de mon caveau ; ma vision céleste s’était éteinte, le voile de la mort s’étendait entre elle et moi. Les douleurs de la faim et de la soif avaient reparu, à ces douleurs allaient se joindre celles du poison. J’attendais avec anxiété cette sueur de glace qui devait m’annoncer ma dernière agonie… Tout-à-coup j’entendis mon nom ; je rouvris les yeux et je vis de la lumière : vous étiez là, debout à la grille de ma tombe !… vous, c’est-à-dire le jour, la vie, la liberté… Je jetai un cri et je m’élançai vers vous… Vous savez le reste.

Et maintenant, continua Pauline, je vous rappelle sur votre honneur le serment que vous m’avez fait de ne rien révéler de ce terrible drame tant que vivra encore un des trois principaux acteurs qui y ont joué un rôle.

Je le lui renouvelai.